Chronique de la quinzaine - 31 août 1896

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Chronique n° 1545
31 août 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 août.


On s’était demandé si la session d’août des conseils généraux ressemblerait à celle d’avril, et si nos assemblées départementales, se faisant l’organe d’une opinion dominante dans le pays, exprimeraient un avis quelconque sur les projets de réforme fiscale déposés par le gouvernement. Il n’en a rien été. Les conseils généraux se sont confinés à peu près exclusivement dans les affaires départementales. À peine quelques-uns d’entre eux ont-ils émis des vœux, soit pour, soit contre l’impôt sur la rente. Il y avait d’ailleurs un excellent motif pour que la question ne soulevât aucune passion ; c’est qu’on la regarde généralement comme écartée, sinon comme résolue. L’ancien ministère avait présenté un projet d’impôt sur le revenu, et ce projet ayant rencontré dans la Chambre des résistances très vives, M. Bourgeois, M. Doumer, M. Sarrien avaient jugé opportun de provoquer à ce sujet une sorte de consultation des conseils généraux. Ils espéraient évidemment que cette consultation leur serait favorable ; on sait à quelle majorité écrasante elle leur a été contraire. Mais aujourd’hui, il n’en est plus de même. Bien qu’il ne l’ait pas dit formellement, tout le monde est convaincu que le ministère Méline a fait, à part soi, le sacrifice de l’impôt sur la rente. Il ne cherche pas dans le pays un appui contre la Chambre. Il n’a pas demandé leur avis aux assemblées locales. Celles-ci se sont dispensées de le donner, et leur session n’a présenté aucun caractère qui mérite d’être relevé. Dans certains départemens agricoles, des vœux ont été émis en faveur, soit du monopole de l’alcool, soit d’une augmentation considérable des droits qui pèsent sur ce liquide : on trouverait là des ressources considérables qui permettraient d’opérer un large dégrèvement au profit de l’agriculture. Peut-être y a-t-il beaucoup d’illusions en tout cela. Les partisans du monopole de l’alcool n’ont pas toujours mesuré toutes les difficultés qu’il y aurait à l’établir. Les partisans d’une surtaxe très élevée n’ont pas encore trouvé un moyen sûr de prévenir la fraude, déjà si considérable, mais qui le deviendrait encore davantage lorsqu’elle produirait un bénéfice plus grand. Quoi qu’il en soit, la campagne contre l’alcool a été habilement menée dans la presse, et la question est aujourd’hui posée. L’échec de tous les autres systèmes qui ont été successivement présentés par tels et tels ministères a donné plus d’opportunité à cet expédient. Il occupera sans doute une grande place dans les prochaines discussions parlementaires. Cela ne veut pas dire qu’il sera voté. On oublie un peu trop que, de toutes les réformes fiscales, celle des boissons ne s’est pas montrée jusqu’ici la plus facile à opérer. Elle fait la navette entre la Chambre et le Sénat depuis déjà plusieurs années. Le Sénat vient de la voter une fois de plus, après l’avoir assez considérablement amendée, à la fin de la session dernière : le tour de la Chambre est revenu, que fera celle-ci ? Nous n’essayerons pas de le prévoir ; mais il est à craindre que les vœux émis par un certain nombre de conseils généraux ne rendent pas la solution aussi aisée qu’on pourrait le croire. Notre appareil parlementaire et législatif ne comporte guère que des demi-résultats, faits de compromis, de concessions, de transactions réciproques : si on lui demande des réformes radicales, on s’expose à n’en rien obtenir.

