Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1857

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Chronique n° 610
14 septembre 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1857.

La politique ne se compose pas seulement de tous les faits qui s’accomplissent, de toutes les questions qui s’agitent dans les sphères de la diplomatie officielle ; elle se compose souvent de mille autres choses encore, et de ces choses diverses, les unes pourraient exister, les autres n’existent pas, beaucoup n’existeront jamais. La chimère se mêle à la réalité, les hypothèses se substituent aux calculs positifs, les moindres symptômes deviennent le point de départ des combinaisons les plus imprévues. En un mot, à côté du monde réel, il y a un monde fictif, œuvre des imaginations qui inventent et des hommes d’état bénévoles, d’autant plus libres de remanier la carte de l’Europe qu’ils ne l’ont pas entre les mains. Prise en elle-même, la politique actuelle, à vrai dire, compte peu d’événemens saillans, de ces événemens qui n’ont rien d’idéal. Le conflit survenu à Constantinople à l’occasion des principautés n’est plus qu’un souvenir. Les relations régulières ont été renouées entre la Turquie et les quatre puissances qui avaient été amenées à une rupture. Les élections recommencent en Moldavie dans des conditions nouvelles, c’est-à-dire après une rectification des listes électorales, mais toujours sous les auspices de M. Vogoridès, que la Turquie paraît mettre son amour-propre à soutenir en désavouant tous ses actes. L’état des principautés n’est point sans doute une question résolue, c’est une question réservée. En même temps l’Angleterre a toujours cette triste et grandiose préoccupation de l’Inde, qui se reflète si étrangement dans la presse britannique, et qui remplit tous les esprits d’anxiété. Ainsi une crise qui vient de finir à Constantinople, une guerre qui n’est point particulièrement européenne, quoiqu’elle intéresse la civilisation, représentée dans cette lutte par une des puissances de l’Occident, telle est pour le moment la réalité de la politique actuelle. Mais cela suffit-il ? Que Napoléon III visite la reine d’Angleterre à Osborne, ainsi qu’on l’a vu ; que l’empereur des Français et l’empereur de Russie se rencontrent à Stuttgart, ainsi qu’on va le voir, aussitôt les conjectures commencent ; la distribution des territoires est indubitablement sur le point de subir des modifications profondes, le système des alliances va tout au moins être renouvelé. Ce n’est pas pour rien que des chefs de grands états se déplacent, — et comme personne en vérité ne nous a demandé le secret sur ce qui s’est passé à Osborne ou sur ce qui va se passer à Stuttgart, nous pouvons bien le répéter sans inconvénient, le tenant d’une source authentique, c’est-à-dire des nouvellistes eux-mêmes, fort répandus en ce monde. Comment se fait-il qu’il y ait en certains momens une véritable recrudescence de ces transformations de fantaisie et de cette diplomatie d’imagination ? Voilà peut-être le problème le plus curieux.

Une chose pourrait arrêter cependant, c’est que les versions ne laissent pas quelquefois d’être contradictoires ; elles varient selon que le vent souffle d’Osborne ou de Stuttgart, et sous l’influence de bien d’autres considérations encore. Mais quoi ! cela prouve que la fertilité des inventeurs n’en est pas à une combinaison près pour tracer la route à la politique européenne. — Croyez-vous, dira l’un, que Napoléon III soit réellement allé à Osborne pour régler l’affaire des principautés, ou que cette question ait été l’unique objet de l’entrevue de l’empereur des Français et de la reine de la Grande-Bretagne ? Au premier aspect, c’est là effectivement ce qui est le plus visible. L’Angleterre s’est ralliée à la politique de la France à Constantinople, au risque d’imposer à lord Stratford de Redcliffe l’amer déplaisir de se contredire à peu de jours de distance ; mais au fond il s’agissait de bien autre chose : vous n’en êtes point à savoir que l’Europe est travaillée de vieux malaises ; toutes les situations sont contraintes. Le droit de 1815 est à demi abrogé après avoir été vingt fois violé ; il ressemble un peu à l’empire ottoman, il n’est debout que parce qu’on ne sait comment le remplacer. Le difficile était de s’entendre et de trouver un terrain où l’Angleterre et la France pussent se mettre d’accord ; on y est parvenu, le reste n’est plus rien. La souveraine de l’Angleterre, comme tout le monde le sait, est mariée avec un prince de Cobourg. Or le secret et invariable désir du prince Albert et de la reine Victoria, c’est de voir la maison de Cobourg devenir maison royale en Allemagne par un agrandissement de territoire. La combinaison est bien simple : en supprimant quelques principautés allemandes, on fera un royaume qui sera donné à la maison de Saxe-Cobourg-Gotha ; le nom même du royaume est déjà trouvé. Remarquez que le prince Alfred d’Angleterre est, par son père, frère du duc actuel, qui n’a point d’enfans, l’héritier du nouveau royaume. Moyennant ceci, la France s’étend jusqu’au Rhin ; tant qu’elle n’a pas cette frontière naturelle, elle est une menace pour l’Europe ; quand elle l’aura, elle sera la première gardienne de l’ordre européen. La Prusse, il est vrai, pourrait avoir quelques objections à faire à ces arrangemens ; mais la Prusse elle-même, vous ne l’ignorez pas, est un état mal composé, vulnérable dans sa longueur ; ses provinces du Rhin sont séparées du reste de la monarchie. Puisqu’on entre dans la voie des médiatisations, la Prusse serait fortifiée par des acquisitions nouvelles ; elle deviendrait un corps plus consistant, plus uni, en même temps qu’elle obtiendrait des ports qu’elle envie, et elle serait satisfaite. Tel est l’objet réel de l’entrevue d’Osborne, et non l’affaire des principautés, question médiocre, résolue on un moment avec un peu de bon vouloir. Aussi ne doutez pas que l’alliance de la France et de l’Angleterre ne soit plus que jamais solide et indissoluble ; sur elle reposent les combinaisons futures de l’Europe. — Voilà, on en conviendra, tout un plan merveilleusement combiné. Il peut bien y manquer quelques petits détails ; mais qui n’oublie pas quelques détails dans un plan de réorganisation européenne ? Si vous éprouvez encore quelques doutes, c’est que vous serez véritablement difficile. Il reste donc convenu que tout se sera ainsi passé à Osborne.

