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Chronique de la quinzaine - 31 août 1857

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Chronique n° 609
31 août 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1857.

La session du parlement d’Angleterre vient de se clore ; elle s’est terminée sans bruit au milieu des plus sérieux événemens. Élu, il y a quelques mois, sous l’influence de la guerre qui venait d’éclater en Chine et qui avait provoqué contre le gouvernement des récriminations amères, ce parlement, bien que formé d’élémens en majorité favorables au ministère, semblait destiné à voir se renouveler les luttes qui avaient motivé l’hiver passé la dissolution de la chambre des communes. Il n’en a rien été, tout a prodigieusement changé depuis les élections dernières. Lord Palmerston a pu exercer en paix le pouvoir, devenu d’ailleurs peu enviable dans les circonstances actuelles. Peu de discussions à fond se sont engagées dans le parlement, du moins au sujet des affaires étrangères. La majorité des chambres a laissé toute liberté d’action au gouvernement. L’opposition elle-même s’est tenue dans une grande réserve, comme si la gravité des conjonctures pesait sur tous les esprits. Tout s’est borné jusqu’au dernier moment à quelques conversations rapides et contenues par un singulier sentiment de prudence, de sorte que le parlement a pris ses vacances l’autre jour, sachant à peu près ce que tout le monde sait, au lendemain de la récente crise diplomatique de Constantinople et en présence des affaires de l’Inde, dont l’émouvant intérêt ne fait que s’accroître. Ce sont les deux points principaux de la politique actuelle signalés dans le discours royal qui a mis fin aux travaux des chambres. Le langage de la reine est bref et réservé. Les derniers incidens qui ont eu lieu à Constantinople sont passés sous silence ; la souveraine de l’Angleterre exprime seulement la confiance de voir les stipulations du traité de Paris arriver prochainement à leur entière exécution par l’accord de toutes les puissances. Les paroles relatives à l’Inde ne sont pas plus explicites, tout en étant graves et tristes ; elles laissent voir le sentiment de préoccupation qu’inspirent au gouvernement anglais la situation de l’empire indien et les insurrections formidables qui ont éclaté parmi les troupes indigènes. L’une de ces deux affaires est exclusivement anglaise, bien qu’elle ne soit qu’un épisode du travail de la civilisation dans le monde ; l’autre a un caractère diplomatique, européen, et, par une circonstance singulière due à la rapidité des communications, cette crise de Constantinople a pu se dénouer avant qu’om connût dans l’Occident tous les détails des péripéties qui avaient précédé la rupture de quatre puissances avec la Sublime Porte.

Jamais assurément conflit diplomatique ne s’est présenté dans des conditions plus délicates et plus menaçantes, car toutes les politiques semblaient compromises, et la rupture était accomplie. Comment cette complication a-t-elle disparu tout à coup ? On le sait déjà, par l’entrevue de l’empereur et de la reine Victoria à Osborne, par le simple et naturel rapprochement de la France et de l’Angleterre, rapprochement bien plus facile entre les deux gouvernemens qu’il ne pouvait l’être entre les représentans diplomatiques, lorsqu’un de ces représentans se nomme lord Stratford de Redcliffe. Le gouvernement anglais, quant à lui, n’avait rien à désavouer ; il n’avait qu’à se montrer mieux informé, au risque de laisser son ambassadeur seul compromis dans la plus triste aventure, et c’est ce qu’il n’a point hésité à faire en reconnaissant la nécessité de demander lui-même ce que la France avait réclamé, l’annulation pure et simple de ces élections violentes faites en Moldavie. Ce point admis entre les deux gouvernemens, l’évolution de l’Angleterre entraînait ou supposait celle de l’Autriche, et on ne pouvait douter de l’acquiescement définitif de la Turquie à une résolution devenue unanime. Telle a été en effet la marche de cette singulière question, qui a déjà traversé tant de phases diverses. Le résultat naturel de cette situation nouvelle a été que la Turquie, cessant de se retrancher dans ses résistances premières, a dû consentir désormais à tout ce qu’on lui avait demandé d’abord. Les élections moldave ont été annulées ; les listes électorales seront rectifiées (conformément aux décisions de la commission européenne de Bucharest, et quinze jours après un nouveau scrutin devra s’ouvrir en Moldavie. Dans les explications que lord Palmerston et lord Clarendon ont données au parlement, et qui ont été on ne peut plus nettes, il n’y aurait visiblement qu’un point à rectifier. Le chef du ministère anglais a dit que la Turquie avait résisté uniquement parce que l’annulation des élections moldaves ne lui était demandée que par quatre des gouvernemens alliés ; il aurait pu ajouter que la gravité de cette crise naissait justement de ce que la résistance était conseillée au cabinet ottoman par les représentans des deux autres puissances, de telle sorte que le sultan, qui aurait eu des scrupules pour se rendre aux réclamations d’une majorité, obéissait effectivement à une minorité, ou plutôt à un seul homme, à lord Stratford de Redcliffe, qui allait jusqu’à prendre sur lui la responsabilité d’une rupture de toutes les relations en jetant la Turquie dans une voie sans issue.

Ce serait du reste une erreur de croire que, même après l’entrevue d’Osborne et en présence des instructions nouvelles de son gouvernement, lord Stratford se soit facilement résigné à changer de route. Ne pouvant empêcher un dénouement inévitable, il s’est appliqué du moins à le retarder. Ce n’est pas tout, en effet, pour le gouvernement anglais d’avoir une politique et de prétendre la suivre ; quelque étrange que cela paraisse, il faut que cette politique soit du goût de son ministre à Constantinople. Ce gouvernement si puissant est souvent en réalité tenu en échec par un homme d’humeur indépendante et hautaine. Or dans la circonstance actuelle lord Stratford de Redcliffe s’était trop violemment engagé pour n’être pas cruellement froissé dans son orgueil et dans ses habitudes de prépotence. Il s’est d’abord retranché à son tour dans l’inertie, et lorsque le gouvernement turc ne pouvait plus douter des résultats de l’entrevue d’Osborne, l’ambassadeur anglais seul n’avait rien à dire ; puis enfin, quand lord Stratford a été pressé de s’expliquer, il a communiqué purement et simplement ses instructions sans les appuyer, mais cette fois, il est vrai, sans les contrarier comme à l’époque du conflit entre la Turquie et la Russie. L’internonce d’Autriche, M. de Prokesch, qui n’était pas moins engagé, n’a pas suivi un système très différent. Les deux anciens, conseillers de Rechid-Pacha ont cédé au dernier moment avec humeur, faisant une retraite contrainte qui ressemble étrangement à une déroute. Les annales diplomatiques comptent, peu d’épisodes semblables, ainsi que le disait récemment un journal anglais. Certainement la Grande-Bretagne sait la première comment elle doit être représentée à Constantinople ; seulement on peut se demander si les relations des puissances sont bien en sûreté quand elles sont placées en de telles mains et à la merci des caprices passionnés d’un homme qui peut à tout instant compromettre son gouvernement aussi bien que l’état auprès duquel il est accrédité. Ce qui est certain, c’est que la présence de lord Stratford de Redcliffe à Constantinople est devenue singulièrement difficile, et elle est difficile pour l’ambassadeur anglais lui-même autant que pour la Turquie.

Ce qui n’est pas moins clair après les derniers incidens, c’est que de toute façon il serait étrange à coup sûr de voir M. Vogoridès continuer à exercer le pouvoir à Jassy. Les quatre puissances qui se sont vues un moment réduites à la triste extrémité de rompre leurs relations avec la Porte n’ont nullement réclamé la révocation du caïmacan moldave. Elles n’ont demandé cette révocation ni avant ni après, désavouant toute pensée d’intervenir dans les affaires intérieures de la Turquie et se bornant strictement à exiger l’exécution d’engagemens diplomatiques. Il y a cependant un fait bien simple. Voici un homme notoirement convaincu d’avoir fabriqué des listes électorales, de s’être mis au-dessus de toutes les lois et de toutes les instructions qu’il recevait de son gouvernement même, d’avoir tout mis en œuvre, en un mot, pour fausser les élections ; cette falsification n’est point une conjecture, elle est reconnue par toutes les puissances, elle est désormais attestée comme un fait par l’annulation même des élections de la Moldavie. N’y aurait-il pas une anomalie étrange à laisser un scrutin s’ouvrir sous les mêmes auspices, à quelques jours, d’intervalle ? En, laissant M. Vogoridès à la tête de la Moldavie, la Turquie ne fait nullement acte d’indépendance et de dignité ; elle semble couvrir encore d’une façon indirecte des fraudes et des menées contre lesquelles elle est obligée d’exercer publiquement des sévérités. Il serait trop facile de dire qu’elle, se console du désagrément de ses résolutions contradictoires en conservant le même agent pour arriver au même résultat. Ce n’est point ainsi assurément que la Turquie, peut atteindre à ce degré de réelle et sérieuse indépendance qui est le rêve de toutes les politiques. La crise qui vient de se dérouler en quelques jours est plus décisive qu’elle ne pourrait le paraître. Il dépend du gouvernement turc d’en atténuer la portée, de même qu’il peut aussi l’aggraver en montrant de plus en plus ses incurables faiblesses. Lorsque l’Europe, dans une pensée de préservation, a résolu d’admettre l’empire ottoman dans la famille des états diplomatiquement reconnus, elle ne l’a pas admis pour ce qu’il est, puisqu’il n’est souvent qu’une cause de divisions et de conflits après avoir été un danger pour l’Occident ; elle a voulu l’admettre dans son sein comme un empire décidé à entrer dans une voie de régénération et à s’assimiler les principes de la civilisation européenne. On parle souvent de l’indépendance de la Turquie ; c’est dans ces conditions que cette indépendance doit devenir une vérité. C’est ainsi que l’empire ottoman peut éviter de tomber dans ces tristes extrémités où on le voit subissant un conseil impérieux, se servant d’une influence contre une autre influence, et donnant le spectacle d’une impuissante versatilité, qui tourne à sa propre humiliation en devenant un sujet d’épreuve pour les plus utiles alliances. Cette crise est finie maintenant, puisque les relations viennent d’être régulièrement renouées à Constantinople il y a deux jours ; mais on voit à combien peu la paix aurait tenu peut-être si l’entrevue d’Osborne n’avait eu de prompts effets.

L’Angleterre du reste a de bien autres préoccupations et de bien autres soucis en ce moment ; elle a les Indes soulevées et toutes les défections des troupes natives tournant subitement leurs armes contre la puissance britannique. On a pu croire au premier instant à une mutinerie de soldats. La sécurité était d’autant plus grande en Angleterre que l’an dernier encore un des anciens gouverneurs de l’Inde, lord Dalhousie, publiait une peinture des plus séduisantes du bien-être assuré aux populations hindoues par la domination anglaise. Le réveil a été foudroyant. Une mutinerie de soldats est devenue une vaste et sanglante conflagration, telle qu’on en est encore à mesurer l’étendue et les conséquences possibles de ces événemens nouveaux. Quoi qu’il en soit, pour le moment, il est un fait certain, c’est que les insurrections se propagent de tous côtés dans les provinces du nord-ouest de l’Inde ; les corps de troupes indigènes se révoltent successivement, et les massacres par lesquels les insurgés ont commencé leur entreprise se poursuivent avec un acharnement terrible. Quant à l’étendue de cette insurrection, il suffit, pour s’en faire une idée, de voir qu’elle embrasse les points les plus lointains, certaines contrées du Pundjab, Gwalior, Hyderabad. Dans l’ancien royaume d’Oude, la défection des troupes indigènes a été universelle ; aux environs d’Agra, il en est de même. Jusqu’ici, le point le plus saillant sur ce vaste théâtre d’une lutte si terriblement inégale a été la ville de Dehli, où l’insurrection a pris naissance et semble avoir son principal foyer. Les Anglais ont mis tout d’abord le siège devant Dehli, et ils y sont encore ; seulement on en est à se demander s’ils sont véritablement les assiégeans ou s’ils ne sont pas eux-mêmes assiégés dans leurs positions. Les Anglais en effet, par suite d’une dissémination nécessaire de leurs forces, sont réduits à deux mille hommes devant une ville défendue par des troupes nombreuses, habitée par une population considérable et ouverte de tous côtés, c’est-à-dire accessible à tous les ravitaillemens, ce qui a fait comparer cette situation à celle de Sébastopol. Ce n’est plus devant Dehli au surplus que la lutte se concentre ; elle est partout, et partout aussi se succèdent les scènes sanglantes. À Cawnpore, le général sir Hugues Wheeler a été tué dans un engagement avec les Indiens. Réduite à l’impossibilité de continuer la lutte et découragée, la garnison a accepté une capitulation par laquelle on lui offrait la vie sauve ; mais la capitulation une fois signée, un des chefs insurgés du nom de Nana-Saïb a fait massacrer la garnison, des femmes, des enfans, après avoir souillé ces malheureux des plus odieux outrages. S’il était possible de saisir corps à corps cette insurrection et de lui livrer un combat direct, décisif, il n’est point douteux que la supériorité européenne se retrouverait tout entière, comme elle s’est retrouvée dans la plupart des engagemens qui ont eu lieu. Par une triste fatalité au contraire, les Anglais sont obligés d’être partout à la fois, et alors leur infériorité numérique les conduit à d’inévitables désastres. Il faut bien remarquer que même dans un temps normal cette infériorité est déjà grande. D’après une enquête officielle faite par ordre de la chambre des lords, l’armée des Indes comptait, il y a quelque temps, près de 300,000 hommes. Sur ce chiffre, il y avait moins de 50,000 Européens de l’armée de la reine ou de l’armée de la compagnie des Indes ; le reste se composait d’indigènes. Or maintenant l’armée indigène est ennemie, et les forces européennes doivent être singulièrement réduites, décimées qu’elles sont par le feu, par les maladies. Déjà, depuis le commencement de la lutte, les généraux Anson, Barnard, sont morts devant Dehli ; sir Henry Lawrence est mort à Luknow ; le général Wheeler a été tué à Cawnpore. Un grand nombre d’officiers ont péri massacrés. Qu’on rassemble tous ces faits, les défections en masse, les massacres, les mouvemens s’étendant comme une traînée de poudre et occupant les points les plus opposés, on en verra jaillir une vérité terrible : c’est que pour l’Angleterre c’est un empire à reconquérir. Il y a une chose non moins grave, c’est le caractère inexorable de la lutte qui commence. D’un côté, une véritable barbarie se fait jour par toute sorte de violences et de représailles implacables : femmes, enfans, rien n’est épargné ; d’un autre côté, l’Angleterre mesure le nouveau champ de bataille où elle compte déjà tant de morts avec un ressentiment amer. Il n’est point douteux qu’elle cherchera à tirer des insurgés indiens quelque vengeance exemplaire. Les journaux anglais, emportés par la passion du moment, ne parlent que d’exterminer les Hindous, de raser Dehli. La répression n’a pas besoin d’aller jusque-là pour être efficace ; dans tous les cas, c’est une guerre où l’humanité aura sans doute plus d’une fois à souffrir.