A chaque session suffit sa peine : il serait prématuré de parler dès maintenant de celle qui s’ouvrira en octobre prochain. L’état moral du pays ne nous fournit à ce sujet aucune indication sûre. Cet état est, pour le moment, aussi calme qu’il l’était peu il y a quelques mois, et rien ne montre mieux à quel point était artificielle l’agitation, si vive en apparence, qu’avait soulevée un peu partout le ministère radical. Le mouvement déchaîné par M. Bourgeois et ses amis s’est arrêté tout seul. C’est à peine si on en retrouve quelques traces. Les radicaux ont besoin du pouvoir pour faire figure. Ils sont merveilleusement habiles, et surtout hardis à en exploiter à leur profit toutes les ressources. Ils ont une clientèle encore plus qu’un parti, et leur clientèle ne se montre active, remuante et vraiment confiante que lorsqu’elle est bien desservie et pourvue. Alors les radicaux se sentent et deviennent presque quelque chose : hors de là, ils ne sont plus rien. Nous ne parlerons pas de même des socialistes et des collectivistes ; ceux-ci ont un parti, ils ont un programme, ils peuvent croire ou faire croire qu’ils ont des idées et des principes ; ils promettent beaucoup ; ils parlent à la fois aux imaginations et aux appétits ; eux seuls sont un danger véritable. Toutefois, quelque puissant, ou du moins quelque inquiétant qu’il soit déjà, le socialisme est encore très éloigné d’atteindre le pouvoir ; il le sait, il ne se fait aucune illusion à cet égard ; aussi ne cherche-t-il qu’à y pousser le parti radical. Celui-ci est condamné, bon gré, mal gré, à faire les affaires du socialisme, et M. Bourgeois a beau, comme il vient de le répéter à Figeac, se déclarer partisan résolu de la propriété individuelle, M. Jaurès et M. Millerand ne font qu’en rire ; ils ne prennent même pas la peine de s’en fâcher ; ils savent fort bien que, le jour où il arriverait de nouveau au ministère, M. Bourgeois ne pourrait pas se passer de leur concours. Il serait à leur merci, comme il l’a été pendant les quelques mois qu’a duré son gouvernement. Cette certitude leur suffit. A parler franchement, ce discours de Figeac, qui était attendu avec une certaine impatience, a été pour tout le monde une déception. Deux ou trois jours auparavant, à Commercy, M. Poincaré avait prononcé un discours très remarqué, véritable programme des républicains du centre. On croyait généralement qu’à ce programme net et précis, M. Bourgeois profiterait de l’occasion pour en opposer un autre. Il n’en a rien été, et ce n’est pas nous qui nous en étonnerons : tout ce que nous avons dit du parti radical montre suffisamment qu’il n’a pas, et ne peut pas avoir de programme. Il en avait un autrefois : en reste-t-il un seul article dont M. Bourgeois voudrait promettre la réalisation immédiate ? Il n’a même parlé de la révision qu’éventuellement, à la manière d’un en-cas auquel il ne fallait pas renoncer parce qu’il pourrait servir à l’occasion, mais dont il vaudrait mieux pourtant n’avoir pas à user. « La révision, a-t-il dit, n’est pas chose inévitable, nécessaire… elle le deviendra si certains yeux ne s’ouvrent pas, si certaines oreilles ne veulent pas entendre. » C’est là, il faut en convenir, rapetisser singulièrement la question. On comprendrait qu’après avoir longuement observé, réfléchi, comparé, un esprit indépendant et ferme arrivât à la conclusion qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Mais un si grave problème doit être pris dans son ensemble, et on ne saurait trop l’élever pour le mieux résoudre. M. Bourgeois n’y voit qu’un moyen d’intimider le Sénat, comme d’autres ne voient dans la dissolution qu’un moyen d’intimider la Chambre. La révision, dit-il, est un moyen bien plus qu’un but, ce qui est vrai en un sens, mais ce qui cesse de l’être si ce moyen n’a d’autre objet que d’agir comme une férule sur la haute assemblée, et de l’amener par crainte à capituler devant les exigences du radicalisme, lequel a capitulé lui-même devant celles du socialisme. Et il en est ainsi tout le long du discours de M. Bourgeois. Il reste à côté de toutes les questions sans en aborder franchement aucune. Il n’indique ni une solution, ni même une méthode. Il serait difficile de voir autre chose dans ses paroles, sinon que M. Bourgeois a la prétention d’avoir l’âme généreuse et qu’il ne néglige aucune occasion de le proclamer. Il faut lui savoir gré de n’avoir pas ajouté, cette fois, que ses adversaires constituent le parti de l’égoïsme sans pitié ; mais cela va sans dire et résulte de la simple opposition des choses et des hommes.

On s’est un peu amusé de l’affectation avec laquelle M. Bourgeois et ses amis parlent de leur cœur, et ne parlent même pas d’autre chose. Lorsqu’on les écoute ou qu’on les lit, on se croirait reporté à la sensiblerie du dernier siècle, qui a été d’ailleurs le prélude de si impitoyables catastrophes. Nous sommes convaincus que M. Bourgeois a un excellent cœur, et qu’il se trompe seulement lorsqu’il s’imagine être le seul dans ce cas ; mais on disait autrefois qu’un homme d’État devait avoir le cœur dans sa tête, et nous n’avons pas cessé de le penser. On peut faire beaucoup de mal lorsqu’on cède aux seules inspirations du sentiment, et nous craignons que M. Bourgeois n’ait de la peine à satisfaire tous les appétits qu’il aura suscités, si, n’ayant pas trouvé d’autre moyen de les rassasier, à la manière du pélican du poète,

Pour toute nourriture, il apporte son cœur.

