Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1920

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Chronique n° 2124
14 octobre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





La promptitude et l’esprit de décision qu’a mis le Président de la République à former le premier cabinet de son septennat n’ont pas été, paraît-il, du goût de tout le monde. Des ambitions impatientes avaient compté sur une de ces bonnes crises ministérielles qui se prolongent huit ou dix jours et réveillent toutes les espérances mal endormies. La clientèle ordinaire des grands candidats était manifestement reprise de cette fièvre pernicieuse dont les accès périodiques se traduisent par des symptômes bien connus. Les personnages consulaires se laissaient, une fois de plus, annoncer comme indispensables au salut du pays. On nous offrait des barons Louis pour les Finances, un Fouché pour la police, et Aimée de Coigny revoyait déjà Talleyrand au ministère des Affaires étrangères. A n’en pas douter, M. Millerand s’attendait à toutes ces manœuvres, et il les a lestement déjouées. Le Berliner Tagblatt, qui croyait avoir à dire son mot sur la constitution d’un nouveau ministère français et qui n’avait pas fait mystère de ses préférences, n’a pas caché sa déception. C’est peut-être une raison pour que nous soyons d’autant plus reconnaissants au Président de la République de la détermination à laquelle il s’est si rapidement arrêté. Notons, d’abord, que, du point de vue constitutionnel, elle apparaît comme irréprochable. M. Millerand était Président du Conseil, au moment où il a été élu par l’Assemblée nationale. Ses collaborateurs etlui n’avaient pas cessé d’avoir la majorité dans chacune des deux Chambres, Par quel singulier caprice aurait-il demandé la démission de ceux qui, la veille, avaient, à la fois, sa confiance et celle des assemblées parlementaires? Si vous lisez les trois lois de 1875 qui fixent les attributions et les rapports des pouvoirs publics, vous remarquerez qu’il n’y est pas fait la [1] moindre allusion au Président du Conseil des ministres. Le Président du Conseil n’a pas été créé par la Constitution; il est né de l’usage; et un Président de la République qui voudrait se contenter de nommer des ministres respecterait la lettre constitutionnelle. Je ne lui conseillerais pas cette singularité, car il s’exposerait vite à être personnellement mis en cause dans tous les débats parlementaires. Mais enfin le droit strict autoriserait la suppression du premier ministre. Le jour où le premier ministre devient Président de la République, il n’y a donc aucun motif pour que ses collègues disparaissent. Il y a au contraire, un motif nouveau pour qu’ils restent. Un cabinet est solidairement responsable de sa politique générale devant les Chambres. Le témoignage de confiance que le Président du Conseil reçoit de l’Assemblée nationale s’adresse, qu’on le veuille ou non, aux autres ministres en même temps qu’à lui et il serait paradoxal qu’il désavouât lui-même cette solidarité en les congédiant. Déjà, en janvier 1913, un Président du Conseil des ministres a été élu Président de la République. M. Fallières, qui était encore à l’Elysée pour un mois, a conservé le Cabinet en fonctions et, après la transmission des pouvoirs présidentiels, un cabinet nouveau n’a pas été formé. M. Millerand avait donc pour lui, tout à la fois, le bon sens et les précédents.

Il n’avait qu’à choisir un ministre des Affaires étrangères et, pour se conformer à l’usage, un Président du Conseil. Il a confié les deux emplois à M. Georges Leygues, dont il avait pu apprécier, il y a vingt ans, dans le ministère que présidait Waldeck-Rousseau, les qualités de finesse et de courage. M. Georges Leygues a détenu avec succès, dans plusieurs cabinets, des portefeuilles variés; il a été, pendant les premières années de la guerre, président de la Commission des Affaires extérieures de la Chambre et, en 1917, il a été appelé par M. Clemenceau au ministère de la Marine. On peut donc dire qu’il a gagné ses grades un à un avant d’être élevé à la Présidence du Conseil. Mais il faut ajouter que, pendant les deux longues années qu’il a passées à la rue Royale, M. Leygues a fait preuve, en toute circonstance, de ce sens national que l’Assemblée de Versailles a voulu, le mois dernier, honorer en M. Millerand.

