Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1913

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Chronique n° 1956
14 octobre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le vieux mot de Louis XIV : « Il n’y a plus de Pyrénées, » n’a jamais été une vérité et cela est fort heureux. Il est bon qu’il y ait des Pyrénées, c’est-à-dire une frontière parfaitement dessinée entre l’Espagne et nous et que chacun des deux pays garde son caractère particulier. Ce serait un grand bienfait pour la France si elle avait avec tous ses voisins une frontière aussi nettement dessinée par la nature. Mais cette frontière ne doit pas être une barrière infranchissable et nous avons toujours désiré que les Pyrénées, tout en assurant l’indépendance de l’Espagne et de la France, ne fussent pas une entrave à leur expansion, à leur pénétration réciproques, à l’échange de leurs pensées, de leurs sentimens et de leurs produits.

Aucune histoire n’a été d’aillem-s plus mouvementée que celle des rapports des deux pays ; la défiance et l’hostibté y ont été fréquentes ; mais des analogies nombreuses et des intérêts communs ont toujours amené des rapprochemens imposés par la logique et rendus plus faciles par l’inchnation naturelle à des peuples de même famille. Toute cette histoire, à l’exception des conflits violens dont, grâce à Dieu, le temps n’est plus, nous venons de la parcourir en raccourci dans ces dernières années. Nous avons eu avec l’Espagne des difficultés délicates à surmonter. Des maladresses commises de part et d’autre, des impatiences auxquelles on avait trop aisément cédé, des négligences, des oublis qu’on avait eu le tort de commettre avaient produit ce qu’on appelle en langage diplomatique une situation tendue. Puis la situation s’est détendue comme par enchantement ; après les mauvais jours, les bons sont revenus ; le vieux fond d’estime et de sympathie qui existe de part et d’autre s’est retrouvé intact et les mains se sont serrées avec cordialité. Les hommes de bonne volonté n’ont manqué ni à Madrid ni à Paris pour préparer un changement si désirable ; mais il n’est que juste de reconnaître, du côté espagnol, la part prépondérante et vraiment décisive que le roi Alphonse XIII a prise à cette œuvre bienfaisante. Comme l’a dit M. Poincaré, le Roi a été pour la France « un ami de tous les instans. » Pendant les heures troubles et dangereuses que nous avons traversées, il n’a jamais perdu de vue le but qu’il s’était proposé d’atteindre. Il a d’ailleurs trouvé chez nous des dispositions conformes aux siennes. Les orages se forment vite dans les Pyrénées et ils y sont quelquefois très violens, mais ils passent vite aussi et le ciel ne tarde pas à y reprendre sa sérénité. Le voyage de M. le Président de la République en Espagne et l’accueil extrêmement chaleureux qu’il y a reçu sont une manifestation nouvelle et plus significative encore que les précédentes de cette poUtique d’ « intimité » qui doit régir les rapports des deux pays. Nous retrouvons ce même mot d’intimité dans les deux toasts échangés entre le Roi et le Président de la République. « Le souvenir de votre visite ne s’effacera pas de ma mémoire, a dit le Roi, car j’y découvre un gage précieux pour un avenir d’intimité et de bonne entente de plus en plus cordiale entre l’Espagne et la France, à laquelle j’adresse ici mon salut d’amitié et de profonde admiration. » « Tout nous permet maintenant, a répondu M. Poincaré, d’envisager avec confiance l’avenir de bonne entente et d’intimité dont parle Votre Majesté. » Tenons-nous-en à ce mot : il caractérise la situation d’aujourd’hui et, ce qui est plus précieux encore, il est une espérance pour celle de demain.

