Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1914

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Chronique n° 1980
14 octobre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est impossible, en ce moment, de parler d’autre chose que de la guerre etill’est aussi de le faire aussi complètement qu’on le voudrait, car les nouvelles qui nous sont données par les communiqués officiels sont, comme on le sait, de la plus grande brièveté. Peut-être y a-t-il là quelque exagération de laconisme, mais comme le défaut contraire aurait encore bien plus d’inconvéniens et qu’il est difficile de rester dans la juste mesure, prenons ce qu’on nous donne sans demander davantage. Nous avons dit déjà que les journaux anglais étaient plus abondamment renseignés que les nôtres et nous pouvons sans doute profiter de leurs renseignemens, mais, non pas toujours en faire profiter nos lecteurs : ce serait nous exposer aux ciseaux de la censure. Il n’est pas un journal, même parmi les plus prudens, qui ne subisse des suppressions, marquées dans leurs colonnes par de nombreuses et quelquefois de longues taches blanches. Se soumettre à ce régime est un devoir et nous nous y soumettons. Combien de fois cependant n’avons-nous pas éprouvé le sentiment que le comte Albert de Mun, en commençant son dernier article, publié après sa mort dans l’Écho de Paris, exprimait ces termes : « Vrai ! Il faut avoir comme moi la confiance chevillée dans l’âme pour résister au régime des communiqués. » Comme lui, nous avons la confiance chevillée dans l’âme et si fortement même que des revers provisoires ne l’en feraient pas sortir.

Rien, d’ailleurs, ne fait prévoir des accidens de ce genre. La chute d’Anvers, dont la nouvelle est venue nous frapper pendant que nous écrivions, est un grand malheur, une grande douleur ; mais elle ne changera pas le dénouement de la guerre. La situation générale reste satisfaisante. Si on la compare à ce qu’elle était il y a un mois, le progrès est trop sensible pour que nous n’y trou ions pas un encouragement. Il y a un mois, nos armées avaient battu en retraite depuis Mons et Charleroi jusqu’à la Marne. La sécurité de Paris n’était rien moins qu’assurée. Elle était menacée par la marche rapide, audacieuse, téméraire du général von Kluck dont le canon retentissait déjà à nos oreilles. Aujourd’hui nous sommes revenus tout près de la frontière belge, dans le voisinage de la mer du Nord. C’est le moment qu’a choisi M. le Président de la République, et il a eu raison, pour rendre à nos armées une visite qui, dit-il dans sa lettre au ministre de la Guerre, a été « profondément émouvante. » Elle lui a permis de constater chez nos soldats « les impérissables vertus militaires qui ont fait, depuis de longs siècles, la force de notre race et la grandeur de notre pays. » Il a reconnu dans ces troupes magnifiques la « synthèse vivante de l’énergie nationale. » Il a indiqué et mis en relief la qualité maîtresse à laquelle elles devront la victoire, « qui ne sera pas seulement le prix de la bravoure, mais celui de la persévérance et de la ténacité. » Ce sont là, en effet, les vertus essentielles du soldat moderne. M. Poincaré, après avoir visité le général Joffre dans son état-major, est allé voir le général French dans le sien. Le télégramme qu’il a adressé au roi d’Angleterre et celui qu’il en a reçu sont une nouvelle manifestation de la solidarité des deux armées, solidarité qui ne tient pas seulement à la communauté des intérêts : elle a une base non moins solide dans la réciprocité de l’estime et de la confiance. Anglais et Français sont vraiment frères d’armes. Ils combattent pour la même cause qui est celle de la civilisation et de la liberté. Nous parlons de la liberté des nations et de leur indépendance auxquelles l’Allemagne, domestiquée par la Prusse, prétend imposer le poids étouffant de son hégémonie. Quant à la civihsation, elle est sans doute mieux représentée par les descendans de ceux qui ont construit la cathédrale de Reims que par les barbares qui l’ont incendiée. La victoire allemande, si le malheur voulait qu’elle se produisît, serait un recul de l’humanité. Nous recommandons à ceux qui pourraient en douter encore, la lecture de la belle lettre que M. Émile Boutroux, un des hommes qui connaissent le mieux l’Allemagne, nous a fait l’honneur de nous écrire et que nous reproduisons en tête du présent numéro de la Revue.