Lorsque M. Clemenceau lui a offert la direction d’un ministère militaire, une épouvantable angoisse oppressait, depuis plusieurs mois, l’âme de la France. La trahison rôdait autour de nous. Le Président de la République avait dû lui-même demander au Gouvernement l’ouverture d’une instruction contre Bolo, et les haines que lui avait attirées cette initiative s’accompagnaient, jusqu’à la tribune, de menaces et de calomnies. La défection russe, la lenteur avec laquelle arrivaient les premières troupes américaines, l’échec de notre offensive de l’Aisne, la douloureuse surprise qu’avaient causée les mutineries militaires, avaient préparé une partie de l’opinion à accueillir les suggestions du défaitisme. L’Allemagne avait cherché, par tous les moyens, à développer cet état d’esprit et à en profiter; et, en Belgique comme en France, elle avait eu recours aux intrigues les plus audacieuses pour que s’accréditât, dans le cœur des hommes faibles, le bruit d’une paix possible. On a aujourd’hui la preuve des pièges qui furent alors tendus à notre bonne foi par quelques-uns de ses agents les plus effrontés et peut-être faudra-t-il un jour donner, à cet égard, quelques précisions supplémentaires avec pièces à l’appui; car il y a de vieilles légendes noctambules qui parfois se promènent encore çà et là dans l’ombre et qu’il peut devenir nécessaire de déshabiller en plein jour. A toutes les tentatives que l’Allemagne renouvelait ainsi pour nous démoraliser, nous décourager et nous abattre, M. Clemenceau, et ce sera son éternel titre d’honneur, a répondu par un mot, dont l’écho a retenti dans le pays tout entier : « Je fais la guerre ! » Il a mis la main au collet de la trahison, et il a marché sur l’ennemi. Qui pourrait oublier le service qu’il a alors rendu à la France? Nul sans doute, plus que moi, n’a différé d’opinion avec lui sur maints problèmes qui se sont présentés à notre examen; mais, s’il m’arrivait, d’aventure, aujourd’hui d’écouter avec trop de complaisance les critiques dirigées contre lui, deux images se dresseraient aussitôt devant moi : le souvenir d’une visite qu’il m’a faite au mois d’août 1914 et celui de la première séance du ministère qu’il a formé en 1917. Les deux fois, lorsqu’il a parlé de l’Alsace et de la Lorraine, son émotion était si profonde que sa voix tremblait et même, en 1914, comme nous étions seuls dans mon cabinet, il ne s’est pas contenu et les larmes ont coulé de ses yeux. Ce jour-là, je lui avais dit : « Nous pouvons rester séparés par bien des choses; mais voici une minute qui aura créé entre nous des liens plus forts que toutes les divergences. » Et, lorsqu’en 1917, j’ai retrouvé M. Clemenceau dévoré de la même ardeur patriotique, je me suis senti, à ce moment, beaucoup plus près de cet impitoyable adversaire que de quelques-uns de ceux qui passaient pour mes amis. M. Clemenceau peut répondre à certains de ses détracteurs du même ton que Scipion l’Africain aux tribuns dépêchés par ce vieil hypocrite de Caton. Sans lui, la France ne serait plus la France.

Or, dans cette œuvre de salut public qu’en 1917 il était peut-être seul à même d’accomplir, il a eu besoin de collaborateurs sûrs et dévoués. M. Georges Leygues a été l’un des plus précieux, parce que, dans toutes les circonstances graves, soit pendant la guerre, soit au moment de l’armistice, soit pendant les négociations de paix, il s’est prononcé, sans hésitation, pour la solution française. Je lui dois ce témoignage, à l’heure où il reçoit, des mains du Président de la République, un mandat redoutable.

Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, la tâche qu’il a assumée est une des plus lourdes qui puissent incombera un chef de gouvernement. Sans doute, la défaite que les extrémistes viennent d’essuyer au Congrès d’Orléans, les vigoureux réquisitoires qu’ont prononcés M- Merrheim et M. Jouhaux contre le régime bolchéviste, le désaveu infligé à la IIIe internationale, écartent de nous la menace brutale et immédiate d’une révolution à la russe; mais la nécessité de veiller au respect des lois n’en reste pas moins impérieuse pour les hommes qui ont la responsabilité de l’ordre public, et les majoritaires eux-mêmes ont laissé échapper à Orléans des paroles qui ne sont pas faites pour rassurer entièrement ceux qui ne voient pas dans la haine de classe et dans la force aveugle les instruments providentiels du progrès. Puis, le nouveau gouvernement va se trouver, comme le précédent, en face de difficultés financières dont la solution n’a été que trop longtemps ajournée et qu’il y a urgence à régler. Dans la discussion du budget de 1920, le ministre avait déclaré qu’il comptait déposer avant les vacances parlementaires le projet de budget de 1921, de façon que la commission de la Chambre se mît au travail pendant l’intersession et que les débats pussent commencer dès la rentrée. M. F. Marsal a tenu cette promesse autant qu’il dépendait de lui ; c’est-à-dire qu’avant la première séparation, il a déposé sur le bureau de la Chambre une belle feuille blanche de grand format. Après quoi, il a profité des loisirs que lui laissait l’éloignement des sénateurs et des députés pour demander à ses collègues du cabinet leurs propositions de dépenses. Elles ont été, comme toujours, formidables et, comme toujours, le ministre responsable des finances publiques a insisté pour que les chiffres fussent révisés et réduits. Les mois d’août et de septembre n’ont pas suffi à apaiser cette querelle classique et, la Commission des finances de la Chambre, inquiète de ces lenteurs, a réclamé, comme c’était son droit, qu’on se décidât enfin à mettre un peu d’encre sur la feuille blanche. Elle ne peut commencer sa besogne, sans être saisie d’un projet gouvernemental, et les retards auxquels elle a été condamnée l’empêcheront, sans doute, de préparer ses rapports pour la rentrée. Il est à souhaiter qu’elle aille au plus pressé, qu’elle s’abstienne de toute littérature financière et qu’elle obtienne des orateurs de la Chambre le même renoncement. Mais elle a un devoir de contrôle qu’elle ne peut abandonner et que le Sénat, à son tour, sera obligé de remplir. Nous devons donc nous attendre, dès maintenant, à ce que le budget de l’an prochain ne soit pas voté en temps utile. L’habitude des douzièmes provisoires est malheureusement devenue une seconde nature parlementaire, et il semble que nous trouvions dans cette longue accoutumance au désordre et au laisser-aller une sorte de charme pervers, qui nous rend incapables de réagir.

En même temps qu’il va avoir à aider le ministre des Finances dans la restauration des saines méthodes, M. Leygues n’aura qu’à jeter les regards sur le monde pour y découvrir encore, de toutes parts, des flammes qui jaillissent de foyers mal éteints.

L’heureuse conclusion des pourparlers de Riga, la signature de l’armistice russo-polonais, l’accord intervenu sur les préliminaires de paix nous enlèvent sans doute pour un temps de graves sujets d’inquiétude et apportent à la politique qu’a suivie M. Millerand vis-à-vis de la Pologne une éclatante consécration. Mais à la satisfaction momentanée de ce succès se mêlent encore de trop nombreuses préoccupations, et c’est toujours l’Allemagne qui nous force à nous tenir sur le qui-vive. Les pangermanistes continuent systématiquement en Haute-Silésie le travail souterrain que j’ai plusieurs fois dénoncé. Ils ne reculent devant rien pour tâcher de fausser le futur plébiscite. Ils ont imaginé toute une combinaison pour associer à la consultation projetée près de trois cent mille Allemands qui sont domiciliés en dehors des territoires plébiscitaires. Ils essaient également de troubler l’esprit des électeurs en posant, à côté de la seule question qu’autorise le traité de Versailles, rattachement à l’Allemagne ou à la Pologne, celle d’une autonomie que rien ne saurait justifier, puisqu’il n’y a dans le pays que des Polonais et des Allemands. Enfin, comme je l’ai montré par quelques exemples, ils préparent, pour le lendemain d’un vote contraire à leurs ambitions, des émeutes et des coups de force. La haute commission interalliée a été entièrement d’accord avec son président, le général Le Rond, dans toutes les mesures prises pour assurer la loyauté du vote. Mais, par malheur, des agents du nouvel attaché militaire anglais à Berlin, le général Malcolm, se sont laissé circonvenir par la cautèle allemande et M. Leygues aura un gros effort à faire, là comme ailleurs, pour mettre au même pas l’attelage des Alliés.

