Chronique de la quinzaine - 28 février 1850

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Chronique no 429
28 février 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1850.

Il a paru dans cette quinzaine trois documens que ne devront certes pas négliger les futurs historiens des mauvais jours où nous vivons, parce que ces trois documens expriment de la manière du monde la plus curieuse le caractère de notre temps : nous voulons parler de l’apologie du meurtre de M. Rossi, du livre des Conspirateurs, et du procès-verbal de la séance électorale des délégués du parti démocratique et socialiste. L’apologie du meurtre de M. Rossi exprime le fanatisme mystique de quelques sectaires ; le livre de M. Chenu représente le fond de la révolution de février la séance électorale des délégués indique l’avenir que le parti démocratique réserve au pays, si ce parti est vainqueur.

Et ce n’est pas sans une sorte d’enseignement que l’apologie du meurtre de L. Rossi se trouve rapproché, par la date de la publication, des étranges révélations de M. Chenu. Le mysticisme du meurtre et la grossièreté du cabaret, voilà sous quels traits différeras, mais également odieux, se montre le parti démocratique et social. Quand il n’est pas fanatique jusqu’au meurtre, il est brutal jusqu’à l’ivrognerie. J’hésite devant ce bizarre assemblage de Brutus et de goinfres, et quand je me souviens que c’est entre ces deux genres de dictatures que Rome et Paris ont été partagées, Paris au goinfre sans conscience, Rome au sophiste assassin, je suis forcé de reconnaître que la fortune a souvent de singulières ironies contre les grandeurs de la civilisation. Ici la théorie du meurtre politique assaisonnée de je ne sais quel épouvantable attendrissement sans remords. On plaint la victime, on l’admire même ; mais quoi ! elle arrêtait la marche de la révolution ; il a fallu l’immoler, ou plutôt il a fallu la rendre immortelle. On a trouvé cet euphémisme pour exprimer l’assassinat. L’inquisition avait aussi la prétention de faire le salut de ceux qu’elle brûlait. Elle commençait par les convertir avec la torture, et, une fois convertis, elle se hâtait de les béatifier par le bûcher. C’est ainsi qu’à Rome l’égoïsme vaniteux d’un tribun devient une idole dont les sacristains viennent d’un air dévot justifier ou demander des sacrifices humains ; et quand pour échapper à cet horrible fanatisme, vous venez de Rome à Paris, et que M. Chenu vous fait entrer dans les conseils des gouvernans de février, que trouvons-nous ? Ce n’est plus la dictature du poignard, mais la dictature du petit verre et de la queue de billard. Là-bas, le gouvernement sortait d’un conciliabule de fanatiques ; ici, il sort d’un estaminet. Là-bas il sentait l’odeur du sang, ici l’odeur du vin et de l’eau-de-vie. Ravaillac, Poltrot, Louvel, Alibaud, et vous, qui que vous soyez, meurtriers inconnus de M. Rossi, n’ai-je donc à choisir pour maîtres qu’entre vous et le don Juan de cabaret que je trouve dans le livre de M. Chenu ? Et quel choix faire, quand, dans le pêle-mêle du parti démocratique et social, les Ravaillac de club coudoient les Gargantua de carrefour, et que le fanatisme et la débauche s’y donnent sans cesse des poignées de mains, si bien que les viveurs ne nous affranchiraient pas des tueurs ?

L’apologie du meurtre de M. Rossi, les Conspirateurs de M. Chenu, peignent le passé ; le procès-verbal de la séance électorale des délégués socialistes montre l’avenir qui nous attend, si le parti l’emporte. Si nous devons en effet en croire ce procès-verbal, il n’y a plus dans le parti démocratique et social de nuance intermédiaire ; tout est socialiste. Le parti républicain a disparu, ou plutôt, ce qui est pire, il s’est effacé derrière ses adversaires du mois de juin 1848.

