Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1896

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1546
14 septembre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 septembre.


Ce n’est pas sans inquiétude que les regards se portent du côté de l’Orient. La question de Crète parait close, au moins à titre provisoire ; mais divers symptômes qui se sont manifestés dans d’autres parties de l’empire ottoman, et dans la capitale même, ne permettent pas de regarder comme finie la crise que traverse depuis près de deux ans « l’homme malade ». Qui sait même si elle n’est pas à la veille d’atteindre l’état aigu ? Elle a commencé par les affaires d’Arménie, elle a continué par les affaires de Crète, elle se poursuit en Macédoine, elle menace de s’étendre partout. Il importe que le sultan se rende compte de sa gravité croissante, ce qu’il n’a pas toujours paru faire jusqu’ici : s’il ne le fait pas, les pires conséquences sont à craindre. Personne n’aurait cru, il y a quelques jours à peine, à la possibilité des événemens qui viennent d’avoir lieu à Constantinople. Sur d’autres points de l’empire, sur tous les autres peut-être, on était habitué à voir éclater des troubles subits qui étaient l’objet d’une répression brutale. C’était tantôt dans les Balkans, tantôt en Anatolie, tantôt ailleurs, que le phénomène se produisait, et l’Europe y prenait un intérêt plus ou moins vif, suivant que ses préoccupations générales laissaient plus ou moins de liberté à l’expansion de ses sentimens d’humanité. Il y a une année, des massacres épouvantables ont eu lieu en Anatolie. Nous les avons signalés au moment où ils ont été perpétrés. Nous n’en avons pas atténué l’horreur. Nous nous sommes demandé à qui, en Europe, revenait la responsabilité des encouragemens donnés aux Arméniens, encouragemens qui n’ont été et ne pouvaient être suivis d’aucun appui effectif. À d’autres époques, un aussi large fleuve de sang n’aurait pas été ouvert et n’aurait pas coulé impunément. L’Europe en a été saisie d’angoisse ; mais elle a détourné les yeux d’un spectacle plus propre à ébranler ses nerfs qu’à donner à sa volonté, c’est-à-dire à sa politique, une direction uniforme et acceptée par tous. Bientôt après, l’insurrection a éclaté en Crète. La violation sans excuses du pacte d’Halepa donnait aux revendications crétoises une base légitime. Il a été facile, dès le premier jour, de comprendre que la Porte devait céder et qu’elle céderait. Elle devait le faire non seulement parce que les chrétiens de Crète étaient dans leur droit, non seulement parce que certaines puissances de l’Europe s’intéressaient à eux avec beaucoup d’ardeur, non seulement parce que la situation géographique du pays permettait de leur apporter des secours de tous les genres, et parce que la diplomatie aurait trouvé au besoin toutes les voies ouvertes à une intervention effective, mais parce qu’il était impossible à la Porte, dans une île européenne, au milieu de la Méditerranée, d’appliquer les procédés de répression, ou, pour mieux dire, d’extermination dont elle avait usé en Arménie. Il ne fallait pas songer à recourir à de pareils moyens de pacification. Nous l’avons dit ; c’était l’évidence même ; l’Europe entière se serait soulevée si la Crète, placée en quelque sorte à portée de sa main, avait été soumise au même régime que l’Anatolie et même une partie de la Syrie. Mais ce que personne alors n’avait prévu et ne pouvait prévoir, c’est ce qui s’est passé à Constantinople. Comment ce qui paraissait impossible en Crète ne l’a-t-il pas été à Constantinople ? Constantinople n’est pas seulement la capitale de l’empire ottoman, c’est une ville européenne. Les colonies étrangères y occupent de vastes quartiers. Toutes les puissances y ont des intérêts matériels qui sont représentés par des institutions puissantes. Les intérêts privés y abondent, dans le commerce, dans l’industrie. Il ne nous serait même pas venu à l’esprit de dire, tant la chose allait de soi, que l’ordre ne pouvait pas être troublé à Constantinople sans qu’un immense péril en résultât. L’ordre, pourtant, y a été troublé de la manière la plus grave. A toutes les causes d’alarme qui existaient déjà en Orient, est venue s’en ajouter une autre : la sécurité de la capitale n’est plus assurée.

