Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1919

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Chronique n° 2100
14 octobre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




C’était une bonne précaution d’avertir qu’il ne fallait pas parler trop légèrement de ce qu’on a appelé, au début, « l’équipée de Gabriele d’Annunzio, » et que « l’incident de Fiume » contenait une haute dose à’italianité, qui ne pouvait que s’accroître, à mesure que les jours passeraient. Par ce mot « italianité, » il convient d’entendre non seulement le caractère spécifiquement italien de l’acte, semblable à tant d’autres dont le xve et le xvie siècles, en Italie, furent remplis, mais autre chose encore que nous allons essayer de marquer. Très loin par delà Garibaldi, Gabriele d’Annunzio rejoint dans la tradition nationale les grands condottieri preneurs de villes et fondateurs d’États, presque toujours précaires, d’une durée bornée à la durée de leur vie, elle-même presque toujours précaire et continuellement menacée. En ce sens, il serait à peine excessif de dire qu’il vient de ressusciter dans le monde moderne le type du Principe nuovo, avec cette différence capitale qu’il ne travaille pas pour son compte, mais pour la grandeur de son Roi et l’agrandissement de l’Italie unie, Comme Garibaldi, et plus que Garibaldi même, il crée ainsi une espèce de condottiérisme désintéressé. Ce condottiérisme, en outre, est littéraire, ou du moins tout imprégné et enveloppé de littérature de poète et d’humaniste, animé de l’esprit et du sentiment antiques : Stabit vetus memoria facti. De là, l’ampleur du geste sur l’horizon latin et la force d’imitation qu’il a immédiatement déchaînée. De là aussi, son accord intime avec l’âme d’un peuple à peu près entier. La fameuse « mégalomanie » de Crispi ne fut possible, il y a une trentaine d’années, que parce que toute l’Italie voyait grand. De même, le dessein de Gabriele d’Annunzio n’a été réalisable que parce qu’il a trouvé ou parce qu’il a mis la volonté de l’Italie au pair et à l’unisson de la sienne, parce qu’il en a recueilli les aspirations éparses et leur a brusquement donné une expression nette et violente ; parce qu’il a su saisir et utiliser, à l’heure propice, la puissance de symbole qu’a fini par enfermer, pour toute l’Italie, la question de Fiume. Puissance symbolique hors de proportion avec la valeur réelle de la ville, quelque importante qu’elle soit ; phénomène curieux d’hypnotisme et de suggestion, qui a fait de Fiume, à la longue, dans l’imagination et dans la conscience du peuple italien, « la plus italienne des cités italiennes. » Tout un peuple s’est persuadé que, sans Fiume, l’Italie n’est point achevée, que la lui contester, c’est l’outrager et l’opprimer ; plus on la lui refuse, plus il la désire, et sa passion s’augmente de la résistance qu’elle rencontre.

Pourtant, constatons-le pour le simple amour de la vérité, nous qui ne sommes ici que des témoins : si la revendication de Trieste, si même la revendication de l’Istrie, est une des plus essentielles et des plus anciennes de l’irrédentisme italien, ce n’est, au contraire, que depuis assez peu de temps que le nom de Fiume était revenu fréquemment dans les protestations irrédentistes. Sans doute, il n’a jamais été tout à fait oublié, et il n’a jamais été tout à fait absent de la littérature patriotique, où il réapparaissait par moments. Un auteur qui n’est pas suspect, M. Icilio Bachich, explique ces intervalles de silence par le fait que, sous la domination étrangère, Fiume était rattachée non à l’Autriche, mais à la Hongrie ; moralement, la douleur de la séparation aurait été couverte ou assoupie par la faveur qu’avait ménagée aux Magyars, dans l’opinion italienne, la sympathie de Mazzini. Quoi qu’il en soit, le moins qu’on puisse remarquer, c’est que jusqu’à une date assez récente, Fiume n’était qu’à l’arrière-plan, ou, si l’on le veut, qu’au second plan des revendications italiennes. Aujourd’hui, elle est devenue, — par quelle opération psychologique, nous venons d’essayer de le faire voir, — la ville italienne entre toutes, chargée, entre autres missions, d’un « rôle anti-germanique, » la cité « baptisée par le feu, Fiume sur le Quarnero. » On a lié en système les raisons que l’Italie a de la réclamer, et qui sont de quatre ordres : 1° d’ordre ethnique, historique et géographique ; 2° d’ordre national ; 3° d’ordre économique ; 4° d’ordre stratégique.