S’il est impossible de suivre les mouvemens militaires dans leurs détails, il faut cependant indiquer le caractère général qu’ils ont dans l’ensemble. Ce caractère leur est donné par les procédés de la guerre moderne et par les dernières manœuvres stratégiques. Avant l’ouverture des hostilités, on raisonnait beaucoup sur ce que devaient être désormais les procédés de la guerre, mais, quelque vraisemblables que fussent les hypothèses auxquelles on se livrait, l’épreuve seule devait montrer dans quelle mesure elles se trouveraient conformes à la réalité. Napoléon a dit, dans des pages admirables qu’il a consacrées à commenter les Commentaires de César, qu’il n’y a rien de nouveau à la guerre, sauf les armes qui portent plus ou moins loin, font plus ou moins de ravages, et modifient par là les conditions de la tactique sur le champ de bataille, sans changer les principes de la stratégie. Les fusils et les canons portent dix fois plus loin qu’autrefois et la rapidité du tir a plus que décuplé. Dès lors, comment s’étonner que les fronts de bataille occupent une étendue qui est aussi beaucoup plus considérable ? Les plus grandes batailles d’autrefois paraissent mesquines à côté de celles de maintenant. Il fallait y déployer autant de génie, car les proportions ne font rien à la chose, et autant de courage, quoique ce courage eût une autre forme, mais il était difficile de se rendre bien compte, avant d’en avoir fait l’expérience, de l’immense quantité d’hommes dont on aurait besoin pour remplir les intervalles sur un front aussi démesuré.

Ces masses numériques, si elles ne sont pas absolument une nouveauté, ont changé l’allure des batailles et les ont malheureusement rendues plus meurtrières. Nous avons dit que le courage se manifestait aujourd’hui autrement qu’autrefois. Autrefois, en effet il consistait à se jeter en avant et à faire des charges héroïques : il consiste à présent à subir sans broncher sous le feu, — et quel feu ! — aussi longtemps que le commandement le juge nécessaire, les coups d’un ennemi lointain et invisible. On disait autrefois de l’infanterie qu’elle était la reine des batailles : aujourd’hui, c’est plutôt à l’artillerie qu’on attribuera cette qualité. Les batailles auxquelles nous assistons sont d’immenses combats d’artillerie. Pour toutes ces raisons, le soldat, qui autrefois se contentait pour se dissimuler de se servir du terrain tel qu’il était, fait maintenant davantage ; il se met sous terre. Il quitte un moment le fusU pour prendre la pelle et la pioche et creuse des fossés, des retranchemens dans lesquels il se met à couvert. Et cela non plus n’est pas absolument une nouveauté, car il n’y en a pas à la guerre plus qu’ailleurs, mais jamais le procédé ne s’était généralisé comme nous venons de le voir et n’avait pris un développement aussi prodigieux. Pourquoi ne pas le dire ? Les Allemands se sont montrés du premier coup des maîtres consommés dans ce nouveau système de guerre, qui a été évidemment chez eux le résultat de mûres réflexions, de longues études, d’une préparation très attentive, très prévoyante. Après avoir perdu la bataille de la Marne, ils ont battu en retraite avec une précipitation qui n’a pas été exempte de quelque désordre, mais ce désordre a été de courte durée, car ils savaient fort bien où ils allaient ; ils avaient préparé, machiné d’avance la ligne de défense où ils s’étaient proposé de s’arrêter. C’est alors qu’a commencé sur l’Aisne cette seconde bataille, qui dure depuis un mois et n’est pas encore terminée au moment où nous sommes. On était surpris autrefois par l’offensive de l’ennemi, on l’est aujourd’hui par sa défensive ; mais la surprise est d’une autre sorte : elle oblige à s’armer de patience. Au lieu de livrer une bataille dans l’ancienne acception du mot, nous avons à faire un siège, et un siège aussi interminable par l’étendue du front assiégé, que par la durée de la résistance. Les Allemands ne se sont pas contentés de