Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1914

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Chronique n° 1979
30 septembre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Après l’incendie de l’Université de Louvain, celui de la cathédrale de Reims ! La science, l’art, la religion, l’histoire sont tour à tour les victimes de cette culture allemande qui prétendait s’imposer à notre admiration et ne produit aujourd’hui dans le monde civilisé qu’une impression d’horreur. L’étonnement s’y mêle. On savait la race allemande violente, grossière, brutale, mais on la croyait intelligente et pratique, et on se demande, sans que le bon sens puisse fournir une réponse satisfaisante, de quelle utilité peut être ce dernier crime à ceux qui l’ont commis. Il ne peut s’expliquer que par un accès de rage produit par le sentiment de l’impuissance. Depuis qu’ils ont franchi leurs frontières, les Allemands ont marché de déceptions en déceptions. Le plan de guerre qu’ils avaient patiemment élaboré n’a reçu nulle part, ni en Belgique, ni en France, ni en Russie, la consécration de l’événement. Les espérances dont ils s’étaient bercés ont été durement, cruellement trompées. Leur armée, qui ne doutait pas de sa victoire et la croyait facile, sent passer sur sa tête le vent de la défaite. De là les accès de colère aveugle auxquels nous la voyons se livrer, et, à quelques égards, cet odieux spectacle est pour nous rassurant.

Nous pleurons nos villes détruites et nos monumens incendiés ; rien ne nous consolera d’avoir vu s’effondrer sous les obus teutons ce merveilleux chef-d’œuvre qu’a été la cathédrale de Reims ; mais à travers les flammes et la fumée du sacrifice apparaît une promesse. Il y a quarante-quatre ans, l’armée allemande a été maîtresse de Reims : pourquoi a-t-elle respecté alors la cathédrale qu’elle a incendiée aujourd’hui ? C’est qu’elle était victorieuse, que ses plans s’exécutaient, que ses calculs se réalisaient, et la satisfaction qu’elle en éprouvait lui tenait lieu de générosité. Tout cela est changé, et le bombardement de la cathédrale en est la preuve. L’armée allemande, n’ayant pas réussi à vaincre, éprouve le besoin sauvage de détruire. Elle a d’ailleurs bien choisi son objet, car rien ne pouvait nous être plus sensible que la perte d’une église qui était pour nous, entre tous les autres, le monument national par excellence. On a parlé à ce propos des barbares d’autrefois et, en effet, le rapprochement s’imposait ; mais à cette première impression une autre a succédé ; après les analogies, on a aperçu les différences. Attila avait une excuse dans sa barbarie même, et encore lui est-il arrivé de s’arrêter comme ému d’une terreur secrète, en face de la civilisation qui se présentait à lui sous une forme religieuse. Il a épargné Troyes à la prière de saint Loup. Il s’est détourné de Rome devant la majesté de saint Léon. Il n’était pas incivilisable. Mais les Allemands sont civilisés, et leur crime est d’autant plus impardonnable qu’en l’accomplissant, ils savaient fort bien ce qu’ils faisaient. Ils ne sont pas des barbares et ils font des actes de barbarie. C’est ce qui donne à ces actes un caractère d’infamie dont l’histoire n’avait encore fourni aucun exemple. Certes, nous ne doutons pas du succès final des armées alliées ; mais, si la fortune devait nous abandonner, la victoire allemande resterait déshonorée et flétrie dans la conscience du genre humain. On entend déjà le jugement qu’elle porte. La première protestation qui s’est élevée contre l’incendie de la cathédrale de Reims est, dit-on, celle du Pape Benoit XV : mais combien d’autres ont aussitôt suivi celle-là ! Il en est venu de toutes les parties du monde, il en vient encore tous les jours. Le mouvement continue, il n’est pas près de s’arrêter, et quand, la guerre une fois terminée, l’heure sonnera du règlement de compte définitif, le spectre de ces cités dolentes, Louvain, Reims, Senlis, demandera vengeance et justice et certainement l’obtiendra. Devant les ruines de notre cathédrale se dresse toujours la statue de Jeanne d’Arc de Paul-Dubois, l’épée haute et le regard au ciel : elle semble sortie vivante d’un autre bûcher. C’est la plus pure, la plus noble, la plus forte incarnation de la France : sa grande mémoire nous protège, elle nous sauvera.