Ce ne sera probablement pas jugé suffisant. Nous voudrions nous-même, comme indication politique, quelque chose de plus substantiel. Il ne suffit pas de dire, en termes éloquens peut-être mais bien vagues à coup sûr, que « la société n’est pas un champ clos où sont laissés aux prises les faibles et les forts, les riches et les pauvres, sans qu’il y ait entre eux une règle, non de droit strict, mais d’équité véritable, un juge du camp pour juger, non seulement avec la règle du droit, mais avec la lumière du sentiment, avec la raison éclairée par le cœur. » Ce n’est pas avec ces métaphores décevantes et inquiétantes, qu’un homme politique doit aborder et traiter les questions qui se rattachent à l’ordre social. Il faut y apporter un esprit autrement pratique. Il faut tenir prêtes des solutions autrement précises. Enfin, nous sera-t-il permis d’avouer qu’à voir la diversité, la mobilité, la caducité de nos gouvernemens successifs, et à démêler les influences auxquelles ils obéissent trop souvent, nous avons peu de confiance en eux pour jouer le rôle d’arbitres que leur assigne M. Bourgeois ?

Le discours de M. Poincaré a presque toutes les qualités qui manquent à celui de M. Bourgeois. Il ne promet rien qui ne soit exécutable, et il prend même particulièrement à tâche de prévenir les esprits contre la chimérique espérance de pouvoir réaliser d’un seul coup, non seulement toutes les réformes, mais même une seule, si on la conçoit dans des termes absolus. La marche du progrès n’est constante qu’à la condition d’être graduelle. M. Poincaré rappelle qu’à la suite des élections de 1889, c’est-à-dire après la chute du boulangisme, les Chambres de cette époque, sans se piquer de bouleverser afin de le mieux perfectionner tout notre édifice fiscal, ont fait un effort méritoire pour rétablir dans nos budgets l’ordre et l’équilibre. Elles ont réalisé des économies considérables. Elles ont supprimé presque complètement l’abus des budgets extraordinaires qui, à la manière d’une végétation parasite et envahissante, épuisaient nos ressources financières et trompaient le pays sur la réalité du déficit. Elles ont préparé par-là les réformes dont quelques-unes ont été accomplies : d’autres l’auraient été par la suite si on avait sagement et modestement persévéré dans la même voie. Mais est venu le socialisme, digne héritier du boulangisme auquel il a emprunté ses procédés. Au lieu de parler à la raison, il a fait appel à l’imagination des masses, il a promis le paradis terrestre. Combien petites et mesquines ont paru alors les réformes auxquelles s’attardait la patience parlementaire ! Qu’était-ce qu’une meilleure répartition de l’impôt sur les propriétés bâties ou non bâties, comparée à l’impôt sur le revenu dont les socialistes cherchaient et dont M. Doumer a cru avoir trouvé la formule ? car les radicaux, comme l’a dit M. Poincaré, ont jugé ingénieux, pour reconquérir leur puissance perdue, de se mêler aux socialistes et de leur ouvrir la voie vers les réalisations parlementaires. Il en est résulté que toutes les réformes sont devenues impossibles. Pour avoir voulu trop entreprendre et trop faire, on s’est condamné à la stérilité par l’obstruction. Et déjà la législature actuelle, aux trois quarts écoulée, est menacée de se terminer sans avoir produit une seule loi qui la recommande à l’histoire, une seule réforme qui la recommande aux électeurs.