le soutenir derrière leurs fortifications improvisées : ils ont fait des sorties fréquentes, presque continuelles, auxquelles ils ont apporté un acharnement furieux, mais qui ont été presque toujours repoussées. Ils se terraient alors dans leurs retranchemens, pour recommencer bientôt. Inutile de dire que nous avons profité de leur exemple et que nous nous sommes, nous aussi, couverts de retranchemens dont nous étions toujours prêts à nous élancer, soit pour refouler l’ennemi, soit pour l’attaquer. Mais la situation ne changeait guère, et on pouvait même se demander si elle changerait jamais. Les jours, les semaines passaient. On se faisait une guerre d’usure : une armée cherchait à épuiser l’autre par les fatigues qu’elle lui imposait ; malheureusement, elle se les imposait aussi à elle-même. Le souvenir des lignes de Torrès-Vedras revenait à la mémoire. La différence est que ces fameuses lignes n’avaient que quelques kilomètres de long, tandis que celles de l’Aisne en avaient plusieurs centaines. La ressemblance était dans le fait que, comme les Anglais à Torrès-Vedras, les Allemands et nous pouvions nous ravitailler indéfiniment en vivres et en munitions. À moins d’un hasard favorable, on n’apercevait pas la fin de cette guerre de siège, qui n’est pas celle dont notre caractère national s’accommode le mieux.

Le seul moyen d’en sortir était une manœuvre stratégique de grande envergure. Quand on a pu supposer que l’ennemi était suffisamment fatigué, nous avons vu se dessiner cette manœuvre, qui consistait à déborder son aile droite et à menacer par derrière la ligne de défense qu’il avait si fortement établie et si obstinément défendue. L’ennemi ne pouvait pas laisser couper sa Hgne de retraite et de ravitaillement : s’il risquait de la perdre, il devait reculer. Ici nous entrons dans les faits du jour : il s’agit d’une opération qui n’est pas terminée, nous serons donc très bref. Mais il ne peut y avoir aucun inconvénient à dire ce que tout le monde voit. À mesure que nous remontions de l’Ouest vers le Nord, l’ennemi allongeait son front de bataille et remontait avec nous pour nous faire face. Poursuivant notre manœuvre, nous montions encore : il continuait de monter aussi. Peu à peu, le combat se ralentissait sur le reste du champ de bataille, au centre surtout : évidemment, l’ennemi puisait là des hommes pour les porter sur un nouveau front et nous faisions de même. Il semblait qu’une immense pompe aspirante attirât les deux armées, d’abord dans la direction de l’Oise et de la Somme, puis aux sources de l’Escaut, puis plus au Nord encore. On a signalé enfin d’importantes masses de cavalerie allemande du côté d’Armentières. D’où venaient-elles ? De Belgique sans doute. Que couvraient-elles ? Qu’annonçaient-elles ? On ne le sait pas, on ne nous le dit pas encore. Quoi qu’il en soit, la bataille principale s’est complètement déplacée ; elle n’est plus sur l’Aisne, bien qu’on continue de s’y battre, ni sur la Meuse où la vigueur du combat s’est à peine ralentie. Elle est sur un point difficile à déterminer exactement entre Lille, Armentières, Maubeuge, et aussi du côté de Roye où l’ennemi essaie visiblement de rompre et d’enfoncer notre ligne. C’est sur ces points que tous les regards se portent. La bataille s’y poursuit avec acharnement, et rien n’est plus naturel, car les conséquences de la victoire ou de la défaite seront très graves, sans toutefois être décisives. Il n’est pas douteux que les deux armées se sont ménagé, ont préparé derrière elles de nouvelles lignes de défense, où elles prolongeront la lutte avec la même obstination dont elles viennent de donner la preuve éclatante. La conclusion est que la guerre sera longue et que M. le Président de la République a eu grandement raison de dire que la victoire sera « le prix de la persévérance et de la ténacité. »

