Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1920

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Chronique n° 2123
30 septembre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il était temps qu’une occasion s’offrit à la France de serrer affectueusement les mains à l’Italie et de mettre fin, par un geste de franchise et de cordialité, à une de ces querelles familiales dont les causes sont souvent imperceptibles et les conséquences toujours déplorables. MM. Millerand et Giolitti se sont donné rendez-vous sur les bords du lac du Bourget ; et, près de cette abbaye de Haute-Combe qui abrite les tombeaux de la maison de Savoie, les deux nations ont reconnu, une fois de plus, qu’elles étaient sœurs et ont répudié des discussions sacrilèges. Depuis quelques semaines, les vrais amis de l’Italie ne pouvaient plus lire certains journaux de la péninsule sans un douloureux serrement de cœur et ils se demandaient avec anxiété d’où venait ce vent de colère qui soufflait au-delà des monts. Ils avaient beau s’interroger ; ils ne trouvaient rien qui justifiât tant d’attaques contre la France. Certes l’Italie a été financièrement et économiquement très éprouvée par la guerre et elle est agitée aujourd’hui par des troubles sociaux, que nous voulons croire momentanés et qui alarment chez elle beaucoup d’intérêts. Mais de ces divers mécomptes la France n’est pas responsable. Elle est même prête à faire tout ce qui peut dépendre d’elle pour les atténuer. Elle n’est pas, du reste, elle non plus, à l’abri des difficultés et elle s’en aperçoit bien tous les jours. Cherchons à nous entr’aider dans nosembarras, au lieu de nous attarder à de vaines récriminations. Chacun des deux peuples y gagnera.

Les conversations d’Aix ont préparé les voies au rétablissement de la confiance et de l’amitié. Pour achever cette œuvre nécessaire, faisons loyalement, de chaque côté des Alpes, notre examen de conscience et demandons au passé des leçons pour l’avenir. Sans doute n’est-il pas impossible de remonter à l’origine des diverses questions qu’ont étudiées ensemble MM. Millerand et Giolitti et de les résumer d’une manière assez objective et assez impartiale pour [1] n’éveiller aucune susceptibilité. Ce coup d’œil rétrospectif nous permettra de mieux apprécier les conclusions, forcément encore incomplètes, auxquelles ont abouti les deux gouvernements.

Lorsque l’Allemagne nous a déclaré la guerre, l’Italie était engagée dans les liens de la Triple Alliance; mais des lettres échangées, en 1902, entre notre éminent ambassadeur, M. Barrère, et le gouvernement royal, nous donnaient expressément l’assurance qu’en cas d’un conflit entre l’Allemagne et nous, nos frères latins ne prêteraient pas leur concours militaire à nos ennemis, si nous n’étions pas les agresseurs. L’Italie n’était, du reste, l’alliée de l’Autriche que pour se défendre contre l’Autriche et elle n’avait aucun désir de la fortifier aux dépens de la Serbie. Elle a donc mis, en 1914, beaucoup d’empressement à nous promettre sa neutralité et elle nous a rendu ainsi deux grands services, l’un d’ordre matériel, parce que cette neutralité nous a immédiatement permis de dégarnir la frontière des Alpes; l’autre, d’ordre moral, parce que l’Italie, en refusant de seconder l’Allemagne, a par-là même proclamé que la France n’avait aucune responsabilité dans la guerre.