Il reste à se demander quelles ont pu être les causes de cette conflagration. Ce n’est pas un simple soulèvement religieux, puisque parmi les insurgés il y a des hommes de religions ennemies. Ce n’est pas un soulèvement purement national, puisque toutes les races se mêlent dans cette confusion. Il est vrai, on se trouve en présence d’une multitude de faits contradictoires, lorsqu’on interroge ce mouvement mystérieux. Ce n’est pas cependant la première fois que des hommes appartenant à des religions et à des races diverses, mais soumis au même joug, se réunissent contre le maître commun. Telle est la situation dans l’Inde. D’un autre côté, si la domination est un incontestable bienfait pour ces contrées, il n’est pas moins certain que les Anglais ont usé souvent de terribles moyens pour gouverner ces populations. Les impôts ont été singulièrement accrus, et des rapports officiels, portés à la connaissance de la chambre des lords, ont constaté que l’usage de la torture était universel, comme moyen de perception de ces impôts. Les tortures étaient fort variées ; elles allaient de la privation d’eau et de nourriture jusqu’à l’obligation de rester des jours entiers au milieu de matières infectes, et souvent elles prenaient un caractère tel qu’elles entraînaient la mort. Au reste, pour scruter toutes les causes, sans doute très multiples de cette insurrection, il faudrait étudier cette société tout entière, analyser les ressorts de l’administration anglaise, observer la condition générale des populations et la condition particulière des soldats indigènes dans l’armée des Indes… C’est ce qu’a fait avec une singulière précision de détails M. de Valbezen dans ses études sur les Anglais et l’Inde, études qui ont paru ici, qui sont aujourd’hui recueillies dans un livre, et qui retrouvent un saisissant intérêt. Quoi qu’il en soit, l’œuvre d’un siècle d’efforts se trouve compromise subitement. Le difficile maintenant est de regagner le prestige perdu. Ce n’est pas une tâche au-dessus des forces de l’Angleterre, accoutumée à se mesurer avec de telles épreuves ; mais il faut bien reconnaître l’exceptionnelle, gravité de la crise actuelle, et, même en rétablissant victorieusement son autorité menacée, l’Angleterre ne pourra effacer les incalculables désastres accomplis déjà.

La France, heureusement n’a point pour l’occuper et pour l’émouvoir de si sombres diversions. Aujourd’hui les conseils-généraux réunis tiennent leurs paisibles sessions ; ils émettent des vœux sur des questions d’un ordre tout pratique. Il y a quelques jours, c’étaient des fêtes publiques. La fête de l’empereur a été célébrée comme tous les ans, et elle a eu cette fois cela de remarquable, qu’elle a coïncidé avec l’inauguration du Louvre. C’est là une œuvre désormais accomplie. Toujours projetée et sans cesse retardée, la réunion du Louvre et des Tuileries était une de ces pensées que les gouvernemens se transmettaient. Commencés il y a quelques années seulement, les travaux sont arrivés à leur terme avec une rapidité exceptionnelle. L’empereur lui-même a voulu inaugurer le nouveau monument au milieu de tous ceux qui en ont été les coopérateurs, architectes, statuaires, sculpteurs, simples ouvriers, et dans le discours qu’il a prononcé, il s’est plu à rattacher l’œuvre contemporaine aux œuvres antérieures, comme pour montrer que dans la vie d’un peuple toutes les époques sont solidaires.

Certes, les spectacles de l’activité humaine ne manquent pas ; l’effort est partout dans les œuvres matérielles. Il manquerait bien plutôt une idée génératrice, une inspiration morale, et ce rajeunissement permanent qui révèle l’intensité féconde de la vie intérieure. Une des singularités de notre temps, c’est que, parmi tant de choses presque gigantesques accomplies, au pas de course, on peut se demander si le niveau des esprits et des caractères s’élève ou si par hasard il ne s’abaisserait pas. De là ce problème étrange sur lequel les polémiques, s’exercent, et qui trouve sa place au sein même des académies, comme on l’a vu récemment : sommes-nous réellement en progrès ? Le faste matériel ne cache-t-il au contraire qu’un déclin ? Il y a toujours et des louangeurs du temps passé et des détracteurs du temps présent, dira-t-on. — Il y eut toujours aussi des satisfaits. — Les uns, et les autres passent, le problème ne reste pas moins, et ce problème résume toute la vie des sociétés contemporaines, plus pressées d’agir que de savoir où elles vont. M. de Montalembert, qui présidait l’autre jour, au nom de l’Académie française, la réunion annuelle des cinq classes de l’Institut, ne croit pas au déclin peut-être ; il croit du moins à un grand péril, et il l’a signalé dans son discours avec l’ardeur militante de son éloquence, montrant l’envahissement croissant des instincts matériels, cherchant surtout à réveiller dans les âmes jeunes le culte des traditions de l’esprit, le goût des luttes et des travaux désintéressés, les fiertés délicates, les passions même, s’il le faut, — des passions à dompter et à féconder. Ce n’est pas la première fois, que des hommes comme M. de Montalembert, appartenant à la même génération ou à des générations antérieures, provoquent d’un généreux aiguillon cette jeunesse « qui semble déjà languir indifférente et énervée,… fatiguée avant d’avoir combattu, affamée d’un repos qu’elle n’a pas mérité. » Cette jeunesse existe sans doute par malheur ; elle vivait hier, elle vit encore aujourd’hui. On la voit mûre avant l’âge, sceptique, avant l’expérience. Il y aurait seulement à faire plus d’une distinction que M. de Montalembert n’a pas négligée. Il y aurait notamment plus de sévérité que de justice à rejeter exclusivement sur la génération, nouvelle la responsabilité d’une situation dont elle est la première victime, et où elle n’est pas seule après tout à ressentir le goût immodéré du bien-être, à rester indifférente pour la vérité, à rechercher les satisfactions promptes et hasardeuses. Pourquoi ne point le dire ? la jeunesse contemporaine n’a pas créé cette atmosphère dans laquelle elle s’est trouvée plongée. Elle souffre de la défaite des idées, des révolutions stériles et des déceptions accumulées dans notre temps, sans avoir été la complice de tout ce qui a pu contribuer à l’affaissement des esprits et des caractères. Conseillez-la donc, cette jeunesse ; faites appel à ses sentimens virils, élevez son regard au-dessus de l’horizon vulgaire des intérêts grossiers ou frivoles : ce sera une œuvre juste et salutaire autant qu’opportune ; mais ce n’est pas à elle seule qu’il faut parler, c’est à tous, « jeunes et vieux, » ainsi que le disait M. de Montalembert avec une chaleureuse sincérité, et même dans la distribution des justices contemporaines il ne faudrait peut-être pas commencer par la jeunesse, car dans sa vie et dans ses œuvres il y a toujours à faire la part de l’éducation qui la forme, des exemples qui l’instruisent, des influences qu’elle subit. C’est à tous les hommes qu’il faut rappeler sans cesse que, si les sociétés sont menacées par le déclin des forces morales, elles se relèvent par l’énergie du bien, par la vigueur des convictions retrempées dans l’épreuve. M. Viennet, qui a récité dans la dernière réunion de l’Institut une spirituelle épître après le discours de M. de Montalembert et après la lecture d’un fragment remarquable de M. Amédée Thierry sur l’élection d’un évêque de Bourges au Ve siècle, M. Viennet voit les choses un peu plus en philosophe, et il se console après tout en songeant que les hommes sont tels depuis Adam. M. Viennet est un satirique tout à la fois mordant et indulgent.

Les séances académiques sont-elles donc si étrangères par elles-mêmes à ces questions de progrès ou de décadence qui touchent à l’état moral et intellectuel de la société ? L’Académie française particulièrement ne crée pas le talent et la vertu, sans doute ; elle les constate, elle les appelle et les encourage. Tous les ans, elle ouvre une sorte d’enquête dont le résultat est de montrer la société sous un double aspect, en assurant des récompenses aux bons livres et aux bonnes actions, à l’intelligence et à la vertu pratique. C’est là l’intérêt de la dernière séance de l’Académie française, qui a suivi de près la réunion solennelle de toutes les classes de l’Institut, car malgré la saison les fêtes académiques se sont succédé à peu d’intervalle, au grand déplaisir de M. Viennet, qui voudrait renvoyer ces solennités ingénieuses au mois de décembre, à la saison de la neige et du beau monde. Comme toujours, M. Villemain a été le rapporteur du concours littéraire, et comme toujours il a parcouru cette carrière d’un pas sûr, semant autour de lui les traits brillans et les jugemens fins. C’est à M. Vitet qu’est échue cette année la mission de raconter les actes de vertu qui ont mérité les prix institués par M. de Montyon il y a maintenant soixante-quinze ans, lorsqu’on croyait encore qu’avec la promesse d’une récompense honnête on faisait fleurir la vertu. Malheureusement on ne peut dire que le dernier concours littéraire soit une réponse victorieuse à ceux qui observent et qui signalent avec tristesse les défaillances de l’esprit littéraire. Il est sans doute encore des œuvres de mérite qui ont été couronnées, et de ce nombre est le travail aussi consciencieux que neuf de M. Poirson, l’Histoire du règne de Henri IV, qui a recueilli l’héritage de M. Augustin Thierry. D’autres livres encore ont eu leurs récompenses ; mais la fleur du concours est restée absente, la poésie est demeurée muette. L’Académie avait proposé cependant le plus vaste et le plus brillant sujet, la Guerre d’Orient. Cent cinquante poèmes ont été envoyés, deux seulement ont paru contenir quelques promesses, et aucun n’a été couronné. Tout est là pour le moment : abondance des vers et faiblesse de l’inspiration poétique. Quant aux ouvrages distingués et récompensés pour leur utilité morale pratique, il y a longtemps que l’Académie a pris toute liberté à ce sujet ; elle mêle la prose et les vers, l’histoire et les voyages, la critique et la philosophie, et il est certainement plus d’un livre à qui l’on pourrait demander, indépendamment de toute valeur littéraire, quel rapport il a avec l’amélioration des mœurs. Le concours des prix de vertu, dont M. Vitet s’est fait à son tour le simple, ingénieux et émouvant rapporteur, ce concours né d’une pensée moins vraie au fond que généreuse, a du moins le mérite de montrer un instant la société dans ce qu’elle a de plus obscur et de plus pratique. Telle est l’étrange complexité du monde où nous vivons, qu’on peut avoir sous les yeux presque simultanément les spectacles les plus divers, ceux qui troublent et ceux qui rassurent. Vous croyez bien connaître votre temps et pouvoir le juger parce que vous aurez vu l’instinct des jouissances matérielles se déployer, la spéculation marcher audacieusement vers son but ; tournez un feuillet du livre de la vie contemporaine, vous trouverez les vertus patientes, les dévouemens inépuisables, les mâles et stoïques abnégations : vous verrez ce petit mousse, Perret, sentinelle perdue sur un navire délaissé, gardien volontaire d’un pauvre malade abandonné, petit héros sans le savoir, qui sauve son navire, son malade, et se sauve lui-même avec de la bonne volonté et l’aide de Dieu. Ces bonnes actions sont pour ainsi dire le sel de la société ; c’est ce qui l’empêche de se corrompre, et tandis que dans certaines régions les passions, les vices, les instincts cupides s’agitent, ces modestes héros maintiennent sans y songer l’imprescriptible autorité du bien. Toute leur vie est vouée à l’obscurité et à la misère, ils n’ont qu’un jour de gloire, celui où leur nom est prononcé par hasard à l’Académie ; encore cette gloire leur est-elle indifférente souvent, et c’est une marque de la sincérité de leur vertu. M. Vitet a raconté rapidement les bonnes et simples actions, comme M. Villemain s’est plu à jeter les lumières de son esprit sur les œuvres d’érudition ou de littérature qu’il avait à couronner en les jugeant.