Nous nous en réjouissons sans réserve. Nos lecteurs se souviennent sans doute que, dans les momens où l’opinion mal éclairée était le plus agitée des deux côtés de la frontière, nous n’avons pas cessé un moment de recommander le calme, le sang-froid, la modération, enfin le retour à une politique d’entente et de confiance qui nous semblait être non pas seulement désirable, mais indispensable entre l’Espagne et nous. Quand on entreprend une politique, on doit en prévoir et en accepter toutes les conséquences. Rien, peut-être, ne nous obligeait à aller au Maroc, mais puisque nous y allions, il aurait fallu ne pas connaître le premier mot des questions qui devaient inévitablement se poser pour ne pas s’attendre à trouver l’Espagne devant nous et pour n’être pas décidé à lui faire une place suffisante à côté de nous. Nous nous sommes dès lors engagés, pour un avenir indéterminé, dans une politique qui ne pouvait être qu’une politique de bonne entente ou une politique de conflits de plus en plus violens. Il n’y avait pas à hésiter : la politique d’entente devait prévaloir. C’était une obligation pour nous ; c’en était une aussi pour l’Espagne. On l’a compris de part et d’autre avec une égale intelligence et on a agi avec une égale bonne foi. Pourtant longtemps, trop longtemps, et alors même que l’entente était à peu près établie entre les deux gouvernemens, leurs agens ont continué sur place à se faire la petite guerre qui était dans les traditions. Il fallait mettre fin à ces vieux erremens et on l’a fait. Les deux corps d’occupation militaire s’ignoraient, pour ne rien dire de plus : on a senti l’intérêt qu’ils avaient à se connaître et, tout en gardant, bien entendu, la parfaite indépendance et l’absolue liberté de leurs mouvemens, à se rendre d’une zone à l’autre certains services qui facilitaient leur tâche. Il ne fallait pas, par exemple, que les Marocains insurgés dans une zone pussent croire, après y avoir été battus et pourchassés, qu’ils trouveraient un refuge dans l’autre. En pareille matière, le droit de suite ne saurait être contesté en principe, mais, en fait, comment pourrions-nous l’exercer chez les Espagnols, et comment les Espagnols pourraient-ils l’exercer chez nous ? Il convenait donc de s’entendre sur les mesures à prendre pour assurer, ici et là, l’efficacité de la répression. Nous citons ce cas, nous pourrions en citer d’autres, et on verrait dans tous à quel point l’entente entre voisins est ici utile et nécessaire. Aussi ne saurait-on se méprendre sur l’importance du voyage que le général Lyautey a fait à Madrid où il est arrivé deux ou trois jours avant M. Poincaré. Le général a eu une longue conversation avec le Roi ; le secret en a été bien gardé ; mais on ne risque rien à croire que les questions pendantes y ont été traitées et les solutions futures préparées.

Pour la suite, que faut-il penser de l’intimité si heureusement rétablie entre l’Espagne et nous ? Nous en pensons précisément ce qu’en pensent les hommes d’État espagnols dont l’opinion a le plus d’autorité et par exemple M. le comte de Romanonès, président du Conseil, qui, dans plusieurs interviews, s’est exprimé sur ce point en toute franchise. Il y aurait des inconvéniens à aller trop vite et trop loin et à donner plus de place, dans nos vues politiques communes, à l’imagination qu’au sens pratique des réalités. N’a-t-il pas été question, dans quelques journaux, d’une « alliance » entre l’Espagne et nous ? C’est pour le moins prématuré. Il est possible que d’autres circonstances, dans un avenir encore inconnu, donnent à notre rapprochement une forme qui pourra mériter cette appellation ; mais, pour le moment, une alliance, qui est toujours une diminution de leur liberté pour les pays qui s’y engagent, serait sans doute inutile, et on a dit avec raison qu’en politique, ce qui est inutile peut devenir nuisible. Il suffit que l’Espagne et la France, se manifestent mutuellement une confiance permanente, quotidienne, pour que leur rapprochement devienne fécond à un double titre, d’abord parce qu’il empêchera des malentendus de se renouveler, ensuite parce qu’il établira une habitude d’entente et d’accord, qui sera notre meilleure garantie. Enfin on a parlé d’un traité de commerce. Ce n’est évidemment pas dans un voyage aussi rapide que celui de M. Poincaré qu’on peut même en jeter les bases : on a pu le faire avant, on pourra le faire après, dans des négociations qui sont toujours lentes et laborieuses. Mais, certes, un arrangement de ce genre est infiniment désirable. La situation commerciale actuelle est médiocre et mauvaise entre les deux pays, elle se ressent de la politique d’autrefois, elle porte le cachet d’une autre époque ; il y a tout intérêt à la modifier et nous espérons qu’on le fera dans un délai aussi rapproché que possible. Le délai, toutefois, est inévitable, les œuvres de ce genre ne pouvant jamais être le résultat d’une improvisation.