Seulement ici intervient un autre incident, c’est l’entrevue prochaine de l’empereur Napoléon et de l’empereur Alexandre II à Stuttgart. Les deux souverains en effet vont se rencontrer chez le roi de Wurtemberg, allié des deux familles impériales, et qui est venu récemment en France. Or, si l’entrevue d’Osborne a eu ses historiens de fantaisie, l’imagination des romanciers de la politique ne s’exerce pas moins sur l’entrevue de Stuttgart avant même qu’elle n’ait eu lieu. De l’alliance de la France avec l’Angleterre, on passe tout à coup à une alliance avec la Russie, et aussitôt les noms d’Erfurt ou de Tilsitt seront prononcés. — C’est à Stuttgart, vous dira-t-on, que va se former la nouvelle alliance des deux empires. Tout a été préparé par le duc de Hesse lorsqu’il est allé cet été à Plombières ; il ne restait qu’à choisir un moment favorable ; ce moment est venu. Au milieu de toutes les oscillations de la politique actuelle, la Russie conserve un double ressentiment : elle ne peut pardonner à l’Autriche la conduite qu’elle a suivie pendant la guerre d’Orient, parce qu’elle a vu et parce qu’elle voit encore dans cette conduite une défection après tout ce qu’avait fait le dernier tsar pour la puissance autrichienne. Elle ne pardonne pas davantage à l’Angleterre, qui avait reçu les secrets de l’empereur Nicolas, d’avoir si mal répondu à cette confiance. Quant à la France, qui l’a combattue avec une énergie victorieuse, la Russie ne la considère nullement en ennemie ; elle voit plutôt en elle une alliée naturelle. Elle a essayé plus d’une fois déjà, par ses déférences et même ses flatteries, de détacher la France de l’Angleterre et de l’Autriche : elle n’a point réussi, elle ne pouvait pas réussir, lorsqu’elle usait de cette tactique ; mais les souvenirs de la guerre s’effaçant, et les rapports des souverains devenant plus intimes, l’alliance des deux empires devient possible. Il est facile de comprendre, dans cette situation, ce qui peut sortir de l’entrevue de Stuttgart. Bien des questions seront agitées, on n’en doute pas, et au premier rang celle de l’organisation actuelle de l’Europe. L’empereur Alexandre II est entièrement disposé à souscrire aux combinaisons nouvelles qui pourront se produire. Il ne fait même que se conformer à une tradition russe, en admettant pour la France la nécessité d’élargir sa frontière jusqu’au Rhin. La France peut trouver un autre agrandissement en Savoie, tandis que le roi de Sardaigne s’étendrait en Lombardie. La Prusse, qui ne serait pas oubliée, trouverait des compensations d’un autre côté. En un mot, tout s’arrangerait. Observez bien que les derniers événemens qui ont eu lieu à Constantinople laissent voir comme une ébauche de l’alliance possible de ces quatre puissances : la Russie, la France, la Prusse et la Sardaigne. Les intérêts de quatre états se sont touchés un moment, ils se toucheront encore, et de leur rapprochement naîtra un équilibre nouveau. Voilà ce qui va s’agiter à Stuttgart, voilà l’objet de l’entrevue des deux empereurs ! — Et de fait, on le reconnaîtra, le plan n’est pas moins merveilleux que celui d’Osborne : tout comme celui-ci, il dispose de l’avenir, il distribue les territoires, il crée des relations nouvelles, car enfin, dès qu’on se met à l’œuvre, il faut bien pourvoir à tout.

Il y a du moins quelque satisfaction à voir que si l’Autriche est en général assez mal partagée dans ces combinaisons diverses, la France a sa place partout, et arrive par des chemins différens au même but. La France aura-t-elle les frontières du Rhin et la Savoie ? Sera-t-elle obligée de se contenter de l’un ou l’autre avantage ? Tout se réduit pour elle à cette alternative peu redoutable. Voici cependant qu’une dernière hypothèse s’élève tout à coup. — Vous vous trompez les uns et les autres, dit celui-ci, mieux avisé ; il ne s’est rien passé à Osborne, et il ne se passera rien à Stuttgart. L’empereur Napoléon est allé visiter la reine Victoria ; il rencontrera l’empereur Alexandre, et la politique de la France restera la même, une politique de fidèle alliance avec l’Angleterre, de bonne amitié avec toutes les puissances. Le voyage à Stuttgart n’empêche pas l’empereur de souscrire avec la garde impériale en faveur des victimes des événemens de l’Inde, comme vous l’avez vu, et ce témoignage de sympathie, qui est en même temps un acte politique, n’empêche pas le chef de l’état de se faire représenter au service religieux célébré à Paris pour l’anniversaire du couronnement de l’empereur Alexandre. Tout cela ne conduit pas à la guerre, cela conduit plutôt à la paix, seulement à une paix où la France ne laisse pas d’avoir un certain rôle, parce que de toutes les puissances elle est en ce moment la moins embarrassée. Sans doute l’Europe n’est point organisée de telle sorte qu’on ne puisse voir un jour ou l’autre éclater quelque crise qui se prépare depuis quarante ans. Sans doute aussi la frontière du Rhin conviendrait merveilleusement à la France ; la Savoie ferait, à tout prendre, un beau département français. Que l’empereur y ait songé, le trouvez-vous surprenant ? Il serait le seul qui ne l’aurait point vu. La restauration elle-même, qu’on a tant accusée, songeait au Rhin, et elle y serait peut-être arrivée. Ce n’est donc point une politique nouvelle ; mais entre la pensée et l’acte il y a bien des choses : il y a tout d’abord la difficulté de commencer, de porter la main sur tout un ensemble politique qui ne se dissoudra pas sans fracas, on peut le croire. Que le gouvernement français ne fasse rien pour précipiter cette crise, trop logique pour n’être pas vraisemblablement inévitable, c’est ce qu’il est difficile de ne pas voir écrit dans tous les actes de sa politique. Le gouvernement français aurait pu premièrement continuer la guerre, quand elle existait ; il n’aurait fait que céder aux vœux de l’Angleterre, et alors toutes les questions d’équilibre continental et de territoires ne tardaient pas à s’élever d’elles-mêmes. Il y a un an, Bolgrad et la délimitation de la Bessarabie offraient une belle occasion de brouiller les affaires de l’Europe. Il y a peu de jours, le conflit diplomatique qui a surgi à Constantinople pouvait être une grande tentation. Il n’y avait qu’à laisser aller les choses. Le bon droit évident était du côté de la France ; il y avait une alliance toute formée entre les quatre puissances jetées dans un camp, tandis que l’Autriche et l’Angleterre étaient dans l’autre. Transportez cette situation dans l’Occident, l’Europe est partagée en deux. Et cependant, on l’a vu, aucune de ces occasions n’a été saisie aux cheveux. Dans ces circonstances diverses et également favorables, c’est la France qui est intervenue pour la paix, c’est la France qui a fait cesser la guerre ; c’est elle qui a mis fin aux brouilleries de Bolgrad, et c’est elle encore qui vient de dissiper, dans un moment d’entrevue, tous les nuages qui s’étaient élevés à Constantinople. Vous devez en conclure évidemment que l’empereur des Français n’a point le dessein de se jeter aveuglément dans la guerre, même pour arriver à ce qu’il peut désirer, et s’il ne veut point la guerre, que deviennent toutes vos combinaisons d’Osborne et de Stuttgart ?