La science et l’érudition sont de tous les temps aussi bien que l’esprit et l’imagination. Ne semble-t-il pas cependant que, par une sorte de secrète harmonie, certains genres de littérature soient mieux appropriés à certaines saisons ? Admettons, si l’on veut, que ce mystérieux rapport existe entre certaines productions de l’esprit et le cours des saisons : la poésie naîtra avec le printemps, avec les feuilles et la lumière, dans ce renouveau universel avec l’automne viendra le roman, œuvre d’expérience et d’observation, racontant la vie humaine, où les déceptions s’accumulent comme les feuilles qui tombent. L’été sera la saison des voyages, la saison favorable aux récits des longues courses. C’est à qui racontera une excursion dans l’Oberland ou au lac de Côme, sur les bords du Rhin ou en Bohême, dans ces contrées autrefois poétiques et devenues désormais le lieu de passage banal des sociétés nomades de l’Europe. Seulement, pour être un voyageur sérieux et admis à raconter ses impressions, il faudra bientôt s’être hasardé jusqu’aux extrémités de l’Orient, ou tout au moins avoir franchi l’Océan. M. Eugène Fromentin n’a franchi que la Méditerranée ; il est allé au désert, en Afrique, et il en a rapporté, sous la forme d’impressions familières, un livre coloré et saisissant, le livre d’un peintre et d’un écrivain, un Été dans le Sahara. C’est un livre dangereux, car il donne la tentation d’aller au désert, et il expose sans doute à des désillusions cruelles, si on n’a la bonne volonté et le regard pénétrant de l’auteur. Le récit de M. Eugène Fromentin résout une fois de plus un problème familier à tous ceux qui voyagent avec intelligence, uniquement pour lire dans le grand livre de la nature universelle : c’est qu’on ne voit pas indistinctement tous les pays dans tous les momens. Il faut visiter les pays du Midi, l’Andalousie en Espagne, le Sahara en Afrique, sous le rayon d’un soleil d’été : alors et seulement alors on voit cette nature dans sa vérité, dans son relief ; on en saisit pour ainsi dire l’être intime et indéfinissable, de même que dans la brume, à travers la bise, on saisit mieux le caractère et la poésie intime du Nord.

Un jour donc M. Fromentin est parti de Medeah, et il s’est avancé dans le désert. Son voyage est dénué d’aventures : il a simplement visité El-Aghouat et deux petites villes perdues, Aïn-Mahdy et Tadjemout ; puis il a vécu de la vie nomade, observant tout autour de lui. Son livre a un mérite : outre qu’il est sans prétentions, il rend le désert saisissable ; il peint ces horizons fuyans, ces teintes infinies et merveilleuses produites par une lumière incomparable, et cette chose sacrée, le silence, non pas le mutisme, ni un silence lourd, épais, mais ce silence léger, transparent et doux, qui est un des charmes du désert. Et en peignant les lieux avec une évidente vérité, l’auteur peint aussi les hommes, ces Arabes qui ressemblent à des princes déchus par leur air de dignité, à des anachorètes par une certaine pâleur mate, à des guerriers par leur attirail belliqueux, ou à des charlatans par leurs bijoux étranges. Il y a là un certain nombre de types qui doivent être vrais assurément. Une des pages les plus curieuses de ce livre d’un Été au Sahara, c’est la description d’Aïn-Mahdy, cette ville du désert à la fois forteresse et abbaye, féodale et religieuse, qui a été assiégée par Abd-el-Kader, et qui reste encore meurtrie des blessures qu’elle reçut de l’émir. Le livre de M. Eugène Fromentin n’est, à proprement parler, qu’une succession de paysages et de tableaux où revit cette contrée au climat éclatant et dur, aux aspects merveilleux et désolés, qu’on appelle encore le pays de la soif, et qui laisse dans l’esprit d’ineffaçables impressions.

Ce n’est pas tout de parcourir les routes du monde, il faut observer et voir d’un regard juste les contrées et les hommes. En passant à travers les régions diverses, il faut saisir la physionomie distincte des races, des civilisations, même des monumens et du ciel. Un des charmes les plus sérieux des récits de voyage, c’est de montrer comment l’impression jaillit d’une sorte de choc permanent et secret entre la nature de celui qui observe et les objets qui se succèdent sous ses yeux. Entre l’Europe et le Nouveau-Monde, les États-Unis particulièrement, il y a des ressemblances morales qui tiennent à l’origine commune des races ; ces différences sont devenues assez grandes en même temps pour que bien des contrastes éclatent, pour qu’il y ait un intérêt singulier à remarquer ce qu’un Européen voit en Amérique, ce qu’un Américain voit en Europe, et dans quel esprit les deux mondes se visitent mutuellement. L’essentiel toujours sans doute est de voir quelque chose. Il y a quelques années, une Suédoise célèbre, Mlle Bremer, visitait les États-Unis, et elle publiait après son voyage un livre sincère et abondant en particularités curieuses, la Vie de famille dans le Nouveau-Monde. Une Américaine à son tour, Mme Beecher Stowe, est venue en Europe ; elle a parcouru la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, et elle a raconté son voyage dans des lettres qui ont pris le titre séduisant de Souvenirs heureux. Le livre de Mme Beecher Stowe est sincère ; mais offre-t-il l’expression de quelque vue neuve, originale, sur ce coin de terre qu’on nomme le continent européen ? Ne semble-t-il pas que l’auteur, après avoir écrit un roman passionné, exceptionnel et devenu populaire, la Cabane de l’Oncle Tom, reste toujours en quelque sorte sous le même rayon, et parcourt les pays sans les voir ?

Le livre de Mme Beecher Stowe n’est nullement injuste, seulement il renferme assez peu d’élémens d’intérêt, et il serait humiliant de penser que la France, l’Allemagne, la Suisse, s’offrent désormais au voyageur sous ces couleurs effacées et ternes. La vérité est que Mme Beecher Stowe, dont les excursions ne s’étendent pas d’ailleurs au-delà, de Paris et de Versailles, a vu peu de chose en France ; elle a vu le Louvre, les musées, les boutiques, et même les bals publics des Champs-Elysées. Quant à notre civilisation même, elle n’en a pas brisé l’écorce. Il y a pourtant dans son livre un trait assez curieux : malgré l’analogie de race qui existe entre les États-Unis et l’Europe, on voit bien clairement que le caractère américain vit désormais par lui-même, qu’il a sa manière d’être et de voir. Aussi bien des détails, en apparence indifférens, surprennent l’auteur des Souvenirs heureux, même en Angleterre, et c’est justement ce premier étonnement en présence des faits de la vie intime qui aurait dû conduire Mme Beecher Stowe à une étude plus pénétrante des phénomènes de la civilisation de l’ancien monde. Avec un peu plus de curiosité Beecher Stowe aurait pu écrire un livre plein d’attrait sous la forme de souvenirs de voyage. C’eût été vraiment le livre des impressions d’une Amérique sur le vieux continent.

Au nord de l’Europe, il s’agite toujours une question qui n’a ni le degré d’intérêt de l’affaire des principautés, ni cette sorte de grandeur mystérieuse des affaires des Indes, et qui n’émeut pas moins l’Allemagne : c’est la question danoise, question à double face, diplomatique par les difficultés qu’elle a fait naître entre le cabinet de Copenhague et les puissances allemandes, nationale et constitutionnelle par les divisions qu’elle entretient entre les différentes parties de la monarchie danoise. Les états provinciaux du Holstein sont réunis depuis le 15 août à Itzehoe, et c’est là justement que cette confuse querelle se débat aujourd’hui. Le gouvernement danois a certes prudemment agi en offrant aux duchés un moyen d’exprimer leurs griefs, en faisant le premier pas vers la conciliation ; il reste a savoir si cette prudence, bonne conseillère, inspirera les duchés aussi bien que les puissances allemandes qui attendent le résultat des délibérations des états du Holstein pour savoir si leur intervention doit aller plus loin ou s’arrêter. C’est une grande affaire pour l’Allemagne, qui a pris à cœur la querelle des duchés, et qui ne renonce pas aisément à ses prétentions. Le gouvernement danois, on le sait, a fait soumettre aux états d’Itzehoe un projet de constitution particulière pour le Holstein, ou, pour mieux dire, une révision de la constitution du 11 juillet 1854, qui était conçue dans un esprit entièrement absolutiste. Le nouveau projet, en maintenant un certain caractère conservateur et aristocratique exigé par la confédération germanique, se rapproche en quelques points des principes constitutionnels. Le gouvernement danois a tenu compte autant qu’il le pouvait des opinions et des demandes formulées par les états eux-mêmes dans leur dernière session, et en même temps il a inscrit dans la constitution nouvelle quelques dispositions libérales, notamment la responsabilité ministérielle, l’inamovibilité des juges, le droit de réunion et de pétition. Il s’est appliqué d’ailleurs à déterminer les affaires particulières auxquelles s’étend la juridiction provinciale. C’était là évidemment une concession faite par le Danemark pour le bien de la paix, pour calmer toutes les irritations soulevées dans les duchés, pour ôter tout prétexte à l’intervention diplomatique de la Prusse et de l’Autriche. Le nouveau projet a néanmoins provoqué de vives objections, dès qu’il a été connu. On lui a reproché de ne pas tenir compte de tous, les droits des duchés, d’être peu explicite sur certains points, tels que la question des domaines, de ne pas parler de la représentation du Holstein dans l’ensemble de la monarchie, ce qui signifie que cette représentation reste telle qu’elle a été fixée.

Le projet du gouvernement danois a donc trouvé des censeurs de tous côtés, un peu à Vienne et à Berlin peut-être, et principalement à Itzehoe, où les premières séances des états ont révélé l’esprit persistant d’opposition de la chevalerie holsteinoise. Tout d’abord le président nommé par l’assemblée a été M. de Scheel-Plessen, connu pour être l’âme et le guide du parti aristocratique. Le choix du président des états pourrait s’expliquer encore après tout par la position personnelle de M. de Scheel-Plessen, sans avoir une signification réellement politique. Malheureusement le même esprit n’a point tardé à se faire jour dans la désignation du comité chargé d’examiner le nouveau projet de constitution, et les premières discussions qui ont eu lieu avant d’en arriver là témoignent bien plus encore des défiances, du tenace acharnement de l’opposition des duchés. C’est M. le baron de Blohme, allemand prononcé et l’un des grands seigneurs actifs du parti, qui s’est fait le principal organe de cette opposition. Sous une apparence de modération, les Holsteinois ne visent pas moins toujours au même but. Ils n’insistent pas sur d’anciens droits, ils laissent de côté les vieilles chartes pour se borner aux promesses de la publication royale du 28 janvier 1852. Ils n’ont, si on les écoute, nullement la pensée de menacer l’intégrité de la monarchie danoise, qu’ils veulent soutenir au contraire. Seulement il est évident qu’ils entendent cette intégrité à leur manière et de façon à l’assouplir à leurs projets. L’organisation actuelle ne leur convient pas, c’est là ce qui est clair ; comment la remplacer ? Ici se révèle la tactique. Les Holsteinois renonceraient volontiers à réclamer, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, la représentation égale par états, sans tenir compte de l’inégalité de la population ; mais ils prétendraient substituer à ceci une combinaison qui consisterait à scinder la monarchie en deux, à mettre d’un côté le Danemark, de l’autre le Holstein, le Slesvig et le Lauenbourg, et à partager par moitié entre les deux fractions principales la représentation au sein du conseil suprême établi à Copenhague. Le plan est modéré en apparence ; il n’est pas difficile de voir cependant qu’il tend à séparer de plus en plus les deux fractions de la monarchie en préparant une scission définitive, et même l’opposition holsteinoise y trouverait l’avantage de trancher du coup la grande question en faisant passer dans la partie allemande le Slesvig, qui a été jusqu’ici adhérent au Danemark proprement dit. Au fond, c’est la pensée qui a provoqué la guerre en 1848, et qui la provoquerait encore si les passions se mettaient au-dessus de la sagesse politique. Le cabinet de Copenhague le voulût-il, il ne pourrait pas séparer le Slesvig du Danemark sans soulever contre lui tout le royaume. Par esprit de modération, le Danemark peut faire encore sans doute plus d’une concession ; il ne consentira pas à se livrer lui-même en livrant le Slesvig, et d’un autre côté l’Autriche et la Prusse s’arrêteront certainement avant de pousser plus loin ce conflit. Pour le moment, les états d’Itzehoe attendent le travail du comité qui a été chargé d’examiner la constitution nouvelle, et auquel on a récemment adjoint deux membres nouveaux. De ces délibérations, sur lesquelles l’Autriche et la Prusse peuvent exercer une grande influence, va dépendre le dénoûment de cette crise du Nord.