Ce qui restera du voyage de M. Poincaré en Espagne, c’est l’élan spontané de sympathie qui s’est produit entre les deux peuples et leurs gouvernemens. M. Poincaré a eu sans doute raison lorsqu’il a dit dans son toast, dont la forme a été comme toujours très heureuse : « La clairvoyance de l’opinion publique a rendu facile la tâche des gouvernemens. » L’opinion n’a pas été toujours clairvoyante, mais il y a en elle une sorte d’instinct qui, au bout de quelque temps, la ramène à une impression plus juste et à un sentiment plus sûr. Il suffit d’attendre le moment où les choses sont en quelque sorte dans l’air, pour les aider à se dégager et à se préciser par des manifestations opportunes. Les voyages des chefs d’État ont souvent servi à cela. Rien n’est changé entre l’Espagne et la France, mais les deux pays ont pris mieux conscience de leurs intérêts communs et de leurs sentimens réciproques : il en est résulté pour eux une ambiance plus favorable où ils se meuvent plus à l’aise et qui rendra leurs rapports plus faciles. Et cela, assurément, est un résultat très heureux.


Nous voudrions bien n’avoir pas à parler des Balkans dans chacune de nos chroniques ; mais les Balkans ne nous le permettent pas ; ils sont toujours en fermentation et, quand le grand travail se termine, ou paraît se terminer sur un point, il recommence sur un autre. Les physiciens disent qu’il y a toujours la même quantité de mouvement dans le monde : de même dans les Balkans ; il y a toujours en eux la même quantité de mouvement, seulement il se déplace. Pour ce qui est des pronostics, il faut renoncer à en émettre ; les Balkans sont le pays des surprises et, comme disait nous ne savons plus quel personnage de théâtre, on doit toujours s’y attendre à de l’imprévu. Toutefois ces incidens dont la rapide succession déconcerte ont toujours la même cause, que nous avons bien souvent signalée, à savoir les haines inexpiables que les pays balkaniques se portent mutuellement ; ils étaient obligés de les refréner en quelque mesure lorsque les Turcs étaient les plus puissans ; ils s’y adonnent avec rage, maintenant que la Turquie a été abattue. Abattue, l’est-elle au point qu’on l’avait crue d’abord ? Les derniers événemens en font douter. Elle l’est cependant assez pour qu’on la craigne moins et pour que certains États balkaniques, après s’être alliés aux autres contre elle, manifestent une tendance de plus en plus apparente à s’allier maintenant à elle contre d’autres.