Rien de plus vrai que cette critique, sinon ce que M. Poincaré a dit dans la suite de son discours des mauvaises habitudes qu’on a laissé prendre aux députés. Il n’a pas demandé formellement la révision de la constitution : ne suffirait-il pas de l’appliquer dans son véritable esprit pour faire disparaître les abus dont tout le monde se plaint, même et surtout ceux qui en sont les premiers instrumens et les premières victimes ? Croit-on que ce soit pour leur plaisir que les députés assiègent les ministères et les administrations publiques, devenus à leurs yeux de simples bureaux de placement chargés d’assurer des places aux électeurs influens ? Non, certes : et il n’en est pas un seul qui ne gémisse des lourdes et absorbantes obligations qui, de ce chef, pèsent sur lui. Ils pousseraient tous un soupir de soulagement et de délivrance le jour où une séparation rigoureuse serait établie entre le pouvoir administratif et leur fonction toute législative et parlementaire. Ce jour viendra-t-il jamais ? Rien jusqu’ici n’en fait luire la moindre lueur à l’horizon, pas même le discours de M. Poincaré, qui a très bien décrit le mal, mais n’en a pas découvert le remède. Il a parlé de la diminution du nombre des députés. Ce serait une bonne mesure, parce que les assemblées trop nombreuses se font obstacle à elles-mêmes, et que le travail utile y est en quelque sorte en raison inverse du nombre des travailleurs ; mais la puissance politique d’une Chambre, avec les empiétemens qui en résultent dans le domaine de l’exécutif, ne tient pas au nombre de ses membres, et il ne suffirait pas de diminuer celui-ci pour amoindrir celle-là. Il ne suffirait même pas de réviser la constitution ; il faudrait réformer les mœurs, ce qui est infiniment plus difficile. Où est le gouvernement qui y parviendra ? Si M. Poincaré le sait, il aurait bien fait de nous le dire. Sur ce point, son discours a eu quelque chose d’évasif : il a posé une question, il n’a pas conclu.

Ces deux discours auront-ils quelque influence sur la session prochaine ? A parler franchement nous ne le croyons pas. D’abord, cette session n’est pas encore sur le point de s’ouvrir, et il est bien rare que l’impression produite par un discours, et même par deux, ne soit pas un peu effacée au bout de six semaines. Et puis, d’ici là, d’autres incidens se produiront sans doute et solliciteront à leur tour l’attention publique. Leurs amis se souviendront seulement que M. Poincaré a parlé un jour en homme politique, et M. Bourgeois simplement en homme de cœur.


Nous disions il y a quinze jours que la situation de la Crète, quelque obscure qu’elle fût alors, s’éclaircirait pourtant très vite dès que l’Europe serait unanime à le vouloir. Cette unanimité s’est enfin produite. Les ambassadeurs des puissances à Constantinople, soit qu’ils aient reçu des instructions définitives de leurs gouvernemens, soit que ceux-ci leur aient laissé une plus grande liberté qu’auparavant, se sont mis à étudier les revendications des Crétois avec le désir sincère d’en extraire ce qui leur paraîtrait raisonnable et acceptable et de le faire en effet accepter par les deux parties. Pourquoi a-t-il fallu un si long temps pour en venir là ? On commençait à craindre que le défaut d’entente entre les puissances, ou du moins que certaines divergences de points de vue qui s’étaient produites entre elles, n’éternisât l’insurrection. Ces craintes paraissent heureusement dissipées.