A Vienne, voici qu’avant de se séparer en vue des très prochaines élections générales, l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité une résolution qui émanait naturellement, elle aussi, des pangermanistes et qui enjoint au gouvernement autrichien de faire procéder, dans un délai de cinq mois, à un plébiscite sur le rattachement du pays à l’Allemagne. On sait qu’aux termes du traité de Saint-Germain, l’indépendance de l’Autriche a été proclamée inaliénable et que l’Autriche s’est formellement engagée à s’abstenir, à moins d’y être autorisée par le Conseil de la Société des Nations, de tout acte qui fût de nature à compromettre, directement ou indirectement, cette indépendance. Sous l’influence des pangermanistes, l’Autriche se conduit donc à peu près vis-à-vis du traité de Saint-Germain comme l’Allemagne vis-à-vis du traité de Versailles. Le « Conseil suprême » avait cependant déjà pris soin, le 16 décembre 1919, de lui rappeler les obligations qu’elle avait contractées. C’était à propos du Tyrol et du Vorarlberg. Un avertissement solennel, signé de M. Clemenceau, avait été envoyé à l’Autriche et elle avait été prévenue que les Puissances alliées s’opposeraient à toutes tentatives capables de porter atteinte à l’intégrité du territoire autrichien. Il est vrai qu’à en croire les déclarations faites à Innsbrück par le docteur Renner, M. Nitti n’en aurait pas moins laissé espérer à l’Autriche l’abolition de l’article 88. Mais, depuis lors, M. Giolitti a succédé à M. Nitti et, lorsqu’il a rencontré M. Millerand à Aix-les-Bains, tous deux sont tombés d’accord pour reconnaître publiquement, dans le traité de Saint-Germain comme dans le traité de Versailles, la « pierre angulaire » du monument de la paix. Nous avons donc le droit de penser que les Alliés seront désormais unanimes dans l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Autriche.

A la vérité, il ne suffira pas de lui interdire de se réunir à l’Allemagne pour que le traité de Saint-Germain devienne une réalité durable. J’ai précédemment indiqué toutes les objections qu’il soulève et qui ont été exposées devant les deux Chambres, lorsqu’il y a été discuté. L’Autriche ne possède plus qu’un territoire d’environ quatre-vingt-trois mille mètres carrés; elle ne compte guère plus de six millions d’habitants, dont deux millions dans la capitale. C’est donc un corps ethnique assez mal constitué, avec une très grosse tête et un très petit corps. D’autre part, cette région a particulièrement souffert du blocus; et, comme elle n’a que peu de terres propres à la culture des céréales, la situation alimentaire y a été, au lendemain de l’armistice, exceptionnellement grave. L’état des finances publiques n’y était pas moins déplorable, puisque la valeur de la couronne était tombée à huit centimes et que la circulation fiduciaire avait atteint des chiffres effrayants. Cependant, dès le 20 avril 1920, le chancelier Renner faisait entendre à l’Assemblée nationale des paroles rassurantes et déclarait le pays sauvé de la guerre civile et de la ruine économique. Depuis lors, la Section d’Autriche de la Commission des Réparations a étudié, avec beaucoup de bienveillance, les moyens d’aider l’Autriche à se relever et le gouvernement de Vienne ne peut que se féliciter du concours qu’il a trouvé chez les Alliés. Ce n’est ni le mécontentement contre nous, ni le désespoir, ni l’impossibilité de vivre, qui ont provoqué l’intempestive manifestation de l’Assemblée nationale. Il y a en Europe beaucoup d’États plus petits et moins peuplés que l’Autriche, et qui prospèrent. L’Autriche est géographiquement placée dans une position très avantageuse pour le développement de son commerce international. Elle est sur le chemin de l’Allemagne et de la Tchécoslovaquie à la Méditerranée et à l’Adriatique, comme elle est sur le chemin de l’Europe occidentale à Constantinople et à l’Asie-Mineure. Elle peut aisément redevenir un des grands marchés du monde.