Que cette politique soit dangereuse pour les États balkaniques, on n’en saurait douter, car elle permet à la Porte de reprendre une force dont nul ne sait l’usage qu’elle fera finalement. C’est une perspective que l’Europe, ou, du moins, une assez grande partie de l’Europe, peut envisager sans appréhension, mais qui devrait, semble-t-il, inspirer de l’inquiétude aux Balkaniques eux-mêmes. Quelle aberration que celle de la Bulgarie par exemple, s’il est vrai, comme on commence à le dire beaucoup, que, semblable au cheval de la fable qui a voulu se venger du cerf, elle s’entend avec la Porte pour se venger des Grecs, en attendant qu’elle recommence pour se venger des Serbes ! La Porte ne se fera pas prier pour l’aider, mais, le lendemain, elle sera redevenue la maîtresse. Elle a peut-être aujourd’hui la meilleure armée des Balkans, celle qui a été le moins éprouvée par la guerre et qui dispose de l’effectif le plus nombreux. Qui aurait pu croire que la chose redeviendrait possible le lendemain de Kirk-Kilissé et de Lulle-Burgas ! La dernière heure de la Turquie semblait alors avoir sonné et on ne voyait rien entre l’armée bulgare et Constantinople qui pût arrêter ou même ralentir la marche foudroyante de la première, ni préserver la seconde de l’invasion et de la ruine. L’événement a été si soudain, si brutal et a paru si décisif, que l’opinion universelle en a été déconcertée. Les vainqueurs eux-mêmes en ont éprouvé une telle stupeur qu’ils en sont restés paralysés sur place. L’événement s’étant produit, il a fallu l’expliquer et chacun a apporté son explication : dans toutes il y avait une part de vérité. La nôtre a été que, si les Turcs avaient été si complètement battus dès les premiers jours de la guerre, c’est parce qu’ils n’avaient pas eu le temps matériel d’opérer leur mobilisation. Ils devaient la faire, en effet, sur des espaces immenses qui s’étendaient sur plusieurs continens, tandis que chacun des alliés balkaniques avait eu à faire la sienne sur une surface égale à trois ou quatre départemens français. Les Balkaniques, qui avaient tout préparé de longue main, ont été prêts en quelques jours, tandis que les malheureux Turcs ne l’ont jamais été aussi longtemps que la guerre a duré. Mais, à mesure qu’elle se prolongeait, ils ont continué de mobiliser, et ils ont continué encore quand elle a été terminée ou a paru l’être, de sorte que, le jour est venu où ils ont pu mettre en ligne 300 000 hommes, — c’est du moins le chiffre qu’ils donnent, — et une armée qui était en partie toute fraîche. On comprend à quelles tentations cet état de choses soumet aujourd’hui la Porte, surtout lorsqu’on songe qu’elle est entre les mains de la Jeune-Turquie. Pourrait-elle résister à la coahtion d’hier, si elle était encore vivante et agissante ? C’est une question qui n’a plus d’intérêt puisqu’elle est dissoute et que la défection de la Bulgarie, son entente probable avec Constantinople, son impatient et aveugle appétit de vengeance permettent maintenant à la Porte d’envisager l’hypothèse où elle n’aurait plus affaire qu’à un seul ennemi à la fois.

Si telle est la situation, on s’explique mieux les événemens qui se sont passés ces dernières semaines. Nous disons que la Porte, qui a eu l’année dernière trois ennemis à combattre en même temps, pourrait bien n’en avoir qu’un aujourd’hui si elle provoquait habilement un conflit entre elle et lui. Les négociations qu’elle poursuit avec la Grèce, en vue de la paix définitive, marchent avec une lenteur singulière. Il est bien vrai que les négociations marchent toujours lentement avec la Porte : cette fois pourtant, la lenteur est si grande, alors que la paix, préparée à Londres et à Bucarest, pourrait se faire si vite, qu’on commence à se demander s’il n’y a pas à Constantinople quelque mauvais dessein contre la Grèce, et si ce dessein n’est pas favorisé par la Bulgarie. On a été surpris, après la signature de la paix turco-bulgare, des télégrammes de congratulation qu’ont échangés le roi Ferdinand et le Sultan. Il y a quelques jours à peine, le Roi poussait des clameurs presque sauvages à l’idée des sacrifices qu’on lui imposait : ils sont encore plus grands qu’alors, et le Roi s’y résigne avec toutes les civilités du protocole. Comment n’en être pas frappé, et comment ne pas l’être aussi lorsqu’on voit les Bulgares éviter d’occuper les territoires à eux dévolus, par lesquels l’armée turque aurait à passer pour porter un coup droit à la Grèce ? Mais, dira-t-on, la Turquie aurait-elle affaire à la Grèce seule ? N’y a-t-il pas une entente entre la Serbie et la Grèce ? La Roumanie enfin, à laquelle les derniers événemens ont donné une si haute prépondérance et presque une hégémonie morale dans les Balkans, laisserait-elle mettre en cause l’œuvre d’équilibre qui s’est faite sous son égide ? Ce sont là des questions auxquelles il est difficile de répondre avec certitude, mais qu’on peut soumettre à une sorte de calcul des probabilités.