La politique s’est calmée en Italie depuis la triste échauffourée qui est allée agiter un instant trois pays de la péninsule, comme pour montrer sur trois points à la fois la ténacité perturbatrice et la chimérique impuissance du parti révolutionnaire. De ces tentatives partout comprimées et soumises à des instructions judiciaires qui n’ont pas dit leur dernier mot, il n’est resté politiquement qu’une sorte de nuage diplomatique qui a paru s’élever entre le Piémont et le gouvernement napolitain au sujet du bâtiment à vapeur dont les insurgés s’étaient emparés pour se faire transporter sur les côtes de Naples. Le cabinet de Turin a demandé au gouvernement des de traiter avec humanité les passagers du Cagliari ; le cabinet de Naples a répondu avec trop peu de mesure, les rapports se sont aigris, et une rupture aurait pu être le dénoûment de cette querelle, si l’esprit de conciliation n’était intervenu à propos. Certainement il n’y a point à s’étonner que la politique du Piémont, par son caractère libéral, excite parfois les susceptibilités des autres états de la péninsule, où règnent des influences différentes. L’an dernier le cabinet de Turin avait quelques difficultés avec la Toscane, hier c’était avec Naples. L’essentiel est que le Piémont pratique loyalement, sincèrement sa politique, éclairant par son expérience tous les peuples italiens, évitant de donner des griefs légitimes aux gouvernemens. Sur ce terrain, il sera invincible, et son influence sur le reste de l’Italie sera d’autant plus puissante qu’on le verra sur son propre sol plus maître de lui-même, plus décidé à ne point laisser son libéralisme dégénérer en agitation révolutionnaire. D’ici à peu de temps, une épreuve tout intérieure va s’offrir au Piémont. Des élections vont avoir lieu pour le renouvellement de la chambre des députés. On ne peut savoir encore quels seront les résultats de ce mouvement électoral, bien qu’il soit facile de pressentir que l’opinion du pays ne fera pas défaut au ministère. Le cabinet actuel, tel qu’il existe, personnifié dans son chef, M. de Cavour, ce cabinet ne rencontre dans l’opinion aucune hostilité, et il a même cet avantage de n’avoir pas en ce moment de rivaux très sérieux pour lui disputer le pouvoir. À quoi tient cet ascendant du ministère ? Il tient principalement à la politique extérieure suivie par le Piémont. M. de Cavour a su donner à son pays une place inespérée dans les conseils de l’Europe. Il a mêlé le Piémont aux grandes affaires, et n’a négligé aucune occasion de le faire figurer auprès des grandes puissances, payant bravement de sa personne, et acquérant ainsi le droit d’être entendu. Dans les circonstances souvent délicates où il s’est trouvé placé, M. de Cavour a montré une habileté singulière, une habileté qui sait être, à la fois ou alternativement, hardie et modérée. Par là le Piémont s’est fortifié diplomatiquement, et il a pu même soutenir avec avantage une querelle directe avec l’Autriche, comme on l’a vu l’an dernier. On peut croire qu’il ne lui a nullement déplu de se trouver une fois encore, récemment, en face de l’Autriche à Constantinople. Cette politique ferme et déliée a réussi, et elle a fait une place à part à M. de Cavour ; mais pour que cette politique extérieure reste autre chose qu’une tentative brillante, pour qu’elle ait une efficacité durable, ne faut-il pas qu’elle ait pour premier appui une politique intérieure également ferme, active et mesurée ?

Certes le gouvernement piémontais n’est nullement disposé à s’allier avec les partis révolutionnaires, il les combat quand ils se montrent, comme il l’a fait à Gênes ; il décline ouvertement toute solidarité avec eux. Malheureusement il manque peut-être à la politique intérieure du Piémont un peu de cette fermeté d’impulsion qui a fait le succès de sa politique extérieure, et si un certain esprit de désordre n’arrive point à être un danger actuel pour le gouvernement, il ne se propage pas moins dans le pays faute d’une administration active et vigoureuse. Les dissentimens prolongés du Piémont avec le saint-siège et avec l’église ne contribuent pas peu à fausser cette situation, en divisant des forces qui devraient rester unies, en faisant des passions irréligieuses les auxiliaires intéressés d’une politique qu’elles ne peuvent que compromettre. Nulle part cela n’est plus visible peut-être qu’en Savoie. Chose étrange, on a vu mourir récemment à Annecy un écrivain français, M. Eugène Sue, qui s’était employé depuis nombre d’années à répandre, par des romans dénués de valeur littéraire, la contagion du socialisme. M. Eugène Sue a été publiquement l’objet de grands honneurs après sa mort, et ce qui est plus bizarre, c’est que le journal du gouvernement piémontais lui-même s’est associé à ces hommages, à ces apothéoses. Si c’était un fait isolé, il serait déjà grave ; par malheur, on pourrait dire qu’il éclaire la situation de ce petit pays. L’administration n’exerçant pas une action vigilante et ferme, il en résulte qu’en Savoie les opinions modérées, sagement libérales, n’existent pas ou sont dépourvues de toute force, et la lutte est engagée entre les partis extrêmes. Les classes moyennes se laissent gagner par les opinions les plus radicales. Ceux qui se disent libéraux sont aujourd’hui simplement socialistes. Voilà un camp, et dans le camp opposé sont les évêques, dont l’influence s’étend sur des populations rurales de croyances plus aveugles qu’éclairées. Il n’en serait point ainsi s’il y avait plus d’accord entre le gouvernement et les évêques, qu’on pourrait disposer plus facilement qu’on ne croît à seconder une politique modérée. Ce serait du moins leur intérêt ou plutôt l’intérêt de la religion, qu’ils veulent défendre contre l’envahissement des idées subversives. On comprend dès-lors l’opposition faite par une certaine fraction du parti conservateur au cabinet de Turin, opposition dirigée au surplus moins contre M. de Cavour que contre le ministre de l’intérieur, M. Rattazzi ; Aujourd’hui le roi Victor-Emmanuel est en Savoie, où il est allé inaugurer les travaux du percement du mont Cenis ; il est accompagné de M. de Cavour. Le souverain piémontais et le président du conseil ont sous les yeux ce petit pays, qui a été le berceau de la maison de Savoie : c’est à eux de voir ce qu’ils doivent faire pour le bien de cette contrée, qui plie sous de lourds impôts et qui souffre d’un mal bien plus terrible encore, de invasion de toutes les doctrines dissolvantes.

Si l’on tournait son regard vers d’autres régions plus lointaines, on verrait dans le Nouveau-Monde bien des pays se remuer, s’agiter et se débattre dans toute sorte de crises qui renaissent les unes des autres. Depuis que Walker a quitté le Nicaragua, obligé de s’enfuir aux États-Unis, l’Amérique centrale travaille péniblement à se relever de cette aventure de deux ans, et il n’est pas certain que les divisions de ces malheureux petits états centro-américains ne finissent par éclater de nouveau, pour aboutir à quelque guerre civile nouvelle qui faciliterait peut-être encore le retour du chef des flibustiers. Entre la Nouvelle-Grenade et les États-Unis, il y a une querelle diplomatique qui ne s’arrange pas, et qui pourrait avoir les plus sérieuses conséquences, si les Américains du Nord réalisaient leur pensée en tentant quelque entreprise sur l’isthme de Panama. Le Mexique est toujours un des plus éprouvés de tous ces pays. Intérieurement, il est livré à une décomposition anarchique devenue en quelque sorte un état normal ; extérieurement, après avoir été menacé d’une rupture avec l’Angleterre, il est en scission ouverte avec l’Espagne, et cette scission peut devenir une guerre. Au premier abord, on pourrait dire qu’il vient de s’accomplir un événement propre à remettre un peu de régularité dans la vie du Mexique : des élections viennent d’avoir lieu pour nommer un président. M. Comonfort ; qui jusqu’ici n’a exercé le pouvoir que provisoirement et comme président substitué à la place du général Alvarez, M. Comonfort parait réunir toutes les chances. Les résultats connus lui assurent la présidence définitive. Par malheur, cette apparence de vote populaire ne lui donnera ni la supériorité qui lui manque, ni le pouvoir réel, qui est nul au milieu de l’anarchie universelle, ni même la possibilité de se reconnaître dans toute cette confusion. M. Comonfort est placé dans une telle situation, qu’il est un peu suspect à tous les partis, et qu’il ne peut s’appuyer sur aucun d’eux. S’il se tourne vers les conservateurs, comme il y serait secrètement porté peut-être, il se trouve en face d’un mouvement de réaction qui se dessine de jour en jour, qui se manifeste par des insurrections périodiques dirigées contre lui aussi bien que contre la révolution même à laquelle il doit le pouvoir. Depuis un an, les soulèvemens se sont succédé à Puebla, à San-Luis-de-Potosi, à Tampico. L’église, dont l’influence est immense sur ces populations, est profondément hostile depuis que des lois, faites par le dernier congrès avec plus d’irréflexion que de sens politique, sont venues la frapper dans son pouvoir, dans ses intérêts, en décrétant la sécularisation et la vente des biens du clergé. La lutte est incessante entre l’église et le pouvoir civil, et elle se traduit parfois en scènes étranges qui ne font qu’ajouter au désordre des esprits. Si M. Comonfort se tourne vers les radicaux qui occupaient le dernier congrès, et qui lui ont créé plus d’un embarras, se trouve un parti qui transporte au Mexique toutes les folies révolutionnaires, et dont le chef-d’œuvre est une constitution empreinte de l’esprit démocratique le plus extrême. Que deviendra cette constitution ? Dès les premiers momens de la promulgation, l’église a refusé d’ordonner les cérémonies religieuses usitées en pareil cas ; un grand nombre d’employés et même de généraux ont refusé le serment qui leur était demandé. M. Comonfort lui-même, en prêtant son serment, n’a pas laissé de faire quelques restrictions ; il a réservé la sanction du peuple pour cette constitution si étrangement accueillie dès sa naissance. Nommé président aujourd’hui, il se trouve dans la même situation : s’il maintient la constitution, il aura plus que jamais contre lui les conservateurs, et s’il la supprime, il verra les radicaux se soulever contre son gouvernement. C’est dans ces conditions que s’agite le conflit avec l’Espagne. M. Comonfort avait envoyé un plénipotentiaire, M. Lafragua, en Europe, pour rouvrir les négociations. M. Lafragua d’est rendu à Madrid, où il est resté quelque temps ; mais la négociation est restée infructueuse malgré les efforts de l’Angleterre et de la France, de sorte que la question reprend aujourd’hui toute sa gravité. Le seul moyen de mettre un terme à ce conflit, c’est désormais une médiation des deux gouvernemens qui ont déjà employé inutilement leurs efforts à Madrid. Il faut bien le dire, dans toute cette affaire, M. Comonfort s’obstine et résiste parce qu’il croit pouvoir compter sur les secours des États-Unis en cas de guerre avec l’Espagne. C’est là le dernier mot, et ce secours que les États-Unis ne refuseraient pas en effet serait l’anéantissement définitif de l’indépendance du Mexique.

ch. de mazade.
REVUE LITTERAIRE



La Turquie et ses différens Peuples, par M. Henri Mathieu[1]

L’histoire de la diplomatie européenne pendant ces trente dernières années offrira un jour à la postérité des pages curieuses. On y verra sans doute par quelles raisons on a pu persister si longtemps à vouloir que l’empire ottoman, dont on reconnaît l’extrême faiblesse, remplît les fonctions d’une force de premier ordre, car tenir tête à l’empire de Russie, barrer le passage à ses efforts naturels et traditionnels d’envahissement, servir de ce côté de rempart aux libertés et à l’indépendance de l’Europe occidentale, ce n’est pas un rôle ordinaire. Dans des circonstances données, il peut exiger toute l’énergie d’une nation jeune et bien constituée, et pourtant c’est ce rôle que l’on assigne à la Turquie décomposée et ne sachant pas revivre.

Dans un système d’équilibre physique, chacun des corps qui en font partie ne vaut que par son poids ; s’il fallait à chaque instant suppléer à ce qui manque à l’un d’eux par une pression étrangère, l’équilibre n’existerait pas. Il est vraisemblable qu’il en est de même dans un système d’équilibre politique. Chacun des états qui en font partie ne compte que par la puissance qui lui est propre et qu’il trouve en lui-même. S’il faut, au moindre choc, venir à son aide, non-seulement contre l’ennemi extérieur, mais contre ses dangers internes, et empêcher que ses pièces mal jointes ne se séparent, il est impropre à remplir sa mission dans le système, et l’équilibre est détruit. Au lieu de tenir une place, cet état laisse un vide, et n’étant plus un secours il devient un péril de plus. Ces vérités paraissent assez simples, et cependant les gouvernemens européens, une fois poussés dans les erremens contraires, vont toujours comme s’il n’en était rien. Ils agissent envers la Turquie comme s’ils étaient maîtres de l’avenir et comme s’ils n’attendaient plus d’aucun côté aucun danger. Il est trop certain cependant que, si l’Europe retombait dans des difficultés graves comme celles dont elle est sortie depuis quelques années, il n’y aurait pas en Turquie plus de ressources que par le passé contre de nouvelles entreprises de la Russie.