L’état-major allemand aurait-il senti la honte qui pèse sur lui et a-t-il voulu essayer de s’en dégager ? On a pu lire dans les journaux la pitoyable explication qu’il a donnée comme une excuse de son vandalisme. Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. Déjà, à propos de Louvain, il avait pris audacieusement la parole et aussitôt il avait menti. Le prétexte donné étaient quelques coups de fusil qui auraient été tirés par la population civile contre les soldats. Le fait a été contesté, nié. Nous avons d’ailleurs déjà dit que, quand même il serait vrai, le sac de Louvain n’en serait pas justifié. Rien n’autorise à rendre toute une population responsable de l’imprudence de quelques-uns et parfois même d’un seul. Eh quoi ! parce qu’un coup de feu aurait été tiré contre une troupe allemande, toute une ville pourrait être détruite et sa municipalité fusillée ! On sait ce qui s’est passé à Senlis. Le maire, M. Odent, apprenant l’arrivée prochaine de l’ennemi, avait fait réunir à la mairie toutes les armes qui existaient dans la commune. Les ordres étaient formels, ils avaient été exécutés. Peut-être un fusil avait-il échappé ; qui pourrait en répondre ? Peut-être un coup de feu est-il parti d’une fenêtre : qui aurait pu l’empêcher ? Nous ne savons pas si le fait s’est produit ; les Allemands le prétendent, mais on sait ce que vaut leur parole, et le cas qu’ils en font eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, cette mauvaise raison leur a suffi, là aussi, pour incendier la plus grande partie de la ville et fusiller le maire. Ils se sont servis du même argument qu’à Louvain. Mais, à supposer que l’argument repose sur une donnée exacte, encore faudrait-il savoir quelle est ici sa valeur propre.

On dit qu’en temps de guerre les armées seules ont le droit de se battre, et que la population civile a le devoir strict de ne prendre, ni de près ni de loin, aucune part aux opérations. L’histoire cependant a admiré autrefois le courage de la population d’un pays ou d’une ville qui, tout entière, a pris les armes pour chasser l’ennemi. Aujourd’hui, la population civile doit s’abstenir et on assure que la guerre en est devenue plus humaine. C’est sans doute en vertu de cette règle que des soldats allemands ont fusillé un malheureux enfant qui s’était contenté de dire : « Voilà l’ennemi ! » Il n’avait pas le droit, paraît-il, de donner aux siens cet avertissement et, puisqu’il l’avait fait, rien que la mort n’était capable d’expier un tel forfait ! Cet exemple montre qu’il y aurait quelques éclaircissemens, explications, atténuations surtout à apporter au principe absolu de l’abstention obligatoire de la population civile et quelques limites aux représailles qu’on peut exercer contre elle dans le cas où la règle serait enfreinte. Mais si cette règle impose des obligations aux uns, ne doit-elle pas aussi en imposer aux autres, en imposer à tous, aux militaires comme aux civils, et que dire d’une armée qui, après avoir interdit aux civils d’intervenir dans les opérations militaires, prend de force des femmes et des enfans et les fait marcher devant elle pour lui servir de bouclier contre les coups de l’ennemi ? Le cas s’est présenté fréquemment dans cette guerre atroce ; il a été constaté par de nombreux témoins ; il ne saurait être mis en doute. C’est là sans doute un bel exemple de lâcheté ; mais c’est aussi une violation cynique du principe en vertu duquel les civils doivent rester en dehors de la guerre. Les Allemands interdisent qu’on y prenne part contre eux, mais ils exigent qu’on le fasse pour eux, pour les protéger, pour les couvrir de son corps et, dans un cas comme dans l’autre, si on résiste, c’est la mort. Voilà ce qu’on a vu dans un grand nombre de villes et de villages belges ou français et contre quoi le cri de l’humanité ne saurait s’élever trop haut et trop fort. Pour les Allemands, il n’y a qu’un droit, le leur, et il n’y a qu’un devoir, qui est de le servir. Qu’on soit Belge ou Français, ou Anglais, ou Russe, peu importe, le devoir est le même : quand un Allemand est en péril, tout est subordonné à l’intérêt de son salut et, comme tout le monde n’est pas disposé à plier sous l’impérieuse injonction de ce nouveau droit des gens, le peloton d’exécution est là, des milliers de cadavres en font foi. Tels sont les plus récens perfectionnemens que les Allemands ont apportés au Code de la guerre : peut-être feront-ils encore mieux à l’avenir.