Mais il n’y a point à nous dissimuler qu’en se déclarant neutre, l’Italie avait, avant tout, comme il était naturel, consulté son propre intérêt. Dès le 18 octobre 1914, M. Salandra, alors Président du Conseil, précisait avec une éblouissante clarté le point de vue permanent de son pays : « Ce qu’il faut, disait-il sans ambages, c’est nous affranchir de toute préférence, de tout préjugé, bref de tout autre sentiment que celui d’un égoïsme sacré au profit de l’Italie. » Cet intelligent réalisme s’est aussitôt manifesté dans les moindres gestes de notre grande voisine et amie. Elle s’est hâtée d’entamer avec l’Autriche, sous les auspices du prince de Bülow, des négociations où elle a déployé toutes les ressources de son admirable diplomatie. « Si vous voulez, déclarait-elle à son ancienne alliée, que je ne sorte pas de ma neutralité, pour me joindre à la Russie contre vous, donnez-moi, au moins, quelque dédommagement. L’article 7 de la triple alliance ne prévoit-il pas que, si le statu quo est modifié à votre avantage dans les Balkans, j’aurai droit à compensation? » L’Autriche comprit à demi-mot et fit cette offre que M. Giolitti était si fermement d’avis d’accepter et qui aurait permis à l’Italie de recevoir le Trentin sans tirer l’épée. Mais le gouvernement italien, trouvant le parecchio insuffisant, amorça, en même temps, avec la Russie, l’Angleterre et la France, d’autres pourparlers, qui furent suivis à Londres, auprès de Sir Edouard Grey, aujourd’hui Lord Grey, par le Marquis Imperiali. L’Italie se déclarait prête à entrer en guerre à côté des Alliés, mais elle entendait naturellement poser ses conditions. La discussion fut longue et délicate. Parmi les bénéfices variés que réclamait le Marquis Impériali, ceux qu’il mettait le plus d’insistance à obtenir touchaient aux côtes de l’Adriatique. Ils étaient, par conséquent, pour une grande partie, inconciliables avec les espérances de la Serbie. Dès le 7 décembre 1914, le gouvernement royal serbe avait solennellement annoncé, aux applaudissements unanimes de la Skoupchtina nationale, que l’agression autrichienne imposait au pays le devoir de soutenir la lutte, non seulement pour son indépendance, mais pour sa délivrance et pour l’union des Serbes, des Croates et des Slovènes. La Serbie n’avait pas été admise aux conversations de Londres; l’Italie tenait essentiellement à ce qu’un secret sévère fût gardé sur ses intentions. Mais la Russie, qui se considérait comme la tutrice des nationalités slaves, prenait ardemment leur intérêt à Londres, et il fallut que la France elle-même intervînt auprès de l’Empereur pour que fussent accueillies certaines des demandes italiennes. Enfin, le 26 avril, l’accord se fit et le marquis Imperiali remit à sir Edouard Grey, à M. Paul Cambon et au comte de Benckendorff, ambassadeur de Russie, un mémorandum auquel adhérèrent les Alliés et qui devint le traité de Londres. Il était entendu que des conventions militaires et navales allaient être établies sur le champ (art. 1 et 3). L’Italie s’engageait « à employer la totalité de ses ressources à poursuivre la guerre en communauté avec la France, la Grande-Bretagne et la Russie contre tous leurs ennemis » (art. 2). En retour, elle devait obtenir dans le traité de paix le Trentin, le Tyrol cisalpin avec le Brenner, Trieste, les comtés de Gorizia et Gradisca, toute l’Istrie jusqu’au Quarnaro avec Volosca et les îles istriennes de Cherso et Lussin, ainsi que les petites îles de Plavnik, Unie, Couedolo, Palazzuoli, San Pietro de Nembi, Asinelo, Cruica et les îlots voisins. Comme on le voit, l’Italie ne revendiquait ni Abbazia ni Fiume. Dans le golfe même, elle ne s’attribuait ni l’île de Veglia ni celle d’Arbe, et, pour se rattacher celle de Cherso, elle la qualifiait d’Istrienne. Il semblait, en un mot, que, de ce côté de l’Adriatique, elle voulût s’en tenir à la doctrine dantesque :

Si com’ a Pola presso del Quarnero
Che Italia chiude e suoi termini bagna.

