Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1919

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Chronique n° 2099
30 septembre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Chambre des Députés a poursuivi, durant toute la quinzaine qui vient de s’écouler, la discussion sur le traité de paix avec l’Allemagne. Au cours des premières semaines du débat, elle a entendu d’excellents discours, quoique peu d’orateurs aient considéré le Traité dans son ensemble et se soient placés au point de vue le plus général : cette paix, par laquelle on s’était proposé de refaire le monde, quelle Europe nous fait-elle ou nous laisse-t-elle ? Et d’abord, quelle France ? Mais, ensuite, quel Occident et quel Orient ? Au milieu de cette Europe, quelle Allemagne ? Au fond, là-bas, quelle Russie ? Dans le Sud-Est, que seront les Balkans de demain ; et, jusqu’où, vers le Centre, les Balkans s’étendront-ils ? L’Europe nouvelle, constituée par les tout jeunes États formés des débris des Empires, est-elle née et peut-elle vivre ? En d’autres termes, avons-nous la paix, une paix complète, solide, durable ? Pour réparer les ruines de la guerre, il va falloir beaucoup et longtemps travailler. Pouvons-nous, dès maintenant, nous mettre au travail, en toute sûreté, dans une bonne maison, derrière de bonnes murailles, à l’abri d’une bonne frontière, soutenus par de bonnes amitiés, ayant devant nous, si nous voulons sortir, de larges routes et de longues perspectives ?

Un par un, pourtant, les divers éléments du problème ont été examinés, et il est bien permis de penser que la discussion aurait pu être abrégée, mais non qu’elle a été inutile. D’un consentement unanime, en passant au crible, parfois un peu minutieusement, les conditions du Traité, on s’est attaché à chercher moins ce qui y manquait que ce qu’on pourrait y ajouter, moins ce qu’il y a à y reprendre que ce qu’on en pourrait tirer. Tout le monde, sur les bancs de la Chambre, a, en somme, exprimé l’inquiétude, non point que les conditions imposées à l’Allemagne n’aient pas été assez rigoureuses, mais que les garanties stipulées pour leur exécution ne soient peut-être pas pleinement efficaces : c’est ce que nous avons dit et répétons ici depuis le mois de mai. Tout le monde, sur les bancs du gouvernement, s’est évertué à établir ou qu’on ne pouvait en espérer mieux, ou qu’on n’a pu mieux faire, et qu’on peut, pour la suite, s’en reposer sur le Traité, sinon sans vigilance, du moins avec tranquillité. M. André Tardieu est venu et revenu affirmer sa confiance dans la qualité de son ouvrage, en ce qui concerne particulièrement les garanties diplomatiques et militaires ; M. Loucheur en a fait autant en ce qui concerne les garanties économiques, et M. Klotz lui-même a tenu à ne pas demeurer en reste pour ce qui est des garanties financières. Fasse la fortune de la France que les dieux les aient entendus ! C’est une manière de créer le fait que de manifester la foi. Mais si trop douter de soi empêche de manifester l’une, ou être trop content détourne de créer l’autre. Entre les deux excès, l’écueil est double.