Nous ne connaissons pas dans l’histoire de plus triste déconvenue que celle du parti républicain depuis deux ans. Il a fait la république ; mais, comme la république n’avait pas de raison d’être, il a fallu qu’elle en cherchât une hors d’elle-même. Les socialistes alors sont venus à elle et lui ont dit qu’ils allaient lui donner ce qui lui manquait, c’est-à-dire un principe et une cause. Dès ce moment aussi, le parti républicain s’est trouvé privé de vie et d’avenir qui lui soient propres. Il est resté avec un nom pour unique symbole, et avec un nom dont il ne savait que faire. Ce manque de raison d’être a fait tous les malheurs du parti républicain ; mais ce qu’il y avait de difficile dans la situation du parti républicain pouvait au moins être corrigé par la fermeté du caractère et par la persévérance dans la conduite. Le parti républicain était devenu une minorité dans la minorité elle-même : c’est un triste rôle, nous le reconnaissons ; mais il peut encore s’honorer par la constance. Nous pourrions même citer quelques personnes, dans le parti républicain, qui portent noblement ce rôle de paria qui a si promptement remplacé le rôle de dictateur ; mais ce ne sont plus là que des conduites individuelles. Le parti a pris une autre allure. Il a d’abord espéré se réconcilies à son propre profit avec le parti socialiste, il a cru que les transportés de juin voteraient avec les transporteurs ; mais, comme les transports ont refusé énergiquement d’aller trouver leurs vainqueurs, ce sont les vainqueurs qui sont venus trouver les vaincus. Ils ont passé du côté des barricades, et après avoir espéré obtenir les votes du parti socialiste, après avoir espéré recommencer ce que le parti socialiste appelle le grand escamotage de février, les républicains ont été forcés d’apporter leurs votes au parti socialiste ; ils le promettent du moins, et cela avec une humilité singulière.

Curieux spectacle et triste comme tous les spectacles de notre temps ! Voici un parti qui a le titre légal du gouvernement, qui a fait la constitution, qui a arrangé toutes les institutions à sa guise et selon ses idées : eh bien ! ce parti n’est rien, et il est forcé de le reconnaître et d’aller donner sa démission entre les mains du parti qui est le plus hostile à la constitution ! Cette démission du parti républicain simplifie singulièrement l’avenir. Si nos adversaires l’emportent, nous savons que nous n’avons pas à espérer qu’il y ait dans leur sein un parti intermédiaire ; nous savons que personne ne modérera et ne tempérera plus la révolution. — Tant mieux ! dit-on, ce sera plus vite fini. — Oui, mais c’est une raison aussi, selon nous, pour qu’il vaille encore mieux que cela ne commence pas.

Et ceci nous ramène à notre perpétuelle conclusion l’union du président et de la majorité. C’est là, en effet, qu’est la force, c’est là qu’est le moyen de résister aux efforts du parti socialiste. Nous savons bien que cette union salutaire et nécessaire, tout le monde s’emploie à la prêcher à son voisin plus encore qu’à soi-même, et c’est là ce qui nous fâche. Tout le monde veut l’union, mais on dispute sur les conditions. Chacun ne voudrait sacrifier que le moins possible de ses opinions, de ses préjugés, de ses prérogatives, et chacun voudrait que le prochain fît un sacrifice complet. — Pourquoi, dit le pouvoir exécutif au pouvoir législatif, pourquoi ne vous prêtez-vous pas avec plus de complaisance à ce que demandent les ministres ? Pourquoi leur créez-vous des échecs ? Vous m’affaiblissez ainsi, et, si je m’affaiblis, cela ne vous fortifie pas, soyez-en bien sûr ! — Et, quand nous entendons parler ainsi, nous qui sommes le public, nous disons : C’est vrai ! ce qui affaiblit le pouvoir exécutif ne fortifie pas le pouvoir législatif.- Cependant le pouvoir législatif répond à son tour : — Vous vous plaignez des rebuffades qu’éprouvent les ministres ; mais avez-vous songé, en les choisissant, à prendre des personnes qui nous fussent agréables ? Vous les avez choisis pour vous et selon vous : c’était votre droit ; mais ne nous demandez pas des complaisances là où vous n’en avez pas eu vous-même. Nous votons pour eux quand ils nous semblent avoir raison, et contre eux quand ils nous semblent avoir tort. Nous les faisons vivre selon le droit, comme vous les avez fait naître selon le droit. Et, d’ailleurs, n’aurions-nous pas aussi quelque raison de nous plaindre ? L’assemblée est-elle toujours traitée comme il convient dans les publications plus ou moins officielles ? N’est-elle pas souvent représentée comme un obstacle ? N’essaie-t-on pas de se passer d’elle le plus qu’on peut ? On colporte quelques vifs propos tenus sur le pouvoir exécutif ; il s’en colporte aussi tenus sur le pouvoir législatif. Croyez-vous que ce qui affaiblit le pouvoir législatif fortifie le pouvoir exécutif ? Non ! soyez-en bien sûr aussi. — Et, en entendant parler ainsi, nous qui sommes le public, nous disons : — C’est vrai ! le pouvoir exécutif ne peut rien gagner à l’affaiblissement du pouvoir législatif. C’est à peine si, en réunissant leurs forces, ils pourront résister à l’ennemi commun. Que sera-ce donc, s’ils se divisent ?