Ce que nous venons d’en dire s’applique à Louvain et à Senlis : à Reims, l’état-major a donné une autre explication. Il s’est senti atteint, sans doute, par ces quelques mots si brefs, si simples, si clairs qui, dans un communiqué officiel de notre état-major à nous, disaient que l’incendie de la cathédrale ne tenait à « aucune raison militaire. » Il ne pouvait venir à l’esprit d’aucun officier, d’aucun soldat français, de se servir de la cathédrale, soit pour attaquer, soit pour se défendre ; elle était et devait rester neutre par sa nature même, et les Allemands eux-mêmes en avaient si bien eu le sentiment que, pendant qu’ils occupaient la ville, ils y avaient déposé leurs blessés. Ils semblaient croire alors que ces blessés seraient là en sécurité, et en effet ils n’y couraient aucun danger de notre part. Un drapeau d’ambulance avait été mis sur l’édifice qui, de ce fait, devenait deux fois sacré. Quelle n’a pas été la stupeur des habitans de Reims lorsqu’un jour, à n’en pouvoir douter, ils ont vu que les Allemands, sortis de la ville, dirigeaient sur la cathédrale un obus de leur artillerie lourde ! Au premier moment, ils ont hésité à y croire, mais bientôt il a fallu se rendre à l’évidence, car les obus se multipliaient. On s’est empressé de retirer les malheureux blessés de leur refuge : le feu prenait déjà à la paille sur laquelle ils étaient couchés. Plusieurs des religieuses qui les transportaient ailleurs ont été blessées. Comment expliquer cet acte monstrueux ? L’état-major allemand a prétendu que les tours de la cathédrale avaient servi à un but militaire, qu’on y avait établi un poste d’observation. Dès qu’il en a eu connaissance, le général Joffre a protesté hautement contre cette assertion : et le général Joffre n’a jamais menti. A aucun moment, la cathédrale de Reims n’a, de notre chef, été mêlée à la guerre. Nous ne l’avons pas exposée par notre imprudence aux coups de l’ennemi. Elle est restée pour nous une ambulance, elle n’avait jamais été une forteresse. Mais pour l’Allemagne, et à très juste titre, elle était le symbole de la France elle-même. C’est là que nos vieux rois étaient sacrés ; c’est là que l’a été Charles VII, conduit par Jeanne d’Arc, qui portait son étendard comme un labarum ; les événemens principaux de notre histoire ont eu un retentissement particulièrement sonore sous les voûtes élancées de l’admirable édifice : voilà pourquoi il a été condamné. Ces grands souvenirs, l’Allemagne ne pouvait pas les supprimer avec ses canons, mais elle a voulu les insulter, et c’est contre leur représentation matérielle que sa fureur s’est acharnée.

Nous avons tort de qualifier cette représentation de matérielle : ceux qui ont vu la cathédrale de Reims trouveront l’expression inexacte, tant, dans ce noble monument, tout était expressif, vivant et parlant. Les pierres vivent et parlent en effet, quand plusieurs générations y ont mis leur âme, et cette voix qui sortait des vieilles pierres, les Allemands, qui l’entendaient comme nous, ont voulu l’étouffer. Ils se disent chrétiens, et la sainteté de l’édifice ne les a pas arrêtés. L’empereur Guillaume invoque familièrement « son vieux Dieu » qu’il a l’air d’avoir en poche et qu’il en sort à tout propos pour le faire figurer dans les homélies qu’il adresse à son peuple, et il ne paraît pas se douter que c’est le même Dieu qu’on adore dans toutes les églises de la chrétienté. Quelle que soit sa religion, sa haine est la plus forte, on vient bien de le voir. Mais ces souvenirs qui sont si grands pour nous, ces sentimens divers qui agitent si fortement en sens opposés l’âme française et l’âme allemande pourraient être moins sensibles au reste du monde, si la cathédrale de Reims n’avait pas été, par surcroît, un des chefs-d’œuvre de l’art, un des produits les plus achevés de la civilisation médiévale. A ce titre, elle n’était pas moins précieuse pour les artistes du monde entier que pour les fidèles d’une religion ou d’une patrie spéciale. Il y avait en elle quelque chose d’auguste qui l’élevait au-dessus des passions de la terre. On devait croire que les siècles qu’elle avait traversés et qui y avaient laissé leur empreinte seraient pour elle une sauvegarde. C’était compter sans la culture germanique ! En quelques heures la cathédrale de Reims n’a plus été qu’une ruine, et cette ruine, soit qu’on la laisse telle quelle, soit qu’on essaye de la relever, ce qu’on ne pourra faire que bien imparfaitement, sera à travers les âges le témoin de ce qu’a été, au commencement du XXe siècle, le grossier appétit de vengeance de l’Allemagne et sa barbarie attardée.