Nous arrivons trop tard aujourd’hui pour raconter des faits que tout le monde connaît. Les journaux en ont multiplié les récits. On sait qu’une poignée d’Arméniens ont conçu le projet insensé de se rendre maîtres, par surprise et par force, de la Banque ottomane, et de dicter de là leurs volontés à l’Europe. C’est le système des otages appliqué à un grand établissement public et à tout le personnel de ses directeurs et de ses agens. Qui aurait pu s’attendre à un coup de main de ce genre ? L’histoire des conspirations, si fertile en inventions à la fois puériles et violentes, n’offre pourtant rien de pareil. On se croirait transporté dans le domaine du pur mélodrame. Comment les vingt à vingt-cinq Arméniens qui se sont emparés en quelques minutes de la Banque ottomane ont-ils cru qu’une fois là ils pourraient négocier avec l’Europe de puissance à puissance ? nous ne nous chargeons pas de résoudre ce problème de psychologie ou de pathologie. Ils n’ont pas tardé à reconnaître leur erreur. Dès que la première ivresse causée par la poudre et par la mélinite a été tombée, ces vaillans conjurés ne semblent pas avoir eu d’autre préoccupation que de s’assurer la vie sauve. Jamais roman commencé dans le style des grandes aventures ne s’est terminé aussi vite, ni d’une manière aussi mesquine. Le marchandage qui s’est établi entre les auteurs de l’échauffourée et les directeurs de la Banque n’a eu assurément rien d’épique. Le yacht de sir Edgar Vincent a recueilli les héros dégrisés, et, suivant les engagemens pris avec eux, les a conduits en lieu sûr. Quelques-uns avaient péri ; ils avaient fait autour d’eux un plus grand nombre de victimes, soit dans la Banque même, soit dans les rues voisines ; mais s’il s’était arrêté là, le mal n’aurait pas été bien considérable. Un nouveau et curieux chapitre aurait été ajouté à l’histoire des conspirations avortées, et on se serait demandé avec surprise comment des êtres doués de raison avaient pu croire qu’il leur suffirait de se rendre maîtres d’une banque d’État pendant quelques heures, pour dominer, du haut de cette situation politico-financière, toute la diplomatie européenne. N’était-il pas certain, au contraire, qu’une entreprise aussi follement conçue, aussi criminellement exécutée, ne pouvait que jeter le discrédit sur la cause qu’elle prétendait servir, en montrant une fois de plus ce qu’on savait déjà, mais ce qui ne s’était jamais si clairement manifesté, à savoir que la ruse et la violence étaient des deux côtés à la fois, aussi bien du côté arménien que du côté ottoman. Il est même hors de doute que, depuis l’origine de toutes ces affaires, les premières provocations sont toujours venues des Arméniens.

Et ils s’en vantent ; mais en même temps ils s’indignent d’avoir tiré si peu de profit de leurs imprudentes initiatives. D’autres ont été mieux traités, et les Arméniens ne peuvent s’expliquer pourquoi. Après avoir été les premiers à souffler sur l’empire ottoman le vent des émeutes et des révolutions, on comprend avec quelle amertume ils se sont aperçus qu’ils ne récoltaient eux-mêmes que tempêtes meurtrières, tandis que d’autres, plus favorisés, voyaient l’orage se résoudre sur leur tête en une pluie bienfaisante. Sans l’insurrection arménienne, l’insurrection crétoise n’aurait probablement pas eu lieu ; car c’est la loi fatale à laquelle obéissent les populations de l’empire que si les unes s’agitent, toutes les autres ont aussitôt une tendance à s’ébranler. Le sultan ne l’ignore pas ; c’est pour cela qu’il hésite, ou du moins c’est une des raisons pour lesquelles il hésite à accorder des réformes aux uns, sachant très bien que les autres y trouveront un encouragement à en demander, à en exiger leur part. L’exemple des Arméniens n’était pourtant pas de nature à séduire ; ils avaient obtenu seulement des promesses ; aucune réalisation effective n’avait suivi. Le sang avait coulé sur tout le territoire avec une abondance inaccoutumée, et néanmoins stérile. N’importe ; les Crétois n’ont pas tardé à s’insurger eux aussi et à adresser leurs revendications à Constantinople. Et la fortune a été pour eux plus clémente. Ils ont vu leurs vœux accueillis, non pas dans leur intégralité sans doute, mais dans leurs parties essentielles. Ils ont obtenu une sorte d’autonomie, un gouverneur chrétien, une représentation nationale ou quelque chose qui y ressemble, une gendarmerie avec des officiers européens, une justice offrant des garanties sérieuses, le droit, moyennant un tribut payé à la Porte, de disposer du reste de leurs ressources, enfin l’assurance que l’Europe veillerait à ce que toutes ces réformes ne restassent pas lettre morte. Heureux Crétois ! A peine quelques-uns ont péri dans la lutte. On comprend très bien l’impression douloureuse qu’ont éprouvée les Arméniens quand ils ont fait un retour sur eux-mêmes et comparé leur propre sort à celui que d’autres avaient réussi à s’assurer. Après l’immense effort qu’ils avaient fait en pure perte, après la répression terrible dont ils avaient été victimes, les forces leur manquaient pour une insurrection nouvelle. Voilà pourquoi quelques-uns d’entre eux ont essayé d’attirer au moins l’attention par un coup de désespoir, un peu à la manière de ces déséquilibrés qui tirent un coup de pistolet dans la foule, sans mesurer la portée de leur acte et sans en prévoir toutes les conséquences. Le rêve, pour eux, était de lier leur cause à celle des Crétois et de l’imposer conjointement aux préoccupations de l’Europe : le réveil a été tragique.