L’érudition, ardente au service du nationalisme, remonte loin vers les origines. Elle apprend aux diplomates qui l’ignoreraient que les premiers habitants dont était peuplé le versant occidental des Alpes juliennes, les pentes du Carso et les côtes du Quarnero, à l’époque pré-romaine, appartenaient au même type ethnique. Bien que divisés en plusieurs tribus, et portant des noms différents, c’était une seule et même population. Tous ces territoires furent également subjugués par Rome ; tous deviniont également des colonies romames ; tous subirent également l’influence colonisatrice et civilisatrice de la Cité-Mère. Au viie siècle de notre ère, un anonyme de Ravenne, dans une cosmographie, un certain Prè Guido, dans une géographie, disent des Alpes juliennes qu’elles « finissent l’Italie. » Or, « elles descendent vers la mer Adriatique, non loin de la ville de Tharsattica, province de Liburnie, en un lieu qu’on appelle Phanas. » Mais Phanas, d’après l’éminent historien triestin Kandler, était justement le lieu, non loin de Tharsattica, où s’élève maintenant Fiume.

Il y a plus ; à Tharsattica ou Tarsatica, s’amorçait le vallo esterno, la ligne fortifiée qui tout ensemble marquait la frontière et assurait la défense de l’empire ; cette ligne partait donc de la colline à laquelle Fiume est adossée, à moins que Tarsatica ne fût Fiume même. On pourrait le déduire d’un texte de Ptolémée d’Alexandrie qui, dès la deuxième moitié du iie siècle, mentionne dans le même membre de phrase « Tarsatica et les bouches du fleuve Eneo. » L’embouchure de l’Eneo, c’est-précisément là qu’est Fiume.

L’art romain, aussi, est un document. Partout où il est, fut Rome. Pendant longtemps on s’étonna de ne pas découvrir à Fiume plus de monuments, de souvenirs et de preuves de « romanité. » Une ample moisson de médailles f Auguste, Valentinien, Gratien, Théodose) et d’objets antiques de toute nature, est venue, au cours des quelques dernières décades, combler heureusement la lacune. Si ce ne sont pas des titres, que d’autres en montrent de plus vénérables.

De l’histoire de Fiume dans le Haut Moyen Age, on avoue qu’on sait peu de chose. Aux temps féodaux, la ville fut soumise aux églises de l’Istrie et donnée en fief par les patriarches d’Aquilée aux évêques de Pedena et de Pola, puis, par ceux-ci, transférée aux seigneurs de Duino. Elle passa, en 1400, de la seigneurie de Duino aux Walsee, qui la conservèrent jusqu’en 1466, où elle passa à la maison d’Autriche. En 1522, elle fut annexée au duché de Carniole. Toutefois, elle garda une large autonomie. Sous Ferdinand V en 1526, elle commença à codifier ses statuts, que l’Empereur sanctionna en 1530.

Ces libertés ne firent que se développer à partir de la seconde moiiié du xvie siècle. Lorsque Ferdinand eut partagé ses États entre ses fils, Fiume entra, avec la Styrie, la Carinthie, la Carniole, le comté de Gorizia, l’Istrie et Trieste, dans le lot de l’archiduc Charles. Mais, dans la principauté dite de « l’Autriche inférieure, » Fiume et son territoire formèrent un « corps séparé. » Corps séparé elle est demeurée, même après qu’en 1752 elle eut été rattachée commercialement au gouvernement impérial de Trieste ; ou bien elle l’est tout à fait redevenue en 1776, lorsque Marie-Thérèse l’en détacha et l’assigna, comme telle, à la couronne de Hongrie ; situation de fait et de droit que reconnut en 1807 la Diète hongroise, qui emploie, pour la qualifier, la formule : Separatum Sacræ Regni Coronæ adnexum corpus.

Extérieurement, depuis 1466, Fiume parait n’avoir plus eu de liens avec l’Italie. Mais, fait observer M. Icilio Bachich, la fantaisie de Marie-Thérèse ne peut abolir l’histoire, détruire tout un passé, masquer l’identité des traditions, des usages, des coutumes et de l’idiome, ni faire que Fiume ne soit pour l’Istrie orientale ni plus ni moins que ce qu’est Trieste pour l’Istrie occidentale. En somme, au point de vue historique, les droits que l’Italie invoque sur Fiume, sont les droits mêmes de Rome : héritière de Rome, elle revendique avec sérénité tout l’héritage de Rome.