D’ailleurs, soit dit entre nous, pour la réalisation de tels desseins, quelle serait donc pour la France l’efficacité actuelle de ces alliances dont on parle ? L’Angleterre n’a qu’une pensée en ce moment, elle n’a de regards que pour l’Inde ; elle n’a pas trop de toutes ses forces pour faire face à cette formidable insurrection qui l’a prise à l’improviste, et ce n’est vraiment pas l’heure pour elle de former des alliances qui ne lui offriraient d’autre prix que la création d’un nouveau royaume en Allemagne. Tout le concours de l’Angleterre se réduirait donc à laisser faire. La Russie, de son côté, est sortie de la dernière guerre plus meurtrie encore qu’on ne l’a dit. Ce qu’elle a dépensé en hommes et en argent dépasse tout calcul : au moment où la lutte a cessé, elle était dans un état tel qu’elle aurait eu de la peine à soutenir une nouvelle campagne, et c’est ce qui l’a déterminée à traiter. On ne connaissait pas alors entièrement la vérité, on ne l’a connue que depuis. Aujourd’hui encore l’armée russe est singulièrement réduite, et le gouvernement de Pétersbourg ne le cache pas si bien qu’on n’ait pu en voir quelque chose au dernier camp de manœuvres de Tsarkoe-Selo, d’où il faut conclure que l’empereur Alexandre II ne pourrait lui-même en ce moment offrir un secours très décisif, et une entente trop intime avec lui ne vaut pas une rupture ou un refroidissement de l’alliance avec l’Angleterre. Tenez donc pour certain que la garde impériale n’est pas près de quitter le camp de Châlons, où elle est réunie pour marcher sur le Rhin. L’empereur des Français ne s’occupe pas de toutes ces choses ; sa pensée est tournée vers la paix et vers l’intérieur, où il ne peut douter qu’il ne reste beaucoup à faire. Il n’ignore pas que la spéculation fiévreuse n’est pas l’industrie, outre qu’elle aboutit le plus souvent à des crises qui paralysent tout, comme on le voit aujourd’hui ; il sait que des travaux trop accumulés créent parfois une activité factice aux dépens de la véritable activité, que des finances sûres et solides sont la force d’un peuple dans l’occasion, que dans un pays comme la France enfin ni l’industrie, ni la guerre elle-même ne suffisent, s’il n’y a aussi cette sève de l’esprit qui a besoin d’une atmosphère saine et généreuse. Ne trouvez-vous pas la carrière assez grande ? Et voilà pourquoi tous vos rêves d’Osborne et de Stuttgart ne sont en définitive que des rêves.

Ainsi vont toutes les versions, se succédant, se croisant et disparaissant tour à tour. C’est la politique de l’hypothèse et de la fantaisie prenant l’Europe pour théâtre. Arrivez aux faits actuels : de l’alliance de la Russie et de la France, il reste l’entrevue de Stuttgart, entrevue qui a certes son prix, comme signe des bons rapports des souverains, quoiqu’elle ne puisse avoir les conséquences qu’on lui attribue, et qui a été précédée elle-même du traité de commerce récemment ratifié. Un traité de commerce et de navigation, ce n’est pas beaucoup, quand on pense qu’il est si facile de remuer le monde dans une conversation. Combien de traités de ce genre cependant n’ont-ils pas été plus utiles que des traités d’alliance offensive et défensive ! Ceux-ci n’embrassaient souvent qu’une chimère pour laquelle coulait inutilement le sang des hommes ; les autres servaient des intérêts sérieux, positifs et saisissables ; ils aidaient au rapprochement des peuples, et faisaient marcher la civilisation plus que les armes ne l’auraient fait. Le traité avec la Russie n’innove pas en matière de commerce international ; il règle les relations des deux pays dans des conditions de large réciprocité, stipulant la liberté commerciale, des droits égaux pour les sujets des deux nations, des exemptions égales. En un mot, après avoir subi momentanément le contre-coup d’une grande guerre, le commerce de la Russie et de la France entre dans une voie nouvelle, sous les auspices d’une législation favorable, et voilà du moins un fruit du rétablissement de la paix, des relations amicales renouées entre les gouvernemens. C’est le fait à côté de la chimère.