Pendant deux jours, Constantinople a été livrée à une populace exaspérée. La troupe étonnée, peut-être complaisante, en tout cas sans ordres, regardait et laissait faire. Des armes de toute nature, fusils, pistolets, poignards, gourdins ferrés, se sont trouvées comme par enchantement dans toutes les mains. On a dit qu’elles avaient été distribuées d’avance, en prévision des événemens possibles, peut-être secrètement désirés, et rien ne paraît plus probable. Quoi qu’il en soit, la chasse à l’Arménien a commencé dans les rues, dans les maisons même, avec une férocité sans égale, et, comme on peut le penser, la vengeance ottomane s’est égarée plus d’une fois sur d’autres têtes que celles des Arméniens. Cela d’ailleurs importe peu : la vie humaine est toujours sacrée, quelle que soit la nationalité de ceux qui tombent sous la violence déchaînée. En quelques heures, des milliers de victimes ont péri. La panique a été générale ; elle n’est pas encore calmée ; elle est prête à renaître au moindre incident. La sécurité, dont les Européens croyaient du moins pouvoir jouir à l’extrémité de la Corne d’Or, autour du Bosphore, à deux pas d’Yldiz-Kiosk, n’est plus qu’un vain mot, — fait très considérable, que l’on ne saurait trop recommander à l’attention de la Porte. C’est au sultan à prendre les moyens les plus propres à ramener dans les esprits la confiance qui n’y existe plus : s’il y échoue, la situation de son empire deviendra de plus en plus alarmante, pour lui plus encore que pour les autres. On frémit à la pensée des malheureux qui ont succombé l’année dernière en Arménie. Le nombre de ceux qui viennent d’être massacrés à Constantinople est assurément beaucoup moins considérable ; mais quand même il ne s’élèverait qu’à cinq ou six mille, avons-nous besoin de dire quelle impression de stupeur doit se produire dans une ville civilisée, ou réputée telle, lorsqu’on voit tout d’un coup s’y ouvrir un pareil charnier ? Quand ces actes odieux étaient commis loin des yeux européens, ils n’en étaient certes pas moins condamnables, mais on pouvait croire à quelque exagération dans la manière dont ils étaient racontés. On se demandait si l’imagination affolée, terrorisée, n’en avait pas grossi l’atrocité. Ces doutes dont le gouvernement ottoman pouvait — qu’on nous passe le mot — profiter, comment subsisteraient-ils lorsque les mêmes scènes de barbarie se reproduisent dans cette banlieue de l’Europe qui s’étend à l’entrée et le long des rives du Bosphore ? Cette fois l’évidence éclata aux yeux, et les conséquences s’imposent à l’esprit. Le massacre à jet continu, en cette fin du XIXe siècle, ne saurait être accepté comme un moyen de gouvernement. Il est temps, soit du côté du sultan, soit du côté de l’Europe, qu’on envisage cette situation, qu’on l’étudie sous toutes ses faces, et surtout qu’on prenne les résolutions qu’elle exige.

Nous ne nous en dissimulons pas les difficultés : elles sont telles qu’on ne saurait les exagérer. Lorsque, il y a environ un an et demi, la question arménienne s’est trouvée posée, nous en avons exposé tous les élémens, et on a pu comprendre dès ce moment combien elle serait délicate à résoudre. Nous avons dit alors que s’il y a des Arméniens disséminés sur tous les points du globe et plus particulièrement dans cinq ou six districts de l’Anatolie, il n’y a pas, ou il n’y a plus d’Arménie. C’est tout au plus si, dans un de ces districts, les Arméniens sont à égalité de nombre avec les musulmans ; dans tous les autres, ils sont en minorité, quelquefois même en minorité considérable. La masse de la population est musulmane. La vérité — il faut encore la confesser — est que les musulmans ne sont en rien inférieurs aux chrétiens ; loin de là ; une longue domination, même brutale, une longue pratique de l’administration, même arbitraire et vicieuse, leur ont donné plutôt une sorte de supériorité intellectuelle et morale, car tout est relatif. Nous ne parlons pas, bien entendu, des exceptions ; elles sont nombreuses ; mais elles ne détruisent pas la loi générale. La dégénérescence des races vaincues et opprimées depuis des siècles ressemble souvent à la dépravation. Ce sont là des faits dont il faut bien tenir compte et qui embarrassent singulièrement l’œuvre de la diplomatie. Les chrétiens d’Orient demandent partout l’autonomie : il a été, non pas facile assurément, mais moins difficile de la leur attribuer dans les pays où ils étaient en grande majorité, et où la conquête musulmane, peut-être parce qu’elle était plus récente, n’avait pas encore pénétré aussi profondément. Là, on a dit avec une certaine justesse que les Turcs étaient simplement campés. Ils ont été évincés, refoulés peu à peu, avec de grandes souffrances pour l’humanité, et on a vu naître à l’autonomie, puis à l’indépendance, les petites principautés, puis les petits royaumes des Balkans et de la Grèce. En Crète aussi, les chrétiens sont en majorité environ des deux tiers ; on a pu arriver dès lors à y introduire la charte nouvelle dont l’Europe vient de prendre l’initiative ; mais l’œuvre ne s’est pas accomplie et elle ne se poursuivra pas sans peine. On a dû tenir compte, et on a bien fait, non seulement des résistances naturelles des musulmans, mais de ce qu’elles ont en quelque mesure de légitime, et ce n’est pas sans avoir pris des précautions pour garantir les droits de la minorité que les consuls des puissances à la Canée et leurs ambassadeurs à Constantinople ont rédigé le pacte nouveau qui a été finalement accepté par tout le monde. Les musulmans eux-mêmes s’y sont résignés, non sans répugnance, non sans révolte intérieure, mais avec le sentiment qu’ils y avaient été ménagés autant qu’ils pouvaient l’être, puisqu’on leur assurait, dans la distribution des fonctions publiques, une part proportionnelle à leur quantité numérique. Ils se sont inclinés.