Nous ajoutons deux remarques : l’une sur la force réelle des pouvoirs publics, l’autre sur la condition nouvelle que la constitution, de 1848 fait aux ministres.

Notre première remarque est qu’aujourd’hui moins que jamais la force de la société réside dans ce qu’on appelait autrefois le pays légal. Ç’a été une des erreurs de la monarchie de juillet, et cette erreur lui a été fatale, de croire que les rapports entre les chambres et le ministère étaient la chose importante et décisive, qu’un ministère qui avait la majorité était tout-puissant dans le pays, et qu’en dehors des chambres, rien ne pouvait être mis en péril. Notre pays malheureusement n’a jamais eu une vie assez régulière et assez légale pour que tout dépendit des chambres et que le jeu de ses destinées fût renfermé dans le cercle des pouvoirs légaux. Le dehors a toujours eu une grande influence sur le dedans. Rien n’est changé depuis deux ans, ou plutôt tout est empiré. La révolution de février a fait violemment sortir le gouvernement du cercle des pouvoirs légaux. Ne croyez pas qu’il y soit encore rentré, sinon en apparence. Ce qui se passe dans l’assemblée entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce n’est pas là ce qui gouverne, c’est-à-dire ce qui maintient l’ordre. Il y a plus de gouvernement dans une revue et dans une patrouille que dans les délibérations de l’assemblée ; nous en sommes tristement convaincus : seulement l’assemblée a droit, dans la limite de ses attributions, de gouverner ceux qui gouvernent, c’est-à-dire de faire les lois qu’ils devront exécuter.

Que résulte-t-il de ce que nous venons de dire ? Il en résulte d’abord que les délibérations de l’assemblée ont moins d’effet et moins d’importance que les lois qu’elle fait, tandis qu’autrefois, sous la monarchie constitutionnelle, c’était presque le contraire ; les délibérations des chambres avaient plus d’importance que les lois même c’était la discussion qui gouvernait. Cela étant, et les délibérations ayant perdu un peu de leur prestige de gouvernement, l’attitude des ministres dans l’assemblée devient une question moins importante qu’elle ne l’était ; le choix aussi des ministres devient moins important. Nous ne concevrions donc pas que cette question de personnes pût jamais devenir un sujet de querelles entre le président et l’assemblée.

Nous arrivons ici à la remarque que nous voulons faire sur la condition nouvelle que la constitution de 1848 a faite au pouvoir ministériel.