Elle a, d’ailleurs, à sa disposition des richesses importantes. Les Alpes autrichiennes sont beaucoup plus boisées que les Alpes centrales ou occidentales. Les forêts couvrent quarante pour cent de la superficie totale de la nouvelle Autriche. Une partie des bois exploités alimente les industries locales; une autre partie sert pour le chauffage; mais il reste, au moins, deux millions de mètres cubes à exporter par an. Les chutes d’eau sont très nombreuses et, comme un député, M. Goldemung, le disait le 30 avril à l’Assemblée nationale, l’utilisation des forces hydrauliques est pour le pays une grande ressource d’avenir. Aussi bien l’Assemblée vient-elle de voter l’électrification de plusieurs lignes ferrées représentant, au total, plus de six cent cinquante kilomètres. L’industrie métallurgique est très florissante. Il y a du minerai de fer en abondance à l’Erzberg, à Graz, à Eisenerz, des salines à Salzbourg, à Salzkammergut et dans le Tyrol. Ajoutez à cela des filatures, des verreries, des tanneries, des pelleteries, des usines de produits chimiques, des minoteries, des brasseries, des fabriques de meubles, des industries de luxe dont plusieurs rivalisent avec celles de Paris. Vous conclurez que l’Autriche n’est pas encore morte, si elle veut se donner la peine de vivre. Aujourd’hui assurément elle souffre, comme beaucoup d’autres pays, et dans des proportions plus fortes que la plupart d’entre eux, du manque de charbon, de l’insuffisance des matières premières et de la raréfaction de la main-d’œuvre. Il conviendrait donc d’établir, avec le concours de l’Amérique et de l’Angleterre, des accords internationaux qui pussent lui assurer un meilleur ravitaillement en charbon. Il conviendrait également de favoriser entre l’Autriche et les nouveaux États héritiers de l’Empire des ententes purement économiques, pour permettre à celle-là de recevoir de ceux-ci les matières premières qui lui font défaut. Il conviendrait enfin de hâter l’assainissement monétaire et la liquidation de la Banque austro-hongroise. C’est à la Commission des Réparations qu’il appartient de nommer les liquidateurs. Il est souhaitable que cette nomination ne se fasse pas attendre. Mais c’est l’Autriche elle-même qui doit améliorer sa situation budgétaire, au lieu d’aller joindre ses lamentations à celles de l’Allemagne devant la conférence financière de Bruxelles. Le déficit avoué est de cinq milliards et le docteur Reisch a eu la candeur de déclarer qu’il laissait aux Alliés le soin de le combler. Le gouvernement autrichien a fait voter quelques impôts sur le capital et sur le revenu, mais il n’a pas songé à réaliser la moindre économie. La Commission des Réparations l’a prié de diminuer le nombre des fonctionnaires, qui est déraisonnable et entraîne une dépense annuelle de cinq milliards et demi. Comme ces fonctionnaires sont des agents électoraux, le ministère a répondu : « Tout ce que je puis faire, c’est de réduire au minimum les nouveaux engagements. » Et il conserve ses parasites, dans l’espoir que les Alliés les paieront. A Vienne comme à Berlin, c’est donc la même pensée : laisser aux vainqueurs les charges de la guerre et présenter les vaincus, qui ont été les agresseurs, comme les victimes les plus dignes de compassion. Le 19 juillet dernier, le président du Conseil, M. Mayr, ne disait-il pas très simplement à Innsbrück : « Nous attendrons que ces messieurs de la Commission des Réparations nous aident enfin avec les crédits qu’ils nous ont promis. » Ainsi, on attend que la manne tombe du ciel de la Commission et on se croise les bras.

On les décroise seulement pour faire de temps en temps, quelques gestes de menace, comme celui que les pangermanistes viennent d’obtenir de l’Assemblée nationale. Déjà, le 22 avril, le chancelier Renner avait annoncé qu’après la ratification du traité de Saint-Germain, l’Autriche demanderait à entrer dans la Société des Nations pour être ensuite rattachée à l’Allemagne. Déjà, le 20 juin, Je président Seitz avait formé publiquement, dans une fête d’instituteurs, le vœu que les aspirations allemandes fussent bientôt satisfaites. Déjà, toute la presse autrichienne, sauf de très rares journaux, tels que la Reichspost, la Wiener Morgenzeitung et la Wiener Allgemeine Zeitung, avait fait campagne pour le rattachement. Déjà une association, la Deutscharbeitsgemeinschaft, s’était constituée à Vienne en faveur de l’unité allemande. Déjà enfin, le 22 juillet, le député Schurff avait déposé à l’Assemblée nationale la motion qui vient d’être adoptée avec un léger amendement. Il demandait que le référendum fût joint aux élections du 17 octobre. L’Assemblée n’a pas prononcé la jonction; elle a procédé par voie d’invitation au gouvernement; mais il est évident qu’en fait, après le vote unanime des députés sortants, les élections d’après-demain porteront sur la question du rattachement.