Mais, pour revenir aux chrétiens, la situation qu’ils revendiquent et qu’on parvient quelquefois à leur assurer dans les pays où ils sont les plus nombreux est la mesure de celle qu’ils exigent dans ceux où ils ne le sont pas. Leurs prétentions sont les mêmes en Arménie ou en Crète. Ils ne tiennent aucun compte des différences de situation. Partout ils veulent être les maîtres. Même inférieurs en nombre, ils veulent être supérieurs en puissance politique. La question d’Orient entre dès lors dans une phase nouvelle. Les provinces vraiment chrétiennes de la Turquie en ayant été successivement détachées, l’Europe se trouve aujourd’hui en présence des provinces vraiment musulmanes ou turques. Si les musulmans se sont défendus autrefois, ils se défendront dorénavant avec plus de vigueur encore s’il est possible, avec l’énergie du désespoir. A mesure qu’ils se sont repliés sur les derniers territoires qu’on leur a laissés, ils y sont devenus plus compacts et plus forts. Chacune des révolutions politiques qui se sont succédé dans les anciennes provinces et qui y ont établi la domination chrétienne a été suivie d’un exode des populations musulmanes. Combien lamentables ont été quelques-uns de ces exodes ! Combien l’humanité n’y a-t-elle pas été cruellement meurtrie ! Combien d’innocens, ici encore, ont payé pour les coupables ! On a gémi souvent sur le sort des chrétiens ; celui des musulmans a été parfois plus misérable encore. Le sol a été souvent jonché de leurs cadavres. Mais tous ces réfugiés ne disparaissent pas de la face du monde, et s’ils diminuent sur un point la force de résistance, c’est à la condition d’aller l’augmenter sur un autre. On annonce, et depuis longtemps déjà, la chute prochaine, nécessaire, inévitable de l’empire ottoman. Ces prophéties se reproduiront encore maintes fois avant de s’accomplir, et tout porte à croire que plusieurs générations s’écouleront avant qu’elles se réalisent. Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! Le temps, en effet, arrange et facilite beaucoup de choses. Il habitue aux transactions, il impose la conciliation. Une solution brusque et rapide, si par malheur on voulait la poursuivre, ne produirait, au contraire, qu’un amoncellement de ruines. L’empire ottoman ne pourrait disparaître que dans des convulsions terribles. Les massacres de ces dernières années ou de ces derniers jours, quelque effroyables qu’ils aient été, ne seraient rien en comparaison de ceux qui ne manqueraient pas d’ensanglanter tout l’Orient. Le fanatisme musulman, uni à la vigueur guerrière d’une race qui a fait ses preuves sur tant de champs de bataille et qui, à ce point de vue, n’a pas sensiblement dégénéré, ferait naître les événemens les plus douloureux. La lutte prendrait un caractère d’extermination, et sur bien des points ce ne seraient pas les musulmans qui seraient exterminés : du moins ils ne le seraient pas les premiers.