Mais, plus au Sud, l’Italie se faisait promettre d’autres rivages, ceux-là mêmes que connaît si bien M. Charles Diehl et qu’il a pittoresquement décrits dans la Revue du 15 septembre 1916. Elle recevait en espérance, sauf les exceptions que je vais indiquer, toute la province de Dalmatie et les îles situées au Nord et à l’Ouest. Il était seulement convenu que certains territoires déterminés seraient réservés à la Serbie, au Monténégro et à la Croatie. Dès cette époque, et bien que la Croatie appartint encore à l’Empire austro-hongrois, les Alliés et l’Italie ne la considéraient donc pas comme ennemie. Dans la Haute-Adriatique, ils lui destinaient toute la côte, depuis la baie de Volosca, sur les confins de l’Istrie, jusqu’à la frontière septentrionale de Dalmatie, avec les ports de Fiume, de Novi, de Carlopago, ainsi que les îles de Veglia, Pervichio, Gregorio, Goli et Arbe. D’autre part, dans la Basse-Adriatique, la Serbie et le Monténégro obtenaient toute la côte du cap Planka jusqu’à la rivière Drin, avec les ports de Spalato, Raguse, Cattaro, Antivari, Dulcigno, Saint-Jean-de-Medua et quelques îles. Durazzo devait demeurer à l’État indépendant musulman d’Albanie, à moins que cet État ne fût morcelé entre le Monténégro, la Serbie et la Grèce. Enfin, l’Albanie elle-même, si elle survivait, s’effaçait devant l’Italie à Valona et à l’île de Sasseno. Ce laborieux partage n’était assurément pas irréprochable; et par-dessus tout, il avait le grave inconvénient d’être fait sans qu’eussent pu être consultées les populations intéressées. Il mettait dans le lot italien, tant en Istrie qu’en Dalmatie, des centaines de milliers de Slaves; il laissait dans le domaine slave de fortes agglomérations italiennes, comme la ville proprement dite de Fiume, et il était à craindre que, le moment venu, il ne soulevât de nombreuses protestations. L’Italie, d’ailleurs, stipulait quelques autres profits. On reconnaissait sa souveraineté sur les îles du Dodécanèse, qu’elle vient de rétrocéder à la Grèce, et elle estime aujourd’hui que ce sacrifice est pour elle un titre à compensation. On prévoyait un partage total ou partiel de la Turquie d’Asie; et, dans cette hypothèse, on garantissait à l’Italie aux environs d’Adalia, « une part juste, » ménageant « les intérêts existants de la France et de la Grande-Bretagne. » On lui transférait tous les droits et privilèges que le traité de Lausanne avait maintenus au Sultan. On s’engageait à lui donner, dans les indemnités de guerre, une fraction « correspondant à ses efforts et à ses sacrifices; » et enfin, il était dit que, si la France et la Grande-Bretagne agrandissaient leurs territoires coloniaux en Afrique aux dépens de l’Allemagne, l’Italie pourrait réclamer « une compensation équitable, » notamment dans la détermination des frontières des colonies italiennes, l’Erythrée, le Somaliland et la Lybie. Je n’ai pas besoin de rappeler que, pour tout ce qui dépendait directement de la France, les clauses du pacte de Londres ont été interprétées et appliquées dans l’esprit le plus amical. Soit en Asie Mineure, soit dans la démarcation des frontières coloniales, soit dans la répartition de la créance alliée, le gouvernement de la République s’est efforcé de faire à l’Italie une situation aussi avantageuse que possible. Il n’a malheureusement pas été maître de régler, à la satisfaction complète de son alliée, toutes les questions que posaient les seize articles du pacte de Londres.

Ce pacte signé, l’Italie dénonça le traité qui la liait à la monarchie dualiste. Ce jour-là même, 4 mai 1915, Gabriele d’Annunzio rentrait dans sa patrie et y prononçait une série de harangues enflammées. Quelque jugement que l’on porte aujourd’hui sur l’expédition de Fiume, on ne peut oublier qu’après le roi Victor-Emmanuel, Gabriele d’Annunzio a été, à la première heure, un des hommes qui ont le plus efficacement contribué à faire accepter par l’Italie l’idée de la guerre.