La réalité aussi pour l’Angleterre, c’est l’Inde, nous le disions ; c’est cette insurrection dont le caractère et la mesure restent encore dans une sorte d’obscurité inquiétante, et qui fait compter les heures avec une fébrile impatience à l’arrivée de chaque courrier. Cette insurrection restera-t-elle circonscrite dans la présidence du Bengale ? s’étendra-t-elle à Madras et à Bombay ? Voilà la question dont on attend la solution. Une chose n’est point douteuse pour le moment, c’est que jusqu’ici dans cette explosion soudaine les Indiens se signalent par des actes de la plus odieuse barbarie, et les Anglais, serrés de toutes parts, réduits en nombre, se soutiennent par l’audace et l’héroïsme. On a vu un exemple de cette audace, où il entre un certain mépris pour les indigènes, dans l’affaire qui a eu lieu aux abords d’Agra. Les Anglais ont été obligés de se replier après un échec, mais ils étaient sortis au nombre de six cents pour aller combattre une armée de six mille hommes pourvue de onze pièces de canon, et cette lutte inégale n’a cessé que parce que les Anglais n’avaient plus de munitions. Au milieu de ces émouvantes péripéties, dont les correspondances de l’Inde donnent une idée, il y a des caractères qui prennent parfois un relief étrange. Tel est cet officier parti de Phillour avec moins de cent hommes pour le siège de Delhi, et bientôt tué devant cette place. C’est une sorte de puritain, qui compare les Anglais aux enfans d’Israël campant devant les Syriens. Ailleurs ce sont des scènes profondément tragiques, comme au massacre de Ihansi. Le capitaine Gordon, le capitaine Skene et sa femme se réfugient dans une tour dès le début du soulèvement. Là, ils se défendent tant qu’ils peuvent ; puis, quand ils sont serrés de trop près par les rebelles et menacés d’être pris, Skene embrasse sa femme, lui brûle la cervelle et se tue, tandis que Gordon tombe percé d’une balle au front. C’est là ce qui émeut profondément aujourd’hui en Angleterre, et ce qui est fait pour émouvoir dans tous les pays. Il est malheureusement peu probable que cette situation s’améliore avant que les forces anglaises soient devenues assez considérables pour engager une lutte qui ne pourra qu’être terrible, et ce n’est que dans quelque temps que les renforts récemment expédiés pourront arriver dans l’Inde. D’ici là tout est possible, tout est à craindre.

Ce serait assurément un triste patriotisme en France que celui qui se réjouirait de ces malheurs. Lors même que l’Inde échapperait à l’Angleterre, elle ne serait pas à nous, et elle serait perdue pour la civilisation. Notre pays n’en est plus à nourrir des sentimens de jalousie, qui trouveraient ici un trop douloureux aliment. Renfermée dans sa vie intérieure, la France ne voit pas se multiplier les événemens aujourd’hui. Les événemens sont de l’ordre le plus simple et le plus pratique. Un des faits les plus actuels est la session des conseils généraux, qui vient d’avoir lieu. Sans être investis d’attributions politiques et sans avoir une juridiction directe en dehors du cercle des affaires locales des départemens, les conseils généraux ont du moins la mission ou le droit d’émettre des vœux sur tout ce qui intéresse le pays, sur tout ce qui peut servir au développement de la prospérité publique. Les conseils généraux, cette année comme les années précédentes, ont émis des vœux de ce genre. Beaucoup se sont montrés notamment disposés à appuyer de leurs manifestations un projet qui, par son caractère et ses résultats, est, à vrai dire, l’affaire de tous les peuples : c’est le percement de l’isthme de Suez. Lord Palmerston a laisse éclater dès le début une hostilité singulière contre ce projet d’origine française, et le chef du cabinet de Londres a reçu bientôt des événemens eux-mêmes une réponse aussi imprévue que décisive : cette réponse, c’est l’insurrection de l’Inde qui s’est chargée de la donner. Il n’est point douteux que si l’Angleterre avait pu expédier ses forces militaires par l’Égypte au lieu de les envoyer par le Cap, elle aurait gagné un temps précieux, et se serait trouvée plus rapidement en mesure de défendre son empire oriental. Cela prouve simplement le caractère d’utilité générale qu’il y a dans cette œuvre, appuyée par un certain nombre de conseils généraux français. Sur d’autres questions, les opinions sont partagées dans les assemblées départementales ; il en a été ainsi spécialement au sujet de l’établissement des caisses d’assurances agricoles. Enfin le conseil général du département de l’Hérault a émis son vœu habituel en faveur de la liberté commerciale, tandis que dans le Nord un vœu tout contraire a été exprimé. Dans leur ensemble, les travaux des conseils de département deviendraient aisément un curieux sujet d’analyse.

L’histoire actuelle fuit d’un vol rapide ; les événemens se succèdent, les conjectures vont plus vite encore, au risque de se perdre dans le vide ; tout se précipite vers l’inconnu, et tandis qu’on marche vers cet avenir voilé, le passé que ne connaissent pas toujours ceux mêmes qui l’ont vu, le passé se relève lentement derrière nous avec ses malheurs, avec ses gloires et toutes ses réalités irrévocables, qui sont autant d’enseignemens lumineux. Le premier empire, la restauration, la monarchie parlementaire de 1830, toutes ces époques qui se suivent à si courte distance sans se ressembler, et dont chacune représente une idée distincte, un ordre de choses différent, deviennent un objet permanent d’étude. M. Thiers publie le seizième volume de son œuvre éminente sur l’ère du Consulat et de l’Empire. M. de Beaumont-Vassy écrit une Histoire de mon Temps, qui va de 1830 à 1851, avec le désir d’être instructif. Un autre écrivain, M. Victor de Nouvion, vient de commencer à son tour le récit des mêmes événemens depuis la révolution de 1830, qui fut la chute de la restauration, jusqu’à cette autre chute de 1848, que M. Granier de Cassagnac décrivait récemment en y ajoutant l’histoire de la chute de la seconde république. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne dans notre temps, il y a des chutes, et les gouvernemens seraient bien mal inspirés s’ils s’accusaient ou se dédaignaient mutuellement au nom de cette loi suprême et aveugle du succès, de même que la moralité serait absente de tout récit qui prendrait ce succès pour unique mesure de la valeur des choses contemporaines. L’histoire ressemble à une bataille : ceux qui en sont les témoins ou les acteurs ne sont pas les mieux placés d’habitude pour en saisir l’ordonnance et les proportions. La vérité ne se dégage que peu à peu, à mesure qu’on a moins d’intérêt à la cacher ou que les faits parlent d’eux-mêmes, et c’est ainsi que M. Thiers, placé à distance des événemens, peut poursuivre avec fruit, avec un succès croissant, ses courageuses et sincères investigations sur l’empire. M. Thiers n’est point, il s’en faut, un ennemi de l’empire et de l’empereur ; mais il les juge l’un et l’autre. Il est arrivé, dans son dernier volume, à la campagne de 1813, à ce duel formidable entre la puissance impériale déjà branlant sur sa base et la coalition, chaque jour plus serrée et plus forte, de l’Europe. Moscou était le premier pas vers le déclin ; la campagne de France va être la dernière étape. Les cent-jours ne seront qu’une sorte d’épilogue imprévu, un hors-d’œuvre prodigieux et inutile qui n’aura d’autre effet que d’agrandir la défaite de l’empereur en agrandissant les plaies de la France. La campagne de Saxe, ainsi que le montre justement M. Thiers, est pour ainsi dire le nœud de ce drame où l’on voit vingt nationalités se mêler sous des drapeaux différens pour aller se heurter dans un choc de trois jours aussi effrayant que décisif, à Leipzig.