D’autre part, elle tire de la statistique des arguments plus modernes, sinon plus positifs. En acceptant les chiffres fournis par les dénombrements officiels hongrois, — et Dieu sait ce qu’on pourrait leur reprocher ! — la population de Fiume, s’élevant à 54 000 âmes, serait composée de 6 000 Magyars, 15 000 Slaves (Croates, Serbes, Slovènes, Slovaques, etc.), 27 000 Italiens sujets de la Monarchie austro-hongroise et 4 000 Italiens du royaume ; au total, 31 000 ; nationalités diverses, 2 000. Il en résulte que la population de Fiume est en majorité italienne, qu’elle n’est ni hongroise ni slave ; ses dispositions et ses inclinations répondraient d’ailleurs à la voix du sang, et elle les a clairement affirmées lorsque l’occasion lui en a été offerte, notamment par la résistance qu’elle a jadis opposée aux troupes croates de Jellachich.

Les motifs d’ordre économique se résument dans l’importance du port de Fiume, le danger qu’il y aurait à le laisser entre des mains étrangères, la concurrence, peut-être ruineuse, qu’il permettrait de faire à Trieste. Son trafic, en effet, est considérable. Il a derrière lui un vaste « hinterland, » slave au Sud, maygar au Nord. Un réseau de chemins de fer, parfaitement combiné, le met en communication par Agram et la Croatie avec Budapest, la Hongrie, la Roumanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, d’un côté ; de l’autre, le tronçon qui s’y raccorde à San Pietro ouvre l’accès de Fiume aux marchandises parties de Laybach, de Graz, de Vienne, de Prague, de Galicie, de Pologne. Le mouvement commercial, importations et exportations réunies, représentait, en 1912, trafic maritime : 1975 479 tonnes ; trafic par chemins de fer : 1 846 703 tonnes ; soit une valeur en argent, pour le trafic maritime, de 477 016 890 couronnes ; pour le trafic par chemins de fer, de 492 827 954 couronnes ; et, en 1913, il était en progrès. Le raisonnement des Italiens, en face d’une telle situation, est celui-ci. Si Fiume n’appartient pas à la même Puissance que Trieste, Trieste est en grand péril. Il est vrai que ce raisonnement se retourne, et que leurs adversaires ne manquent point de le retourner contre eux. Au surplus, ce que M. Icilio Bachich semblait redouter par-dessus tout, quand il a écrit son mémoire, c’était que Fiume, remplaçant Trieste, ne devint l’instrument de la politique d’expansion allemande dans l’Adriatique et le Levant. On ne prévoyait encore ni la défaite de l’Allemagne, ni la dissociation de l’Autriche-Hongrie, ni la formation du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ni la naissance ou la renaissance des États slaves. Mais qu’il s’agisse d’expansion slave ou d’expansion allemande, le problème est le même pour l’Italie, et sa position est la même.

Aux raisons commerciales s’ajoutent les raisons stratégiques. Il serait vain, déclarent les experts, de tenter de pourvoir à une sérieuse et efficace défense de l’Istrie orientale jusqu’à Pomer sans la pleine et absolue maîtrise de Fiume et de tout le Quarnero, y compris les îles. N’avoir pas Fiume ôte toute valeur stratégique à Pola, comme ne pas l’avoir ôte toute valeur commerciale à Trieste. « Des hauteurs de Fiume, on domine et on menace tout le versant oriental du Caldiero ; de celles de la pointe septentrionale de Cherso, toute la côte de l’Istrie orientale jusqu’à l’Arsa ; du détroit de Farasina, où le golfe se resserre et où un bras de mer étroit sépare l’île du port de Fianona, il serait facile d’envahir l’Istrie elle-même jusqu’à prendre Pola à revers et d’empêcher la navigation dans le canal. Des Lussini, enfin, avec peu de batteries et un champ de mines, on fermerait hermétiquement l’entrée du golfe et l’on interdirait même le transit en mer ouverte. » Aussi, conclut M. Bachich, appuyé en général par M, Armand Hodnig, M. Tomaso Sillani, M. Attilio Tamaro, par un homme politique qui signe Italicus Senator, et par l’auteur anonyme d’un ouvrage intitulé : l’Adriatico, « aussi les îles du Quarnero forment-elles une unité indivisible. Les séparer équivaudrait à détruire un corps homogène : ce serait semer des germes de conflit pour demain. De plus, l’Italie réclame spécialement la possession de l’île de Veglia, parce que le centre le plus important de cette île, la citadelle de Veglia est purement et héroïquement italien. »