Mais de quelle guerre? De la guerre contre l’Autriche, d’abord. Le pacte de Londres était resté secret; l’article 2, qui faisait à l’Italie une obligation de poursuivre la guerre contre tous nos ennemis avec toutes ses ressources, ne pouvait, pensait le gouvernement de Rome, s’exécuter avant que l’opinion publique y fût suffisamment préparée. L’Angleterre et la France supportèrent donc seuls encore, pendant plusieurs mois, le principal effort de la lutte. Le jour vint cependant où tous nos ennemis furent définitivement ceux de l’Italie, où nous nous battîmes ensemble, côte à côte et cœur à cœur, pour la même cause et où la vaillance des armées alliées nous assura la même victoire.

C’est lorsqu’il s’est agi de faire la paix que les difficultés ont commencé. Venaient-elles de la France, comme le disaient, ces temps derniers, tant de journaux italiens? Nullement. Mais, d’une part, les Serbes, les Croates et les Slovènes s’étaient réunis en un État unique, sous la dynastie des Karageorgevitch, et ils étaient d’autant moins disposés à accepter, les yeux fermés, le pacte de Londres que, pendant la guerre, au mois de mars 1918, le docteur Trumbitch, Président du Comité Yougo-Slave, avait, avec l’approbation de M. Orlando, alors Président du Conseil des ministres, arrêté, à Rome, entre toutes les nationalités d’Autriche-Hongrie, y compris les Italiens, les termes d’un accord plus avantageux pour les Slaves que le traité du 26 avril 1915 ; et, d’autre part, depuis 1917, l’Amérique était, à son tour, entrée dans la guerre, et le Président Wilson, auquel le pacte de Londres n’avait été communiqué qu’à la Conférence de la paix, refusait de le reconnaître et le déclarait contraire à ses principes.

Aussi bien, le 11 février 1919, le docteur Trumbitch, devenu ministre des Affaires étrangères du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, et délégué à la Conférence de la paix, avec M. Pachitch, qui était alors Président du Conseil, et avec M. Vesnitch, qui l’est aujourd’hui, proposait-il de soumettre le problème adriatique à l’arbitrage du Président Wilson. En sa qualité de Président de la Conférence de la paix, M. Clemenceau communiqua cette demande à la réunion qu’on appelait déjà le « Conseil suprême des Alliés ». La délégation italienne déclara qu’elle ne pouvait l’accepter. Informée de ce refus, la délégation serbe-croate-slovène suggéra, le 19 avril, au « Conseil suprême » l’idée de trancher le différend par la consultation directe des populations intéressées. Cette combinaison, qui eût retiré à l’Italie la plus grande partie des territoires riverains de l’Adriatique, fut naturellement repoussée par elle. Le Conseil l’écarta.

De son côté, la délégation italienne essayait de convaincre le Président Wilson. Ce n’était pas une entreprise facile. Le Président Wilson avait gardé un reconnaissant souvenir de l’accueil triomphal qui lui avait été fait à Rome ; mais il tenait beaucoup plus à ses quatorze points qu’à sa popularité européenne.