Détournons les yeux de pareilles atrocités, et surtout faisons en sorte qu’elles ne se produisent pas. Que faut-il pour cela ? Il faut qu’au milieu des incidens les plus divers et quel qu’en soit le caractère plus ou moins propre à exciter l’émotion, la diplomatie européenne ne perde pas de vue quelques idées simples, précises, sensées, et qu’elle s’y attache avec un inaltérable sang-froid. Le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman dans ses limites actuelles doit être un des points fixes de la politique occidentale. On ne voit pas trop, en effet, quelles provinces pourraient aujourd’hui être détachées de l’empire sans faire naître l’un ou l’autre inconvénient, ou de placer une majorité de musulmans sous la domination d’une minorité chrétienne, ou de provoquer parmi les puissances une opposition d’influences et d’intérêts qui ne tarderait pas à dégénérer en conflit. Seule peut-être, encore n’est-ce pas bien sûr, la Crète pourrait échapper à cette double objection ; mais sa réunion à la Grèce, qui n’est très désirable en ce moment ni pour celle-ci, ni pour celle-là, ne manquerait pas d’encourager ailleurs des espérances et d’entretenir des illusions périlleuses. On a pu voir quelle solidarité étroite existe entre toutes les parties de l’empire. Si l’une remue, les autres en éprouvent presque immédiatement la secousse. L’insurrection est terriblement contagieuse. Après l’Arménie, la Crète ; après la Crète, la Macédoine. Espérons que l’apaisement de l’insurrection crétoise arrêtera l’insurrection macédonienne ; mais à coup sûr la première n’aurait pas pu se prolonger longtemps encore sans faire prendre à la seconde des proportions redoutables. L’esprit d’imitation souffle partout, et si la Crète venait à être détachée de l’empire, la Macédoine, et vraisemblablement d’autres provinces encore, demanderaient aussitôt à s’en détacher également. L’Europe doit donc s’appliquer à décourager toute velléité de sécession, et à maintenir, avec l’intégrité de l’empire, l’exercice de la souveraineté du sultan dans chacune de ses provinces. Tout ce qui porte atteinte à cette souveraineté est un mal. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier, même dans ces momens où la conscience se trouble et où l’esprit hésite et s’obscurcit. C’est le propre des politiques faibles de suivre au hasard le cours des incidens, de s’abandonner aux impressions du moment, de s’y laisser entraîner et égarer ; les hommes d’État dignes de ce nom, après avoir reconnu les intérêts généraux de leurs pays et de l’Europe, y subordonnent tout le reste et ne s’en laissent plus détourner. Mais en même temps que l’Europe doit s’appliquer au maintien de l’empire, tel qu’il est aujourd’hui composé et constitué, elle a le devoir de faire accepter par le sultan les réformes devenues nécessaires et d’en assurer l’exécution. Ce n’est pas la plus facile partie de sa tâche. D’abord la nature, le caractère même de ces réformes, variables à l’infini suivant qu’on passe d’une province à l’autre, est toujours difficile à déterminer. Puis, il faut exercer sur le Sultan une pression suffisante pour les lui imposer, sans pourtant porter atteinte à son prestige sur ses peuples. Enfin, après avoir réussi dans ce premier effort, on n’a encore rien fait si on ne continue pas de veiller au respect des engagemens contractés. Le Sultan, en effet, dans les momens les plus critiques, consent quelquefois aux réformes avec une apparente bonne grâce ; mais l’expérience a prouvé que le danger une fois passé, lorsque le ciel est rasséréné, lorsque l’orage est calmé, il revient à ses anciennes habitudes, à ses vieux procédés de gouvernement et d’administration. C’est en vain, comme nous le disions il y a quinze jours, que l’Europe a donné sa garantie nominale à tel ou tel arrangement ; sa garantie reste lettre morte, si elle n’apporte pas une attention constante à en assurer la réalité et l’efficacité. Le sultan est remarquablement habile à profiter des distractions des puissances, distractions inévitables, qui se produisent un peu plus tôt, un peu plus tard, et qui permettent à un gouvernement toujours en éveil de reprendre sournoisement les concessions faites et de reconquérir le terrain perdu. Tels sont les dangers contre lesquels il convient de réagir. Nous ne voyons pour cela d’autre moyen que d’user, en vue de la conservation de l’œuvre faite, des mêmes procédés qui ont servi à la faire, et qui, après plusieurs semaines de tâtonnemens, d’hésitations et de fausses manœuvres, ont permis, par exemple, de conduire l’affaire crétoise à bonne fin. En d’autres termes, il faut confier aux consuls des grandes puissances, sous la haute direction des ambassadeurs à Constantinople, la surveillance des réformes, de manière à en assurer la pleine et constante exécution. N’est-ce pas, en effet, grâce aux consuls de l’Europe à la Canée et à ses ambassadeurs à Constantinople que la question crétoise a été résolue au moment même où elle paraissait le plus irrémédiablement embrouillée ?

Les journaux ont raconté que le consul de France avait eu au moment décisif un rôle particulièrement opportun et utile, et le fait n’a pas été contesté. On reproche quelquefois, et non pas toujours sans raison, à notre ministère des Affaires étrangères la mobilité qu’il imprime à ses agens ; il les change trop souvent de poste ; il les envoie indifféremment de l’un à l’autre sans souci suffisant des spécialités acquises et éprouvées. En tout cas, cette critique ne s’applique pas à M. Blanc, notre consul à la Canée. Il occupe le même poste depuis dix années déjà, et il faut souhaiter qu’en lui donnant sur place toutes les satisfactions qu’il mérite, on l’y laisse assez longtemps encore. Il connaît à fond toutes les affaires de Crète ; il est familier avec les choses et avec les hommes ; il a su inspirer confiance à tout le monde, en y comprenant ses collègues, ce qui lui a permis de rendre, dans les dernières circonstances, des services particulièrement importuns. Il s’est montré un bon serviteur de la cause européenne. Diverses propositions avaient été faites en vue de régler la question crétoise ; la plus connue est le blocus imaginé par le comte Goluchowski ; aucune n’avait été acceptée, et la situation se compliquait et s’obscurcissait de jour en jour davantage. C’est alors que M. Hanotaux a eu l’idée toute simple de laisser aux ambassadeurs à Constantinople le soin de se mettre d’accord sur le programme de réformes à présenter à la Porte, et ceux-ci ont eu l’idée non moins sensée de prendre pour canevas de leurs travaux les suggestions qui avaient été déjà faites par les consuls à la Canée ; notamment par le nôtre. Il y avait, en effet, beaucoup à parier que les consuls à la Canée sauraient mieux que personne, pour peu qu’ils fussent doués d’intelligence et de tact, de quelles concessions les Crétois se contenteraient finalement, et que les ambassadeurs à Constantinople ne sauraient pas avec moins d’exactitude jusqu’à quel point pourraient aller celles de la Porte. Rien ne vaut l’expérience des hommes du métier lorsqu’ils sont sur place, aux prises avec les difficultés, en rapport étroit avec les personnes. On n’a pas tardé à s’en apercevoir. L’entente qu’il avait été si difficile d’établir de chancellerie à chancellerie s’est produite presque aussitôt. Pour ne rien exagérer, il faut dire que la lassitude générale, le désir d’en finir, la crainte de complications plus étendues ont été pour quelque chose dans ce dénouement. N’importe : le procédé employé, bien qu’il ait, nous n’avons pas besoin de le dire, besoin de surveillance et de contrôle, se recommande par sa simplicité, et il y a tout bleu de croire qu’il pourrait être utilisé pour maintenir dans la pratique les réformes qu’il a contribué avec tant d’efficacité à faire accepter en principe par tous les intéressés. Pourquoi les consuls ne seraient-ils pas chargés de veiller, sans esprit d’empiétement, mais avec assiduité, à l’exécution des réformes, et d’en référer à leurs ambassadeurs ? On pourrait ainsi arrêter le mal dans son germe, et en prévenir le développement qu’il est quelquefois si difficile d’arrêter plus tard.