Mais quelle guerre ! Du côté allemand, elle continue d’être atroce. On cite tous les jours des exemples nouveaux de la férocité sauvage qui fait vraiment de nos ennemis ceux de l’humanité elle-même. Parmi les documens tombés récemment entre nos mains, on a trouvé un journal de route dans lequel un officier du 178e régiment d’infanterie (12e corps d’armée saxon) écrivait ses impressions au jour le jour : et c’est, soit dit en passant, un trait curieux de la psychologie allemande que cette démangeaison d’écrire qu’éprouvent et à laquelle cèdent tous les soirs les officiers d’une armée pourtant si occupée. Les nôtres croient avoir mieux à faire, ne fût-ce que de dormir quand ils le peuvent. Il faut rendre aux officiers allemands la justice que, dans leurs écritures, ils sont véridiques : ils les rédigent pour eux, pour leurs familles, pour l’histoire peut-être, sans se douter qu’elles peuvent arriver à une autre adresse. Nous serons aussi indiscrets que nos journaux qui ont reproduit les courts, mais dfs récits de l’officier saxon. Le 17 août, il est en Belgique et il écrit : « Je visite le petit château qui appartient à un secrétaire du roi des Belges. Nos hommes se sont conduits comme des vandales. D’abord on a pillé la cave et on y a tout bouleversé. On a même fait des tentatives d’effraction sur le coffre-fort. Tout est pêle-mêle : de magnifiques meubles, des soieries, des porcelaines brisées. Nos hommes ont emporté un tas de choses inutiles, pour le simple plaisir de piller. » L’officier saxon, lui, a des instincts moins sauvages, mais aussi moins désintéressés : il ne pille pas pour le simple plaisir de le faire. « Moi-même, dit-il, je n’ai pu m’empêcher d’emporter par-ci par-là de petits souvenirs. J’ai trouvé un superbe imperméable et un appareil photographique que je destine à Félix. » Heureux Félix ! Heureux officier qui sera désormais à l’abri de l’humidité ! Mais ce ne sont là que des peccadilles et il y a mieux, beaucoup mieux : notre officier saxon en est lui-même par momens effarouché. Le 23 août, sa compagnie est canonnée et se replie. « Nos hommes, lisons-nous, disent qu’ils ne peuvent plus avancer parce que les francs-tireurs les fusillent des maisons. On s’empare des soi-disant francs-tireurs et on les place sur trois rangs pour qu’un même coup de fusil abatte trois hommes à la fois. Nous prenons position le long de la Meuse. Nos hommes se sont comportés comme des vandales (encore !) Tout a été bouleversé. Le spectacle des cadavres des habitans tués défie toute description. Il ne reste plus une seule maison debout. Nous retirons de tous les coins les survivans les uns après les autres et on fusille en bloc, hommes, femmes et enfans trouvés dans un cloître qui a été incendié. » Le 26 août, la colonne arrive dans d’autres villages : « La population, écrit notre homme, avait averti les Français du passage de nos troupes, aussi mettons-nous le feu au village après avoir fusillé le curé et quelques habitans… Nous franchissons la frontière française et cantonnons à Guy-d’Ossus. Le village est en feu ; cette pittoresque petite commune a été incendiée, bien qu’innocente. Un cycUste, en tombant, avait fait partir son fusil. Il prétend aussitôt -qu’on avait tiré sur lui. Là-dessus on a jeté tous les habitans dans les flammes. De telles horreurs ne se reproduiront plus, je l’espère. À Leppes, on a tué 200 habitans, parmi lesquels il devait se trouver des innocens. À l’avenir, on devra procéder à une enquête et établir la culpabilité des gens avant de les fusiller. » Et ce n’est pas tout, mais il faut se borner. Aussi bien, en voilà assez de ces horreurs ! L’officier qui les avoue, en a vaguement honte, traite à plusieurs reprises ses soldats de vandales, et néanmoins participe au pillage des maisons, n’est pas exempt de quelque mélancolie. La peur le prend et, se trouvant, le 22 septembre, à Anifontaine, il écrit : « Je suis convaincu que ce pays-ci nous servira de tombeau. » Peut-être a-t-il dit vrai en ce qui le concerne, puisque son carnet de marche est passé de ses mains dans les nôtres.