Il est possible que tel ou tel, — faut-il dire des adversaires, puisqu’à très peu d’exceptions près, tous voteront la ratification ? — mais des contradicteurs ou des interrogateurs, ait poussé trop loin ses objections ; mais les ministres aussi ont exagéré les mérites du Traité, comme les autres en avaient exagéré les défauts, quand ils en ont porté la défense jusqu’à l’apologie, et haussé l’apologie jusqu’au panégyrique. En fait de mérites, le Traité de Versailles a principalement des vertus, dans le sens de l’expression : « en vertu ; » ce qui pourra être, mais ce qui n’est pas encore. M. André Tardieu, que le doute n’aura pas atteint un instant, après s’être efforcé de prouver qu’aucune des garanties nécessaires ne nous manquait, aux termes mêmes du Traité et des conventions complémentaires, n’a pas voulu s’en tenir là, et il a sans broncher assuré la Chambre qu’aucun Traité, dans toute l’histoire, ne nous en avait donné de plus grandes ou d’aussi grandes. C’est curieux, pour le remarquer en passant, qu’on invoque l’Histoire avec cette hardiesse, alors qu’on l’a, dans les négociations, si délibérément écartée, et, même, qu’on en a si dédaigneusement fait fi. Eût-il été, par exemple, indifférent de se rappeler comment l’Histoire avait posé pour nous, depuis trois siècles, la question vitale de la Rive gauche du Rhin ? Sans doute, on dit qu’il y a la nouvelle école, qui fait profession de croire à un monde tout neuf, dans lequel l’Europe est une toute vieille chose, toute petite. Une pensée qui franchit d’un trait les océans n’est pas arrêtée par un fleuve. Mais l’ancienne école avait du bon ; il lui était arrivé de rencontrer des formules qui ressemblent beaucoup à des vérités éternelles, si l’on appelle ainsi ce qui a duré et durera autant que l’humanité. Celle-ci, en tête, que nous avons déjà trop souvent citée, mais que nous ne nous lasserons pas de reproduire, parce qu’elle ne cessera jamais d’être la règle d’une sage politique : il est plus prudent de fonder sa sécurité sur soi-même que sur autrui.

En sacrifiant, dans la fameuse « option » du 17 mars, la frontière militaire du Rhin à des alliances dont personne, d’ailleurs, ne méconnaît ni ne conteste l’intérêt, on a failli à cette règle certaine. « Il fallait choisir, » répond-on. Non ; il fallait manœuvrer pour n’être pas obligé de choisir. En tout cas, il fallait peser et faire peser le choix. Renoncer à placer de préférence ses sûretés en soi-même, c’était se condamner à les demander à d’autres, ou du moins à les recevoir d’eux. A les recevoir telles qu’ils voudront ou qu’ils pourront les offrir.

C’est pourquoi l’on doit aujourd’hui suivre avec une attention extrême ce qui se passe ou ce qui se prépare au Sénat des États-Unis et dans l’opinion américaine. Nous avons dit que la paix de Versailles était pour nous en fonction des alliances qui, contre « une agression non provoquée » de l’Allemagne, sont réputées nous tenir lieu de frontière stratégique. Tout amendement ou toute réserve, toute restriction, même éventuelle, pratique donc littéralement une brèche dans notre frontière. Tout ce qui menace de faire obstacle au déclenchement automatique et immédiat de l’alliance risque d’en diminuer la valeur, en affaiblissant la garantie. C’est fait maintenant, et nous avons choisi. Il ne s’agit plus de regretter, mais d’utiliser au maximum, et, pour le reste, d’aviser. Plus le Sénat américain aura, s’il le fait comme on en annonce l’intention, introduit de réserves dans l’approbation du Traité, plus nous nous verrons à nouveau contraints de tirer de nous-mêmes les sûretés qui ne nous viendront point du dehors, et plus nous aurons à mesurer l’effort que nous devrons continuer non sur ce que nous voudrions faire, mais sur ce que nos alliés hésiteront à faire.

Quoi qu’il en puisse être demain, le Parlement français n’y pouvait pas grand’chose, et il n’est pas de matière où, par ailleurs omnipotent, il soit constitutionnellement plus impuissant. La discussion s’étant déroulée dans toute son ampleur, M. Louis Barthou ayant éloquemment développé les critiques et soutenu les conclusions de son rapport, il n’y avait plus, pour la clore, qu’à entendre le président de la Commission, M. René Viviani, et M. Clemenceau, président du Conseil. Puis il n’y avait plus qu’à faire circuler les urnes, qui furent rarement plus pareilles à celle du Destin, dont l’arrêt est fixé d’avance.

Mais si, tout au long de ce brûlant septembre, les après-midis du Palais-Bourbon ont été, non pas peut-être délicieux, pourtant fort intéressants, ce sont surtout les matins qui y furent passionnés. La Chambre, qui aime les jeux alternés, discutait, en effet, le Traité de paix l’après-midi, mais, le matin, elle discutait la loi électorale. On sait qu’une réforme a été, il y a quelque temps, menée péniblement presque à son terme, au milieu de toutes sortes de pièges, chausse-trapes et traquenards. Ce n’est pas, comme on le dit à tort, la représentation proportionnelle ; c’en est, à bien des égards, le contraire ; ce n’en est toujours qu’une application fractionnée, par parcelles souvent infinitésimales. C’est une étrange et doctrinalement absurde combinaison de deux systèmes opposés, du système majoritaire et du système proportionnaliste.