Quoi qu’il en soit, la situation de l’Orient, telle que les derniers événemens l’ont manifestée, est des plus inquiétantes, et nous ne voyons d’autres moyens d’y pourvoir que ceux que nous venons d’indiquer. L’intégrité de l’empire ottoman a toujours été dans les traditions de la politique française ; plus que jamais elle est nécessaire au repos de l’Europe ; mais, au point où en sont les choses, avec les besoins nouveaux qui ont pénétré partout, avec l’immense publicité qui ne laisse presque rien ignorer de ce qui se passe, soit dans les montagnes de la Crète, soit dans un village perdu au fond de l’Anatolie, le maintien de cette intégrité ne peut plus se concevoir qu’avec de nouveaux procédés de gouvernement et d’administration. Le sultan est-il à même de le comprendre ? Oui, sans doute, car ce n’est pas l’intelligence qui manque à Abdul-Hamid, ni le sérieux dans l’esprit, ni l’application au détail des affaires, et il a donné dans plus d’une circonstance des preuves d’une véritable bonne volonté. Le malheur est que les influences les plus diverses, les plus contradictoires, s’exercent successivement sur lui, et que celles qui agissent de la manière la plus continue ne sont pas les meilleures. Dans la vie de claustration qu’il mène, l’air de l’Europe a beaucoup de peine à parvenir jusqu’à lui. Il devrait savoir pourtant qu’il a en Occident des amis sincères, dont les intérêts se confondent avec les siens et dont il ferait sagement d’écouter les conseils. Nous ne voulons désigner plus particulièrement personne, et au surplus, lorsqu’il s’agit des intérêts généraux de la civilisation et de l’humanité, il n’existe plus que de très faibles divergences d’attitude entre les puissances. Personne aujourd’hui, nous en sommes convaincus, ne désire la chute de l’empire ottoman. L’Angleterre elle-même, malgré le langage imprudent que tiennent quelquefois ses ministres, en serait la première effrayée. L’Europe n’est pas prête à subir une crise aussi redoutable. Mais le sultan aurait tort de tirer de cet état des esprits une sécurité trop grande. Pour peu qu’il y réfléchisse, il se rendra compte que, suivant le langage de Shakspeare, il y a quelque chose de pourri dans son empire. Comment lui, qui n’est pas naturellement cruel, a-t-il pu faire couler tant de sang ? Un état de choses qui ne se maintient que par des massacres intermittens, et quels massacres ! on n’ose pas dire à quel chiffre s’élève le nombre des victimes ! un tel état de choses n’est pas sain. Il ne saurait se prolonger sans amener des accidens nouveaux, ni amener ces incidens sans provoquer une réaction soudaine et toute-puissante de l’humanité outragée. Voilà ce que le sultan doit se dire, ou ce qu’il faut qu’on lui dise et qu’on lui fasse entendre, pour prévenir ces fatalités historiques dont lord Salisbury aime tant à évoquer le fantôme menaçant. Le mal répandu dans les provinces éloignées, où il était peut-être moins apparent, a reflué au cœur, à la tête même de l’empire. Un accès violent s’en est produit à Constantinople sous les yeux de l’Europe consternée. Certes, les Arméniens qui ont mis la main sur la Banque ottomane n’ont pas rendu, comme ils l’espéraient sans doute, leur cause plus intéressante ; l’acte qu’ils ont commis est aussi inintelligent que criminel ; mais les représailles qui ont suivi, l’égorgement de toute une race à travers les rues de la capitale, sont un spectacle qu’il serait dangereux de donner deux fois au monde, non seulement parce qu’il est révoltant en lui-même, mais parce qu’il inspirerait les craintes les plus sérieuses, les mieux fondées, sur la sécurité des Européens eux-mêmes dans une ville où ils ont tant d’intérêts accumulés. Le jour où ces craintes prendraient un certain caractère d’acuité, l’Europe devrait se protéger elle-même, et puisse sa bonne fortune la dispenser d’établir jamais à Constantinople un condominium à six !