Si la guerre met cruellement à nu les plus mauvais instincts de la bête humaine, elle développe aussi chez l’homme civilisé les plus hautes qualités du cœur, exalte le patriotisme, pousse au sacrifice de soi-même et, dans un grand pays, réalise, au moins pour un moment, l’union de tous dans une même pensée et un même sentiment. C’est alors que la générosité foncière d’une race se retrouve et se manifeste. La mort du comte Albert de Mun vient d’en donner un exemple de plus. Il n’y a peut-être pas eu en France, dans notre génération, une âme plus noble que la sienne, servie par une éloquence plus généreuse. Portant pour lui-même le désintéressement à ses dernières limites, la chaleur de ses convictions imposait à tous le respect et sa bonne grâce la sympathie. C’est de lui surtout qu’on pouvait dire qu’il avait des adversaires, mais non pas d’ennemis. Grâce à cet ensemble de qualités, il s’était fait au Palais-Bourbon une situation particulière. Royer-Collard disait à Martignac : « La Chambre est vaine de vous. » Il y avait quelque chose de cela dans le sentiment que M. de Mun inspirait à la Chambre actuelle, si différente pourtant de celles de la Restauration. Si M. de Mun était mort à un moment ordinaire, sa disparition aurait été un deuil pour le Parlement ; aujourd’hui, elle en a été un pour la France entière, parce que, depuis quelques semaines, elle s’était accoutumée à entendre tous les matins sa voix s’élever dans un journal et qu’elle prenait volontiers cette voix pour la sienne. Elle y retrouvait, dans une langue chaude et sonore, ce qu’elle pensait, ce qu’elle sentait, ce qu’elle espérait surtout, et elle avait, en quelque sorte, adopté M. de Mun pour son interprète. Aussi sa mort a-t-elle servi une fois de plus à manifester l’union de tous les partis dans la seule religion qui n’a pas d’infidèles, celle de la patrie. Ce n’est pas seulement M. le président de la République qui a tenu à exprimer ses sentimens de condoléance à la famille du défunt : il n’est pas jusqu’à M. Vaillant, ancien membre de la Commune, qui ne s’incline aujourd’hui devant la cercueil de M. de Mun. « Dans l’effort commun de salut public, écrit-il, ce n’est plus de l’histoire politique des partis, mais de la défense nationale qu’il s’agit. » On a vu, il y a un moment, ce que la guerre peut déchaîner d’appétits monstrueux et de fureurs sanguinaires dans une race violente et grossière : nous aimons à détourner les yeux de ce spectacle pour constater ce qu’elle peut faire de bien dans une race supérieure. Notre souhait le plus ardent est qu’après la guerre, il reste quelque chose de la paix qu’elle a fait régner entre les cœurs français.