Quels que doivent être les résultats de la prochaine consultation populaire faite selon ce régime, il est indispensable d’avertir que la représentation proportionnelle ne saurait en aucune façon, à aucun titre ni à aucun degré, en être rendue responsable. La machine a été montée à ses dépens autant peut-être qu’à son profit, car l’opération consiste essentiellement en ceci. Les élections législatives se font au scrutin de liste, en principe départemental. Néanmoins, au-dessus d’un certain nombre de représentants, les départements peuvent être divisés en plusieurs circonscriptions. Toute liste ou tout candidat (nous simplifions) qui obtiennent la majorité absolue sont proclamés élus. S’il n’y a point de liste ou de candidat qui l’obtiennent, ou si toute une liste et tous les candidats ne l’ont pas obtenue, les sièges restant à pourvoir sont répartis proportionnellement. Le système proportionnaliste est, au surplus, relié au système majoritaire par l’attribution d’une prime à la majorité relative. Cuisine, comme on le voit, assez compliquée, par quoi le suffrage universel est accommodé à la mode majoritaire, avec une pincée de R. P. Devant la théorie pure, ce métis est un monstre, c’est une horreur. En pratique, il ne peut avoir qu’un seul avantage, qui serait d’avoir tué le scrutin d’arrondissement. Mais le scrutin d’arrondissement a, chevillé au corps, ce qui lui servait d’âme : il ne veut pas mourir encore !

La disposition qui porte que les départements, au-dessus de six députés, pourront être sectionnés, a fourni le prétexte. Comment sectionnerait-on ? Mais, au préalable, sectionnerait-on ou ne sectionnerait pas ? La seule fureur théologique d’un synode byzantin peut donner l’idée de la violence des controverses que partout, dans tous les coins, en séance et hors séance, ce problème, d’une importance si personnelle, a déchaînées. Le Sénat romain n’avait eu à délibérer que sur la sauce à laquelle le turbot serait mangé : tout Sénat romain qu’il était jusqu’en sa décadence, n’eût-il pas perdu de sa dignité, s’il eût été appelé à délibérer sur celle à laquelle il serait mangé lui-même ? Finalement, on a décidé qu’on ne sectionnerait point. Même le département de la Seine élirait en collège unique ses 54 députés, à moins cependant qu’à la dernière heure, il ne soit démontré qu’il est matériellement impossible d’organiser, de surveiller et de dépouiller un tel scrutin. En attendant, on s’est jeté dans cette solution paradoxale, par l’abus sophistique d’un argument vrai... « Plus le collège électoral est vaste, mieux la représentation proportionnelle y fonctionne. » Cela est sûr, au moins dans une certaine limite, qui est justement le point où les difficultés d’application touchent à l’impossibilité.

Ou, si l’on le veut, cela est très exact en théorie, mais n’est pas toujours réalisable en pratique. La bonne coupe, pour des élections au scrutin de liste avec représentation proportionnelle, paraît être de quinze à vingt-cinq noms par liste. Dans cette limite, le collège électoral est assez vaste, et il ne l’est pas trop. Il eût donc été raisonnable de « sectionner » le département de la Seine en deux ou trois circonscriptions ; seulement, on ne cherchait pas des raisons pour la raison, mais des raisons contre la raison. On ne voulait pas aboutir, mais faire échouer. Ici s’est dévoilé, plus tôt qu’on ne l’aurait cru, le vice profond de la demi-réforme, lequel est de prétendre faire jouer la représentation proportionnelle dans un cadre majoritaire. Nous l’avions bien dit : Le système majoritaire est un système, la représentation proportionnelle en est un autre ; le mélange des deux n’est rien. La prime que l’on offre à la majorité fausse tout et pousse aux coalitions, qui vont directement à l’opposé du but de la représentation proportionnelle. C’est une tentative vaine de conciliation des contradictoires : ce sera probablement un essai manqué, un effort perdu. Mais il s’agissait de faire un chemin que la Chambre était incapable de couvrir autrement que par étapes.