Probable, oui, certes, il l’est qu’un accord existe entre la Grèce et la Serbie en vue du concours à se prêter mutuellement contre une agression qui, si elle réussissait contre l’une, exposerait l’autre aux coups d’un vainqueur, qui se retournerait alors contre elle avec le moins de risques pour lui. La communauté de l’intérêt établit facilement la solidarité dans l’action. La Grèce ne laisserait pas écraser la Serbie par la Turquie ou par la Bulgarie sans aller à son secours, et la Serbie rendrait éventuellement le même service à la Grèce. Mais on a trouvé un biais, qui a été de faire attaquer la Serbie par l’Albanie. Faire attaquer ou laisser attaquer ? Il est possible que l’agression albanaise ait été encouragée et secrètement soutenue ; il est possible aussi qu’elle ait été spontanée. Nous avons posé la question il y a quinze jours, en avouant l’impossibilité d’y répondre. Quoi qu’il en soit, la Serbie s’est trouvée attaquée et obligée de se défendre d’un côté, ce qui lui aurait rendu plus difficile d’agir de l’autre, s’il y avait eu lieu de le faire. Que serait-il arrivé si elle avait été battue, ou même si elle avait éprouvé de longues difficultés ? Heureusement, la Serbie, comme nous l’avions prévu, n’a pas eu beaucoup de peine, après avoir reconstitué une partie de ses forces qu’elle avait démobilisées, à reprendre les points que les Albanais lui avaient enlevés par surprise et à refouler ceux-ci au delà de leurs frontières. Ils ont même dû occuper, pour se garantir d’une agression nouvelle, quelques points stratégiques sur le territoire albanais, en prenant d’ailleurs soin de déclarer très haut qu’ils n’avaient aucune ambition de conquête, mais seulement un légitime souci de défense, et qu’ils abandonneraient plus tard les points en question. Leur sincérité était si évidente qu’on y a cru et leur droit si certain qu’on ne l’a pas contesté.

Pendant que ces incidens se déroulaient, M. Pachitch, l’homme d’État le plus estimé de la Serbie, est allé à Vienne ; il y a vu le comte Bernstorf et la conversation qui a eu lieu entre eux paraît avoir dissipé quelques préventions. Puisse-t-il en être ainsi ! La situation de l’Orient s’améliorerait comme par un coup de baguette magique, le jour où un modus vivendi raisonnable serait franchement adopté entre l’Autriche et la Serbie, sans compter que l’Autriche se trouverait en partie dégagée de certaines obligations dont elle pourrait plus tard sentir durement l’étreinte. L’anxieuse préoccupation de la Serbie, poussée au point extrême où elle l’a été, n’a certainement pas été pour l’Autriche le commencement de la sagesse. Nous aimons à croire qu’elle n’est entrée pour rien dans les conseils belliqueux qui ont été donnés à l’Albanie, si on lui en a vraiment donné. Pour ce qui est de la Bulgarie, nous n’oserions émettre aucune opinion, ni dans un sens, ni dans l’autre. On a dit qu’il y avait des officiers bulgares dans les troupes albanaises : ce sont là des allégations qu’il est aussi difficile de prouver que de contester. En réalité, on ne sait rien de certain, et tout ce qu’on peut dire est que tout est possible. Mais enfin les Albanais ont été refoulés chez eux et, de ce côté, la situation est purgée de tout danger immédiat : seulement, les Serbes restent et sont obligés de rester sur le qui-vive. Leur démobilisation totale avait été une imprudence. La situation des Balkans est telle qu’il ne peut y avoir qu’un désarmement général, à commencer aujourd’hui par celui de la Porte. Si l’un désarme sans les autres, l’expérience de ces derniers temps ne permet pas de se faire illusion sur ce qui arrivera. Quant à la Roumanie, aujourd’hui comme hier, elle peut beaucoup avec le moindre effort. Sa situation géographique et le succès de sa politique lui permettent d’exercer, si elle le veut, une vraie magistrature dans les Balkans. Mais nul ne sait au juste ce qu’elle ferait dans telle ou telle éventualité, et l’orientation que le roi Carol a prise assez bruyamment du côté de Berlin n’est même pas à cet égard une indication bien nette, car l’empereur Guillaume, qui nourrit en ce moment de si bons sentimens pour son beau-frère le roi de Grèce, n’en est pas moins plein de ménagemens pour la Porte. Il serait peut-être embarrassé s’il fallait absolument choisir entre les deux et ce qu’on peut espérer de mieux est que, précisément pour ce motif, sa politique tendra, en décourageant un conflit, à s’épargner l’embarras du choix.