Revenons aux opérations militaires ; nos esprits ne peuvent d’ailleurs pas s’en détourner longtemps ; nos destinées sont l’enjeu de leurs combinaisons. Nous avons dit ce qu’elles avaient été en France et le point autour duquel elles se développent aujourd’hui. Mais elles ne sont pas isolées, elles se rattachent étroitement aux opérations correspondantes qui se poursuivent en Belgique. On ne saurait exagérer la reconnaissance que nous devons aux Belges et à leur Roi. Ce dernier, qui s’était déjà attiré l’estime de l’Europe par la conscience scrupuleuse qu’il mettait à l’accomplissement de ses devoirs, a manifesté tout d’un coup des qualités encore plus hautes, celles qui dans l’histoire ont été l’honneur des grands chefs d’État et des grands chefs d’armée, et il n’y a pas à douter que ces qualités viennent du cœur. Le roi Albert a été, à Anvers, l’âme de la résistance ; et il a lutté jusqu’au bout. Malgré cet effort, Anvers a succombé : l’héroïsme ne suffisait pas pour le sauver. Nous avons fait, l’Angleterre et nous, tout ce qui était possible pour lui porter secours : les renforts que nous avons envoyés n’ont pas suffi. C’est le samedi 10 octobre que la nouvelle de la chute d’Anvers est arrivée à Paris : elle y a produit une émotion, une affliction profondes. La Belgique n’avait pas mérité cela ! Nous nous sommes sentis atteints par le coup qui la frappait, et nous nous sommes demandé avec inquiétude quelle était la portée militaire de l’événement. Qu’était devenu le roi Albert ? Avait-il été fait prisonnier ? L’armée qui défendait Anvers avait-elle été obligée de se rendre ? Le matériel de guerre que la ville renfermait était-il tombé entre les mains de l’ennemi ? Grâce à Dieu, rien de pareil n’était arrivé. Le Roi, l’armée avaient pu gagner la campagne dès le début du bombardement, avec armes et bagages. Ce qu’on avait été obligé d’en laisser dans la ville avait été en partie détruit. L’effet moral de la chute d’Anvers reste infiniment douloureux, les conséquences matérielles sont très atténuées. L’armée allemande occupe la place, mais on ne voit pas bien ce qu’elle pourra en faire : en tout cas, elle continuera de trouver une armée belge libre de ses mouvemens devant elle, aussi intrépide, aussi résolue que jamais. Que de grands exemples les Belges nous ont donnés et nous donneront certainement encore ! Ce n’est pas seulement à la guerre qu’ils ont repoussé les assauts de l’Allemagne ; il ne leur a pas fallu moins de caractère pour repousser les tentatives insinuantes de sa diplomatie. On sait aujourd’hui, par de récentes publications, les propositions qui ont été faites par l’Allemagne à la Belgique pour l’amener à ne pas prolonger sa résistance. Ne l’avait-elle pas soutenue assez longtemps ? N’avait-elle pas fait, et largement, tout ce que l’honneur exigeait ? Certes, la Belgique aurait pu se laisser tenter par ses suggestions insidieuses, car la prolongation de la guerre sur son territoire meurtri et piétiné est pour elle une souffrance cruelle. Mais elle n’en a rien fait. Bien qu’elle n’ait pas signé la Déclaration de Londres, elle se sent liée à l’Angleterre, à la France, et à la Russie dans la lutte qu’elles poursuivent en commun. Qui pourrait songer à séparer son sort de celui de ses alliés lorsque la Belgique, au milieu du sang et des flammes, continue fidèlement et fièrement à confondre le sien avec le leur ? Il lui a été donné de se montrer aussi grande dans l’ordre politique que dans l’ordre militaire, et, quelque belle que soit son histoire, au cours de laquelle elle a résisté Aictorieusement à tant de tyrannies diverses, elle en écrit aujourd’hui la page la plus glorieuse.