Ce qu’a mis le plus en lumière le spectacle fâcheux qu’elle a donné dans cette circonstance, c’est la nécessité d’une réforme parlementaire. La réforme parlementaire doit être l’objet réel et positif de la réforme électorale, qui ne peut être à elle-même son propre objet. A quoi servirait-il de changer l’instrument, si le produit n’était pas changé ? Il n’est pas certain que la racine du mal ne soit pas dans l’électeur, mais l’épanouissement du mal est dans l’élu. Hâtons-nous de le soigner, si nous voulons le guérir. Tout l’État ne tarderait pas à en être infecté. Ils sont venus, les temps annoncés, il y a déjà une vingtaine d’années, par un député italien, le docteur Provido Siliprandi, dont les avertissements ne furent point écoutés comme ils auraient dû l’être : jamais diagnostic plus aigu n’avait été porté sur une société politiquement malade. Il ne parlait que de l’Italie, mais déjà le mur mitoyen brûlait. A présent, au lendemain d’une effroyable guerre, qui ouvre une crise peut-être plus formidable encore, à la fois nationale et internationale, universelle, parce que tous les pays y passent et parce que toutes les questions y sont agitées, il faut proclamer haut et net que nous ne pouvons aborder, avec l’outil que nous avons, la moindre des tâches qui nous sollicitent.

Il était aisé de prévoir que les sociétés, brutalement expulsées de leur orbite par une catastrophe sans précédent, et maintenues hors de cette orbite pendant cinq interminables années, n’allaient pas se rasseoir tranquillement dans leurs anciennes formes. Mais plus d’un répétait que cette guerre serait non seulement la plus grande des guerres, mais la plus grande des révolutions, qui le redisait en quelque sorte mécaniquement, l’ayant ouï dire, et n’en était pas intimement convaincu, ou ne se rendait qu’imparfaitement compte de ce qu’il répétait. Les signes sont devenus si évidents qu’ils frapperaient même un aveugle. Il peut y avoir révolution sans qu’il y ait sang répandu. En fait, il y a « révolution, » dès qu’il y a « retournement. » Or, qui nierait que l’échelle sociale est retournée, que les valeurs sociales sont renversées ? A tout le moins, ces valeurs sont toutes brouillées, et se débattent à terre pêle-mêle, dans une curée dont le trésor public et les entreprises privées font follement les frais. La vie est tout ensemble chère et dure ; les salaires tout ensemble énormes et insuffisants. Des sommets du gouvernement, on chante l’hymne à la production, on crie à la nation d’oser. Mais fait-on tout ce qu’il faudrait pour la mettre en position d’oser et en condition de produire ? Du manque de matières premières et de main-d’œuvre à la réduction de la journée de travail et aux grèves, n’est-elle pas paralysée par trop d’entraves ? A l’intérieur et à l’extérieur, n’est-elle pas surchargée du poids de trop d’incertitudes ?

Avant que cette Chambre disparaisse, on va probablement lui soumettre le traité qui vient l’être conclu à Saint-Germain avec l’Autriche, et dont le texte avait été, le 2 septembre, consigné ne varietur entre les mains du chancelier Renner, en même temps qu’une lettre d’envoi rédigée, comme l’avait été celle adressée au comte Brockdorff-Rantzau, par M. Philippe Kerr, secrétaire de M. Lloyd George, et que la réponse des Puissances alliées et associées aux remarques de la Délégation autrichienne sur les conditions de paix. Ce deuxième traité n’est guère moins long que le premier : 381 articles, au lieu de 440. Encore ne jurerait-on pas qu’il est complet, et même il saute aux yeux qu’il ne l’est point. L’aveu s’en trouve à l’article 36, qui vise « la frontière orientale de l’Italie telle qu’elle sera ultérieurement fixée. » Du même coup, la frontière occidentale de l’État serbo-croato-slovène reste indéterminée. Mais l’indétermination de cette frontière laisse en suspens la question de Fiume, qui laisse non résolue la question de l’Adriatique.