Le trouble du présent, l’incertitude de l’avenir en Orient ajoutent aux regrets que nous cause la mort inopinée du prince Lobanof. On attendait le prince à Paris, où il devait dans peu de jours accompagner son auguste maître, lorsqu’un mal subit l’a foudroyé dans le train impérial. La nouvelle qui s’en est aussitôt répandue en Europe a produit universellement une émotion très vive, mais qui n’a été nulle part plus profonde qu’en France, et non pas seulement dans ces classes de la société où la perte du prince Lobanof pouvait être appréciée en pleine connaissance de cause, mais parmi les classes populaires elles-mêmes, qui, par une sorte d’intuition, ont compris l’importance, sinon la nature même de l’événement. On a vu dans le prince Lobanof un ami de la France, et un ami digne de toute sa confiance. On s’est rassuré en pensant que la politique de la Russie était et qu’elle continuerait d’être celle de l’empereur, ce qui est la vérité. A un instrument brisé, un autre sera substitué pour la poursuite de la même œuvre ; mais, lorsqu’il s’agit d’un ministre des affaires étrangères, il s’en faut de beaucoup que l’instrument soit indifférent en lui-même, et celui que l’empereur s’était assuré dans la personne du prince Lobanof était d’une qualité tout à fait rare. Avant que le prince Lobanof arrivât au ministère, on le regardait comme un diplomate distingué, comme un écrivain de talent, comme un historien de mérite, mais personne ne soupçonnait en lui les qualités de l’homme de résolution et d’action au degré supérieur où il les a manifestées.

L’instinct populaire dont nous parlions plus haut a quelquefois des divinations heureuses ; quelquefois aussi il se trompe. Lorsque M. de Giers est mort, il n’a pas soupçonné le rôle modeste, mais très actif et très utile que ce ministre avait eu dans l’établissement de l’alliance franco-russe. M. de Giers, quoi qu’on en ait dit, a vraiment voulu l’alliance, et il a personnellement contribué à la faire. Il a eu à lutter pour cela contre des préjugés traditionnels qu’il avait autrefois partagés lui-même, et qui n’existaient pas seulement en Russie : le bon sens et la ferme volonté de l’empereur Alexandre III l’ont aidé à vaincre tous les obstacles. Quant au prince Lobanof, il n’a point participé à la préparation de l’alliance, et rien ne prouve qu’il en ait été partisan à l’origine ; ses tendances naturelles semblaient le porter d’un autre côté ; mais, arrivé aux affaires au moment où l’alliance était faite, où elle était même avouée, en homme intelligent, avisé, résolu, il ne s’est pas posé d’autre question que de savoir le meilleur parti à en tirer. Il ne s’est pas trompé sur ce point. Partisan de l’alliance, peu importe que le prince Lobanof l’ait toujours été : ce dont on peut être sûr, c’est qu’il l’était devenu en toute sincérité. On arrive tout naturellement à aimer un instrument dont on sait faire un aussi bon usage. Jusqu’à lui, peut-être parce que le temps avait manqué auparavant, le gouvernement russe n’avait pas, en quelque sorte, fait usage de l’alliance pour sa politique courante. Il s’était borné à resserrer entre les deux pays des rapports d’intérêts purement matériels et financiers ; on sait que plusieurs emprunts russes, s’élevant au total à une somme très considérable, ont été négociés sur le marché de Paris. Le prince Lobanof n’a pas négligé cet ordre d’affaires, mais il n’a eu garde d’y borner son action, et en l’espace de quelques mois il a réussi d’abord à rectifier la politique de la Russie sur tous les points où elle était mal engagée, ensuite à lui donner une allure alerte et vive, et une activité et un essor tout nouveaux. Pour les hommes du métier, le travail diplomatique auquel il s’est livré peut vraiment servir de modèle, car il n’y a pas eu une seule faute, pas une négligence de commise, mais bien une perfection de doigté qui ne saurait être trop remarquée et étudiée. Incontestablement, le prince Lobanof, le jour de sa mort, a laissé la Russie dans une situation supérieure à celle où il l’avait trouvée ; et lorsqu’on pense que ces heureux résultats ont été obtenus en quelques mois, on se demande quel en aurait été le terme si la série s’en était continuée quelque temps encore. Les journaux anglais se sont posé cette question avec une sorte d’inquiétude rétrospective, et ils n’ont mis aucun amour-propre à refouler en eux-mêmes le soupir de soulagement provoqué chez eux par la mort d’un homme qu’ils considéraient comme un adversaire : ils l’ont même exhalé assez bruyamment. Et pourtant, le prince Lobanof était un sincère ami de la paix ; il n’a jamais rien risqué qui pût amener des complications graves ; mais il avait une vue très juste des intérêts de son pays et des moyens de les servir, et dans l’emploi de ces moyens il a fait preuve d’une habileté consommée.