Regardons maintenant vers l’Est ; nous sommes solidaires de la Russie comme de la Belgique ; les succès des Russes sont les nôtres comme le seraient leurs revers s’ils en avaient, mais les nouvelles qui nous viennent de leur côté sont, en ce moment, très bonnes. La guerre est rude aussi pour eux, car ils ont affaire à deux adversaires à la fois, l’Allemagne et l’Autriche, mais les ressources dont ils disposent leur permettent de pourvoir à une double résistance. Résistance n’est pas assez dire : les Russes attaquent, ce sont les Allemands et les Autrichiens qui résistent et heureusement ils le font mal. Nous avons parlé, il y a quelques jours, des nouveaux succès que les Russes avaient eus sur les Autrichiens : ils en ont, depuis lors, remporté un autre sur les Allemands, et ce n’est pas le moins méritoire des deux, car il a été le plus difficile et le plus disputé. Il fallait s’attendre à ce qu’il le fût. Peut-être, au début de la campagne, nos alliés Russes ne l’avaient-ils pas suffisamment fait. Avec leur courage impétueux, ils étaient, sous les ordres du général Rennenkampf, entrés dans la Prusse orientale et avaient poussé une pointe hardie jusqu’à Kœnigsberg. Rien n’a résisté à leur premier élan. Ils avaient devant eux des troupes allemandes de la landwher qui ont été brisées par le choc, mais qui se sont assez rapidement reformées et ont pris à leur tour l’offensive. Elles étaient commandées par le général de Hindenburg, dont les premiers succès ont causé en Allemagne un immense enthousiasme : le général de Hindenburg était devenu un héros. Il avait pénétré dans la Pologne russe et occupé une partie de son territoire, notamment les gouvernemens de Souvalki et de Lomza. La fortune paraissant les favoriser sur ce point, les Allemands y ont porté tout leur effort. Des troupes nouvelles y ont été envoyées et finalement le passage du Niémen a été tenté. Mais les Russes s’étaient ressaisis, et les Allemands ont rencontré une résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas. Ils ont été défaits à Augustow ; la Pologne russe a été complètement expurgée de leur présence et le général Rennenkampf a commencé contre eux une poursuite qui, cette fois, a été heureuse. Le grand-duc Nicolas, général en chef de l’armée russe, a adressé à M. Millerand, en le priant d’en faire part au général Joffre, un télégramme lui annonçant sa victoire, et le général Joffre a été heureux d’envoyer, au nom de l’armée française, de chaudes félicitations à l’armée russe et à son chef. C’est là un succès dont nous devons en effet grandement nous réjouir, car il place l’armée russe, déjà victorieuse des Autrichiens, dans une situation militaire excellente. Rien toutefois n’est encore décisif. Notre propre expérience nous a appris ce que les Allemands savent faire, avec quelle habileté, avec quelle ténacité ils s’accrochent au terrain et s’y enfouissent même pour se défendre après un échec. Nos alliés russes doivent s’attendre aux mêmes difficultés que nous, mais ils sont en nombre pour y faire face. Chez eux surtout, encore plus que chez nous, on parle de millions d’hommes comme on faisait autrefois de cent mille et le réservoir où on les puise paraît être intarissable. De leur côté, la guerre ne fait que commencer, car jusqu’ici leur mobilisation n’était pas terminée ; peut-être ne l’est-elle jamais en Russie d’une manière complète, précisément parce qu’il y a toujours d’autres hommes à lever ; mais elle est assez avancée pour que l’Empereur Nicolas soit venu prendre le commandement de l’armée. C’est là un fait significatif et qui annonce des événemens importans. L’Empereur a établi son quartier général à Brest-Litovsk, en arrière de Varsovie. Sous la direction de généraux habiles et résolus, sa présence exercera sur ses troupes une influence puissante et on peut s’attendre à une accélération prochaine dans la marche des Russes vers l’Ouest.