Il est à relever que les Puissances alliées et associées ont consenti à sanctionner, dans le Traité avec l’Autriche, des considérations que quelques-unes d’entre elles s’étaient obstinées à ignorer dans le Traité avec l’Allemagne. Elles veulent bien reconnaître là des droits historiques et connaître des motifs stratégiques qu’elles avaient ailleurs déclarés nuls et non avenus. Le peuple italien obtient d’être préservé, « par la frontière naturelle des Alpes qu’il revendique depuis si longtemps, » de « la menace intentionnellement dirigée contre sa vie même. » Les Puissances alliées et associées l’autorisent à dresser dans toute sa hauteur et toute son épaisseur le rempart de rocs et de glaces que la nature, selon le mot du poète, a mis entre lui et la rage allemande. Mais d’autres peuples, eux aussi, se voyaient exposés à « une menace intentionnellement dirigée contre leur vie même ; » d’autres peuples, eux aussi, possèdent « des plaines commandées par des positions militaires avancées ; » d’autres peuples, eux aussi, sont au contact de la rage allemande, et de la rage prussienne, plus féroce, plus tenace que la rage autrichienne ; d’autres peuples, eux aussi, ont « des frontières naturelles qu’ils revendiquent depuis longtemps. »

N’ont-ils pas su parler, ou plutôt n’a-t-on pas voulu les entendre ? La même école qui néglige l’histoire méprise l’ancienne diplomatie, qu’elle n’est pas loin de juger aussi ridicule qu’odieuse. Il n’empêche que, tant qu’il y aura une diplomatie, sa qualité se marquera par ses résultats. « Machiavel ! dit-on, c’est bien vieux ! » et comme s’il y avait une place à prendre, on s’essaie à poser les régies du nouveau jeu. Mais, dans le même moment, un philosophe remarquait que, sous le couvert de l’idéalisme, du libéralisme et de la démocratie, ce temps, acharné aux affaires, affamé de bénéfices comme d’autres le furent de conquêtes, avait conservé quelque chose, — et beaucoup plus qu’on ne l’imaginait, — de sforzesco et de borgiesco. Pourquoi ? Parce qu’en dépit des variations du milieu, il y a dans l’homme une somme d’humanité à peu près constante. Les condottieri se sont transformés moins qu’ils ne se sont travestis en manieurs d’argent et en « capitaines d’industrie. » Les provinces sont des marchés, et l’on se dispute un port comme on s’enlevait un château. L’enjeu de la guerre s’est industrialisé, commercialisé, ainsi que la guerre elle-même. Et c’est tout.

Mais, sans disserter davantage, regardons la carte. L’Italie a atteint, du lac de Garde au Quarnero, ses « limites naturelles, » le cercle des Alpes. Le socialiste Modigliani a beau dire, dans le rapport présenté par la minorité de la Commission sur le Traité avec l’Allemagne, qui n’est pas celui où l’Italie est immédiatement intéressée ; il a beau prétendre que, de toutes les Puissances belligérantes, c’est l’Italie qui, pour ses sacrifices et ses dommages, reçoit le moins. Plus franc, le Corriere della Sera reconnaît qu’aucun État n’a désormais de meilleures frontières. La défense de l’Italie est reportée sur les Alpes, et même en avant des Alpes. Au-dessus de Salorno, au delà de la limite des langues, par delà Mezzo Tedesco et Nova Tedesca, la terre italienne est protégée contre un retour offensif du germanisme, et elle est protégée, au delà du Tagliamento et jusqu’au revers du Carso, contre une avance agressive du slavisme. L’objection linguistique ou ethnographique n’a point prévalu ; l’argument stratégique a compté. Mais regardons encore, voyons un peu plus loin. Où est l’Autriche-Hongrie ? Plus d’Autriche-Hongrie. Et qu’est-ce que l’Autriche réduite aux pays de langue allemande, avec ses huit ou dix millions d’habitants ?