Le 14 avril 1919, dans un remarquable rapport adressé aux représentants italiens, il résumait les hautes doctrines pour lesquelles, disait-il, l’Amérique avait combattu et qu’elle ne pouvait trahir dans la victoire. Il acceptait de laisser à l’Italie Trieste et Pola, avec une partie, mais une partie seulement de l’Istrie ; il déclarait que Fiume n’était pas un port italien, mais un port international, qui devait être incorporé dans le nouvel État Yougo-slave et y jouir d’une autonomie réelle. Il consentait à ce que l’Italie gardât Valona et obtînt l’île de Lissa; il envisageait la possibilité de démanteler certaines fortifications, et c’était tout. Ce tout était peu, par rapport aux revendications de l’Italie. Quelques jours plus tard, le 23, le Président des États-Unis répétait avec insistance qu’il entendait ignorer le pacte de Londres, mais que, d’un autre côté, il ne pouvait attribuer Fiume à l’Italie et que les frontières naturelles de celle-ci étaient entièrement reconstituées, du moment où elles s’étendaient jusqu’à l’extrémité de la péninsule de l’Istrie. Comme Dante, il arrêtait donc l’Italie aux rives du Quarnero. Les dernières chances d’entente semblaient s’évanouir. Le colonel House, toujours prêt à chercher les solutions conciliantes, prit cependant sur lui, en l’absence de M. Wilson, de communiquer à l’Italie et au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, un nouveau projet transactionnel qu’avait élaboré M. André Tardieu et qui consistait dans la création d’une sorte d’État tampon, formé par la ville de Fiume et par son hinterland. Le sort définitif de cet État devait être réglé plus tard par un plébiscite. Sur ces entrefaites, éclataient à Fiume les incidents les plus regrettables. Notre armée des Balkans y avait conservé l’une de ses bases. Les 29 et 30 juin, plusieurs de nos soldats étaient tués ou blessés par des Italiens ; le 9 juillet, ces rixes sanglantes se renouvelaient et s’aggravaient. Dans sa séance du 8 juillet, le « Conseil suprême », voulant, tout à la fois, fixer les responsabilités et pacifier les esprits, décidait d’envoyer à Fiume une Commission d’enquête, composée de quatre généraux, représentants de l’Amérique, de la France, de la Grande Bretagne et de l’Italie.

Le délégué de l’Italie était le général de Robilant, dont la valeur morale et la valeur militaire sont également au-dessus de toute discussion. L’enquête ne laissa aucun doute sur la culpabilité du commandant italien. Les quatre généraux furent unanimes à demander la dissolution du Conseil national et l’élection d’une municipalité sous le contrôle d’une Commission interalliée, la dissolution de la Ligue des volontaires de Fiume, la réduction du contingent italien à une brigade d’infanterie et à un escadron de cavalerie, la nomination d’une commission interalliée qui aurait le contrôle de l’administration communale, et des instructions judiciaires contre divers Italiens. En même temps, dans l’intérêt d’un plus rapide apaisement, elle proposait, non pas la suppression ni la réduction de la base navale française, mais seulement le changement de personnel ; et elle exprimait le vœu que le maintien de l’ordre public fût confié aux polices anglaise et américaine.

Le jour où la police anglo-américaine devait prendre son service à Fiume, le 12 septembre 1919, le major Reina y faisait son entrée, au nom de Gabriele d’Annunzio, et y préparait celle du poète soldat. Aujourd’hui désabusé, le major Reina écrit à d’Annunzio des lettres amères et avoue que l’un et l’autre ne sont allés à Fiume que pour y paralyser l’œuvre de la Commission d’enquête; et, en effet, la police anglo-américaine ne s’est pas installée dans la ville, les troupes alliées s’en sont éloignées et ce sont les arditi qui les ont remplacées.

En France et peut-être en Italie, beaucoup de personnes ont cru que d’Annunzio venait simplement d’ajouter à la liste de ses œuvres littéraires un nouveau poème ou un nouveau roman. Ils n’ont pas voulu comprendre que ce somptueux écrivain était tout à la fois travaillé par la curiosité de la vie, dévoré par la soif de l’action et fasciné par un idéal très ancien. Lorsqu’il a occupé Fiume, il a réalisé un plan depuis longtemps arrêté dans son esprit. Dès le printemps de 1915, il portait les regards bien au-delà du Quarnaro; et lorsqu’après son expédition aérienne de Pola, il allait survoler Cattaro, lorsqu’après Cattaro, il parlait, lui trentième, avec des marins italiens et avec la mort comme « trente-et-unième, » pour essayer de torpiller, au fond du golfe de Fiume, dans la rade de Buccari, un navire de guerre autrichien qui, d’ailleurs, n’était plus là, il préparait déjà, n’en doutez point, cette régence italienne du Carnaro, dont il vient, il y a quelques jours, d’annoncer éloquemment la naissance au monde trop inattentif. L’orthographe du mot n’est plus tout à fait la même. Ce n’est plus le Quarnero de Dante; ce n’est plus le Quarnaro de ce « Diario » qui relate l’émouvante équipée du 10 février 1918 ; mais c’est toujours cette «Canzone del Quarnaro » que d’Annunzio avait composée, en même temps qu’il imaginait « la beffa di Buccari : »

Eia, carne del Carnaro !