Et l’Europe ! On en parle peu en ce moment et, lorsqu’on le fait, ce n’est généralement pas en termes très bienveillans. On se demande quand se réunira à Londres la Conférence des ambassadeurs, mais on en attend peu de chose. Nous avons dit bien des fois qu’il y avait une grande part d’injustice dans la rigueur de ces jugemens. Tantôt on reproche à l’Europe de n’avoir pas résolu d’autorité toutes les questions balkaniques, et tantôt, au contraire, de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas et de n’avoir pas laissé les États des Balkans s’arranger entre eux comme ils l’entendraient. Où est la vérité entre ces reproches contradictoires ? Si l’Europe avait été unie, si les grandes Puissances qui la composent, également désintéressées dans les Balkans, également éloignées du champ clos où l’intrigue et la lutte étaient engagées, également dégagées de toute préoccupation personnelle, avaient pu se mettre d’accord sur la politique à suivre, oh ! alors, la situation aurait été aussi facile que simple. Mais pouvait-on l’espérer, et, pour trancher le mot, n’y aurait-il pas eu quelque absurdité à croire que l’Autriche et la Russie, par exemple, pourraient suivre le développement de la poUtique balkanique avec le même désintéressement, nous allions dire le même détachement, que telles autres Puissances, ne se préoccuper que des intérêts généraux et envisager les choses avec la philosophie de cet habitant de Sirius dont on a tant parlé depuis Renan ? Pour l’Autriche, les questions les plus graves se trouvaient posées, des questions qui importaient à son existence même. Pour la Russie, toute sa politique traditionnelle était en jeu et pesait sur sa politique présente. Cela est si vrai qu’on a pu craindre par momens, et cette crainte n’avait rien de chimérique, qu’une, puis deux grandes Puissances n’entrassent en conllit ; et alors, quelle aurait été l’attitude des autres ? La paix du monde aurait été compromise. Si la Conférence des ambassadeurs a cru qu’il y avait là un intérêt supérieur, auquel il fallait faire certains sacrifices, qu’elle savait bien être des sacrifices, ce n’est pas nous qui le lui reprocherons. On a dit autrefois : — Qu’est-ce que le droit en Orient ? C’est les convenances de l’Europe. — On n’oserait pas répéter ce mot aujourd’hui, et nous serions les premiers à le condamner comme trop étroit, et trop égoïste, car si l’Europe a ses convenances, les États balkaniques, arrivés à la vie nationale, ont les leurs ; mais, si le droit de l’Europe ne supprime pas celui des Balkans, le droit des Balkans ne supprime pas celui de l’Europe, qui a droit à la paix et, par conséquent, aux conditions de la paix. Qu’a fait la Conférence des ambassadeurs ? Elle a d’abord assuré la paix générale ; puis, bien loin d’imposer ses volontés aux États balkaniques, elle leur a laissé la plus grande liberté possible pour régler entre eux la distribution des territoires conquis. Est-ce sa faute si l’un de ces États était de mauvaise foi dans ce règlement qu’il avait paru accepter comme les autres et s’il s’est jeté sur eux pour les dépouiller ? Est-ce sa faute s’il a été battu à plate couture ? Est-ce sa faute si, pendant qu’il se faisait écraser par ses alliés de la veille, ce même État se voyait arracher par la Porte une partie de ses conquêtes ? C’est précisément parce que l’Europe n’a pas voulu se mêler de ce qui ne la regardait pas et qu’elle a laissé les États balkaniques s’arranger