Il n’y a qu’à tourner la page et voici la carte de France, mise au point après le 28 juin. L’affreux liséré vert est effacé ; grâces immortelles en soient rendues à ceux qui ont signé le Traité. Pourtant, même en renonçant à atteindre politiquement ses limites naturelles, la France n’a pas, en possession si restreinte que ce soit, mais permanente et perpétuelle, sa frontière militaire au Rhin. Ici, c’est l’objection linguistique qui a prévalu, et c’est l’argument stratégique qui n’a pas compté. Mais il y a pis : « Et l’Allemagne d’autre part, » dit le Traité de Versailles. Sans doute, le Traité de Saint-Germain dit aussi : « Et l’Autriche, d’autre part. » Quel rapport ? Comparez l’Autriche à l’Allemagne, et cette Autriche émiettée à cette Allemagne concentrée ! L’Italie a, en face d’elle, l’Autriche des duchés, du Tyrol et du Vorarlberg ; et la France a, en face d’elle. l’Allemagne en ses vingt-cinq États tendant de toutes leurs forces, entre eux et pour le Reich, à un accroissement d’unité.

Pourvu encore que l’Autriche reste l’Autriche, et n’aille pas se fondre dans l’Allemagne ! Nous avions du moins inséré dans le Traité du 28 juin une clause d’interdiction. L’article 80 est catégorique : « L’Allemagne reconnaît et respectera strictement l’indépendance de l’Autriche, dans les frontières qui seront fixées par traité passé entre cet État et les principales Puissances alliées et associées ; elle reconnaît que cette indépendance sera inaliénable, si ce n’est du consentement de la Société des Nations. » Parallèlement, vis-à-vis de l’Autriche, le Traité de Saint-Germain a doublé la précaution. Article 88 : « L’indépendance de l’Autriche est inaliénable, si ce n’est du consentement du Conseil de la Société des Nations. En conséquence, l’Autriche s’engage à s’abstenir, sans le consentement dudit Conseil, de tout acte de nature à compromettre son indépendance directement ou indirectement, et par quelque voie que ce soit, notamment et jusqu’à son admission comme membre de la Société des Nations, par voie de participation aux affaires d’une autre Puissance. » Sous la pudeur de l’expression, transparaissent l’autre Puissance et les affaires dont s’agit. Mais l’Allemagne prussienne est sans pudeur, quand elle voit jour à s’arrondir.

C’était déjà un avertissement que, dans les Remarques de la Délégation allemande sur les conditions de paix, le comte Brockdorff-Rantzau eût écrit : « L’Allemagne n’a jamais eu et n’aura jamais l’intention de modifier par la violence la frontière germano-autrichienne. » Par la violence seulement : l’Allemagne se réservait l’astuce. Peut-être s’est-elle trop pressée de l’employer. Malgré l’article 80 du Traité de Versailles, elle a glissé dans sa constitution dite républicaine un article 61, qui promet à l’Autriche sa part de représentation dans le Conseil du Reich ou Reichsrat. Mais nous avons des jurisconsultes au quai d’Orsay, et le trait était un peu gros pour passer inaperçu. Sommation a été aussitôt faite à l’Allemagne d’avoir à réviser sa constitution à terme, et d’en faire sauter l’article 61, dans un délai de quinze jours ; sinon, l’armée d’occupation se mettrait en mouvement à travers les territoires de la rive droite. Il n’y avait pas à s’y méprendre : le délai, la sanction, tout y était, c’était parfaitement un ultimatum.

L’Allemagne n’a pas dû s’y tromper ; néanmoins, elle ne s’en est pas émue. Comme elle n’est jamais en reste d’une chicane, et comme ses ressorts sont à triple ou quadruple détente, à l’article 61 de la Constitution elle a opposé l’article 178 de la même loi fondamentale, lequel proclame, in generalibus, que, nonobstant toute apparence de disposition contraire, en aucun cas, aucun article de la Constitution du Reich ne porte atteinte aux stipulations du Traité de Versailles. Sur quoi, l’armée d’occupation a marqué le pas. Au lieu qu’elle marche, le Conseil suprême a ergoté, et l’acte de commandement s’est dilué en acte de procédure. Si l’on a pu dire du Traité lui-même que c’est un travail de salle de rédaction, on peut ajouter, de cet échange de notes, que c’est de la polémique de journaliste. Les affaires d’État réclament une autre tenue et un autre style. Chaque fois qu’on frappe, on risque ; mais le plus dangereux est de menacer et de ne pas frapper, de condamner et de ne point exécuter. Cela encore, les vieux maîtres l’ont dit. Mais, en cela encore, peut-être sont-ils trop vieux !