Personne n’a oublié la campagne diplomatique que, d’accord avec M. Hanotaux, il a poursuivie en Extrême-Orient entre la Chine et le Japon. L’Allemagne y a été mêlée en tiers, mais ce n’est pas elle assurément qui en a tiré le plus grand profit : on ne s’est même expliqué l’énergie de son intervention que par le désir de faire œuvre agréable à la Russie au début d’un nouveau règne, et peut-être aussi de ne pas laisser la France seule dans ce premier tête-à-tête. Notre rôle, à nous, était tout tracé. Notre voisinage avec la Chine nous conseillait à son égard de bons procédés dont nous n’avons d’ailleurs pas tardé à recueillir les fruits ; et puis, comme l’a dit M. Hanotaux à la tribune de la Chambre, nous devions mettre avant tout la préoccupation de nos alliances. Mais c’est évidemment la Russie qui a obtenu en Extrême-Orient le principal avantage, parce qu’elle y avait aussi le principal intérêt. La Corée a été arrachée au Japon et rendue à elle-même ou à la Chine, et peu de temps après la Russie a conclu avec cette dernière des arrangemens dont les termes ne sont pas encore bien connus, mais qui ont singulièrement intrigué et préoccupé l’Angleterre. Et le prince Lobanof, lorsqu’il paraissait tout entier à l’orient de l’Asie, n’oubliait pas celui de l’Europe. Son attention se portait également sur les Balkans. Nous constations, il y a deux ans à peine, les progrès constans que la politique autrichienne faisait de ce côté. La Russie, piquée de l’ingratitude de la Bulgarie, ou plutôt de M. Stamboulof, se confinait dans un recueillement boudeur qui ressemblait à de l’inertie : elle laissait le champ libre à sa rivale, qui avait admirablement su s’en emparer. La Serbie et la Bulgarie gravitaient dans l’orbite de l’Autriche, et semblaient ne pas devoir en sortir. De plus en plus, l’influence du cabinet de Vienne devenait prépondérante dans toutes les principautés ou royaumes balkaniques. Le prince Lobanof a compris que le moment était venu de rompre, au moins par quelques anneaux, cette chaîne tendue tout le long du Danube entre son pays et l’empire ottoman ; il l’a essayé avec à-propos, et il y a réussi. La Serbie s’est rapprochée non seulement de la Russie, mais de son antique ami et allié le Monténégro ; l’intimité paraît même être devenue très étroite entre le jeune roi Alexandre et le prince Nicolas. En Bulgarie, au moment même où mourait Stamboulof, victime des hostilités que son implacable politique avait accumulées sur sa tête, le prince Ferdinand était occupé à sa réconciliation avec le tsar. On sait comment cette réconciliation s’est faite, et par quels engagemens religieux elle a été scellée. Qui aurait pu s’y attendre il y quelques années seulement ? Tant il est vrai que la logique des situations finit toujours par l’emporter sur les combinaisons provisoires de l’habileté ou de l’intrigue humaines. Certes, le prince Lobanof a eu de la chance ; il est arrivé à l’heure propice ; peut-être n’aurait-il pas pu faire une année plus tôt ce qu’il a fait avec tant d’opportunité au moment précis où l’événement était devenu possible ; mais si les circonstances l’ont favorisé, il faut convenir qu’il a eu, pour en profiter, la main singulièrement experte et rapide. Il n’a pas laissé échapper une seule occasion, il n’a pas perdu un seul jour, comme s’il avait eu le secret pressentiment que le temps était pour lui une quantité parcimonieusement mesurée et comptée. Il faudrait remonter assez haut dans l’histoire de l’Europe pour retrouver l’exemple d’une activité aussi grande et aussi féconde. Bien qu’il n’ait guère duré qu’un an et demi, le prince Lobanof a su donner toute sa mesure : il s’est montré diplomate accompli et véritable homme d’État.

Évidemment son œuvre lui survivra ; son successeur, quel qu’il soit, saura la continuer ; l’orientation de la politique russe ne tient pas à la personne d’un ministre. Quant à nous, qui suivions avec une sympathie attentive les succès et les progrès du prince Lobanof, soit en Extrême-Orient où nos intérêts se confondaient avec les siens, soit dans les Balkans où ils n’avaient rien qui leur fût contraire, nous étions heureux de voir l’alliance franco-russe faire ainsi ses preuves et montrer son efficacité. La Russie a été autrefois l’amie de l’Allemagne : cela l’a conduite au traité de Berlin. On affirme aujourd’hui que pour mettre le dernier sceau à son habileté, et aussi pour écarter dans un sincère amour de la paix tous les conflits futurs, le prince Lobanof était parvenu à s’entendre avec l’Autriche sur la conduite à tenir dans les affaires d’Orient. S’il en est ainsi, on ne peut qu’applaudir une fois de plus à sa dextérité et à sa prudence. D’accord avec la France dans sa politique générale, et subsidiairement avec l’Autriche sur tous les points où la Russie et l’Autriche pouvaient se trouver en opposition d’intérêts, il avait le droit d’attendre les événemens avec confiance. Il a succombé après avoir fait son œuvre, et le meilleur éloge qu’on puisse faire de lui est que, s’il est très difficile à remplacer, il a pourtant rendu plus facile la tâche de son successeur.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

---