Napoléon, campé à Dresde, ayant retrouvé l’ascendant des armes par les victoires de Lutzen et de Bautzen, prêt à négocier à Prague, pouvait-il et devait-il accepter la paix ? Ne devait-il pas tout faire pour empêcher l’Autriche de passer d’une alliance récente avec lui à une médiation armée, puis à une hostilité déclarée ? Sa situation, son intérêt, l’épuisement de la France, la fatigue de ses alliés, tout lui en donnait le conseil. Les conditions de paix offertes par l’Autriche d’ailleurs n’avaient rien qui ne fût à la hauteur d’une grande ambition, il faut le redire après M. Thiers, qui en est si pénétré, qu’il y revient souvent : ces conditions laissaient encore à la France la Hollande, la Belgique, le Piémont, la Toscane, l’état romain, la Lombardie, deux ou trois royaumes feudataires. Mais l’Autriche était-elle sincère et loyale ? L’historien de l’empire n’hésite pas à le penser, et il se fonde sur l’intérêt de l’Autriche, qui trouvait de larges compensations dans les conditions offertes, sur les dispositions de l’empereur François, qui ne pouvait songer alors à poursuivre la chute de celui à qui il avait donné Marie-Louise, enfin sur la crainte très légitime qu’inspirait encore la puissance de Napoléon. Si l’Autriche, dans cette circonstance comme toujours, cherchait a tirer avantage de sa position exceptionnelle de médiatrice et se faisait habilement sa part sans avoir combattu, il est du moins certain qu’elle n’avait cessé de déclarer que si la paix n’était point faite, le soir même du jour où expirait l’armistice de Pleiswitz, elle serait dans les rangs de la coalition. Sur ce point, M. de Metternich avait été on ne peut plus formel.

Comment se fait-il cependant que l’empereur se raidit contre cette situation ? C’est qu’il mettait son orgueil à croire qu’une paix qui ne le laissait pas maître du monde détruisait son prestige aux yeux des peuples et le livrait à ses adversaires. En eût-il été ainsi, c’était certainement la faute de son système. Ne tenant compte ni de l’orage grossissant, ni des patriotiques avis du sage Caulaincourt, et moins encore des importunes sollicitations pacifiques que Rovigo lui-même lui adressait de Paris, Napoléon, au fond, ne voulait pas la paix : il n’est plus guère permis de s’y tromper ; il ne se servait de l’armistice de Pleiswitz et des négociations évasives de Prague que pour doubler ses arméniens, frémissant à la seule pensée qu’on pût mettre en question l’efficacité de ses coups, ne croyant pas peut-être à une résolution si prochaine de l’Autriche, et comptant dans tous les cas, si l’Autriche se prononçait contre lui, avoir le temps de battre les alliés l’un après l’autre. Il l’aurait pu sans doute avec ses vieux soldats d’autrefois ; il ne le pouvait plus avec une armée qui n’était qu’une agglomération de jeunes conscrits français à peine façonnés à la guerre ou d’alliés douteux prêts à la défection, et c’est ici surtout qu’on peut voir combien le génie militaire de Napoléon, si grand qu’il fût toujours, pliait sous le poids d’une politique impossible. Pour garder Hambourg, Dantzig, Stettin, Custrin, il s’affaiblissait et laissait le Rhin sans défense ; pour menacer la Prusse et Berlin, il étendait immensément sa ligne d’opérations, et pour occuper ce vaste champ de bataille, il disséminait ses forces, livrant ses lieutenans à des surprises comme celle dont Vandamme fut victime, ou à des échecs comme ceux qu’essuyait Ney sur la route de Berlin. Il s’exposait lui-même, quelque savantes que fussent ses manœuvres, à se trouver un jour pris entre trois armées auxquelles il aurait à livrer sur place trois batailles gigantesques : c’est ce qui arrivait à Leipzig. Or, cette bataille de trois jours une fois perdue, la France était ouverte ; la défense du Rhin n’avait pas été prévue, ou l’on n’y avait songé que tard, et tandis que l’armée se repliait précipitamment à travers l’Allemagne, harcelée par les alliés, il restait cent mille hommes dans les places du nord, cent mille hommes dispersés, immobilisés, séparés de la France assaillie de toutes parts, et sacrifiés à la chimère de la conservation des villes anséatiques et du protectorat de la confédération du Rhin. Napoléon périssait par le sentiment démesuré d’une puissance qu’il croyait retenir encore, et qui lui échappait de tous côtés. Et ce sentiment outré d’un pouvoir sans limites se montrait à l’intérieur aussi bien que dans ces luttes des nations. Vers le même temps, un jury d’Anvers absolvait des accusés mis en jugement pour des faits de concussion administrative. L’empereur, indigné de cet acte d’indulgence qui cachait peut-être quelque hostilité, cassait l’arrêt de justice, renvoyait les accusés absous devant d’autres juges, et mettait en cause quelques-uns des jurés eux-mêmes. Il était impossible d’accumuler plus de violences dans un sentiment d’honnêteté révoltée. Au reste, Napoléon ne dissimulait pas sa pensée. « Le souverain, disait-il ou faisait-il dire en son nom, est la loi suprême et toujours vivante ; c’est le propre de la souveraineté de renfermer en soi tous les pouvoirs nécessaires pour assurer le bien, pour prévenir ou réparer le mal. » Par là toutes les institutions étaient supprimées ; il ne restait plus clairement et ostensiblement debout que la volonté d’un homme. C’était trop ou trop peu, si grande, si bien intentionnée que fût cette volonté : l’empire périssait sous l’empereur.