Quelles mesures les Alliés ont-ils prises depuis six mois pour enrayer ce mouvement et pour rappeler le gouvernement autrichien au respect du traité de Saint-Germain? Lui ont-ils clairement montré qu’en se fondant au sein de l’Empire d’Allemagne, l’Autriche n’échapperait pas, comme elle le suppose, aux charges que lui impose ce traité? Ont-ils suffisamment expliqué à la Tchéco-Slovaquie et au royaume des Serbes, Croates et Slovènes la menace que serait pour eux une Allemagne agrandie? Et surtout, vis-à-vis de l’Allemagne elle-même, ont-ils agi avec assez de fermeté, pour lui faire nettement comprendre que toute entreprise germanique, condamnée par l’article 88 du traité de Saint-Germain, serait, en même temps, une violation flagrante du traité de Versailles?

Par les articles 80 et 118 de ce dernier acte, l’Allemagne a pris, sur ce point, des engagements précis. L’article 80, notamment, porte : « L’Allemagne reconnaît et respectera strictement l’indépendance de l’Autriche, dans les frontières qui seront fixées par traité passé entre cet État et les principales Puissances alliées et associées. Elle reconnaît que cette indépendance sera inaliénable, si ce n’est du consentement du Conseil de la Société des Nations. » D’autre part, aux termes de l’article 5 du covenant, ce consentement ne peut être donné qu’à l’unanimité. Il suffit donc que la France refuse son adhésion pour que l’Allemagne n’ait pas le droit d’accepter le rattachement de l’Autriche, ni, à plus forte raison, de le provoquer, et pour qu’en y prêtant les mains, elle viole les stipulations qu’elle a signées. Cette infraction, si elle se produit, doit avoir une sanction. L’article 429 prévoit que, l’occupation de la rive gauche du Rhin ne doit cesser que si les conditions du traité sont fidèlement observées. Du jour où l’Autriche s’unirait à l’Allemagne, nous serions donc autorisés à rester sur le Rhin. Telle est, sans nul doute, la pensée du gouvernement français. Mais nous sommes-nous concertés, à cet égard, avec nos Alliés? Partagent-ils notre opinion? Et, s’ils la partagent, l’Allemagne en est-elle avertie?

Il est visible qu’elle continue à spéculer sur les divisions des Alliés, et cela non seulement dans les graves questions territoriales de Haute-Silésie et d’Autriche, mais dans tous les incidents que soulèvent les essais d’application du traité de Versailles. La presse allemande a vanté, ces jours-ci, très bruyamment, la bonne foi que le Reich aurait mise à observer, pour la date du 1er octobre, les accords passés à Spa au sujet du désarmement et de la livraison du charbon. Certains journaux français ont, à leur tour, enregistré comme un succès national ce commencement d’exécution. Mais n’oublions pas que les accords de Spa ont marqué un recul sensible par rapport au traité. Pour le désarmement, ils ont accordé à l’Allemagne des délais supplémentaires, et rien ne nous prouve encore, d’ailleurs, que les licenciements soient effectifs et que nous ne soyons pas joués une fois de plus. Pour le charbon, nous avons réduit les quantités auxquelles nous avons droit, nous avons augmenté les prix et nous avons consenti des avances à l’Allemagne. Le Reich aurait été assurément bien mal inspiré de compromettre les avantages qu’il tire d’une telle opération. Mais ce qu’on s’est gardé jusqu’ici de nous dire, c’est qu’il ne nous livre pas les qualités de charbon promises ; et, quant au tonnage, le gouvernement avait déclaré au Sénat que la différence entre les quantités prévues au traité et les livraisons résultant du protocole de Spa demeurerait due par l’Allemagne : avons-nous obtenu, à cet endroit, une garantie quelconque ? Pas la moindre ; et, pour nous enlever toute illusion, le commissaire allemand du charbon, M. Stutz, communiquait, il y a quelques jours, à la presse une note significative, où il prétendait que la convention de Spa suscitait à l’Empire les plus sérieuses difficultés et où il donnait à entendre qu’elle devrait être bientôt révisée au bénéfice de l’Allemagne.