Une autre particularité non moins singulière dans cette question, c’est le motif qu’on allègue pour justifier cette politique. — L’empire ottoman, dit-on, meurt, mais nous le faisons renaître. Nous l’obligeons à se réformer. Il n’a ni armée qui vaille, ni marine ; ses finances sont un pillage, sa justice une rapine, son administration un désordre et un mensonge ; il se compose de races ennemies, de religions ennemies ; les opprimés y sont les plus nombreux, les plus intelligens, les seuls actifs, les seuls industrieux, impatiens du joug de maîtres corrompus et incapables : eh bien ! on réformera tout cela. Il est bien vrai que le mal est profond, que depuis des siècles les meilleurs sultans l’ont compris et en ont cherché en vain le remède, que ce mal est plutôt social que politique, qu’il a sa source dans la constitution même de la société musulmane, dans son histoire, dans son orgueil de conquérant, dans son islam, dans son mépris pour la science ; qu’il faudrait réformer l’esprit, les mœurs, la famille, et tout refondre : eh bien ! on refondra tout. — En parlant ainsi, on n’oublie qu’une chose : l’histoire tout entière du genre humain. Il n’y a point d’exemple d’une nation en pleine décadence morale et politique qui se soit relevée sans subir l’épreuve et l’expiation de la conquête. Il a fallu mille ans à l’Europe occidentale pour renaître de la corruption de l’empire romain, encore portait-elle en son sein un germe de résurrection dans le christianisme, qui s’était formé dans cette pourriture même. Rien de semblable chez les musulmans ; au contraire tout ce qui a vie leur est étranger et paraît leur être odieux. Ils laissent l’agriculture, l’industrie, le commerce, la science à ceux qu’ils méprisent et qu’ils oppriment, comme pour faciliter leur propre anéantissement. Leur population a diminué depuis trois siècles à tel point qu’après avoir été relativement à la population chrétienne dans le rapport de quatre à un elle est aujourd’hui dans le rapport d’un à quatre. Ce fait seul décide la question. Pour que la barbarie puisse s’assouplir aux nécessités de la vie et se marier à une civilisation plus féconde, il faut qu’elle soit jeune et vigoureuse. La Turquie est-elle bien dans ces conditions ? D’autres peuples de l’Asie ont pu languir plus longtemps dans leurs usages immobiles ; mais ce temps est passé même pour eux : la Chine, l’Inde sont entamées par l’Europe, et il faut bien qu’elles s’ouvrent non-seulement au commerce, mais à des idées nouvelles. Toutefois ces pays lointains ont le temps pour eux, leur nombreuse population prouve une civilisation plutôt stationnaire qu’en décadence ; ils peuvent donc encore, par une lente fermentation, se transformer et recevoir l’esprit de l’Europe ; mais la Turquie, plus éteinte, a en outre le malheur d’être en contact immédiat avec la société européenne, d’être solidaire de ses mouvemens, de ses besoins, de ses rivalités. Une réforme efficace y fût-elle possible avec le temps, que l’Europe ne pourrait pas l’attendre. C’est aujourd’hui même qu’il faut un poids dans ce plateau de la balance ; à la prochaine secousse, il sera trop tard pour l’y mettre.

On a dit qu’il faudrait un Pierre le Grand pour réformer la Turquie. Aucune comparaison n’est plus propre à démontrer les difficultés, l’impossibilité peut-être de cette réforme. Pierre n’opérait pas sur un peuple déchu, mais sur un peuple fortement trempé, qui grandissait de lui-même sans le savoir, et dont la résistance ne procédait que de la force de ses anciennes mœurs et de la conscience de sa destinée mal comprise. Il n’avait pas à concilier deux nationalités hostiles ; la Russie était l’une des nations les plus homogènes de l’Europe, et, tourmentée par la main de fer de son maître, elle ne se sentait pas humiliée du moins, tandis qu’au contraire chez les Turcs la réforme consiste, précisément à mettre une race dominatrice au niveau de ceux qu’elle considère comme des sujets qui ne vivent que par sa grâce, et à la dégrader à ses propres yeux. En Russie, la réforme n’était pas tout à fait une nouveauté ; Ivan III avait déjà introduit des étrangers avec leurs industries et leurs sciences ; ses, successeurs avaient essayé des perfectionnemens militaires et formé des corps de troupes étrangères ; ils n’avaient pas échoué en tout, et la voie était tracée. En Turquie, les essais les plus timides n’avaient produit, avant Mahmoud, que le meurtre de ceux qui avaient osé les tenter. La religion, en Russie, n’était pas un obstacle essentiel ; le tsar, même avant l’abolition du patriarcat, en était le chef, et l’opposition d’un clergé ignorant et superstitieux contre les projets de Pierre n’avait que la valeur d’un complot ou d’une intrigue dont il eut facilement raison. En Turquie au contraire, la résistance religieuse procède du code religieux lui-même, pour lequel, dans les circonstances actuelles, la question est d’être ou de n’être pas. En Russie, la réforme, quoique aidée par des instrumens pris au dehors, était l’œuvre d’un Russe, et libre de toute pression étrangère ; la réforme turque est imposée par les grandes puissances chrétiennes, et non-seulement elle répugne par elle-même, mais elle pèse sur l’orgueil national comme une conquête et un joug.

Où est le Pierre, le Grand de la Turquie ? Celui des Russes incarna la réforme en sa personne ; il passa par tous les grades et par toutes les spécialités, se fit tambour, soldat, matelot, charpentier, ingénieur, obéit à ses propres officiers, reçut son avancement dans sa propre armée de la main de ses généraux, honora tout ce qu’il voulait établir en le faisant lui-même, brava les conspirations, écrasa les révoltes, étouffa la nature même et immola son fils à l’inexorable résolution qui dominait sa vie. Et cet homme effrayant suffit à peine à la grandeur de sa tache ! Les réformateurs turcs n’ont guère payé de leur personne ; ils n’ont guère réformé en eux-mêmes que leur costume. Depuis trois siècles, depuis que Soliman a décrété la réclusion des héritiers du trône, ils n’ont pas cessé de recevoir l’éducation des eunuques et des femmes ; c’est à peine si quelques-uns, dans l’intervalle, ont résisté à l’énervement d’une pareille vie, et de futur sultan, frère d’Abdul-Medjid, languit dans cette prison du sérail depuis dix-huit ans. Il y a donc cette différence entre les circonstances de la réforme russe et de la réforme turque, que la première se fit avec des élémens rebelles sans doute, mais homogènes et vivans, et que le ciel lui envoya un homme rare, formé par le malheur, les périls, la barbarie même, à vaincre la barbarie, tandis que la seconde, sans base nationale, sans point de départ, sans spontanéité, sans dignité, plus semblable à un suicide qu’à une rénovation, ne peut pas même espérer un souverain qui l’adopte ouvertement, et qui fasse un pas sérieux pour la faire réussir.

On n’avait compris d’abord la réforme turque que comme une organisation à l’européenne de la force matérielle ; c’est de l’armée qu’on attendait le rétablissement de la puissance, en tant que nécessaire au maintien de l’empire. Organiser une armée à l’européenne ! mais nos armées, telles qu’elles sont et doivent être aujourd’hui, sont un abrégé de notre administration, et notre administration est un abrégé de nos institutions civiles, de nos sciences, de nos industries, de nos mœurs. Même en faisant abstraction des difficultés particulières, telles par exemple que la nécessité d’y faire entrer les chrétiens, que les Turcs n’y peuvent pas souffrir, comme l’expérience l’a déjà prouvé, une armée turque à l’européenne est à peu près impossible, parce qu’elle manque de tout ce qu’elle suppose ; elle serait comme un être vivant hors du milieu qu’il respire. M. Mathieu a très bien fait ressortir en quelques pages ce rapport nécessaire entre l’armée moderne et la civilisation qu’elle résume. Par exemple, en 1839, le hatti-chérif de Gul-Hané avait promis un mode régulier pour le recrutement ; la première chose à faire était de constater la population des provinces. À cet effet, il fut ordonné, en 1843, « que chaque mudir de district enverrait au pacha de sa province un extrait du registre municipal indiquant les jeunes gens arrivés à l’âge fixé pour le service. » Ce ne fut que dix-sept ans après la publication du fameux hatti-chérif de Gul-Hané qu’on s’aperçut qu’il n’y avait en Turquie ni municipalités, ni registres de naissances ! Et un nouveau hatti-chérif prescrivit alors (il était temps !) d’ouvrir à l’avenir de pareils registres.

Il y a d’ailleurs dans l’art militaire ce que M. Mathieu appelle très bien la stratégie des choses, les mouvemens ; compliqués du matériel, de l’artillerie, des munitions, des bagages, des vivres, des ambulances, le calcul des marches combinées sur une grande étendue de pays et convergeant par des routes différentes, l’étude des terrains, les cartes, les plans, un corps médical, une comptabilité ; tout cela suppose un grand nombre d’officiers très instruits, qu’on ne peut tirer que d’une population où l’instruction est répandue et en honneur. Les Turcs n’ont ni état-major, ni intendance, ni services administratifs, ni comptabilité régulière ; leurs généraux et officiers supérieurs sont incapables, et à cause de cela même se croient propres à tout ; ils acceptent aussi bien le commandement d’une armée que celui d’un bataillon. Dans la dernière guerre, Omer-Pacha fut réduit à l’inaction dans les provinces danubiennes, parce que les Turcs ne savent pas même calculer leurs approvisionnemens ; les convois n’arrivaient jamais à leur destination. À l’armée d’Asie, les généraux et colonels étaient pour la plupart, selon un rapport publié par le gouvernement lui-même, « voleurs, pillards et ineptes ; les autres officiers supérieurs, sans exception, étaient ignorans, paresseux et sans courage. » Le général en chef Zarif-Pacha fut dégradé pour incapacité notoire ; Chukri-Pacha subit la même peine pour malversations et ivrognerie habituelle. La ville de Kars n’avait pas reçu de vivres depuis un an quand elle se rendit aux Russes. Aucune notion de stratégie ; « des colonnes qui se perdent, d’autres qui s’encombrent ou arrivent trop tard, le désordre dans les marches, les positions mal choisies, les combats manquant d’unité et les mouvemens de précision, les convois et les bagages menés à l’aventure, etc. » Tel est le résumé de la rénovation militaire des Turcs, chargée de tenir en respect, à un moment donné, le génie une fois déçu, mais non découragé, de Pierre le Grand et de Catherine II. Tout cela se résout par cette réflexion bien simple : que de nos jours il n’y a plus de travail qui ne soit science. La science laboure la terre, transporte les marchandises, démolit les forteresses ; mais elle ne se répand que là où règnent l’ordre et l’amour du mieux, et ceux-ci ne sont que le résultat d’une combinaison de mœurs et d’institutions implantées par le temps jusque dans les derniers recoins de nos pensées et de nos habitudes. Vouloir cueillir les grands résultats de la civilisation sur une réforme aussi superficielle que celle qu’on essaie en Turquie, c’est demander à l’arbre des fruits quand il n’a pas encore de racines.

Il faut, dit M. Mathieu, abolir le harem et rendre aux Turcs une famille. C’est là le point ; mais il est plus aisé de l’imaginer que de l’accomplir. On ne reconstitue pas la famille par expédient politique, mais par doctrine, par conviction, par éducation : où trouveront-ils tout cela ? S’ils le trouvaient en eux-mêmes, ils seraient déjà réformés. Ils ne le trouveront que quand leur puissance sera détruite et quand les individus disséminés parmi les populations chrétiennes s’y confondront en oubliant leur race. Ce serait peu en effet d’abolir le harem, si on n’abolissait les mœurs dont il est pour les riches la conséquence. Ainsi nous en revenons toujours à ce même fait, que la société musulmane veut être refaite dans son principe : opération inouïe, sans exemple, si on suppose qu’elle se fasse spontanément. La corruption arrivée à ce point d’avoir détruit la famille ne peut plus trouver en elle-même rien d’intact ; il faut plusieurs générations pour réparer une pareille ruine.

La diplomatie a quelquefois d’étonnantes pensées. Au siècle dernier, l’intérêt et la volonté de la France étaient de maintenir l’indépendance et l’intégrité du royaume de Pologne contre la Russie, comme on veut aujourd’hui maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman. La situation était la même sous bien des rapports. Un ministre, aujourd’hui encore vanté, le duc de Choiseul, donnait alors, en 1759, à l’ambassadeur français en Pologne, ces étranges instructions, dans lesquelles, après avoir expliqué que l’état de la Pologne était une véritable anarchie, il concluait ainsi : « Comme cette anarchie convient aux intérêts de la France, toute sa politique à l’égard de ce royaume doit se réduire aujourd’hui à la maintenir et à empêcher qu’aucune puissance n’accroisse son domaine aux dépens de celui de la Pologne ; tout autre système serait illusoire. » Maintenir l’anarchie polonaise en présence de la Russie ! et cela pour empêcher que la Russie ne l’envahisse ! Mais cette exorbitante contradiction n’est pas la seule. Le duc de Choiseul ne veut point qu’on favorise aucune confédération de la nation polonaise ; d’une part parce que c’est un désordre dont les Russes pourraient profiter, et d’autre part parce que l’ordre pourrait en sortir : « Il est à craindre pour la France, dit-il, que les malheurs que produirait une confédération n’amenassent nécessairement, et même contre leur sentiment intérieur, les esprits polonais à un point de réunion qui pourrait détruire l’aveuglement du gouvernement de Pologne et lui donner de la consistance. Or, comme le premier point est de maintenir l’anarchie, il se pourrait faire que la confédération fût contraire à cette vue. » Ainsi il fallait, pour conserver l’intégrité de la Pologne, non-seulement y conserver l’anarchie, mais étouffer tout mouvement qui, au risque de quelques désordres passagers, aurait pu éclairer et fortifier le gouvernement qu’on voulait maintenir. Il serait difficile d’accumuler plus de non-sens dans une instruction diplomatique. Aussi, treize ans après, la Pologne était partagée, grâce à cette anarchie, et le duc de Choiseul en était quitte pour en rejeter la faute sur son successeur.