Comment la convention de Londres du 26 avril 1915, passée avant l’intervention de l’Italie dans la guerre, avait-elle réglé la question de Fiume ? Cette convention porte, si la version que nous en avons sous les yeux est exacte (on se rappelle que, bien que secrète, elle a été publiée, par la New-Europe du 17 janvier 1918, et répandue par les soins du Comité yougo-slave), note 2, à la suite de l’article V : « Les districts adriatiques suivants seront, par la coopération des Puissances de l’Enrente, incorporés au territoire de la Croatie, Serbie, Monténégro : — Dans le Nord de l’Adriatique, toute la côte depuis le golfe de Volosca, près de la frontière italienne, jusqu’à la frontière septentrionale de la Dalmatie, comprenant toute la côte appartenant aujourd’hui à la Hongrie ; toute la côte croate, le port de Fiume et les petits ports de Novi et Carlopago, de même que les îles de Veglia, Pervicio (Pervicchio), Gregorio, Kali (Goli) et Arbe. »

Il n’y a pas d’équivoque possible : aux termes de cette note, tant que tenait la Convention du 26 avril 1915, l’Italie ne pouvait, ayant consenti, contester « au territoire de la Croatie, Serbie, Monténégro » la possession du « port de Fiume. » Tout au plus était-il permis, avec beaucoup de subtilité, de jouer sur ce mot : « le port » et de distinguer entre « le port » et « la ville. » En revanche, par l’article IV, l’Italie devait recevoir « la ville de Trieste et ses environs, le comté de Göritz et Gradisca, toute l’Istrie jusqu’au Quarnero, Volosca compris, avec les îles istriennes, Cherso et Lussin, de même que les petites îles de Plavnik, Unia (Unie), Camidoli (Canidole). Palazzuola (Palazzuoli), San Pietro Nerovio, Asinelle et Gruica, avec les îlots avoisinants. »

Mais le président Wilson est venu. Il a répudié toute convention secrète, proclamé qu’il n’en reconnaissait aucune, et que celle-là particulièrement, il ne la reconnaissait pas, ne l’ayant jamais connue ; qu’elle n’était qu’un arrangement entre quatre des grandes Puissances, la France, la Grande-Bretagne, la Russie et l’Italie ; mais que les États-Unis n’y avaient pas été partie, qu’elle ne leur avait pas été communiquée à leur entrée dans l’association, et qu’en conséquence elle ne les obligeait pas. Néanmoins, la France, la Grande-Bretagne, la Russie (s’il y en eût eu encore une) et l’Italie auraient pu, elles, continuer de se tenir pour obligées par leurs signatures, mais à la condition qu’il n’y fût rien changé, pas un point, pas une virgule, ni pour y ajouter, ni pour en retrancher. Il semble que ce soit l’attitude que M. Sonnino avait d’abord adoptée, qu’il eût préféré conserver : se présenter avec son titre, et en réclamer l’exécution pure et simple. Fiume n’y était pas, et même elle en était formellement exclue, mais Volosca y était, et toute l’Istrie jusqu’au Quarnero, et plusieurs des des îles istriennes, grandes et petites. La note I, à l’article IV, précisait : « Depuis le Schneeberg (Monte Nevoso), la frontière descendra vers la côte, comprenant Castua, Matulje (Mattuglie) et Volosca. » Mais, du moment que, soi même, on déclarait le pacte sujet à revision pour y ajouter, du coup on le déclarait sujet à revision pour en retrancher. Si l’on voulait y introduire Fiume, qui n’y était pas, on s’exposait à ce qu’un autre en retirât Volosca, qui y était. C’est la morale ou la dialectique de M. Sonnino qui était la bonne, et personne ne lui aurait fait grief de l’avoir empruntée de la Société de Jésus : Sit ut est, aut non sit ! Rouvrir la question pour Fiume était tout remettre en question, et la partie méridionale ou orientale de ristrie, et les îles du Quarnero, sans parler de la Dalmatie, que l’Italie recevait en vertu de l’article V. Combien, au contraire, les Alliés, la France et la Grande-Bretagne, auraient été embarrassés, si, la convention à la main, l’Italie les eût tranquillement sommées de lui faire délivrer, malgré toute opposition, rien que ce qui lui avait été promis, mais tout ce qui lui avait été promis !