Sans doute, le docteur Mayer, qui était chargé d’affaires du Reich à Paris et qui vient d’être nommé ambassadeur d’Allemagne, a tenu, en remettant ses lettres de créance, un langage parfaitement correct, qui concordait, du reste, avec son altitude personnelle et M. Millerand, dans sa réponse, a clairement indiqué que la loyale exécution du traité de Versailles était la condition essentielle des futures relations entre les deux pays. Mais, au même moment, l’Allemagne essayait de renouveler, auprès de la France, les propositions que M. de Simons et M. Stinnes avaient déjà faites à Spa et qui, sous couleur de collaboration économique, tendaient à une véritable colonisation germanique de nos régions dévastées ; et, pendant que des démonstrations d’hostilité contre la France étaient organisées dans toutes les grandes villes impériales, pendant qu’à Berlin et à Hambourg, l’anniversaire du maréchal Hindenburg servait de prétexte à des discours haineux, où la révision du traité était violemment réclamée, les délégués officiels et officieux de l’Allemagne, se glissant, à Bruxelles, dans les couloirs de la conférence financière internationale, tentaient d’y circonvenir les neutres et d’y apitoyer nos alliés. Ils tâchaient même de démontrer à quelques-uns de nos compatriotes que le Reich était en état de faillite, que les impôts n’y rentraient point, qu’il était impossible d’émettre des emprunts pour consolider une dette flottante qui dépassait, le 31 août, 186 milliards de francs et s’augmentait de jour en jour, que la circulation de marks en papier atteignait, à la même date, 90 milliards et croissait continuellement, bref, que le Reich était incapable de nous verser un centime sur le montant de nos réparations. C’est toujours, comme on le voit, le même système. L’Allemagne veut, contrairement au traité, faire évaluer sa capacité de paiement avant que soit fixée notre créance, parce qu’elle espère bien, en intervertissant ainsi les termes du problème, obtenir, d’avance, une importante réduction sur le chiffre de sa dette.

Cette tactique n’a pas réussi à Bruxelles, parce que la Société des Nations, prévenue par le représentant français, M. Léon Bourgeois, avait écarté du programme tout ce qui touchait aux divers traités de paix; et, par suite, la Conférence n’a été, comme l’écrivait très exactement M. Louis H. Aubert, qu’une grande Cour des Miracles, où les nations sont venues, tour à tour, étaler leurs infirmités et leurs misères, et elle n’a point tourné, comme l’Allemagne l’espérait, à la confusion de la France. Mais que va-t-il se passer demain? Après les débats qui avaient eu lieu, dans les deux Chambres, à propos des accords de Spa, le gouvernement avait donné à entendre qu’il renonçait à rencontrer, de nouveau, les Allemands, que la Conférence de Genève n’aurait pas lieu, qu’on allait revenir enfin à la voie tracée par le traité et que la Commission des Réparations serait chargée d’évaluer la créance des Alliés; et le premier ministre belge, l’honorable M. Delacroix, avait proposé un expédient ingénieux pour favoriser cette évolution. Aussitôt, une revue diplomatique, généralement fort bien renseignée sur les choses anglaises, l’Europe nouvelle, a annoncé, en termes catégoriques, que M. Lloyd George, considérant que la France avait promis d’aller à Genève, nous abandonnerait à nos propres forces si nous ne tenions pas la parole donnée et, quelques jours plus tard, un télégramme de Bruxelles, tout en laissant pressentir une prochaine entrevue de M. Lloyd George et de M. Delacroix, confirmait que le Premier ministre britannique restait inébranlable dans ses intentions. C’est ce que Lord Curzon a officiellement signifié au gouvernement français dans une note récente.

Fâcheuse aventure qui nous montre une fois de plus qu’il eût mieux valu ne pas commencer par lâcher la corde, dans le candide espoir de la reprendre ensuite. Il est toujours plus difficile de se dégager que de ne se pas engager. Si la première fois que nos alliés ont voulu nous entraîner à violer le traité et à dessaisir la Commission des Réparations, nous leur avions amicalement et fermement rappelé leur signature, et si nous n’avions accepté aucune convention dérogatoire, ils ne nous reprocheraient pas aujourd’hui d’avoir changé d’avis. La Commission des Réparations aurait su ce qu’elle avait à faire et elle aurait eu la liberté de se mettre tout de suite au travail. Contrairement à ce que disent certains journaux, elle aurait été en droit de fixer le montant de la créance, à la simple majorité (§ 13 de l’annexe II); et si l’Allemagne ne s’était pas exécutée, elle aurait pu également, comme elle l’a fait l’autre jour pour le charbon, inviter les gouvernements à prendre des sanctions et, au besoin, des gages territoriaux. On serait resté dans un domaine connu, celui du traité. On est aujourd’hui en plein maquis. Il ne faudra rien de moins que toute l’autorité de M. Millerand et toute l’habileté de M. Leygues pour nous tirer de ces broussailles.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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