Quelque différence qu’il y ait entre la politique d’aujourd’hui et celle de Choiseul, il y a cependant entre ces deux époques dans les faits, dans les situations, des ressemblances remarquables, et qui peuvent conduire au même résultat. L’état de la Turquie, par les améliorations même qu’on y apporte, devient de plus en plus une véritable anarchie, moins bruyante, il est vrai, que n’était celle de la Pologne, mais plus profonde, plus irrémédiable, plus sûre d’arriver à sa maturité. Par cela même qu’on ne veut plus qu’il y ait une race de vainqueurs et une race de vaincus, il n’y a plus de principe de gouvernement, car le principe était la force et la conquête ; en le supprimant, quel principe de droit a-t-on mis à la place ? Les trois quarts de la population repousseront toujours la minorité barbare qui continue à peser sur leurs têtes sans qu’on puisse désormais dire pourquoi. Les actes du gouvernement ne peuvent plus être qu’une série de transactions imposées par l’étranger aux deux races, et toujours à la veille de se rompre. Qu’on ne l’oublie pas cependant, la catastrophe de 1772 peut encore se renouveler : la Russie ne cessera jamais de pousser à la frontière de Byzance. C’est sans doute encore la guerre que porte en son sein le mouvement industriel auquel elle se livre maintenant, et si les révolutions intérieures ne font pas dans l’empire ottoman ce que les puissances auraient pu y faire ou y laisser faire, si en outre quelque jour l’Europe, trop occupée ailleurs, est forcée de s’en détourner, personne ne pourra reprocher aux hommes d’alors de ne savoir point empêcher, au dernier moment, ce que nous aurions dû nous-mêmes prévenir quand nous en avions le temps, l’occasion, la force et le droit.



De l’Administration en France sous le ministère du cardinal de Richelieu, par J. CAILLET.[2]

Si quelque chose peut fortifier les espérances chancelantes et contrebalancer les dangers de cet emportement excessif vers les intérêts matériels dont on parle tant aujourd’hui, ce sont les études sérieuses qui se font et se publient depuis quelques années sur notre histoire. Il y a dans ce mouvement une signification qui le dépasse lui-même de beaucoup. C’est la pensée française qui se recueille, qui rentre en elle-même, qui s’analyse dans son passé, et tout cela très certainement en vue de l’avenir. Quelque différentes que puissent être les intentions des écrivains, rien ne peut empêcher que la pensée publique ne se renouvelle et ne se féconde par eux, indépendamment d’eux-mêmes. Il est donc bien d’encourager ceux qui remplissent par leurs travaux cet intervalle que la Providence semble avoir ménagé, pour quelque grand dessein, au recueillement studieux et à l’examen de la conscience nationale.

Sans trop y réfléchir, et par une espèce d’instinct des difficultés présentes, les recherches se sont portées avec une sorte de prédilection sur l’histoire de l’administration dans la monarchie, sujet obscur, difficile à traiter, surtout à rendre accessible, et à peine entamé par les historiens, mais qui a une grande importance actuelle, car la grande difficulté de nos jours, c’est qu’en France l’administration, chose admirable et nécessaire, mais étroite et raide, et la liberté politique, chose non moins indispensable, mais plus large et plus mobile, demandent à se concilier. Jusqu’à présent, elles se sont toujours, à la moindre crise, dévorées l’une l’autre. Le problème est donc de les justifier l’une devant l’autre et de trouver les points par lesquels elles se joignent légitimement et utilement. Pour cela, il faut expliquer leurs progrès entrelacés, leurs empiétemens et leurs excès réciproques, les blessures que l’une et l’autre en ont reçues, et surtout le mal qu’en a reçu la France, alternativement privée de l’un de ses appuis. C’est précisément à cette question que de nombreux ouvrages sur la formation de la monarchie administrative préparent la réponse, quel qu’en soit d’ailleurs le plan. Les uns, comme M. Dareste et M. Chéruel, ont étudié le développement administratif en lui-même et dans toutes ses parties ; les autres, parmi lesquels il faut citer avant tout M. de Carné, réunissant les résultats dans une idée plus complète, ont montré le royaume et le territoire fondé à la fois par un travail séculaire, et, dans cette immense création, les mérites permanens de l’ancienne monarchie, ses abus graves, mais guérissables, et la possibilité pour les temps modernes de profiter, quand l’heure sera venue, du souvenir de tous ces mérites et de l’aveu de toutes ces fautes. Tous aboutissent à ce dernier point. L’exposition approfondie des causes et des circonstances qui ont conduit la France à son état moderne est l’œuvre de conciliation par excellence. À mesure qu’on avance dans ce travail, on voit les antipathies s’affaiblir ; quand il sera complet, elles seront éteintes, parce qu’on aura tout vu, les nécessités, les impossibilités, les erreurs de tous, l’indispensable intervention du temps dans les choses humaines, et, après tout, de grands hommes dans tous les camps. Or la conciliation, c’est le salut ; c’est l’unité sans détriment de la liberté.

Il y avait une lacune importante entre les travaux récemment publiés sur l’administration d’Henri IV et les ouvrages que nous possédions déjà sur Colbert ; la correspondance publiée par M. Avenel, et dont M. de Rémusat a parlé ici même[3], ne touche guère qu’à la diplomatie. M. Caillet a voulu remplir cette lacune, en ce qui concerne les mesures administratives, par une étude du même genre sur le cardinal de Richelieu. C’est encore un livre plein de faits, recueillis dans les dépôts inédits aussi bien que dans les documens imprimés, et exposés avec autant d’ordre et de clarté que de réserve dans les jugemens. Richelieu n’apparaît d’ordinaire à nos esprits que sous l’aspect de l’homme terrible, du ministre régnant qui courba tout, même son roi, sous la puissance de son génie et de son caractère ; qui, prenant la politique par le haut, ne s’abaissa guère aux détails intérieurs et à ces améliorations administratives où gît pourtant le secret de la force et de la prospérité publiques ; qui abattit la maison d’Autriche, détruisit l’existence politique des protestans organisée comme un état dans l’état, et porta le dernier coup à la féodalité, qui semblait renaître sous une forme nouvelle, prête à démembrer la nation. Ces grands actes ont éclipsé tout le reste. Pourtant l’administration fut loin de rester stationnaire sous son ministère. Non-seulement, en déblayant les derniers obstacles sérieux que rencontrait encore la monarchie, il rendit possible le règne de Louis XIV et les créations qui devaient l’illustrer ; mais il fit lui-même des réformes utiles, et en essaya qui furent reprises après lui. Ce fut lui qui donna un centre et un lien à l’administration générale, en organisant le conseil d’état comme il devait rester, à peu de chose près, jusqu’en 1789. Il établit au sein de ce conseil des commissions analogues à nos comités législatifs pour préparer les questions à discuter. C’est à tort, selon M. Caillet, qu’on lui attribue la création des intendans de provinces : il en existait déjà en plusieurs lieux huit ou dix ans avant son ministère ; mais il les fixa vers 1633, et les établit, partout d’une manière permanente. Il avait compris qu’il y avait dans cet expédient de ses prédécesseurs le germe d’une institution qui plus tard en effet, perfectionnée peu à peu, a produit nos préfectures. Par ces intendans, il annula les gouverneurs militaires qui se faisaient suzerains dans leurs gouvernemens, et les renferma dans leurs fonctions ; il surveilla les grands, réprima les parlemens, et retint dans leurs limites tous les pouvoirs locaux, qui n’usaient de leurs forces que pour empiéter les uns sur les autres et sur la royauté. Il maintint l’indépendance du pouvoir civil en présence de l’église, et favorisa les institutions religieuses qui s’élevèrent de son temps pour la piété et la science. La guerre et la marine reçurent de lui des règlemens et en quelque sorte une vie nouvelle. Il organisa les consulats, poussa au commerce extérieur, conclut des traités avec la Russie encore inconnue, avec les Barbaresques et les peuples asiatiques, songea aux colonies naissantes, favorisa les premiers établissemens des industries de luxe, tels que les glaces, tapis et tapisseries, que Colbert devait un jour continuer ou recommencer : il ne faisait d’ailleurs lui-même que continuer Henri IV. Comme il avait appelé de Flandre des tapissiers, il appela de Hollande des ingénieurs pour dessécher les marais. Nous ne multiplierons pas ces indications : il est trop évident qu’il y eut sous Richelieu un grand travail d’ordre et de réparation, ce qu’on aurait pu présumer d’ailleurs en réfléchissant à l’étendue de cet esprit de suite qu’il demandait aux autres, et qui fit la grandeur et le succès de ses vastes desseins. On voit aussi qu’il n’y a guère dans ce monde de créations soudaines ; bien des choses, qui ne nous rappellent d’abord que le nom de Colbert, et avec justice assurément, avaient pourtant été ébauchées, ou projetées, ou conçues par le cardinal de Richelieu ; d’autres, avancées ou terminées par celui-ci, remontent à Sully ou à Henri IV. Ainsi s’allonge lentement cette chaîne de la civilisation traditionnelle, dont les malheureux cyclopes de la politique viennent tour à tour forger péniblement chacun son anneau.

Il y a relativement à Richelieu une autre erreur non moins répandue que celle qui lui dénie ou qui méconnaît ses travaux administratifs. Par un certain besoin d’avoir des idées nettes et des personnages qui les représentent dans l’histoire, on s’est pris à considérer Richelieu comme l’ennemi et même le destructeur de la noblesse, un niveleur, ou tout au moins l’un de ceux qui ont voulu élever la bourgeoisie sur les débris de l’ordre aristocratique, et effacer les distinctions de naissance. Il n’en est absolument rien, et c’est le contraire qui est la vérité. Les grands que Richelieu abaissa n’étaient pas le corps de la noblesse ; s’ils avaient des partisans dans son sein, ils en avaient aussi dans les corporations urbaines ; leur but n’était pas d’instituer l’aristocratie, mais de se faire à eux-mêmes des espèces de fiefs héréditaires et de grandes existences aussi rapprochées que possible de la souveraineté. C’est Richelieu au contraire qui, après avoir soumis ces rebelles oublieux du temps où ils vivaient, et démoli, partout les châteaux forts, quelquefois à la prière de la noblesse elle-même, conçut le dessein de lui faire une place régulière et privilégiée dans l’état, autant qu’une telle institution aurait pu se concilier avec la prépondérance absolue de la royauté. Cela pouvait être illusoire et impossible, mais c’est sa pensée écrite par lui-même. Il considère comme le plus grand des abus la fusion des classes, qui menaçait de s’opérer par l’élévation progressive du tiers-état. Il estime qu’il y a entre l’une et l’autre une différence de valeur intrinsèque qui doit avoir son expression dans la constitution de la monarchie. Les nobles étaient, selon lui, par l’effet seul de leur naissance, plus propres aux hautes fonctions. Pour avoir un évêque à souhait, dit-il, il faut, outre les autres qualités, la naissance, parce que « l’autorité requise en de telles charges ne se trouve que dans les personnes de qualité. » Les bonnes mœurs avec la naissance suffisent à la rigueur, selon lui, et la noblesse peut suppléer à la science. Il s’indigne de voir la bourgeoisie monter au niveau de la classe dominante par l’influence des richesses acquises et de l’autorité attachée aux fonctions judiciaires et administratives. « Ils sont, dit-il, présomptueux jusqu’à tel point que de vouloir avoir le premier lieu où ils ne peuvent prendre que le troisième, ce qui est tellement contre la raison et contre le bien de votre service, qu’il est absolument nécessaire d’arrêter le cours de telles entreprises, puisque autrement la France ne serait plus ce qu’elle a été et ce qu’elle doit être, mais seulement un corps monstrueux, qui, comme tel, ne pourrait avoir de subsistance ou de durée. » C’est donc un système arrêté chez le grand cardinal ; la séparation des classes, leur inégalité, leurs privilèges, sont à ses yeux des choses fondamentales et nécessaires. Aussi essaya-t-il plus d’un moyen pour rétablir les fortunes ruinées de la noblesse, pour lui en ouvrir de nouvelles sources par le grand commerce, qu’elle fut autorisée à faire sans déroger et sans perdre ses privilèges, par des parts réservées dans les entreprises coloniales, par l’admission exclusive à certaines fonctions et aux grades de l’armée.

Quant aux bourgeois, il voudrait les resserrer dans leur sphère ; il craint de-la bourgeoisie ce que de nos jours les bourgeois, avec aussi peu de raison, craignent du peuple, le déclassement, même par l’instruction. « Considérant, dit-il dans le règlement de 1625 pour toutes les affaires du royaume, que la grande quantité des collèges qui sont en notre royaume fait que, les plus pauvres faisant étudier leurs enfans, il se trouve peu de gens qui se mettent au trafic et à la guerre, qui est ce qui entretient les états,… nous voulons qu’il n’y ait plus de collèges, si ce n’est dans les villes ci-après dénommées, » et il nomme douze villes, qui auront chacune deux collèges, un de jésuites et un de séculiers ; Paris seul en aura quatre, trois de séculiers et un de jésuites. C’était aussi par le même motif qu’il conservait la vénalité des charges, dont la suppression, selon lui, en rendant les offices accessibles à tous, « augmenterait démesurément la manie des charges, la vanité détournant une foule de gens du commerce, source de l’aisance publique, pour les rejeter sur des professions stériles, déjà si encombrées. » On voit encore par ces indications combien la fureur des places est ancienne, combien on en exagérait de tout temps les inconvéniens, en ayant l’air de craindre que le commerce et l’industrie ne fussent abandonnés pour les fonctions publiques, combien enfin on imaginait de vains remèdes pour arrêter le mal. Toutes ces mêmes choses ont été répétées de nos jours, jusque dans nos assemblées législatives, avec le même effroi du déclassement universel et la même inutilité.