Quant à présent, il subsiste, pour nous, dans le Traité de Versailles et dans le Traité de Saint-Germain, rapprochés de la Constitution allemande, un aléa qui ne peut pas ne pas être éliminé. Les nations nouvelles ou renouvelées, que ces Traités devaient combler, en sont mécontentes, sinon blessées. Leur déception ne vient pas tant de ce qu’elles n’auraient pas obtenu, territorialement, tout ce qu’elles désiraient, mais plutôt de ce que, après avoir solennellement professé l’égalité en droit des grands et des petits peuples, dans le dessein, évidemment louable, de garantir, à l’intérieur de chaque Etat, la liberté des minorités ethniques ou religieuses, on les soumet à un contrôle qu’elles considèrent comme injurieux et attentatoire à leur souveraineté.

Comment l’une d’elles ne se rappellerait-elle pas qu’elle s’est jetée, et qu’elle a jeté le monde dans la guerre la plus épouvantable qu’il ait soufferte, précisément parce que sa souveraineté lui semblait outragée ? Pour cette même raison, la Pologne et la Tchéco-slovaquie n’avaient pas signé, sans un frémissement, le protocole annexé au Traité avec l’Allemagne. Pour cette même raison, la Roumanie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, se sont refusés ou ont hésité à signer le Traité avec l’Autriche. De sorte qu’une paix, en grande partie faite pour les petits États, a d’abord été faite sans eux. Même lorsqu’ils se seront décidés, faute de pouvoir s’y dérober, à apposer leur signature sur le document qui, dans leur conscience ou dans leur sentiment, les lie, se figure-t-on qu’ils rempliront de bonne volonté un engagement qu’ils n’auront pas contracté de bon cœur ?

Du geste de Gabriele d’Annunzio étendant la main sur Fiume, nous ne dirons rien, sauf qu’il était naturel que ce poète, le premier dont le Pégase ait eu réellement des ailes, confondît le geste avec la geste ; qu’ayant chanté Garibaldi, il fût tenté de l’imiter ; qu’ayant pleuré la mort de Venise, il ait voulu en ressusciter la grandeur ; et qu’enfin il lui ait paru beau, comme couronnement de sa carrière lyrique, romanesque et épique, d’achever d’adoucir pour l’Italie l’acre saveur de l’Amarissimo. Le gouvernement royal l’a publiquement désavoué ; et les Puissances alliées et associées s’en sont remises à l’autorité de M. Nitti et à la dextérité de M. Tittoni du soin de régler un incident qu’elles veulent tenir pour un incident d’ordre intérieur. N’en parlons pas trop légèrement : il contient une haute dose d’italianité, que chaque jour qu’il dure augmente. Mais, pour une fois, le Conseil suprême a droit à un compliment ; s’il lui est possible de garder cette attitude jusqu’au bout, l’aventure de Fiume, qui aurait pu devenir grave, se terminera sans accroc pour l’Entente. Qui sait même si l’Italie ne gagnera pas en l’arrêtant ce qu’elle n’eût pas gagné en la laissant courir ?

Les Bulgares ont reçu à leur tour leur papier. Ils l’ont reçu avec une humilité qu’ils doivent espérer profitable. Mais que d’affaires, dans les provinces baltiques, en Russie, en Turquie, en Asie-Mineure, nous avons encore à arranger ! Que de lignes en blanc ! Il ne suffit pas de tout renvoyer à la Société des Nations, comme on enfouit dans un tiroir les lettres auxquelles on est embarrassé de répondre. Une heure vient où le tiroir s’ouvre, presque sans qu’on y touche. Plus cette heure sera différée, plus elle sera difficile. Ce n’est pas tout à fait notre faute si nous ne sommes plus autant qu’il conviendrait dans l’état d’esprit de la victoire. Cet esprit, par lui-même fécond, nous l’avons vu entrer à la Conférence, nous ne l’avons pas vu en sortir. N’importe, M. Viviani a raison, c’est de notre victoire seule qu’il faut nous souvenir, car c’est de notre seule victoire que nous vivrons.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.