Il est vrai qu’à cette époque, lorsqu’il adressait son petit livre à des amis français, d’Annunzio y joignait cette dédicace admirative : « Une poignée de marins italiens éblouis par la splendeur du sang de France. » Les messages que, deux ans après, il a envoyés par avion au peuple français, au groupe Clarté et à la Société des nations, ne sont plus tout à fait de la même encre. La France cependant n’a point changé.

La question du Carnaro ne s’est malheureusement pas simplifiée à la Conférence de la Paix, comme s’est simplifiée l’orthographe du nom. Toute l’année 1919 s’est écoulée sans qu’on parvînt à se mettre d’accord et c’est à la France surtout que s’en est prise la chatouilleuse amitié de l’Italie. Si la France a eu des torts, elle est toute prête à les confesser et à les réparer ; mais, à la vérité, M. Clemenceau, que les journaux italiens ont, à la suite de Gabriele d’Annunzio, abondamment injurié, porte surtout dans l’esprit de nos voisins, la peine des décisions qu’a prises ou que n’a pas prises le « Conseil suprême » et qui étaient, en général, notifiées, au nom de tous les membres, par le Président. Qu’on relise le mémorandum du 9 décembre 1919, signé de MM. Clemenceau, Frank Polk et Eyre A. Crowe, ou le mémorandum présenté en commun, le 9 janvier 1920, par M. Clemenceau et M. Lloyd George, ou les propositions remises à M. Pachlitch et à M. Trumbitch par M. Clemenceau à une réunion tenue au quai d’Orsay le 13 janvier 1920, on verra que le gouvernement français, où, du reste, l’Italie comptait un ami des plus sûrs dans la personne de M. Pichon, s’est épuisé en efforts continuels pour tenter de donner satisfaction aux réclamations italiennes, particulièrement dans la détermination d’un statut spécial pour la ville de Fiume. Dans les propositions du 13 janvier, il était même indiqué que le « corpus separatum » de Fiume serait soumis à la souveraineté italienne, ce qui allait au-delà des demandes de M. Tittoni et ce qui souleva immédiatement les protestations des délégués yougo-slaves. Ils ne furent pas seuls à protester. Le 20 janvier, M. Lansing télégraphiait à M. l’ambassadeur Wallace pour le prier, au nom du Président Wilson, de rappeler à M. Clemenceau et à M. Lloyd George, que le gouvernement des États-Unis entendait être consulté, comme c’était effectivement son droit, sur les questions italiennes et qu’il ne pouvait adhérer au régime proposé pour Fiume. MM. Lloyd George et Clemenceau s’excusaient de leur mieux dans une note remise le 22 janvier à l’ambassadeur des États-Unis; mais leurs explications ne désarmaient pas M. Wilson, qui, le 10 février 1920, répliquait sur le ton le plus vif, écartait de nouveau toute souveraineté de l’Italie sur Fiume, et nous menaçait expressément de retirer du Sénat le traité de paix et la lettre qui assurait à la France l’assistance militaire américaine, s’il