Selon nous, le pouvoir ministériel est celui qui a le plus perdu à la révolution de février et à l’établissement de la présidence responsable. Le pouvoir ministériel, sous la monarchie constitutionnelle était sans en avoir l’air, une sorte de pouvoir indépendant. Il procédait à la fois du roi et des chambres, du roi par voie de nomination ; des chambres par voie d’influence. Il servait d’intermédiaire entre le roi et les chambres, représentant le pouvoir exécutif du roi devant les chambres et répondant de l’exercice de ce pouvoir, représentant le sentiment de la majorité des chambres devant le roi et faisant prévaloir ce sentiment dans les conseils de la couronne. Le pouvoir des ministres tenait à deux principes : d’une part à l’irresponsabilité de la royauté, de l’autre au droit qu’avait le roi de dissoudre la chambre des députés. Ces deux principes ont été supprimés par la constitution, et cette suppression a anéanti le pouvoir ministériel. Le président n’a plus besoin de ses ministres pour répondre devant l’assemblée ; il est lui-même responsable. L’assemblée n’a plus besoin d’avoir ses chefs de la majorité dans le gouvernement, afin d’être sûre de n’être point dissoute contre son gré, puisque la constitution l’a faite indissoluble. Nous aurions défié la royauté constitutionnelle de vivre deux jours sans avoir un ministère puissant et accrédité dans les chambres ; nous aurions, d’un autre côté, défié la majorité d’avoir ses chefs en dehors du pouvoir. Tout cela eût été anormal il y a trois ans ; mais tout cela est tout-à-fait constitutionnel aujourd’hui. Ainsi, à l’heure qu’il est, les chefs de la majorité sont en dehors du pouvoir. Se sentent-ils plus faibles à cause de cela ? S’ils étaient ministres, seraient-ils plus forts ? Nous en doutons ; nous doutons même qu’ils puissent convenablement être ministres avec et sous un président responsable. Ne demandons donc pas au gouvernement de 1850 de suivre les habitudes du gouvernement de 1847. Ne croyons pas qu’il soit encore nécessaire que les ministres soient inévitablement les chefs de la majorité, et surtout n’allons pas renouveler la querelle des ministres qui sont plus ou moins capables de couvrir la royauté, quand précisément c’est le droit de la présidence de ne pas être couverte. Qu’on soit suffisant ou insuffisant pour couvrir la royauté, comme on disait il y a douze ans ; c’était un débat qui pouvait toujours se soulever ; mais qu’on ne soit pas suffisant pour découvrir la présidence, nous concevrions mal un débat engagé dans de pareils termes, et pourtant c’est dans ces termes qu’il faudrait l’engager.

On nous demandera peut-être à quoi répondent les réflexions que nous venons de faire sur le pouvoir législatif, sur le pouvoir exécutif, sur le pouvoir ministériel : elles ne répondent, grace à Dieu, à aucun événement ; elles répondent aux mille et une conversations qui s’entendent çà et là Venons maintenant à quelques faits, et d’abord à l’anniversaire du 24 février. Nous n’en pouvons rien dire de plus et de mieux, sinon qu’il nous a satisfaits. Ce qui nous a le plus frappés dans cet anniversaire, ce n’est pas la tiédeur de l’enthousiasme républicain, ce n’est pas l’absence des illuminations, ce qui prouve que nous sommes libres ; ce n’est pas les cinq ou six députés de la montagne qui étaient venus à Notre-Dame voir l’absence de la majorité, et qui ont été forcés d’y voir et d’y montrer l’absence de la montagne elle-même : non, il y a un fait plus caractéristique que tous ceux-là, et qui nous a montré d’une façon évidente l’affaissement des partisans de la révolution de février. Voici lequel : la veille de l’anniversaire de cette révolution, M. Thiers a été amené à dire en pleine tribune ce qu’il pensait des journées de février, et il les a qualifiées de journées funestes. Le mot était gravé la veille d’un 24 février. La montagne a beaucoup crié, et nous pensions qu’elle donnerait le mot à ses partisans du dehors, afin qu’ils fissent de l’enthousiasme pour protester contre la qualification que M. Thiers faisait du 24 février. Il n’en a rien été. Personne ne s’est ému du titre de funestes donné aux journées de février, personne n’a songé à les célébrer comme des journées heureuses et glorieuses, et le mot de M. Thiers a si bien rencontré la conscience publique qu’il n’a étonné personne ; pas même en vérité ceux qu’il frappait.