Certes toutes les puissances poursuivaient le même but, l’apaisement ; mais elles n’étaient pas d’accord sur la meilleure manière de l’atteindre. L’accueil qui a été fait à la proposition de blocus du comte Goluchowski, accueil qui n’a pas été le même auprès des divers cabinets, suffirait à le démontrer. Personne n’ignore que la responsabilité du rejet du blocus revient particulièrement à l’Angleterre, et c’est d’ailleurs une responsabilité qu’elle peut porter légèrement. Le blocus de la Crète aurait présenté autant de dangers que d’avantages, plus même peut-être ; mieux vaut qu’il ait été écarté du premier coup définitivement. S’il est vrai, comme on l’a dit, que lord Salisbury ait été d’avis qu’avant de recourir à des procédés de coercition, il convenait de s’entendre sur ce qu’on avait à conseiller, ou même à imposer aux Crétois et à la Porte, il n’avait certainement pas tort. Mais il ne s’en est pas tenu là, et son langage public a été de nature à provoquer un certain étonnement. Nous voulons parler du discours qu’il a prononcé à Douvres, en prenant possession de la présidence des Cinq Ports. L’éloquence de lord Salisbury renferme tant d’intentions diverses, parfois même opposées, qu’il est bien difficile, du moins à première audition, de comprendre à quoi elle tend : nous aimons à croire que son langage diplomatique a plus de précision et qu’il va au fait plus directement. Cela vient peut-être d’un excès de modestie : lord Salisbury ne semble pas vouloir se rendre compte de l’importance considérable qu’on attache à ses paroles. Il oublie qu’il est le chef du gouvernement anglais, et que, dès lors, les jugemens qu’il porte, les sentences qu’il énonce, les condamnations qu’il prononce, prennent dans sa bouche un caractère tout particulier. Il réclame pour lui le droit de philosopher en liberté, de dire tout haut ce qu’il pense, de n’y mettre aucune réticence, et de ne pas se préoccuper des conséquences. Depuis quelque temps, il n’élève jamais la voix sans prédire à l’Empire ottoman, et quelquefois au sultan lui-même qu’il prend personnellement à partie, les cataclysmes les plus formidables, et cela en vertu d’une fatalité historique qui ressemble beaucoup à ce qu’un de nos grands orateurs a appelé la justice immanente des choses. On est naturellement porté à en conclure que lord Salisbury est disposé à aider à l’accomplissement de ses prédictions ; car enfin un homme comme lui, homme de gouvernement, homme d’action, ne se confine pas dans le rôle de prophète en chambre et de simple diseur de bonne ou de mauvaise aventure. Mais c’est ici qu’on se trompe : écoutons-le plutôt. Au moment d’aborder les affaires d’Orient dans son discours de Douvres : « J’en suis arrivé à ce sujet, dit-il, et je tremble un peu de ma témérité, car je vois que, si je dis quelque chose des maux qui existent dans le sud-est de l’Europe, on assurera que j’ai menacé l’Empire ottoman et que je suis obligé de mettre mes menaces à exécution. Je n’accepte pas cette critique, qui indique une confusion d’idées. J’ai toujours le droit d’avertir ceux à qui incombe la responsabilité des dangers actuels du châtiment que le cours des événemens peut leur infliger. Mais j’estime ne pas avoir engagé mon pays à faire la guerre dans cette éventualité. Un prédicateur peut être très ardent à combattre le péché, sans que rien l’oblige à descendre de chaire et à frapper les impénitens à coups de bâton. » La comparaison peut être spirituelle ; est-elle juste ? La parole d’un prédicateur, lorsqu’elle tonne contre le péché, ne fait pas toujours tout le bien qui serait désirable, mais du moins elle ne fait aucun mal. En serait-il de même si le prédicateur, assistant à une lutte sanglante entre deux groupes ennemis, jugeait le moment bien choisi pour dire avec éclat quel est, à son avis, celui qui a tort et celui qui a raison, celui qui mérite de vaincre et celui qui, fatalement et légitimement, succombera ? Est-ce que son langage n’apporterait pas un encouragement à l’un des deux combattans ? Est-ce qu’il ne tendrait pas à la prolongation des hostilités jusqu’à l’extermination de l’un ou de l’autre ? Est-ce que le prédicateur aurait le droit de décliner ensuite toute responsabilité dans le dénouement intervenu ? Est-ce que, si le juste, ou celui qu’il aurait qualifié de tel, venait à être massacré, comme cela est arrivé naguère en Arménie, il pourrait, en toute conscience, soutenir qu’il n’y est pour rien ? Eh bien, soit ! mais lord Salisbury n’est pas un prédicateur : il est le premier ministre de la Grande-Bretagne, et lorsqu’un homme dans sa situation fait entendre solennellement certaines paroles, on a peine à croire qu’elles ne doivent, dans sa pensée, être suivies d’aucun effet. Après s’être comparé à un prédicateur, lord Salisbury se compare à un chirurgien, mais toujours à un chirurgien amateur, qui s’amuserait à faire des diagnostics, sans avoir jamais la pensée de procéder à une opération. En conséquence, il déclare que, si l’Europe, dans son ensemble, est saine, néanmoins « elle a, à une extrémité, une gangrène qui peut menacer la sécurité et la santé du corps entier. » Vous croyez sans doute qu’après avoir ainsi parlé, lord Salisbury va s’apprêter à introduire le fer dans le membre malade ? Point du tout : il proteste encore contre cette conséquence. C’est pour se donner à lui-même une satisfaction toute subjective qu’il a qualifié comme il convient le mal rongeur dont l’Europe est menacée. « Ne croyez pas, assure-t-il, que j’aie la moindre intention de jouer le rôle de chirurgien. Au contraire, je ne crois pas probable que le gouvernement de Sa Majesté fasse rien pour se départir de cette unité d’action qui semble prescrite par le traité de Paris. Mais le danger n’en existe pas moins, et continuera. Il y a un centre de corruption d’où la maladie et la décomposition peuvent gagner les parties saines de la communauté européenne ; et aussi longtemps que cet état de choses durera dans le sud-est de l’Europe, je prierai ardemment que la sagesse des autres puissances trouve quelque moyen de diminuer le danger qui dure depuis trop longtemps déjà. »