On peut dire que chaque époque a un signe particulier. L’empire a eu le sien ; la restauration a eu de même son caractère propre aussi bien que la monarchie de 1830. Ce n’est point certainement par l’abus du pouvoir qu’est tombé le régime inauguré par la révolution de juillet ; il aurait plutôt péri par l’excès contraire. Dans tous les cas, c’est un des plus grands essais qui aient été tentés pour faire pénétrer dans les mœurs publiques les habitudes de la liberté constitutionnelle. Comment le gouvernement de juillet est-il né ? comment a-t-il vécu, et comment est-il mort ? C’est la triple question livrée désormais à l’historien, et qui ressort du mouvement des faits, du jeu des partis, du travail des esprits. Des pamphlets ont usurpé le nom de témoignages véridiques pendant que le régime de 1830 vivait. Les diffamations ou les apologies, les mémoires, les récits, les divulgations secrètes ne manquent pas ; il manque une histoire complète et définitive, qui reste peut-être encore difficile à faire, et que tente M. Victor de Nouvion dans une œuvre étendue, dont les deux premiers volumes seulement ont vu le jour. L’auteur de l’Histoire du règne de Louis-Philippe Ier, roi des Français, prend cette monarchie de 1830 à son orageux berceau ; il n’est arrivé encore qu’à ces premières années pleines de luttes, où l’ordre avait à triompher, où une politique nouvelle avait à se dégager du tourbillon des passions et des systèmes révolutionnaires. Avant tout, le mérite de ce livre est dans le sentiment d’équité et d’impartialité qui l’anime. Parce que le roi Charles X, vaincu en 1830, s’en va emmenant avec lui une dynastie séculaire, l’auteur ne se croit point tenu de l’accabler sous sa défaite ; parce qu’une révolution qu’il croit légitime triomphe, il ne glorifie pas indistinctement tout ce que fait cette révolution. M. de Nouvion, et c’est son mérite, juge les choses et les hommes, M. de Lafayette aussi bien que M. de Polignac, les serviteurs aveugles du roi et les serviteurs dangereux du peuple triomphant. En un mot, il entre dans cette étude avec un esprit libre, sinon de préférences, du moins de préjugés de parti ; il n’est décidé que contre l’anarchie, qui n’est pas une opinion.

C’est la loi des révolutions de se personnifier dans un homme. Le roi Louis-Philippe, qui repose aujourd’hui à Weibridge et qui appartient désormais à l’histoire, personnifia la révolution de 1830 dans ce qu’elle eut de juste, de sage et même de possible ; il en fut le modérateur, le souverain et le guide. Des partis mal conseillés par leur rancune ont voulu le représenter comme un conspirateur qui, durant quinze ans, s’était livré à des brigues secrètes pour arriver à mettre la main sur la couronne. La vérité est plus simple, elle est dans les récits de M. de Nouvion. Il n’est point douteux que, sous la restauration, celui qui n’était encore que le duc d’Orléans vivait en bonne intelligence avec les opinions libérales ; il datait de 1789, et il aimait à s’en souvenir. Certainement aussi il prévoyait une catastrophe ; mais le chemin qui pouvait le conduire au trône, ce n’est pas lui qui était en mesure de l’ouvrir. On le lui ouvrit tout à coup par les ordonnances de juillet, et alors ce n’était plus son intérêt personnel qui se trouvait seul en jeu, c’était l’intérêt du pays, menacé subitement de tomber dans un abîme. Les hésitations que d’un autre côté les révolutionnaires ont attribuées à Louis-Philippe dans ce moment suprême, les haines violentes dont ce parti n’a cessé de poursuivre le dernier roi, sont sa plus éclatante justification ; elles prouvent que, quant à lui, il prenait la couronne non comme un ambitieux qui touche enfin son but, mais comme un modérateur invoqué dans une grande nécessité publique. Cette pensée est dans toutes les paroles du duc d’Orléans en 1830 ; elle est dans les premières communications adressées aux cours de l’Europe, elle est dans ses premiers entretiens avec la chambre. « Les députés de la nation me comprendront, disait-il, lorsque je leur déclare que je gémis profondément sur les déplorables circonstances qui me forcent à accepter la haute mission qu’ils me confient, et dont j’espère me montrer digne. » Au demeurant, le duc d’Orléans était roi pour sauver le pays de la république ; par lui, les événemens de juillet conservèrent un caractère purement libéral. Toute la politique nouvelle était là. C’est cette origine que M. de Nouvion a voulu remettre en lumière. Après Louis-Philippe, nul peut-être ne personnifie mieux cette révolution de 1830 que Casimir Périer, et l’existence du ministère qui prit le nom de ce valeureux chef est sans nul doute un des plus émouvans, un des plus virils spectacles qui puisse s’offrir dans l’histoire d’un peuple. Au milieu des agitations et des luttes qui suivent une grande secousse, Casimir Périer traçait véritablement le programme du règne en faisant face à tous les partis, en contraignant l’émeute à plier sous son indomptable vigueur, en rétablissant la discipline dans une administration ébranlée, en envoyant avec cela une armée en Belgique. On peut concevoir bien des manières de sauver la société ; on ne disconviendra pas qu’il n’y ait quelque grandeur dans ces luttes que retrace l’historien du règne de Louis-Philippe, et où l’on voit un homme énergique rallier par l’action et par la parole toutes les forces conservatrices autour d’un drapeau qui est resté debout dix-huit ans. Cette halte a duré dix-huit années en effet, mais ce ne fut qu’une halte, et l’histoire dira comment le régime de 1830, après avoir triomphé par la lutte, a succombé lorsqu’il semblait le moins menacé.