ne nous paraissait pas possible d’amener l’Italie à accepter le mémorandum du 9 décembre 1919. Une note de MM. Lloyd George et Millerand, en date du 17 février, nous valut une réponse plus modérée du Président Wilson ; mais, sur le fond des choses, son opinion était immuable. Il repoussait même la nouvelle demande qu’avait formulée l’Italie d’une bande de terre qui aurait réuni Fiume indépendante à l’Istrie annexée et il s’opposait à toute division de l’Albanie, même faite d’accord entre les Yougo-Slaves et les Italiens. Dans son lit de malade, il demeurait obstinément fidèle à ses idées et il faut convenir que cette opiniâtreté, même lorsqu’elle prenait des formes désagréables pour nous, n’était pas sans grandeur. Le 26 février 1920, nouveau mémorandum adressé à M. Wilson par MM. Lloyd George et Millerand. Le 26 mars, nouvelle réponse du Président. De part et d’autre, on reconnaît que le mieux serait de laisser la Yougo-Slavie et l’Italie négocier elles-mêmes directement un accord sur la question de Fiume; mais M. Wilson tient à déclarer qu’il n’en maintient pas moins le mémorandum commun du 9 décembre et qu’en particulier, il ne souscrirait pas à un accord, même direct, qui assignerait à la Yougo-Slavie une compensation territoriale dans le Nord de l’Albanie. En même temps que s’échangeaient ces télégrammes, des pourparlers avaient effectivement commencé entre M. Trumbitch, M. Nitti et M. Scialoja; ils s’étaient poursuivis à Londres, à Paris, à Pallanza, et ils étaient en pleine activité, dans cette dernière résidence, le 11 mai 1920, lorsque le ministère Nitti fut mis en minorité à Montecitorio. La déclaration d’Aix n’innove donc pas sur ce point important. Elle innove d’autant moins que, dès le 29 août, M. Giolitti s’était décidé à reprendre la procédure qu’avait adoptée M. Nitti. Il retourne à Pallanza, et il a raison. Quant à nous, nous ne pouvons que considérer avec sympathie les efforts que feront, pour arriver enfin à une entente, les gouvernements de Rome et de Belgrade. Assez longtemps, nous nous sommes essayés dans le métier difficile et ingrat d’arbitre et de courtier. Toutes nos tentatives de conciliation ne nous ont procuré que des déboires. Laissons les intéressés, qui sont majeurs, régler leurs affaires entre eux. Restera, il est vrai, la réserve que M. Wilson avait mise à son assentiment. Mais peut-être les événements la rendront-ils sans objet. Les Albanais se sont déjà chargés d’y satisfaire en partie et l’Italie a évacué tout leur pays. Espérons qu’au Nord, ce n’est pas dans le sang de nouvelles batailles que Yougoslaves et Albanais chercheront à tracer leur frontière. Je sais que d’Annunzio a dit un jour que dorénavant l’Adriatique tout entière devait être le golfe de Venise; mais, tout de même, l’Adriatique est assez vaste pour que des peuples libres puissent s’y baigner à l’aise.