En dehors des opérations militaires qui, à l’Est de l’Europe, prennent une allure favorable à nos alliés, un événement qui vient de se produire dans l’ordre politique peut contribuer aussi à faire pencher davantage la balance de leur côté. Le roi Charles de Roumanie est mort. Les Roumains doivent à sa mémoire respect et reconnaissance, car son long règne leur a été propice. Ce Hohenzollern, greffé sur un tronc latin, a été un bon roi. Il a fait preuve d’un esprit sensé, appliqué, éminemment pratique. Il a respecté les idées, les mœurs, les institutions du pays qu’il avait été appelé à gouverner. Il a été pour quelque chose dans ses développemens matériels et n’a pas contrarié son développement moral. Quant à la politique extérieure, ses sujets se reposaient sur lui, avec confiance, du soin de la conduire. Il en a été ainsi jusqu’à ces derniers temps. Tout d’un coup, au milieu de la crise actuelle, un désaccord s’est produit. Quelque intelligent qu’il soit, il est rare qu’un souverain étranger ne reste pas un étranger et les Roumains se sont aperçus que le roi Charles était resté un Allemand. Leur intérêt était du côté de la Triple-Entente : les sentimens du Roi étaient ailleurs. Que serait-il arrivé, s’il avait continué de vivre ? Nous l’ignorons, et il est inutile de le rechercher. Quoi qu’il en soit, sa mort rendra à la politique roumaine une liberté à laquelle son autorité, qui était grande, apportait quelque entrave. Comment le gouvernement roumain en usera-t-il ? On le saura bientôt ; mais il est permis de dire que l’Autriche a perdu un ami au moment où elle avait le plus grand besoin de le conserver.

De cet ensemble d’événemens militaires et politiques, résulte une situation qui est de nature à inspirer des réflexions sérieuses aussi bien aux Allemands qu’aux Autrichiens. En ont-ils l’impression ? Leurs journaux n’entrent pas en France, et nous ne les connaissons que très incomplètement par de rares citations qu’en font quelquefois d’autres journaux étrangers. Il semble bien, à les lire, que la confiance du début soit atténuée, bien que l’arrogance reste la même. Les journaux allemands les plus graves commencent à avouer que la tâche est laborieuse, difficile, et qu’il faut s’attendre à ce qu’elle soit longue. Mais, si elle est longue, qu’arrivera-t-il ? L’état-major allemand avait compté surtout, pour assurer le succès de son plan, sur la foudroyante rapidité de son exécution. On a beaucoup cité, dans la presse, la conversation si intéressante que sir E. Goschen, ambassadeur d’Angleterre à Berlin, a eue avec le ministre des Affaires étrangères, M. de Jagow, à la veille de la déclaration de guerre : nous n’en reproduirons qu’un court fragment. Cherchant à justifier la violation de la neutralité belge : « C’est pour nous, a dit M. de Jagow, une question de vie ou de mort, » et cette expression a été reprise un peu après par le chancelier, M. de Bethmann-Hollweg. Il fallait aller vite, et, vouloir forcer la frontière française, hérissée de forteresses, aurait amené « une grosse perte de temps. Cette perte de temps, continue le ministre, aurait été autant de temps gagné par les Russes pour amener leurs troupes sur la frontière allemande. Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l’Allemagne ; celui de la Russie est d’avoir d’inépuisables ressources en soldats. » On ne saurait refuser aux hommes d’État allemands l’art des formules lapidaires qui enferment beaucoup de sens en peu de mots. Nous regrettons qu’ils ne nous aient pas dit quel était le maître atout de la France. Ils ne nous l’auraient pas appris, mais nous aurions trouvé piquant de le tenir de leur bouche. Ils avaient sans doute quelque estime pour nous, puisqu’ils ne reculaient, pour être plus certains de nous battre, devant aucune violation du droit des gens. Ils n’avaient un sentiment contraire que pour la « méprisable petite armée du général French, » comme l’a dit rageusement l’Empereur. Cette petite armée s’élève aujourd’hui à 250 000 hommes, et il en vient tous les jours de nouveaux.

Gardons-nous d’une confiance, non pas exagérée, mais prématurée, et tâchons d’acquérir une vertu qui ne nous est pas très naturelle, la patience.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage,


a dit notre grand fabuliste. Et, après tout, nous devons penser que, si la rapidité était indispensable à l’Allemagne, la lenteur nous est utile. Elle est pénible sans doute ; elle coûte cher, si on songe à la quantité de vies humaines sacrifiées ; mais elle est d’un effet sûr. On peut d’ailleurs en juger d’après le résultat déjà acquis, si on compare, comme nous le faisions il y a un moment, notre situation d’il y a un mois à celle d’aujourd’hui.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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