Nous ne savons pas quelle sera la fin des hostilités, à quel moment elle se produira, ni dans quelles conditions ; la victoire des trois alliés n’est pas douteuse, mais elle coûtera cher aux vainqueurs eux-mêmes en attendant les réparations de l’avenir, et il aurait été désirable qu’après les cruels déchiremens de l’heure présente, le mot de paix pût être prononcé avec vérité. Malheureusement, le caractère que l’Allemagne a donné à la guerre ne permettra pas à la génération actuelle, tout en écrivant le mot de paix dans un traité, sur « un chiffon de papier, » comme on dit à Berlin, d’en avoir le sentiment dans le cœur. Après avoir rendu la guerre inévitable, l’Allemagne l’aura rendue inexpiable. On en a vu autrefois qui laissaient aux deux belligérans un sentiment d’estime réciproque favorable aux rapprochemens futurs ; mais ici, rien de semblable. Chaque jour apporte un trait nouveau qui ajoute à l’horreur des anciens. Le dernier est la violation de la sépulture de la famille Poincaré à Nubécourt : des soldats allemands ont ouvert le caveau pour y jeter les cadavres de quelques-uns des leurs. Une pareille invention ne peut venir qu’à une imagination allemande : elle est ignoble et abjecte et, en dehors de l’Allemagne, ne peut inspirer que le dégoût. Ce sont là des choses que nous ne pourrons jamais oublier. Et quand nous disons « nous, » ce pluriel comprend la Belgique, l’Angleterre et la Russie et toutes les nations qui se respectent. Par tant d’infamies qui y ont été accumulées, cette guerre est devenue dès le premier moment une guerre d’extermination. Les Allemands l’avaient d’ailleurs annoncé avant même qu’elle fût ouverte : ils ne parlaient que de saigner la France à blanc et de l’anéantir pour plusieurs siècles. Ce qu’ils ont voulu que la guerre fût, elle l’est donc : si nous sommes vainqueurs, l’Allemagne sera mise pour longtemps dans l’impossibilité de nuire.

Les ministres anglais le disent très haut, avec cette franchise sans réticences qui leur est habituelle et ils expriment en cela l’opinion, la résolution de leurs alliés. Divers indices ont donné à croire que, si cette résolution a été quelque part ébranlée, ce n’est pas de notre côté, mais de celui de l’Allemagne. La coalition formidable qui se dresse contre elle ne laisse pas de l’inquiéter très sérieusement, très gravement même, et elle s’est demandé si elle ne pourrait pas diviser ses adversaires, obtenir le désistement de l’un d’entre eux, afin de poursuivre à meilleur compte sa lutte contre les autres. La tentative ayant échoué, a été naturellement désavouée et démentie ; mais le fait qu’elle se soit produite n’est pas contestable : il y en a eu même deux, l’une auprès du gouvernement belge, l’autre auprès du gouvernement américain. Nous avons le regret de dire que la première s’est faite par l’intermédiaire d’un homme d’État belge important, M. Woeste, ministre d’État et l’un des principaux chefs du parti catholique, aujourd’hui et depuis si longtemps au pouvoir. M. Woeste n’a d’ailleurs pas été, dans ces derniers temps, toujours d’accord avec son parti, ni même avec le sentiment national : il s’est opposé notamment, avec opiniâtreté, aux réformes militaires qui devaient augmenter à la fois la durée du service militaire et la force de l’armée. L’honneur du gouvernement actuel et de son chef, M. de Broqueville, est d’avoir passé outre à ces résistances et on peut voir maintenant quel service ils ont par là rendu à leur pays. Quoi qu’il en soit, M. Woeste a écouté les propositions du maréchal von der Goltz, qui est aujourd’hui pour l’Allemagne, — c’est-à-dire pour peu de temps, — gouverneur de la Belgique, et s’est chargé de les transmettre en haut heu. Il y a été mal accueilli, et l’affaire n’a pas eu de suites.