Heureusement la sagesse des autres puissances, aidée de la sagesse de l’Angleterre, — car lord Salisbury agit mieux qu’il ne parle, — paraît avoir trouvé ce moyen. Sans cela, que serait-il arrivé ? Nous n’en savons rien, lord Salisbury non plus, mais il résulte évidemment de la suite de son discours qu’il n’était pas sans redouter des complications générales, et qu’il n’était pas disposé à y jouer jusqu’au bout un rôle purement contemplatif. « Tant que cette situation existera, a-t-il dit pour conclure, il ne faudra pas nous flatter que le péril d’un équilibre troublé dans l’atmosphère européenne a entièrement disparu, et que nous ne pourrons pas être appelés à marcher en avant afin de prendre part à des dangers que nos ancêtres ont eu à combattre ; en quoi faisant ils ont acquis tant de gloire et fait de l’Angleterre ce qu’elle est. Le temps des efforts n’est pas passé, encore moins celui des préparatifs. Je souhaite que, pendant qu’il en est temps encore, nous en profitions ; mais je suis bien sûr que, quand le danger viendra, nos préparatifs fussent-ils avancés ou non, — et j’espère qu’ils seront suffisans, — la grande énergie et les sentimens de cette partie de l’Angleterre que les Cinq Ports représentent se manifesteront comme autrefois, et défendront l’Angleterre contre tout danger, inscrivant son nom comme celui de la préservatrice de la civilisation, de l’amie de la paix et de l’indomptable protectrice de la liberté des peuples indépendans, titres qui ont fait sa gloire et son honneur. » Qui se serait attendu à cette péroraison presque guerrière à la fin d’un discours où lord Salisbury avait si hautement réclamé pour lui la liberté de philosopher et de diagnostiquer sans agir ? La presse anglaise, qui a été sévère pour le comte Goluchowski, lui attribue la spécialité des propositions intempestives ; il semble bien que lord Salisbury se soit réservé celle des paroles risquées. Il y est passé maître. On aurait pu croire qu’après avoir parlé si fièrement, il aurait déposé une demande de crédits pour augmenter encore la puissance de la flotte britannique. Il n’en a rien été, et jusqu’à ce jour les Italiens seuls ont paru prendre au sérieux cette parole de lord Salisbury que nous sommes dans le moment des préparatifs. En tout cas, leur enthousiasme pour la Crète insurgée a pris un caractère débordant. Les vieux comités garibaldiens se sont sentis revenus aux grands jours héroïques. Les dernières nouvelles d’Orient ont pourtant calmé cette effervescence. L’apaisement est à la veille de se faire ; du moins on l’assure, et nous aimons trop à le croire pour ne pas y compter.