entre eux comme ils l’entendaient, que tout cela €st arrivé, et que la tragédie et la comédie se sont si étrangement, si bizarrement mêlées sur le théâtre balkanique, si douloureusement aussi. L’Europe, comme ses critiques le lui enjoignaient d’ailleurs, s’est beaucoup abstenue dans les Balkans et, partout où elle s’est abstenue, les guerres, les massacres, les horreurs, les perfidies se sont accumulés : ailleurs, la paix générale a été maintenue. Le sera-t-elle toujours ? C’est une autre affaire, et nous ne nous risquerons pas à en répondre. On sait que l’Albanie ne nous dit rien qui vaille, et nous serions fort surpris si deux grands États européens ne s’y disputaient pas quelque jour. Ils s’apercevront peut-être alors qu’ils ont eu tort d’exaspérer contre eux les Serbes et les Grecs. Mais c’est l’avenir et, €omme l’a avoué modestement sir Edward. Grey, la Conférence des ambassadeurs n’a prétendu sauver que le présent. L’avenir est réservé. On a dit que le temps était galant homme et qu’il arrangeait bien des choses. Nous serions charmés de le croire et encore plus de le voir. En attendant, l’inquiétude du jour, — puisque chaque jour a la sienne, — est du côté de la Grèce. La Porte proteste de l’innocence de ses intentions et peut-être est-elle sincère ; mais comme, si elle ne l’était pas, son langage serait le même, ce langage à lui seul ne saurait faire naître aucune sécurité. Aussi le roi Constantin a-t-il abrégé la fin de son voyage en Europe et s’est-il empressé de gagner ses États. Ce qui nous donne le plus à espérer que la Porte se tiendra tranquille, c’est qu’elle n’ignore pas qu’à l’occasion les Grecs ne feraient pas comme les Bulgares : ils se défendraient, et la lutte serait d’autant plus sérieuse que la Serbie, débarrassée de l’agression albanaise, y prendrait sans doute part. Enfin les Turcs ont négocié un emprunt à Paris, ils attendent de l’argent de nous : nous le leur donnerons quand ils auront signé la paix avec la Grèce et démobilisé. Malgré cela, l’horizon reste trouble et une seule chose semble certaine, c’est que la série déjà longue des surprises sanglantes n’est pas encore terminée dans les Balkans.


Nous n’avons pas parlé depuis longtemps de la Chine, parce que nous ne voyions pas très clair dans les événemens qui s’y succédaient : l’élection de Yuan Chi Kaï à la présidence de la République nous oblige à en dire un mot aujourd’hui, bien que la clarté n’y soit pas beaucoup plus grande qu’hier. Cette élection était attendue, escomptée, elle ne change pas grand’chose à la situation. Yuan Chi Kaï était déjà, depuis deux ans, président provisoire de la République, il en devient président définitif : nous espérons qu’on n’aura pas à dire de la Chine ce qu’on a dit quelquefois de la France, à savoir qu’il n’y a que le provisoire qui y dure, et que Yuan Chi Kaï sera vraiment consolidé par le vote du Parlement. Mais le Parlement chinois est-il une force ? N’est-il pas seulement une façade, derrière laquelle il n’y a rien ? Ce parlement corrompu et domestiqué par Yuan Chi Kaï ne saurait lui donner ni popularité, ni solidité, ni autorité. La force du dictateur n’est pas là ; elle est en lui-même, en lui seul. Cet habile homme qui, jeune encore, a déjà joué tous les rôles et s’y est prêté toujours avec souplesse, souvent avec énergie, parfois avec une implacable dureté, est certainement capable d’en jouer un de plus. Mais comment le jouera-t-il ? Nous le verrons à l’œuvre.