Les Allemands ne doutent de rien, lorsqu’il s’agit de leur intérêt, auquel ils croient trop aisément que tout le monde voudra bien aider : ils proposaient donc de rendre aux autorités belges l’exercice de leurs fonctions, à la condition que le libre passage serait assuré à l’armée allemande jusqu’à la frontière française. Dans ce livre sur la politique allemande dont il est rendu compte dans une autre partie de la Revue, l’auteur, M. de Bülow, raconte qu’il a entendu le prince de Bismarck dire un jour : « Si M. X… propose quelque chose qui soit utile pour lui, mais nuisible pour vous, ce n’est pas bête de sa part : mais c’est une stupidité de la vôtre d’y consentir. » Observation pleine de sens ! Ce n’est pas bête de la part du maréchal von der Goltz d’avoir fait au gouvernement belge la proposition que nous venons d’indiquer, mais Bismarck a dit d’avance ce qu’il aurait fallu penser de son acceptation. L’Allemagne avait cru que, lasse d’une guerre qui lui avait coûté si cher, la Belgique consentirait volontiers à liquider l’opération telle quelle : elle ne connaissait pas le caractère de cet héroïque pays. Le roi Albert, si digne de la nation sur laquelle il règne, a saisi la première occasion de manifester ses sentimens : il l’a trouvée dans la victoire récente que les armées alliées ont remportée sur la Marne. « En vous adressant mes plus chaleureuses félicitations, a-t-il télégraphié à M. le président de la République, je suis l’interprète de la nation belge tout entière. Nous gardons une confiance inébranlable dans le succès final de la lutte, et les cruautés abominables dont souffrent nos populations, loin de nous terroriser, comme on l’avait espéré, n’ont fait qu’accroître notre énergie et l’ardeur de nos troupes. » Après cela, l’Allemagne a pu se tenir pour instruite des sentimens de la Belgique : il ne lui aurait d’ailleurs pas fallu beaucoup de perspicacité pour l’être, même avant. L’Allemagne a mis la Belgique à sac, elle l’a couverte de ruines, de fumée et de sang, après quoi elle vient lui dire que, si elle y consent, ces brigandages ne compteront pas ! De compensation, de réparation, aucune. On demande seulement à la Belgique, qui s’est couverte de gloire en défendant son territoire, de se déshonorer en le livrant pour atteindre la France, amie dont les circonstances ont fait une alliée. Et l’Allemagne trouve cela tout naturel ! Éconduite du côté de la Belgique, elle s’est retournée du côté des États-Unis. Son ambassadeur à Washington a été chargé de sonder l’honnête président Wilson pour savoir s’il ne consentirait pas à jouer le rôle d’arbitre ou de médiateur entre les belligérans. M. Wilson a demandé, comme on dit aujourd’hui, des précisions, en d’autres termes les propositions que l’Allemagne serait disposée à faire. Sur ces entrefaites, l’Angleterre, la France et la Russie ont signé à Londres la Déclaration par laquelle elles s’engageaient à aller ensemble jusqu’au bout et à ne pas faire de paix séparée : tout en commun, la guerre et la paix. On a compris à Berlin, et on a répondu à M. Wilson que c’était aux alliés qu’il devait demander leurs propres propositions. M. Wilson a fort bien compris à son tour. Il a jugé que les ouvertures faites par l’Allemagne n’étaient pas sérieuses, que même elles étaient « puériles, » et il s’en est tenu là. Il est évident qu’un médiateur ou un arbitre serait aujourd’hui un personnage très inopportun entre l’Allemagne et les alliés : le moindre risque qu’il courrait serait de perdre son temps.