Si Richelieu veut retenir ainsi l’élan de la bourgeoisie, à plus forte raison rivera-t-il à leur travail les classes inférieures. « Tous les politiques sont d’accord, dit-il, que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. » M. Caillet, un peu entraîné ici par cette partialité dont on se préserve difficilement en traitant un grand sujet, voudrait adoucir en les interprétant la rigueur de ces paroles. Il combat M. Floquet, qui les avait comprises dans le sens qu’elles présentent d’abord ; il prétend que Richelieu a voulu dire simplement que l’on ne pouvait exempter le peuple de tout impôt. C’est en effet ce que le cardinal ajoute un peu plus loin ; mais cela ne change rien, ce nous semble, cela confirme au contraire l’esprit tyrannique et inhumain de la maxime. Qu’y peut-on voir en effet, si ce n’est que l’impôt n’a pas pour unique objet de subvenir aux besoins de l’état, mais encore d’empêcher le peuple d’être trop à son aise ? C’est l’impôt pour l’impôt, ou plutôt c’est l’impôt pour détruire l’émulation, décourager le travail, et circonscrire chacun dans la limite fatale tracée par le hasard de la naissance. Le progrès leur semblait l’insurrection ; le peuple était, croyaient-ils, trop ignorant pour ne pas abuser de la prospérité, comme si cette prospérité même n’amenait pas l’instruction. « Ayant moins de connaissances, dit Richelieu, que les autres ordres de l’état, beaucoup plus cultivés et plus instruits, s’ils n’étaient retenus par quelque nécessité, difficilement demeureraient-ils dans les règles qui leur sont prescrites par la raison et les lois. » L’impôt est la marque de leur sujétion ; s’ils étaient libres de tributs, « ils penseraient l’être de l’obéissance. » Il les compare aux mulets qui, « étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; » mais par la même raison il veut que les charges soient modérées, comme « celle de ces animaux doit être proportionnée à leur force. » Il n’y avait d’ailleurs dans ces idées de Richelieu rien de bien extraordinaire pour le temps. Ceux qu’on appelait alors les politiques ne considéraient que l’état, c’est-à-dire la conservation d’un ordre de choses jugé bon par cela seul qu’il était. Sous Louis XIV, la notion de l’état se confond dans la personne du roi ; le but n’en est que plus étroit. De même que Richelieu rapporte tout à l’état dans son Testament politique, Louis XIV, dans ses Mémoires, rapporte tout à lui-même ; il est le commencement et la fin de toutes choses. Il en résulte je ne sais quelle impression triste et irritante ; il faut lire à la suite ce Testament et ces Mémoires pour recevoir par une sorte d’intuition directe l’idée et le sentiment du pouvoir absolu. L’idée que le gouvernement est pour le peuple, que l’état n’est que la forme de la nation, et que la politique est dominée par la morale, cette idée, exposée par Aristote et née dans les républiques, n’a jamais été perdue sans doute, car elle est le fond du christianisme ; mais elle a presque toujours paru une illusion aux praticiens de la politique. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’elle a sérieusement commencé à frapper aux portes des palais, par réaction contre les funestes résultats, devenus trop évidens, du principe contraire ; c’est à Fénelon, quoi qu’en aient dit ceux qui ont cru pouvoir rabaisser cette gloire de notre littérature, qu’appartient l’honneur de ravoir répandue dans le XVIIe siècle.

La bourgeoisie d’ailleurs n’avait point franchi le cercle de ces idées. L’avenir, il est vrai, lui appartenait, par le cours des choses : elle montrait même des sentimens plus sympathiques pour le peuple, car elle en sortait, elle y touchait ; mais ceux de ses membres qui avaient réussi, par des voies diverses, à monter jusqu’au sommet de leur ordre ne demandaient pas mieux que d’en sortir, de se laver de la roture, de changer leur nom, de se séparer de la souche commune. Adversaires de la noblesse, ils achetaient les anoblissemens, et les achetaient cher. L’exemption de la taille ne leur déplaisait pas, et ils en reversaient volontiers la charge sur la masse populaire dont ils s’étaient détachés. Ils s’anoblissaient par les fonctions, par le commerce même en certains cas, par les actions prises dans les compagnies de colonisation. La vie municipale, la vie industrielle trouvaient moyen de s’organiser en petites aristocraties ; les corporations de métiers avec leurs maîtrises appartenaient au même esprit de classification et de monopole ; tous tendaient à accaparer par l’exclusion et à immobiliser par l’hérédité les avantages sociaux. Si donc on veut chercher le mauvais côté des choses humaines, on trouvera des faiblesses, des erreurs et des manifestations d’égoïsme dans toutes les classes, et aucune d’elles n’a le droit de condamner absolument les autres ; mais, si l’on veut être juste, on trouvera que partout aussi un sentiment d’ordre et d’unité se faisait jour, affaiblissait les résistances, et réunissait les vœux publics autour de la royauté conciliatrice. Chacun défendait ses positions et ses traditions sans doute, mais cette défense molle, intimidée par le souvenir des guerres civiles, neutralisée par quelque pressentiment d’un nouvel ordre de choses, laissait néanmoins tomber en oubli les états-généraux et réduire à peu de chose les privilèges des provinces. L’opinion naissante n’avait point de formule ; elle s’attachait à un fait, qui était la royauté. Elle en faisait un symbole ; c’était déjà en faire une idée : ainsi procède l’esprit humain. Personne dès-lors ne croyait s’avilir en s’abaissant devant cette idée ou cet idéal de la monarchie absolue. N’était-ce pas cependant une dangereuse erreur ? Cette soumission, fière encore à son origine, ne devait-elle pas dans un temps donné altérer les caractères ? Un demi-siècle a suffi pour répondre à cette question, et pour dissiper l’idéal qu’on avait cru saisir et fixer dans l’éclat d’une majesté, émule de la majesté divine.

Richelieu fut un grand esprit pratique soutenu, par une volonté de fer ; il comprit la décadence de ce qui l’avait précédé et l’acheva ; il comprit la puissance nouvelle de la monarchie, et s’en servit ; il comprit l’opinion, qui, dès le siècle précédent, avait agi, combattu et quelquefois vaincu par les lettres, et il chercha à la discipliner, à la ranger autour du trône. Seulement il crut, ce que tout le monde croyait et ce que les puissans croient dans tous les temps, qu’il pouvait rendre définitif ce qui existait, et arrêter le mouvement des choses au point qui lui paraissait bon. Il crut que les ordres de l’état, soigneusement distingués et échelonnés sous la monarchie, pouvaient la soutenir sans avoir eux-mêmes une certaine indépendance, sans avoir aucun droit de résistance, et par une force empruntée à ce qu’on voulait qu’ils fortifiassent, ce qui était un cercle vicieux. Aussi les choses suivirent leur cours ; les ordres, devenus un cortège et une pompe, vécurent quelque temps encore à l’état de fantôme, pour s’abîmer à la première occasion de montrer leur puissance conservatrice. Il y a donc, selon nous, trop d’absolu dans l’interprétation qu’on donne ordinairement de la politique de Richelieu par rapport à la constitution intérieure de la France. Il renversa la haute aristocratie formée dans les guerres civiles, mais loin de vouloir atteindre l’aristocratie héréditaire en elle-même, il ne songe au contraire qu’à la perpétuer ; loin de tendre à égaliser les classes, cette égalité, qui avançait d’elle-même à grands pas, était pour lui un épouvantail, et il s’est servi à ce sujet des expressions les plus énergiques peut-être qu’il ait jamais employées. Malheureusement il y avait inconsistance et contradiction dans ses plans ; le goût de l’autorité sans contrôle avait égaré son génie. Il voulut l’aristocratie en lui refusant les conditions par lesquelles seules elle est. Il prit un appareil pour une force. Mais à quoi bon juger ces grands hommes ? A qui est-il donné de voir dans l’avenir au-delà de quelques années ? S’il avait vu trop loin, qui l’eût compris ? et ne serait-il pas tombé impuissant et méprisé devant ceux-là mêmes qu’il aurait voulu servir ?


LOUIS BINAUT.


Les Artistes français à l’étranger, par M. L. DUSSIEUX.[4].

S’il est un fait qui ressorte clairement de la situation actuelle des beaux-arts en Europe, c’est l’influence exercée sur toutes les écoles par les exemples de l’école française. L’exposition universelle fournissait à cet égard les témoignages les plus concluans, et nous n’avons pas à démontrer une vérité que les peintres anglais tout au plus auraient, en ce qui les concerne, le droit de contester ; mais ce fait, qui aujourd’hui n’échappe à personne, ne s’était-il pas déjà produit ? Est-ce la première fois que l’art de notre pays compte au-delà des frontières des disciples nombreux ? D’autres époques ont vu ce règne presque universel de l’école française ; seulement l’influence, si positive qu’elle fût, n’en restait pas moins dans l’esprit de tout le monde à l’état de vague symptôme, d’accident à peu près sans portée. Tandis que les souverains étrangers attiraient dans leurs capitales les artistes de la France, alors que partout les premiers peintres des rois, les architectes de leurs palais ou les directeurs d’établissemens d’art fondés à l’imitation des nôtres étaient des hommes nés sur notre sol, chaque école continuait naïvement à proclamer son indépendance. Bien plus : même chez nous on ne s’avisait guère d’estimer à son prix le crédit de nos artistes. Peu s’en fallait qu’on ne les crût les disciples de ceux qu’ils avaient mission de régenter. Au XVIIIe siècle, le marquis d’Argens signalait à propos cette anomalie entre l’opinion générale et des faits si propres à la démentir : « Tous les peintres attachés aux différens souverains sont français, dit-il dans ses Réflexions critiques. Silvestre est le premier peintre du roi de Pologne, Vanloo du roi d’Espagne, Pesne du roi de Prusse… » Par malheur, en voulant rétablir non-seulement dans le présent, mais aussi dans le passé les droits de ses compatriotes, le marquis d’Argens ne craignait pas d’exagérer en faveur de ceux-ci la justice qu’il déniait sans marchander aux plus grands maîtres de l’Italie et des Pays-Bas. Aussi son livre, peu lu aujourd’hui, est-il resté médiocrement utile à la cause qu’il prétendait servir. N’importe : si erronés que soient les commentaires, la thèse n’en est pas moins bonne, le principe n’en garde pas moins sa justesse. Le mieux eût été seulement de s’en tenir à l’histoire de notre école, au lieu de se complaire dans des rapprochemens impossibles entre Blanchard et Titien, entre Rubens et Lemoine, et d’accoler sans scrupule des œuvres et des gloires si manifestement inégales.

Cette thèse, mal défendue par le marquis d’Argens, un écrivain à qui l’on doit déjà de très utiles publications sur l’histoire de l’art français, M. Dussieux, l’a reprise et soutenue avec autant de sagacité que d’érudition. M, Dussieux n’a pas cherché, comme son devancier, à forcer le sens des faits. Il a jugé avec raison qu’il suffisait de les recueillir et de les classer, de manière à composer une sorte de dictionnaire où l’on pourrait suivre la série de tous les artistes français qui, depuis le moyen âge, ont imprimé à l’art des autres pays une direction nouvelle, et popularisé au loin nos traditions : idée excellente, que nous avons eu occasion de louer ici même, alors qu’une première publication, dont le seul tort était de paraître trop succincte, avait commencé d’attirer l’attention sur un point si longtemps négligé. M. Dussieux a développé dans un livre ce qu’il avait d’abord résumé en quelques pages. Son travail est devenu complet, trop complet peut-être, car l’auteur ne s’est pas contenté de mentionner, les artistes français qui ont exercé, soit par leurs enseignemens personnels, soit par leurs ouvrages, une action véritable sur la marche des diverses écoles : il a cru devoir mentionner aussi tous ceux qui ont exécuté, sans sortir de chez eux, un tableau, une statue, une estampe même, pour le compte de quelque souverain ou de quelque amateur étranger. Or une nomenclature si complète était-elle absolument indispensable ? Que Lagrenée, par exemple, ait envoyé en 1775 deux de ses tableaux à Londres, que Ménageot ait peint pour l’académie de Saint-Pétersbourg Mars et Vénus, l’art très probablement ne s’en sera trouvé ni pis ni mieux en Angleterre et en Russie, et l’honneur reste en somme assez mince pour notre école. À quoi bon insister au surplus ? Si M. Dussieux s’est un peu exagéré parfois ses devoirs d’historien, on ne saurait beaucoup lui reprocher ces préoccupations extrêmes d’exactitude. Le défaut contraire se rencontre si souvent dans les écrits sur les arts, qu’on aurait mauvaise grâce à accuser l’auteur de la nouvelle publication d’avoir péché en quelque façon par excès de recherches et de scrupules.