Il vient de traverser une crise redoutable, qui aurait pu fort mal tourner pour lui et pour la jeune République, et dans laquelle, bien qu’Usaient été momentanément conjurés, on a pu apercevoir les deux dangers permanens de la Chine actuelle : le danger intérieur, qui est le démembrement de l’Empire et le danger extérieur, qui est l’intervention du Japon. Il y a plusieurs Chines en Chine, ce qui n’est pas pour surprendre, étant donnée l’immensité du pays ; mais, si on néglige d’autres divisions, il y a le Nord et le Sud qui ont un caractère et des prétentions opposés. C’est au Sud que la révolution a éclaté. Les révolutionnaires vainqueurs ont essayé d’y transporter le siège du gouvernement : ils auraient voulu que Yuan Chi Kaï s’y transportât lui-même, mais il s’est méfié d’un tel projet et, sachant bien que sa force à lui était au Nord, il y est’resté. Le Sud s’est révolté et, pendant quelques jours, on s’est demandé de quel côté se manifesterait décidément la fortune des armes. Le Nord a eu le dessus ; Yuan est demeuré le maître de la situation, mais il n’en est pas le maître absolu, incontesté, et l’entreprise qui a échoué cette fois pourrait bien réussir une autre. Au cours du conflit armé, quelques Japonais ont été tués, dans des conditions qui ne permettaient pas d’attribuer leur mort au simple hasard de la guerre. A Tokio même, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères a été assassiné dans des conditions mystérieuses, qu’à tort ou à raison l’imagination populaire a rattachées aux événemens chinois. L’émotion, l’irritation, la colère ont été extrêmement vives au Japon et, sous la menace d’un débarquement qui était tout préparé, le gouvernement de Tokio a impérieusement exigé des excuses qui devaient prendre la forme d’un défilé repentant devant le consulat japonais. Le gouvernement chinois a consenti à tout ; il a fait tout ce qu’on a voulu ; le Japon n’a plus eu de prétexte à intervenir. Mais n’en trouvera-t-il pas d’autre ? Il est très loin de se désintéresser de ce qui se passe en Chine et a tout l’air d’être résolu à s’y intéresser toujours davantage. Yuan Chi Kaï aura besoin de toutes ses capacités politiques, et sans doute militaires, pour maintenir l’unité et l’indépendance de l’Empire devenu République. Y réussira-t-il ?

Nos lecteurs n’ont pas oublié les articles pessimistes que nous a donnés naguère le général de Négrier sur la Chine, son présent, son avenir. Le général de Négrier n’est plus ; nous avons eu le regret de perdre ce collaborateur perspicace, habitué à tout voir, résolu à tout dire ; on sait qu’il a été emporté durant une croisière qu’il faisait dans les mers du Nord. Nous ne l’avons plus là pour nous parler des impressions qu’il avait rapportées de Chine, mais on sait qu’à ses yeux ce qu’on appelle « le péril jaune » n’existait pas. Il n’existait du moins que pour les Jaunes eux-mêmes. A l’entendre, le soldat chinois était radicalement mauvais et la matière première manquait en Chine pour y faire une véritable armée. S’il en est ainsi, nous plaignons Yuan Chi Kaï : il sera à deux de jeu avec les insurgés de l’intérieur, mais non pas avec les ennemis du dehors. La fortune l’a favorisé jusqu’ici avec une constance qu’elle ne témoigne qu’à ceux qui savent s’aider eux-mêmes. Il a certainement beaucoup d’intelligence, une absence complète de scrupules, une extrême énergie. Nous souhaitons que son pays profite de ses qualités et ne soit pas desservi par ses défauts.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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