Nous avons, en effet, déjà dit un mot des dispositions de l’Angleterre, telles qu’on peut les induire du langage de la presse et de celui du gouvernement, et de ces deux langages, qui d’ailleurs sont identiques, l’un n’est pas beaucoup moins important que l’autre, car l’Angleterre est un pays d’opinion ; c’est celle-ci vraiment qui y règne. Tous les journaux anglais sont aujourd’hui pour la guerre. Cette unanimité n’existait pas au début ; mais, une fois l’Angleterre engagée, nul n’est d’avis qu’elle puisse reculer, ou atermoyer. Ceux mêmes, comme le Daily News, qui étaient partisans d’une politique d’entente avec l’Allemagne, la reconnaissent désormais impossible et ne sont pas moins énergiques que les autres à conseiller une guerre à outrance. Une citation suffira ; nous l’emprunterons au Times, le grand journal de la Cité, qui passe avec raison pour refléter l’opinion moyenne de l’Angleterre qui travaille et fait des affaires : « Si les alliés, dit-il, parvenaient à repousser l’ennemi jusqu’au Rhin, qui est encore fort éloigné, nous sommes sûr qu’un désir de paix commencerait à se manifester à Berlin. Nous sommes également sûr que beaucoup de personnes mal inspirées, qui depuis dix ans ont trompé la nation britannique sur le but poursuivi par l’Allemagne, feraient entendre le même appel. Nous pouvons être absolument certain que, si nous consentions à traiter, nous devrions recommencer cette guerre dans cinq ans et dans des conditions bien moins favorables... C’est seulement quand la cavalerie des nations alliées passera Unter den Linden (Sous les Tilleuls, la plus belle promenade de Berlin) que la nation allemande comprendra que les rêves insensés de domination mondiale sont anéantis pour toujours. » Et c’est là le but que poursuit l’Angleterre. Elle ne veut pas avoir à recommencer cette terrible guerre et, puisque l’Allemagne, l’Allemagne seule, a pris la responsabilité de la déclarer, elle entend la pousser à ses dernières conséquences. On a tort de dire que la guerre a été voulue seulement par l’empereur, ou par la caste militaire, ou par les classes intellectuelles et dirigeantes en Allemagne : la vérité est qu’elle l’a été par le peuple tout entier. Que le peuple ait été trompé par une propagande sans scrupules, soit, mais dans l’erreur où on l’a induit, ses sentimens violens, ses ambitions jalouses et haineuses, sa présomption sans mesure se sont donné carrière. Le mensonge dont le peuple allemand a vécu est entré en lui si profondément que, pour en être extirpé, il faut une leçon de choses sur le sens de laquelle il ne soit plus possible de se faire illusion. Encore aujourd’hui, le peuple allemand est convaincu, parce qu’on ne cesse de le lui répéter, que ce sont la Russie, la France et l’Angleterre qui ont méchamment fait la guerre à l’innocente Allemagne, mais que celle-ci, grâce au Dieu domestique qui la protège, va de succès en succès sur les champs de bataille et marche glorieusement sur la trace des grands ancêtres. Cette fantasmagorie ne se dissipera-t-elle, comme le dit le Times, que lorsque le sabot de nos chevaux viendra frapper le sol de la promenade des Tilleuls à Berlin ? Il faudra certainement une démonstration aussi claire pour que l’Allemagne croie qu’elle n’est pas la première nation de l’univers, — et par la première elle entend la maîtresse de toutes les autres.

Cet empire du monde que l’Allemagne s’adjuge, l’Angleterre entend le lui disputer, le lui enlever, non pas pour l’accaparer elle-même, mais pour qu’il n’appartienne à personne, au grand profit de la liberté de tous. C’est ce que ne cesse pas de répéter M. Asquith dans ses éloquens discours et ce que dit, avec non moins de force, M. Lloyd George, si longtemps partisan d’un accord avec l’Allemagne et revenu aujourd’hui de son erreur. Mais le discours le plus important qui avait été prononcé ces derniers jours l’a été à Liverpool par M. Winston Churchill, ministre de la Marine, devant plusieurs milliers d’auditeurs, qui l’ont applaudi avec enthousiasme.