Nous ne savons pas très exactement à quoi, après huit mois de tâtonnements, de tergiversations, de discussions et presque de disputes, d’offres et de refus, de ruptures et de reprises, le Conseil suprême avait abouti. Mais, d’intentions plus ou moins gratuitement prêtées à Gabriele d’Annunzio, on peut induire que l’Italie, dans le dernier état de la négociation, n’avait obtenu ni Volosca, ni Abbazia, ni Albona ; c’est-à-dire qu’elle n’avait plus toute l’Istrie, et que vraisemblablement sa frontière avait été fixée à l’Arsa. Pour Fiume même, tout le monde en connaît la disposition. À l’Ouest, la ville proprement dite, peuplée en majorité d’Italiens : à l’Est, un faubourg, Susak, habité par des Slaves : entre les deux, une petite rivière, que les Italiens appellent la Fiumana, et les Slaves, la Reoica ; au Sud de la ville, le port, divisé en deux parties. À force de chercher, on en était arrivé, dans les commissions de la Conférence, autour du Conseil suprême, à attribuer la ville proprement dite aux Italiens, le faubourg aux Yougo-Slaves, et à internationaliser le port sous le contrôle de la Société des nations.

D’autres solutions avaient été proposées ; d’autres auraient pu être préférables ; d’autres, peut-être, eussent dû être préférées. Par exemple, pour éviter un contact immédiat et une friction constante entre des éléments hostiles, comme pour satisfaire un désir légitime, on aurait pu donner quelque part, à proximité, au jeune royaume des Serbes, Croates et Slovènes le port sans lequel il lui serait très difficile de vivre, en l’aidant à le construire et à l’équiper. On y a songé, mais on s’est convaincu qu’à cause des obstacles naturels, les fortes pentes ici, ailleurs la violence des vents, les dépenses seraient excessives. Et puis, quelque part ailleurs, ce n’était pas Fiume, et, sur Fiume, on se butait, de part et d’autre, à une sorte de point d’honneur exaspéré. Finalement, on s’était arrêté à l’idée de ce partage, qui renverrait les plaideurs dos à dos, ou plutôt qui les maintiendrait face à face, avec le juge de paix entre les deux. Les districts de la côte orientale du Quarnero, que la convention de Londres avait donnés à l’Italie, constitueraient un minuscule État neutre, toujours sous le contrôle de la Société des nations ; bien étroit et bien mince pour un État tampon. Comme tous les moyens termes, comme toutes les cotes mal taillées et tous les arbitrages, une pareille solution, qui, trop visiblement, n’était qu’un expédient, ne contentait personne. Il y a pourtant des indices que, par lassitude et pour en finir, la Délégation italienne penchait à s’y résigner, au moins en ce qui concerne la ville, le faubourg et le port de Fiume. On attendait l’agrément de M. Wilson, quand subitement Gabriele d’Annunzio a frappé son coup.

Les contre-coups en ont été rapides et se sont multipliés en quelques jours. Nous n’y insisterons pas : les journaux, en faisant une large place à cet événement « sensationnel, » comme ils disent, les ont rendus familiers à tous les esprits et les conservent chaque matin présents à toutes les mémoires. Il nous a paru plus utile d’exposer, même un peu longuement, les précédents, le développement et la marche de l’affaire : mais, sur ses conséquences, néanmoins, nous ne pouvons garder un silence absolu. Ce n’est plus une troupe que d’Annunzio a avec lui, ce sont des troupes. Tous les généraux, tous les amiraux qui lui ont été dépêchés pour le ramener, l’ont quitté eux-mêmes convertis. L’indiscipline a, sinon gagné, touché de proche en proche l’armée et la marine. Les vivres, l’argent affluent comme pour un siège, où les assiégeants tendent du reste à se confondre avec les assiégés. La ligne d’armistice est tenue par des régiments dont les chefs et les soldats sont, pour la plupart, de fait ou de cœur ou d’imagination, à d’Annunzio. À faible distance, dans l’autre camp, on a signalé des concentrations de soldats et de partisans yougo-slaves. En une minute, il pourrait se produire de l’irréparable. Mais ne voyons que ce qui est déjà fait.