Après de si longues négociations et de si pénibles malentendus, l’entrevue d’Aix a donc été un vrai soulagement. Elle a permis à la fraternité latine, que M. Gustave Rivet célébrait le 20 septembre au Capitole, de se ressaisir et de se réchauffer. C’est beaucoup. Mais elle n’a point accordé la politique des deux nations vis-à-vis de la Russie. Il a été heureusement reconnu que l’exécution du traité de Versailles était une nécessité vitale pour la France, mais on a cru devoir promettre aux vaincus « une modération bienveillante » qu’il eût été plus prudent de ne leur témoigner qu’après avoir reçu d’eux une preuve de bonne volonté. On a expédié à M. Lloyd George un télégramme cordial; mais M. Lloyd George, qui avait conféré avec M. Giolitti à Lucerne, n’était pas à Aix avec MM. Giolitti et Millerand. Ne nous faisons pas trop d’illusions; nos alliances ne sont pas encore entièrement guéries de la fièvre qui les a minées; grâce à la fermeté et à l’obstination de M. Millerand, le malaise a diminué, mais il subsiste, et, demain autant qu’hier, nous aurons besoin de patience, de tact et d’esprit de suite.


Il est très regrettable qu’en ces heures d’incertitude, la santé de M. Paul Deschanel l’ait obligé à quitter la première magistrature du pays. Il avait été, à la Chambre des députés, un président incomparable. Sans l’effroyable fatalité qui s’est abattue sur lui, au moment même où il venait, aux acclamations unanimes du Congrès, de réaliser une généreuse et très légitime ambition, il eût été, pendant sept ans, à la Présidence de la République, la parure et la gloire de la France. Sa culture, riche et variée, sa connaissance approfondie de l’histoire européenne, son talent d’orateur et de lettré, lui permettaient, non seulement de représenter le pays avec éclat, mais de donner aux ministres, dans toutes les grandes questions qui restent à régler, des conseils précieux. Il était l’élu de tous les partis et il pouvait, mieux que personne, se tenir en dehors et au-dessus d’eux, au niveau des intérêts permanents de la nation. Il a craint que la maladie ne le laissât quelque temps inférieur à sa tâche et il a obéi, en se retirant, au scrupule le plus honorable. Comme l’ont dit MM. Léon Bourgeois et Raoul Péret, tous les Français souhaitent qu’il puisse, dans le repos, se rétablir complètement pour reprendre un jour dans les assemblées parlementaires la place magnifique qu’il y a occupée.

L’élection de son successeur ne pouvait faire aucun doute. Elle est sortie des événements avec une force irrésistible. Depuis plusieurs mois, M. Millerand est aux prises avec les plus graves difficultés. Qu’il n’ait pas pu les résoudre toutes comme nous l’eussions souhaité et comme lui-même certainement l’aurait voulu, c’est un fait dont la France n’a pas songé à le rendre responsable, parce qu’elle l’a toujours vu attaché à une politique passionnément nationale et parce que, sans même connaître les obstacles qu’il avait à surmonter, elle les a devinés et mesurés. Elle lui a été reconnaissante du courage dont il a constamment fait preuve, aussi bien dans la politique intérieure que dans la conduite des affaires étrangères. Son énergie a contribué à sauver la Pologne et à rendre effectif notre mandat en Syrie. Ni les révolutionnaires du dedans, ni ceux du dehors, n’ont troublé son bel et solide équilibre. Le caractère et la volonté sont chez lui à la hauteur de l’intelligence. Loin de fuir les responsabilités, il se plait à les rechercher. Lorsqu’il accepte une charge, modeste ou élevée, on peut être assuré que rien ne l’empêchera d’accomplir son devoir jusqu’au bout. Il a commencé par écarter les offres qui lui ont été faites ces jours-ci; mais il ne dépendait, ni de lui, ni de personne, de détourner le courant de l’opinion publique. Je ne sais si le pays veut un Président à l’Américaine, un Président qui ne se borne pas à présider, et qui gouverne; mais il veut incontestablement un Président qui se soit montré capable de gouverner, qui ait de l’expérience et de l’autorité et qui puisse exercer de haut une sorte de contrôle national sur la direction de la politique. M. Millerand est remarquablement préparé à cette grande mission. Une loyale déclaration qu’il a faite, avant le scrutin, sur la manière dont il entendait l’exercice des fonctions présidentielles, et la perspective, qu’il a ouverte, d’une révision plus ou moins prochaine de la Constitution, ont causé, dans plusieurs groupes des Chambres, une émotion passagère, qui s’est traduite, dans la réunion préparatoire du Luxembourg, par un certain nombre de suffrages dissidents. Mais la majorité qui a élu le nouveau Président de la République s’est accrue dès le lendemain, et, pour être très légèrement inférieure à celle qu’avait obtenue M. Paul Deschanel, elle n’en est pas moins fort imposante. Elle donne au chef de l’État une autorité qui, s’ajoutant à celle que lui confèrent son titre et ses grands mérites personnels, rendra plus aisée la lourde tâche qui l’attend. Cette majorité, du reste, fût-elle moins belle, il n’importerait. Une fois nommé, le Président de la République représente toute la France; il a droit au respect de toute la France. L’union civique, dont M. Paul Deschanel a proclamé, dans son noble message d’adieu, la nécessité permanente est aujourd’hui aussi indispensable qu’hier. Le traité de Versailles sera-t-il, oui ou non, exécuté? La paix deviendra-t-elle, oui ou non, une réalité? Nos alliances résisteront-elles, oui ou non, à la crise qu’elles traversent? Oui, si nous sommes unis et forts; non, si nous nous déchirons nous-mêmes de nos propres mains.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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