« Le temps, a-t-il dit, est aux actes et non aux paroles. Vous n’avez que faire d’être inquiets des résultats. Nos armées ont eu une bonne fortune supérieure à nos espérances. Même si la bataille qui se poursuit en ce moment devait être aussi désastreuse qu’elle semble, au contraire, devoir être favorable à nos armes, même si d’autres combats devaient nous être fatals, l’Empire britannique, s’il est résolu à continuer la lutte, finira par donner au conflit la solution qu’il estime devoir lui donner. En ce qui concerne la marine, nous ne pouvons pas combattre tant que l’ennemi reste dans ses ports, mais nous espérons bien que les choses ne continueront pas ainsi, et, si les Allemands ne sortent pas pour combattre, on ira les chercher comme des rats dans leurs trous... Depuis que je suis responsable pour la marine, j’ai eu chaque jour des preuves du système d’espionnage que l’Allemagne entretient en Angleterre. Chaque dégoûtant petit lieutenant allemand venant ici en congé, a pensé qu’il serait en faveur auprès de ses supérieurs s’il écrivait où on pouvait trouver de bonnes eaux, où il y avait une forge de maréchal-ferrant, combien un village ou une ville pouvait fournir de provisions pour un bataillon ou pour une brigade... Nous sommes entrés dans ce conflit pour aider la France, le pays le plus démocratique du monde, et pour l’empêcher d’être écrasée : aussi pour protéger la Belgique, un petit État. Les souffrances de la Belgique ne resteront pas impunies. Le pouvoir de l’Angleterre sera exercé avec patience jusqu’à ce que toutes les réparations soient obtenues. Nous avons appris que l’ambassadeur d’Allemagne aux États-Unis parlait vaguement de paix, mais ce mot ne doit pas se trouver sur les lèvres de ceux qui ont envahi le territoire de leurs voisins et qui portent l’épée et l’incendie dans des provinces paisibles. Pendant que ce spectacle continue et que la fureur de leur abominable cruauté s’élève vers le ciel, ce n’est pas le moment de parler de paix. La paix ! Ah ! mais nous venons à peine de commencer ! La paix avec le peuple allemand pourra être conclue en son temps ; mais la paix avec le militarisme prussien, — pas de paix avec cette vile tyrannie, si ce n’est dans le tombeau. La paix viendra, suivant les paroles du Roi, quand les fins honorables pour lesquelles nous combattons auront été atteintes. Nous pourrons voir alors une fédération des États chrétiens des Balkans agrandis jusqu’à leurs limites nationales. Nous pourrons voir le territoire de l’Italie correspondre à la population italienne. Nous pourrons voir la France replacée dans le rang qui lui convient en Europe et dans sa juste place. Si ces résultats sont atteints, le million d’hommes que nous préparons n’aura été ni demandé ni donné vainement. »

Nous avons reproduit, en supprimant seulement les liaisons entre elles, les phrases principales de ce discours, — et on nous saura gré de l’avoir fait, — parce qu’il paraît être l’expression vraie de l’opinion anglaise en ce moment. Il ne néglige rien d’important ; il dit tout, même ce qu’il faut penser de ce système d’espionnage qui est une des grandes institutions et un des fondemens de l’Allemagne contemporaine. L’Allemand excelle dans l’espionnage ; il convient à son caractère, et ses officiers ne s’y appliquent pas moins que ses commis voyageurs. L’Angleterre, qui risque peu d’être envahie, y a pourtant été soumise aussi bien que nous. Ces instincts louches de l’Allemand, ces habitudes équivoques, ces pratiques où la mauvaise foi se cache sous une bonhomie apparente méritent d’être médités par ceux qui, après la guerre, parlent déjà de réconciliation. Il y aura quelques obstacles à la réalisation de ce programme. Les cendres de Reims perpétueront le souvenir de la férocité des Allemands, et leur espionnage celui de leur perfidie.

M. Winston Churchill a parlé de la grande bataille qui se poursuit en ce moment : il nous est plus difficile de le faire dans une chronique qui, pour des motifs que nous avons expliqués plusieurs fois, risque toujours de rester en deçà des événemens dans leur marche rapide. Il y a quinze jours, au moment où nous écrivions, nous n’avons pas pu annoncer la victoire que nous remportions sur la Marne et qui était déjà un fait acquis au moment où nous paraissions. La victoire ! Combien ce mot a résonné heureusement à nos oreilles ! Il y a si longtemps que nous ne l’avions pas entendu ! Le général Joffre, qui a donné tant de preuves de modestie, ne pouvait l’avoir prononcé qu’à bon escient. L’armée allemande avait, en effet, reculé devant la nôtre, et notre chaude reconnaissance allait à nos vaillans soldats et aux généraux qui les avaient bien conduits. Nos espérances se réalisaient enfin, et le monde, que le bluff allemand avait si longtemps fasciné, pouvait constater que l’Allemagne n’était pas invincible. Mais nous n’avions pas l’illusion de croire qu’elle était déjà vaincue : de grands efforts nous restaient à faire.