Sur quelles bases se fera-t-il ? C’est ce que nous ne savons encore qu’imparfaitement, et peut-être faut-il se défier des premières informations, certainement incomplètes, que donnent les journaux à ce sujet. Le mémorandum en treize points que les députés chrétiens ont rédigé, et qui contient toutes leurs revendications, ne saurait évidemment pas être accepté dans son intégralité. Tel qu’il est, il assurerait à l’île une autonomie absolue, une indépendance complète, et, sauf un tribut égal à la moitié du produit des douanes qui devrait être payé annuellement à la Porte, il ne resterait guère de la souveraineté ottomane que le souvenir. Ce qui importe, c’est d’assurer à la Crète un meilleur gouvernement que par le passé. Le caractère même que les puissances ont donné à leur intervention montre le prix qu’elles y attachent. On a dit que les chrétiens de Crète demandaient à cet égard une garantie formelle, qui serait donnée par l’Europe : s’il en est ainsi, ils prennent un peu, qu’on nous passe le mot, l’ombre pour la proie. Ce n’est pas un morceau de papier en plus ou en moins qui leur assurera l’avenir : pour le croire, il faudrait avoir oublié toute l’histoire de ce dernier demi-siècle. La garantie vraie, réelle, effective, efficace, est dans l’intérêt profond que toutes les puissances sans exception ont témoigné à la cause crétoise. Il y a eu, à cet égard, unanimité complète. La Porte a pu voir, de son côté, le danger qu’il y avait, après avoir souscrit à un arrangement, à ne pas s’y conformer loyalement. La violation du pacte d’Halepa a rendu légitime l’insurrection actuelle. Mais le pacte d’Halepa ne peut à aucun degré être comparé à celui qui est sur le point de le remplacer. Il avait été convenu directement entre le Sultan et les insurgés crétois par l’entremise du consul d’Autriche ; le nouveau pacte est dû à l’intervention de toutes les grandes puissances, et il trouve dans cette origine une autorité supérieure à celle que pourraient lui donner par surcroit toutes les formalités de protocole. La question de la garantie donnée par les puissances ne saurait avoir, à nos yeux, aucune importance pratique : il suffit que les Crétois aient la certitude que le nouveau pacte ne pourra pas être violé, et ils l’auront. L’arrangement leur assure, dit-on, la nomination d’un gouverneur chrétien, nommé pour cinq ans, avec l’assentiment de l’Europe ; ce gouverneur aurait droit de veto sur les lois votées par l’assemblée générale. Les deux élémens de la population, l’élément chrétien et l’élément musulman, seraient représentés dans l’assemblée proportionnellement à leur nombre, ce qui assurerait la majorité aux chrétiens. L’assemblée voterait à la majorité absolue. Elle serait élue pour deux ans, délai qui est peut-être un peu court. Une gendarmerie locale, avec des officiers européens, veillerait à l’application des lois et au maintien de l’ordre. Quant à l’organisation judiciaire, elle ne pourrait évidemment pas être improvisée dans tous les détails, mais elle serait conçue conformément aux vœux qui ont été émis par les députés chrétiens, et une cour de cassation serait instituée en Crète. Il faut convenir que s’ils obtiennent toutes ces concessions, les Crétois n’auront pas à se plaindre de l’Europe ; et pourtant qui sait s’ils ne s’en plaindront pas ? Leurs prétentions allaient plus loin encore ; mais lorsqu’ils se sont révoltés, avaient-ils l’espérance sérieuse d’obtenir autant ?


Le parlement anglais vient de clore sa session ordinaire, session qui a ressemblé à beaucoup des nôtres, en ce sens qu’elle n’a absolument rien produit. La stérilité a été à peu près complète, à moins qu’il ne faille compter à l’actif du gouvernement et du parlement la présentation et le vote d’un dégrèvement de moitié sur les taxes locales de la propriété agraire et une réduction très sensible de sa cote foncière. Cette libéralité ne profite, en somme, qu’aux grands propriétaires, et elle a eu l’inconvénient de déterminer dès le premier jour la tendance du gouvernement à distribuer ses faveurs de ce côté : la propriété mobilière et les contribuables des villes en paieront les frais. Comme œuvre législative, c’est peu, et on attendait autre chose d’un gouvernement qui disposait après les élections et qui dispose encore d’une majorité de 150 voix. On n’a jamais vu une majorité pareille en France, excepté sous l’Empire, où le gouvernement parlementaire n’existait pas et où les Chambres se bornaient à enregistrer les volontés du gouvernement. Peut-être sa toute-puissance apparente a-t-elle fait illusion au ministère anglais ; peut-être a-t-il cru que tout lui serait facile, et ne s’est-il pas donné assez de peine, soit pour rédiger ses projets de loi, soit pour préparer la Chambre à les voter. En tout cas, sur presque tous les points importans, il a abouti à des échecs. Il avait présenté deux projets principaux. L’un, relatif à la réforme scolaire, a dû être finalement retiré. L’autre, relatif au régime agraire en Irlande, a bien été voté, mais avec des modifications si profondes qu’il en est devenu méconnaissable. La loi scolaire, qui était décentralisatrice et conservatrice dans le sens français du mot, a échoué devant la Chambre des communes. La loi agraire irlandaise a rencontré, au contraire, les épreuves les plus redoutables pour elle dans la Chambre des lords. Il est vrai qu’elle y a été soutenue par le gouvernement d’une manière assez molle ; on a reproché au marquis de Salisbury d’avoir presque paru s’en désintéresser. L’autorité personnelle dont il dispose auprès de ses collègues de la Chambre haute aurait certainement suffi à vaincre toutes les résistances s’il avait voulu en user : du moins, elle n’a pas été amoindrie.