Dans ce courant des événemens contemporains, où à des intervalles égaux trois grands gouvernemens ont péri par des catastrophes différentes, il y a un mot commode dont on se sert volontiers pour tout expliquer : ce mot, c’est la force des choses, philosophie singulière qui exige peu d’efforts, et qui permet surtout de voir passer d’un œil paisible les révolutions. On ne voit pas que ce qu’on nomme la force des choses n’est, à tout prendre, que l’imprévoyance et la faiblesse des hommes, ainsi que cela a été dit ; faiblesse qui se déguise souvent, qui peut même prendre des noms pompeux, et qui n’est pas moins toujours la faiblesse. C’est sous la force des choses que succombait l’empire, dira-t-on. Il est vrai, tout se réunissait pour accabler une grande fortune ; mais, ainsi que le démontre suffisamment M. Thiers, lorsque Napoléon parcourait l’Europe en conquérant, il était libre de contenir l’effervescence de son génie et de limiter sa politique à ce qui était possible, il pouvait même en 1813 accepter une grande paix. S’il ne l’a pas fait, il s’est décidé dans la plénitude de son intelligence, et si plus tard il s’est trouvé en face de circonstances plus puissantes que lui, ce n’est pas sous une fatalité aveugle qu’il pliait, c’est sous le poids des erreurs de son génie. La révolution de 1830 fut aussi un effet de la force des choses. N’est-il pas vrai cependant, comme l’histoire l’atteste, que durant quinze années tous les partis s’acharnèrent à préparer la catastrophe, les uns en méconnaissant et en violant tous les instincts de la France moderne, les autres en allant recueillir toutes les haines, toutes les hostilités, tous les ressentimens, même les plus injustes, pour les faire éclater sous les pas d’un gouvernement que plus de sagesse aurait fait vivre avec profit pour le pays et pour la liberté ? Et en 1848 il y eut aussi sans doute la part de la force des choses. Il reste seulement à expliquer cette force des choses elle-même et cet abandon soudain d’un gouvernement vaincu avec la loi, discrédité par beaucoup de ses partisans plus encore que par ses adversaires naturels, et disparaissant devant un ennemi surpris de sa victoire. Bien des causes ont pu contribuer à cette chute ; il en est une qu’on peut saisir : c’est le travail obstiné de déconsidération pratiqué autour de ce gouvernement, c’est l’absence de sévérité morale dans l’usage de la liberté, c’est aussi une grande timidité ou une grande inconsistance de foi politique dans bien des esprits. On a vu en 1848 des hommes qui étaient certainement des constitutionnels sincères confirmer quelques-uns des mots injurieux de M. de Lamartine, dire qu’ils avaient vu de trop près les derniers gouvernemens pour en être épris, et que les opinions libérales n’avaient pas beaucoup de sacrifices à faire pour passer à la république. Les opinions libérales n’avaient à sacrifier tout simplement que la monarchie, et lorsqu’on la sacrifiait si bien le lendemain, il est douteux qu’on ne la sacrifiât pas un peu la veille, sans le vouloir ou sans le savoir. M. de Nouvion commence son livre en disant que la monarchie de 1830 aura toujours le tort de n’avoir pas duré, et que si elle est tombée, c’est qu’elle a failli. Pris dans un sens étroit et rigoureux, le mot serait injuste ; mais l’auteur a voulu dire indubitablement que si ce gouvernement n’a pas vécu, lorsqu’il réunissait toutes les conditions de grandeur et de durée, c’est qu’on n’a pas fait tout ce qu’il fallait pour le faire vivre. Chassons donc de l’histoire cette force des choses qui en altère la moralité, et remettons à sa place la responsabilité des hommes, trop enclins à s’étonner ou à se méprendre lorsqu’ils voient éclater d’une façon terrible, irrésistible, ce qui n’est qu’une conséquence de leurs erreurs et de leurs faiblesses. Ce sont là les leçons des choses contemporaines pour les gouvernemens aussi bien que pour les peuples, s’ils ne veulent pas être éternellement exposés à se voir jetés dans des crises où ils n’ont plus qu’à choisir entre la résignation à tout ce qui arrive et une plainte inutile.

Il n’y a pas pour le moment en Europe de ces faits politiques ou diplomatiques, heureusement exceptionnels, qui ont un intérêt général. Ceux qui auraient pu devenir graves ont été habilement contenus dans les limites d’une crise passagère à Constantinople. Ceux qui peuvent émouvoir et attirer les regards longtemps encore sont lointains, comme les événemens de l’Inde. La politique se réduit donc à un certain nombre de questions ou d’incidens qu’on peut voir se succéder au nord, au midi, au centre de l’Europe, et qui se lient aux affaires particulières des divers pays. Au nord, la Suède était naguère agitée par un débat des plus sérieux sur l’abrogation ou plutôt sur l’adoucissement des restrictions imposées jusqu’ici à tous les cultes autres que la religion nationale. Cette question de la liberté religieuse a eu un assez malheureux sort, puisque la diète suédoise a repoussé les propositions royales. La maladie du roi Oscar, premier auteur de ces propositions libérales, a pu contribuer à ce résultat, et aujourd’hui cette maladie s’est aggravée encore plus. Le roi est tombé dans un tel état de santé, qu’il ne peut plus porter le poids du gouvernement, et d’après les prescriptions constitutionnelles, les chambres suédoises ont reçu l’avis qu’il y avait lieu de nommer un conseil de régence. Ce conseil doit se composer de vingt membres appartenant par égales portions à la Suède et à la Norvège, il a pour président un prince de la maison royale. La Suède peut donc se trouver à la veille d’un changement de règne, événement toujours grave dans un pays monarchique, et à côté de la Suède, un autre des états Scandinaves, le Danemark, en est à se débattre contre les prétentions du Holstein, qu’il a cherché à désarmer par ses concessions, sans y réussir. On sait combien de phases a déjà traversées ce singulier et obscur conflit. Il a passé des régions diplomatiques, où il était il y a quelques mois, dans le domaine des discussions des états du Holstein, récemment convoqués à Itzehoe pour délibérer sur une nouvelle constitution provinciale que le roi de Danemark a consenti à proposer. Va-t-il finir là du moins ? Il n’en est rien. Comme le faisaient présager les dispositions manifestées dès le premier instant par les membres des états, l’opposition holsteinoise persiste plus que jamais dans son hostilité. Un comité avait été chargé d’examiner les propositions émanées du gouvernement de Copenhague. Ce comité a terminé son travail, et, tout examen fait, l’assemblée d’Itzehoe s’est trouvée d’accord avec sa commission pour repousser sans débat toute constitution particulière « avant que la position politique du duché dans la monarchie n’ait été réglée de façon à satisfaire les prétentions légitimes du pays à l’indépendance et à l’égalité des droits. » Le vote a eu lieu à l’unanimité moins deux voix. Il était impossible de répondre plus nettement par la guerre à un acte dicté par un esprit évident de conciliation, et cette guerre s’est continuée par une série de propositions secondaires relatives à des détails administratifs. La tentative du gouvernement danois a donc complètement échoué : mais que vont faire aujourd’hui l’Autriche et la Prusse, ces deux hautes protectrices des mécontens holsteinois ? Feront-elles au Danemark un nouveau grief d’un insuccès dû à la mauvaise volonté de l’assemblée d’Itzehoe ? Persisteront-elles à vouloir soumettre la question à la diète de Francfort ? Un nouvel épisode diplomatique va succéder sans doute à cette session inutile des états provinciaux du Holstein. Toujours est-il que le conflit subsiste, et que l’Europe peut être appelée un jour ou l’autre à exercer sa juridiction médiatrice dans cette espèce de duel entre les droits du Danemark et les passions allemandes.