L’opinion publique, en Italie, est remuée à fond, agitée, déchirée en deux fractions extrêmement inégales. Dans l’enceinte même du Parlement, à Montecitorio, on s’est battu, socialistes contre nationalistes, et le ministère est talonné, éperonné par le Fascio. La scène a été telle, elle a révélé un tel trouble, qu’il a fallu dissoudre la Chambre. Et ce n’est que le moindre mal. Les élections auront lieu le 16 novembre, suivant un mode de suffrage nouveau, au scrutin de liste par grandes circonscriptions, avec représentation proportionnelle. La « plate-forme » est toute trouvée : on votera pour ou contre Fiume italienne : o Fiume, o morte ! Cette exaltation, cet échauffement de six semaines ne seront pas sans danger, atténuons, sans inconvénient grave, au dedans et au dehors. Nationalement, on a vu comment la question se pose. Pour ce qui est des relations internationales, les contingents alliés, après que leur matériel a été pris en charge par le gouvernement italien, ont évacué Fiume, qui est au demeurant le seul point de la côte adriatique où nous n’eussions pas dû établir une base. Mais des navires, et surtout des navires américains, continuent à croiser en vue du rivage. M. Wilson, dit-on, n’aurait rien cédé, et la pression, au lieu de l’y incliner, l’aurait plutôt raidi. On ne peut que conseiller à tous, et souhaiter une infinie prudence. Que les uns s’abstiennent de discours par trop truculents, que les autres ne pincent pas trop, sur le ton de la menace, la corde du « ravitaillement. » On joue sur des nerfs d’écorchés. L’Italie aurait vite fait de crier cette fois, — l’assonance serait parfaite — Fiume, o fame ! Et il faudrait craindre le pire, si la froide raison n’avait sur les tempéraments les plus bouillants des prises secrètes, et sur elle-même des retours imprévus. Nous persistons à croire que tout s’arrangera, et que, à ce que tout s’arrange, après avoir failli se gâter, l’Italie n’aura rien perdu.

Un fâcheux effet de la dissolution de la Chambre italienne aurait été de retarder la ratification des traités. Mais on assure que le gouvernement, interprétant libéralement l’art. 5 du Statut, serait disposé à faire ratifier par décret royal au moins le traité avec l’Allemagne qui ne comporte pour l’Italie aucune modification de territoire. S’il donne suite à ce projet, surtout s’il se hâte de le faire, les Alliés ne pourront que lui en savoir gré. Le Traité de Versailles, on s’en souvient, doit entrer en vigueur entre les Hautes Parties contractantes dès qu’aura été dressé un « premier procès-verbal de dépôt des ratifications ; » et ce premier procès-verbal « sera dressé » dès que le traité aura été ratifié par l’Allemagne d’une part et par trois des principales Puissances alliées et associées d’autre part. » Mais, d’une part, l’Allemagne a ratifié le Traité de Versailles presque aussitôt après sa signature : d’autre part, la Grande-Bretagne l’a ratifié il y a plus d’un mois ; la Chambre des Députés française vient de le ratifier à son tour, et le Sénat en aura vite fait autant. Ratifié par l’Italie dans une forme que la Constitution autorise, il sera parfait ; il portera les trois estampilles nécessaires, et il aura pris toute sa force exécutoire, tandis que le Sénat des États-Unis, dont le vote est de moins en moins douteux, achèvera de délibérer.

Chez nous, le texte du 28 juin a été utilement éclairé par les travaux des commissions et les débats parlementaires, si longs que notre impatience ait été tentée de les juger ; efficacement complété par les motions de M. Vincent Auriol sur les garanties financières et de M. André Lefèvre sur les précautions à prendre pour le désarmement réel de l’Allemagne. À cet égard, trop de signes avertissent qu’il n’est que temps d’aviser. Nous ne pouvons assister impassibles, quittes à en payer les frais, au « camouflage » militaire, auquel préside Noske avec toute la méthode d’un vieux feldwebel prussien. Si même l’armée que Von der Goltz s’obstine à maintenir dans les pays baltes, et que les ministres du Reich se déclarent impuissants à faire obéir, n’était pas destinée à fournir quelque jour des cadres aux masses russes organisées et dressées à l’allemande, si même elle ne devait peser dans le monde que son seul poids, il resterait que ce poids ne serait point négligeable, puisque, de 40 000 hommes, elle est passée, en peu de temps, à plus de 100 000.

Tout un ensemble d’observations et d’informations fait que la sagesse commandait de voter la ratification du Traité, si faibles ou si médiocres qu’en soient certaines parties, afin de pouvoir, au plus tôt et au plus sûr, en tirer le meilleur parti. Quant à rouvrir, sous prétexte d’oublis ou d’imperfections, une négociation avec l’Allemagne, ce n’en est plus l’heure. On ne négocie que dans le plein de sa force. Nous n’en dirons pas davantage ; mais nous voudrions bien faire entendre de qui de droit, de qui peut, même ce que nous ne voulons pas dire.

Charles Benoist.


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