Il n’en est pas tout à fait de même de l’autorité du Premier Lord de la Trésorerie à la Chambre des communes. C’était la première session où M. Balfour exerçait ses fonctions de leader, et il faut convenir qu’il ne l’a pas fait d’une manière très heureuse. Il a été l’objet d’attaques très vives, venues des côtés les plus différens, et auxquelles il était peu préparé, car tout lui avait réussi jusqu’à ce jour, et son mérite incontestable avait été constamment aidé par une bonne fortune sans interruption. Peut-être a-t-on été autrefois trop prompt à admirer M. Balfour, et peut-être est-on aujourd’hui trop enclin à le dénigrer. On lui reproche d’avoir mal préparé le programme de la session ; on l’accuse de n’avoir pas tenu la main, avec assez de vigilance et de vigueur, à ce qu’il fût pleinement exécuté. Incontestablement, le projet scolaire avait été l’objet d’une préparation insuffisante. Il était très long, un peu diffus, et prêtait le flanc à des objections si nombreuses que, dès le premier moment, treize cents amendemens ont été déposés contre lui ! Que vouliez-vous qu’il fît contre treize cents amendemens ? Son tort principal était de ne satisfaire absolument personne, ni les libéraux qu’il avait exaspérés, ni les conservateurs. Le but principal du projet était de remettre de plus en plus la direction des établissemens primaires entre les mains des autorités locales, d’assurer aux écoles volontaires ou libres une part plus considérable dans la répartition des subsides de l’État, enfin et surtout d’introduire dans tous ces établissemens, ou dans presque tous, l’enseignement confessionnel. On sait que les écoles primaires anglaises se divisent en deux catégories. Les écoles volontaires, qui correspondent à peu près à nos écoles libres, y sont au nombre de 11 834, où l’enseignement religieux de l’Église d’Angleterre, l’enseignement religieux officiel est donné à 1 854 000 élèves. Les écoles catholiques, également volontaires et libres, et aux yeux de la loi sur le même pied que les autres, sont au nombre de 994 avec 231 000 enfans. Enfin 1 672 écoles volontaires appartiennent aux diverses sectes protestantes indépendantes de l’Église officielle ; quelques-unes sont entièrement laïques. A côté des écoles libres sont les « bureaux scolaires » institués par l’État, et administrés par des « conseils scolaires », assemblées élues par les contribuables et investies de pouvoirs étendus. Le nombre total des conseils est de 2 452. Ils entretiennent 5 316 écoles avec un personnel de 1 894 000 enfans. On voit que le nombre des enfans est à peu près égal dans les écoles libres et dans les écoles officielles. La différence entre les unes et les autres est que, dans les dernières, bien qu’on y lise la Bible, il n’est donné aucun enseignement religieux se rattachant à une confession déterminée. Les libéraux tiennent passionnément au maintien de cette situation : le bill du gouvernement y portait atteinte. Il suffisait que les pères de famille, en « un nombre raisonnable », demandassent un enseignement religieux pour que leurs enfans le reçussent. Inutile de dire que, ni dans les écoles volontaires, ni dans les écoles officielles, pas un enfant ne reçoit, ou n’aurait reçu si le projet de loi avait été voté, l’instruction religieuse contre sa volonté ou contre celle de ses parens. La plus entière liberté règne à cet égard. Il n’en est pas moins vrai que l’introduction d’un enseignement dogmatique dans les écoles officielles aurait été une sorte de révolution. De plus, le projet accordait, au point de vue des subsides de l’État, des faveurs particulières aux écoles libres. Il n’en fallait pas tant pour qu’il provoquât une grande émotion, et même de vives colères ; on a pu reconnaître tout de suite qu’il ne passerait pas. Qu’a fait alors M. Balfour ? La seule chose à faire ; il l’a retiré, sauf à le représenter dans une session prochaine. C’est toujours ainsi qu’on retire un projet de loi. Mais il en est résulté que la session a été remarquablement vide, et que le gouvernement, avec une majorité formidable dont il n’a pas su se servir, a donné le spectacle d’une véritable impuissance. Ses adversaires n’ont pas manqué de le lui reprocher. M. John Morley l’a comparé à une baleine échouée à la côte, dont les mouvemens désordonnés n’ont d’autre résultat que de l’enliser davantage. Est-ce à dire que le ministère Salisbury soit affaibli ? Non, assurément ; il est de taille à subir d’autres mésaventures. Il ne faudrait pourtant pas qu’il s’exposât deux fois à celle-là.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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