Maintenant veut-on voir quelques autres incidens dans des pays plus voisins, en Belgique, en Suisse ? La crise qui a ému la Belgique il y a quelques mois, et qui a eu même un assez grand retentissement en Europe, en raison des questions qui étaient agitées et de l’épreuve que subissait le système constitutionnel, cette crise vient d’avoir une sorte d’épilogue. C’est du moins un épisode qui se rattache encore directement à cette lutte passionnée. Au moment où des scènes violentes éclataient à Bruxelles, à la fin du mois de mai, pendant la discussion de la loi de la charité, l’ordre fut menacé à Gand comme dans la plupart des villes belges. L’autorité civile s’entendit avec l’autorité militaire, représentée parle général Capiaumont, pour maintenir la tranquillité publique et garantir la ville. Ces mesures eurent leur effet, l’ordre ne fut pas sérieusement troublé à Gand, ou du moins il fut promptement rétabli. C’était déjà un résultat de nature à satisfaire ; mais malheureusement cela ne suffisait pas, à ce qu’il semble, et l’esprit de parti, s’en mêlant, a voulu chercher ici un aliment nouveau. Le conseil communal de Gand, cédant à une singulière inspiration, a donc fait une sorte d’enquête sur la conduite de l’autorité militaire, et il a pris une délibération en vertu de laquelle il a déclaré que l’intervention de l’armée avait été illégale, attendu qu’elle n’avait pas été régulièrement requise par l’autorité civile. D’un autre côté, les conservateurs se sont empressés au contraire de rendre hommage à la prévoyance et à l’énergie pleine de modération du général Capiaumont. Des souscriptions ont été ouvertes pour offrir au commandant militaire de Gand un témoignage de la reconnaissance publique. On répondait ainsi à l’acte du conseil communal. Telle était cette lutte étrange, lorsque le gouvernement est intervenu à son tour par un arrêté royal qui casse, comme illégale et mal fondée, la délibération du conseil de Gand, et le général Capiaumont, de son côté, en présence de cette haute et publique approbation de sa conduite, a décliné le témoignage d’estime qu’on voulait lui offrir. C’est un épilogue de la lutte provoquée par la discussion de la loi sur la charité, disions-nous. Il serait heureux en effet qu’il en fût ainsi, et que tous les partis sentissent enfin l’intérêt qu’ils ont à ne point renouveler des crises où l’autorité du régime constitutionnel est en jeu.

Voici un conflit d’un tout autre genre en Suisse. Il ne s’agit ni de la principauté de Neuchâtel, ni des jésuites, ni de vieux souvenirs du Sonderbund ; c’est une question de chemins de fer qui s’agite : c’est entre le conseil fédéral et le conseil d’état du canton de Vaud que la guerre est allumée, une guerre qui jusqu’ici n’est point sortie, il s’entend, des limites d’une dispute assez vive. Les passions religieuses ou politiques se sont un peu apaisées en Suisse, sauf peut-être dans quelques cantons comme Fribourg, où le radicalisme a été récemment vaincu après de longues luttes. À la place ont surgi des antagonismes locaux nés de la divergence des intérêts. Le point en litige est le chemin de fer de Lausanne à Berne. La question du tracé a été résolue par l’assemblée fédérale, qui a décidé que la ligne passerait à Oron ; mais lorsque la compagnie concessionnaire, obligée de commencer les travaux dans un temps donné, a voulu se mettre à l’œuvre sur le territoire de Vaud, le conseil d’état du canton, qui s’est montré toujours opposé au tracé adopté, a donné l’ordre d’interrompre tout travail, et il s’est mis en mesure de maintenir au besoin par la force l’autorité de ses prescriptions. Le conseil fédéral a immédiatement annulé l’interdiction prononcée, en menaçant de faire appuyer sa décision, ce qui n’a pas empêché le conseil d’état de Lausanne de persister. Sur quoi se fonde le conseil d’état du canton de Vaud ? Il s’appuie sur ce que les plans et devis ne lui auraient pas été communiqués, ainsi que le prescrivait la loi même qui concède le chemin de fer d’Oron ; mais en outre il invoque une raison bien plus grave : le droit qui dérive de son autonomie comme état souverain. C’est en vertu d’une autorité inaliénable et indiscutable, selon lui, qu’il a la mission de surveiller et de contrôler tout ce qui se fait sur son territoire ; en un mot, il se réfugie dans sa souveraineté et son indépendance particulières, et c’est ainsi que, même à propos d’un chemin de fer, renaît à l’improviste la vieille lutte entre l’autorité fédérale et l’indépendance cantonale, entre la centralisation et l’esprit local. C’est là, à vrai dire, ce qui donne à cet incident un certain caractère politique. Le conflit sera pacifiquement résolu, on n’en peut douter, car la lutte serait trop inégale entre la confédération tout entière et le canton de Vaud ; mais cela ne prouve-t-il pas que les vieilles questions survivent encore en Suisse ? ch. de mazade.

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V. de Mars.