Pour faciliter l’intelligence du sujet qu’il avait entrepris de traiter, M. Dussieux a fait précéder son travail d’un essai sur les phases successives qu’a traversées l’art en France. Dans ce résumé parfaitement clair et le plus souvent judicieux des progrès et des défaillances de notre école, aucun fait important n’est omis, aucune indication essentielle ne manque à l’exposé de l’ensemble. L’admirable mouvement de l’art au XIIIe siècle, à cet âge d’or de l’architecture et de la sculpture nationales, — les entraînemens de la renaissance, si bien rachetés d’ailleurs par les œuvres exquises de Pierre Lescot et de Jean Goujon, — la grandeur, puis le faste de l’époque académique et la réaction qui s’ensuit jusqu’au jour où David et les siens s’insurgent à leur tour contre les représentans d’une méthode surannée, — tout est décrit et jugé avec une autorité qu’il faudrait accepter sans réplique, si quelques propositions imprudentes, quelques aperçus un peu plus neufs que de raison ne venaient ça et là déconcerter la sympathie. Sans doute, en pareille matière, une certaine partialité patriotique ne messied pas, et, pour combattre notre vieille insouciance ou les préjugés du dehors, il peut être permis de célébrer un peu bruyamment les gloires qui nous appartiennent. Est-ce toutefois une excuse suffisante à l’injustice envers des gloires plus hautes encore ? On noterait dans le travail de M. Dussieux quelques passages où le soin de venger tel artiste français mal apprécié ou tout à fait méconnu distrait l’écrivain de son équité et de son érudition habituelles, témoin ce mot sur les œuvres de Jean Fouquet, qui, si habile peintre qu’il fût, ne méritait point qu’on lui sacrifiât sans plus de façons fra Angelico, Masaccio et toute l’école florentine du XVe siècle : « En n’étudiant que les miniatures des antiquités de Josèphe, on peut affirmer que l’Italie a ce moment ne faisait rien de plus beau. » Dire ailleurs que dans le Salon d’Apollon, peint par Lafosse, « tout est excellent, » qualifier « d’illustres » les architectes Robert de Cotte et Boffrand, enfin reconnaître à Watteau le privilège de « la plus merveilleuse couleur, » tout comme s’il s’agissait de Corrége, — c’est prodiguer au talent les hommages qu’il faut réserver au génie, et jusqu’à un certain point compromettre la cause que l’on défend. Non, en réclamant pour les peintres, les architectes et les sculpteurs de notre pays la place qui leur est due, n’essayons pas de déposséder les maîtres légitimes. Laissons les grands artistes italiens, ces premièrs artistes du monde, dans le panthéon où ils sont entrés à bon droit. Notre part sera assez belle encore, et si les portes du temple ne doivent s’ouvrir qu’à un petit nombre des nôtres, nous les retrouverons du moins en foule s’échelonnant sur les degrés. L’ouvrage de M. Dussieux est bien fait d’ailleurs pour nous rappeler nos droits et nos titres véritables : sauf ces quelques exagérations dans la louange, il ne contient rien que de très exact au double point de vue de l’histoire et de la critique. C’est une esquisse finement tracée des variations de l’école française et des révolutions qu’elle a suscitées à l’extérieur, c’est surtout un inventaire authentique de nos richesses, un relevé consciencieux des œuvres qui à toutes les époques ont honoré l’art de notre pays. Parmi les livres écrits sur des sujets de cet ordre, il n’en est guère de plus propre à nous renseigner utilement.



HENRI DELABORDE.


Traité des Entreprises de Culture améliorante, par M. ÉDOUARD LECOUTEUX.[5].

J’aurais mieux aimé que ce livre fût intitulé : Traité des entreprises de grande culture ; tel est en effet son véritable objet. M. Édouard Lecouteux, ancien directeur des cultures à l’Institut national agronomique, a une prédilection marquée pour la grande culture ; il lui doit tous ses succès et lui a voué toutes ses facultés. Je suis loin de m’en plaindre, bien au contraire. La petite culture fait parmi nous son chemin toute seule ; il n’en est pas de même de la grande ; elle a bien besoin que des hommes comme M. Lecouteux lui viennent souvent en aide, soit par leurs exemples, soit par leurs leçons.

Huit millions d’hectares environ, ou le quart du territoire cultivé, déduction faite des bois, des terres incultes et des vignes, sont encore en France entre les mains de la grande propriété. Ce n’est donc pas, quoi qu’on en dise, l’étendue à exploiter qui manque à la grande culture. Ce n’est pas davantage l’encouragement du succès, car sur ces 8 millions, d’hectares, il en est 2 environ qui sont déjà exploités en grand avec habileté et avec fruit. Ces 2 millions d’hectares, généralement situés dans les départemens qui entourent Paris, ne le cèdent en rien à ce qu’il y a de mieux en Angleterre. D’où vient que les 6 millions restans languissent dans un si triste état ? Du défaut de capitaux et d’intelligences qui se tournent de ce côté ; il y a pourtant là une belle place à prendre, un grand service à rendre au pays en même temps que de bons profits à réaliser. Si on ajoute à ces 6 millions d’hectares, 4 millions environ de terres incultes à conquérir, on trouve une étendue totale de 10 millions d’hectares, ou le cinquième du sol, qui peut encore être chez nous le domaine de la grande culture ; beaucoup d’états européens ne sont pas mieux partagés. Il ne peut donc être question de disputer, soit à la moyenne, soit à la petite culture, le territoire qu’elles occupent légitimement : elles ont environ les trois quarts du sol cultivé ; qu’elles le gardent. La petite surtout tient bien ce qu’elle tient et ne le laisse pas aisément échapper. Son lot est d’à peu près la moitié du sol ; c’est beaucoup assurément : ce n’est pas trop, si l’on considère que cette moitié est dans son ensemble la plus productive. Toutes les déclamations contre la petite propriété et la petite culture ne font rien contre ce fait démonstratif.

Aussi M. Lecouteux ne fait-il pas de déclamations ; il n’attaque pas la petite culture, il voudrait seulement que la grande se développât davantage à côté, et il a tout à fait raison. La petite culture ne peut s’étendre que lentement ; elle exige beaucoup de bras, elle ne s’applique avec profit qu’à certains produits et dans certaines conditions déterminées de sol et de débouché. La grande est d’une application plus générale, elle peut s’étendre plus vite, donner des produits différens, enfin remplir une lacune évidente dans notre économie rurale. Le traité que publie aujourd’hui M. Lecouteux n’est, à vrai dire, que la seconde édition de deux ouvrages précédemment publiés par lui, l’un sous le titre de Guide du Cultivateur améliorateur, l’autre sous le titre de Principes économiques de la Culture améliorante ; mais cette seconde édition, entièrement refondue, remaniée, augmentée, est en réalité un nouveau travail, qui porte l’empreinte du mouvement progressif de l’esprit de l’auteur, et où son idée favorite, la grande culture, se dégage plus nettement ; on y sent aussi l’influence de plus en plus marquée des études économiques.

Pour l’exposé de ses idées, M. Lecouteux a choisi la méthode suivante : il commence par se demander les qualités que doit avoir un entrepreneur de culture, et il passe en revue à cette occasion les divers modes d’exploitation du sol, le faire-valoir du propriétaire, la régie, le bail à ferme, le métayage, les entreprises agricoles par actions, les petites locations annuelles et semi-annuelles, et il donne les règles applicables dans les divers cas ; puis il se met en face du domaine, il décrit les différentes natures de sols, il examine successivement, les différentes situations climatériques et économiques, et conclut par un mode d’estimation ; des domaines ruraux. L’idée-mère qui domine son travail, c’est qu’il ne faut pas, en grande culture ; adopter les demi-moyens. Ou l’entrepreneur de culture possède un capital considérable relativement à l’étendue de terre qu’il exploite, ou il n’a qu’un capital restreint ; dans le premier cas ; il doit adopter le principe des fortes fumures, des abours profonds ; des travaux énergiques ; en un mot tendre par toutes les voies au maximum de production ; dans le second, il doit marcher surtout par le temps, profiter le plus possible des forces naturelles, épargner la main-d’œuvre, et laisser plutôt une partie de la terre en friche qu’éparpiller ses engrais et ses labours sur une trop grande surface. Il en est à ses yeux de la culture comme de la stratégie ; avant tout, il faut être fort sur le point qu’on attaque, et si l’on ne peut pas être fort partout ; il vaut mieux se concentrer sur un point en négligeant le reste. Tel était en effet le principe de Napoléon, et à la guerre au moins, l’expérience en a montré la valeur. Pour faire bien comprendre ses idées, M. Lecouteux présente le tableau suivant des résultats de deux systèmes de culture, l’un qui n’emploie que 12,000 kil. de fumier par hectare, l’autre qui en emploie 20,000.


A 12,000 kilos A 20,000 kilos
Fumier (à 8 fr. les 1,000 kilos) 96 fr. 160 fr.
Semence (210 litres) 42 42
Loyers, impôts, frais généraux 90 140
Labours, récolte, battage. 85 128
Total des frais par hectare 313 470
Récolte par hectare 15 hectolitres de blé 30 idem

Dans le premier cas, l’hectolitre de blé revient à 17 fr., déduction faite de la valeur de la paille ; dans le second, il revient à 12. En estimant le prix de vente à 20 fr. l’hectolitre de blé et 20 fr. les 1,000 kilogrammes de paille, il a fallu dans le premier cas 313 fr. pour en produire 354, et dans le second 470 fr. pour en produire 700 ; bénéfice dans le premier cas, 41 fr., et dans le second, 230. Ainsi, quand on ne peut disposer que de 60,000 kilos de fumier par exemple, au lieu de s’en servir pour fumer cinq hectares à raison de 12,000 kilos chacun, il vaut mieux n’en fumer que trois à raison de 20,000 kilos, car les cinq hectares ne produiraient en tout que 75 hectolitres de blé, réduits à 65 par la déduction des semences, tandis que les trois, largement fumés, produiraient 90 hectolitres, réduits à 84 par la déduction des semences ; 84 hectolitres de blé au lieu de 65, c’est une différence de près de 50 pour 100.

Ces chiffres ne sont pas et ne peuvent pas être d’une exactitude mathématique, mais ils donnent une idée claire des faits généraux. Que la différence ne soit pas précisément, dans tous les cas, de 50 pour 100, c’est possible ; mais il n’est pas douteux que les fortes fumures ne produisent beaucoup plus proportionnellement que les petites. Cela suffit pour que la thèse de M. Lecoûteux soit vraie. Il est certain aussi que notre agriculture a une tendance marquée à semer beaucoup, dans l’espoir de beaucoup récolter, tandis que la marche contraire est la plus sûre, et on ne saurait lui trop répéter de demander plus à l’engrais qu’au sol lui-même. Sous ce rapport, M. Lecouteux a rendu un grand service, en éclairant, par une foule de preuves et de développemens, ce point capital.

Outre la partie agricole proprement dite, le livre de M. Lecouteux contient toute une partie économique. J’aurais mauvaise grâce à le louer, car l’auteur partage la plupart des idées que j’ai moi-même essayé de répandre, et qui ne sont que l’application des principes généraux de la science économique aux questions agricoles. Tout ce que je puis dire, c’est que je suis heureux de voir ces idées si vigoureusement adoptées et soutenues par, un praticien distingué qui a plus que personne autorité pour leur donner accès parmi les cultivateurs. Il les place, ainsi que moi, à l’abri du nom respecté de M. de Gasparin, ancien directeur général de l’institut national agronomique. Je ne vois qu’un point où nous différions, c’est la question des impôts. M. Lecouteux adopte l’opinion de ceux qui préfèrent les impôts indirects aux impôts directs, et semble conclure à l’augmentation des uns pour diminuer les autres. Je ne puis partager cet avis. Il n’y a rien à faire d’utile en remaniant notre système d’impôts, ce système est le meilleur qui existe, ce qui ne veut pas dire qu’il soit la perfection même, mais ce qui doit rendre très circonspect quand il s’agit d’y changer quelque chose, et il a de plus un grand mérite en pareille matière : c’est la durée, l’habitude, la perception régulière et facile. En demandant un tiers environ du revenu public aux impôts directs et les deux autres tiers aux impôts indirects, ou a établi entre ces deux sources de revenu la proportion qui paraît la meilleure, et, dans tous les cas, la plus favorable à la propriété foncière. Avant tout, il ne faut augmenter en France aucun impôt ; il vaut mieux tendre à les diminuer, en maintenant dans l’administration des deniers publics une économie sévère, et si jamais l’heureux moment de cette réduction d’impôts venait à sonner, ce n’est pas par l’impôt direct qu’il faudrait commencer. L’impôt direct est loin d’être exagéré chez nous ; certains impôts indirects prêtent beaucoup plus à la critique, même au point de vue de l’intérêt agricole ; tel est par exemple l’impôt sur les mutations immobilières, celui de tous qui devrait être supprimé ou réduit le premier. À part cette dissidence, les opinions économiques de M. Lecouteux nous paraissent excellentes ; comme lui, nous sommes partisans de la liberté commerciale, ennemis de l’excès de centralisation, et, comme lui, nous sommes convaincus que la prospérité future de l’agriculture dépend beaucoup plus de l’initiative individuelle que de l’action de l’état.

L. de Lavergne.




  1. 2 vol. in-12, Paris, Dentu.
  2. 1 vol., Paris, Firmin Didot.
  3. Voyez la livraison du 15 février 1854.
  4. Gide et Baudry, 1856.
  5. 1 vol. in-8o, Paris, à la librairie agricole, rue Jacob, 26, et chez Guillaumin.