Il semble que les Allemands avaient eux-mêmes prévu leur défaite, et, en tout cas, ils l’avaient regardée comme possible, puisqu’ils avaient préparé sur l’Aisne une seconde ligne de défense où ils se sont réfugiés à la hâte et ont pris tout de suite position. Cette position est très forte. Ce n’est pas une bataille ordinaire que nous avons eu à leur livrer, mais un siège que nous avons eu à entamer contre des retranchemens scientifiquement construits, et qu’on songe à ce que peut être un siège sur un front qui s’étend depuis l’Oise jusqu’à la Meuse ! Comme l’ennemi est ravitaillé par ses derrières, la lutte menaçait de durer longtemps, lorsque nous avons entamé le mouvement débordant qui se poursuit aujourd’hui, et dont le caractère est assez évident pour n’avoir pas besoin de commentaire. Les Allemands ont fait des sorties nombreuses, tantôt sur un point, tantôt sur un autre : ils ont été toujours repoussés jusqu’à la Meuse, et c’est seulement au delà, dans la Woëvre, que nous avons perdu un peu de terrain. Mais nous en avons gagné beaucoup plus à notre gauche, et nous en gagnons encore tous les jours : les dernières nouvelles parlent des « progrès sensibles » que nous avons faits sur ce point où est le nœud de la bataille et sur tout le front où les Allemands se sont livrés sans succès à des attaques d’une violence inouïe. Il semble qu’ils soient sur le point de fléchir. Nous n’en dirons pas davantage. La presse française a pris le sage parti de se taire sur les opérations militaires, et ce n’est pas nous qui manquerons à cette loi du silence ; elle laisse la responsabilité à ceux qui en ont la charge ; et elle est de plus une marque de la confiance qu’ils nous inspirent. Nous constatons toutefois que les Anglais ne voient pas d’inconvénient à parler plus que nous ne le faisons nous-mêmes et que nous apprenons par les rapports du général French, avec quelque retard, ce que le général Joffre a préféré ne pas nous dire. Ils ont sans doute raison tous les deux : chaque pays a son caractère.

A l’Est de l’Europe, nos alliés les Russes continuent d’avoir des succès marqués contre l’Autriche en Galicie. Ils ont été, à la vérité, un peu moins heureux jusqu’ici contre les Allemands, mais il n’y a pas lieu de se préoccuper beaucoup des quelques échecs qui ont ralenti leur marche, non seulement parce qu’ils les ont en grande partie réparés et continueront de le faire, mais parce que ce n’est pas de ce côté qu’ils devaient aujourd’hui porter leur principal effort. Notre imagination va vite, elle supprime les obstacles : nous avons entendu, dès le commencement de la guerre, calculer d’une manière un peu fantaisiste à quel moment les Russes ne pouvaient manquer d’arriver à Berlin. On n’avait pas fait entrer dans ces calculs l’obligation où ils étaient, avant de marcher vers l’Ouest, de se débarrasser de l’armée autrichienne, qui était très nombreuse sur leur flanc gauche, tandis qu’ils avaient une armée allemande à leur droite et devant eux. Les grandes batailles ont été livrées jusqu’à ce jour à l’armée autrichienne : elles se sont constamment terminées par la victoire russe. Au Sud, sur le Danube, l’admirable armée serbe a maintenu devant elle une autre armée autrichienne et n’a pas cessé de la battre. Le moment viendra sans doute bientôt où la Russie, définitivement victorieuse de l’Autriche, réunira toutes ses forces contre l’ennemi principal, qui est l’Allemagne, et nous espérons bien qu’à ce moment, ils seront aussi vainqueurs de ce côté. Ils sont déjà tout près de Cracovie, qui leur ouvre le chemin de la Silésie. Cette guerre, comme celle que nous soutenons nous-mêmes, est poursuivie méthodiquement. Le temps d’ailleurs favorise les alliés. Les Anglais avouent qu’ils ne s’étaient pas préparés à la guerre continentale et qu’il leur faut encore quelque temps pour y disposer de toutes leurs forces. Ils annoncent, on l’a vu, qu’ils y enverront une armée d’un million d’hommes. Cet énorme contingent viendra grossir le nôtre, qui n’est pas encore non plus tout à fait au complet : mais nos ressources ne sont pas épuisées. Quant à la Russie, elle peut augmenter presque indéfiniment le chiffre de ses soldats. Il n’en est certainement pas de même de l’Allemagne : elle a mis dès le premier Jour en ligne la totalité de ses forces valides et elle est réduite dès maintenant à appeler sous les drapeaux les enfans et les vieillards. Le temps nous renforce et il l’épuise.

Cette lutte gigantesque se poursuit de part et d’autre avec un acharnement qu’expliquent les conditions dans lesquelles elle est engagée et les fins qu’elle vise : c’est un duel à mort.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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