La loi sur l’enseignement secondaire est votée : il ne reste plus que la troisième lecture, qui commencera lundi prochain. Nous ne voulons pas revenir sur les divers incidens de la discussion ; nous aimons mieux remarquer combien il a fallu de modération, de fermeté, d’esprit de conciliation dans l’assemblée, pour conduire jusqu’au bout une pareille délibération. Cette loi, comme toutes les lois de transaction, déplaisait un peu à tout le monde, et il est de la nature des lois de ce genre que plus on les discute, plus se révèlent les défauts inhérens à leur nature. Transaction discutée, transaction avortée, telle est la règle ordinaire. La loi de l’enseignement a échappé à cette règle. Ce résultat, qui est heureux, puisqu’il était nécessaire, et qui ne sera pas compromis, nous le pensons, par la troisième lecture, fait honneur aux chefs de la majorité et à M. le ministre de l’instruction publique ; qui a su se faire un rôle à part dans cette discussion, résistant ou cédant à propos aux opinions de la commission. Nous ne voulons pas non plus oublier l’utile concours que M. Barthélemy Saint-Hilaire a apporté par son apposition même. Quant à M. Thiers, une fois qu’il s’est décidé à faire la transaction que tout le monde souhaitait, il s’y est employé avec la vivacité et la hardiesse de son esprit, portant à la tribune les coups les plus habiles et les plus décisifs, et, quand la politique se mêlait à la discussion, comme dans ces derniers jours, enseignant à la république qu’elle ne vit que parce qu’elle n’est pas républicaine, et qu’elle mourra le jour où elle le redeviendra.

Dans l’intervalle d’une délibération à l’autre sur la loi de l’enseignement, l’assemblée s’est occupée de deux questions importantes, celle des associations d’ouvriers et celle des commandemens militaires. Parlons d’abord de cette seconde question.

Il était facile de prévoir que la mesure des commandemens militaires serait violemment attaquée par la montagne. Cette mesure a été prise contre le parti démagogique. Elle a pour but avoué d’intimider et de comprimer l’esprit révolutionnaire, qui se réveille avec une certaine énergie sur quelques points du territoire. Il ne faut pas croire en effet que toute la France soit aussi calme que l’a été Paris durant ces derniers mois. Paris, en ce moment, jouit d’une certaine tranquillité relative, qu’il doit sans doute beaucoup moins à son insouciance ou à la soumission volontaire des ennemis de l’ordre qu’à la vigilance de l’armée et à celle de son illustre chef, le général Changarnier. Paris, du reste, n’a pas oublié le 24 février, ni le 15 mai, ni le 24 juin, ni beaucoup d’autres dates de même espèce, qui sont inscrites en lettres ineffaçables dans son calendrier révolutionnaire, et il serait bien imprudent ou bien magnanime, s’il les oubliait ; mais il a ses affaires et ses plaisirs, et, si la politique l’occupe, elle l’occupe sans l’absorber ni le dominer. Il n’en est pas ainsi, malheureusement, de plusieurs contrées de la France, où le socialisme s’est retranché, comme dans son domaine, pour y braver impunément les pouvoirs publics. Là de terribles menaces se font entendre, et les passions de juin semblent prêtes à se rallumer. Le gouvernement ne pouvait fermer les yeux sur de pareils symptômes. Il a compris que son devoir était de se préparer à tout événement. Pour rendre, en cas de besoin, la répression plus prompte et plus sûre, il a concentré les commandemens militaires de plusieurs provinces entre les mains de trois officiers-généraux connus pour leur dévouement inébranlable à la cause de l’ordre. Naturellement, ce système de concentration ne pouvait plaire à la montagne qui est toujours disposée à croire que la société est trop fortement défendue ; naturellement aussi, et par des raisons différentes, il devait convenir au parti modéré. D’ailleurs, la mesure est légale. Le décret du 12 février ne change pas les circonscriptions militaires, il ne raie pas une seule circonscription de la carte. Il a seulement pour objet de conférer à trois officiers-généraux des pouvoirs supérieurs à ceux des divisions. Or, la réunion de plusieurs divisions dans une seule main n’est pas interdite par la loi, et il y a eu plusieurs exemples de cette mesure sous les gouvernemens précédens. La légalité est donc pour le décret du 12 février aussi bien que l’opportunité.

La montagne aurait bien voulu profiter de cet incident pour faire un coup de théâtre à sa manière. Elle a cru l’occasion favorable pour traduire à la barre de l’assemblée la politique du 10 décembre, et pour dévoiler les desseins de l’Élysée. L’honorable membre qui s’est chargé du rôle d’accusateur a eu néanmoins peu de succès. Il en a été pour ses frais de courage et d’éloquence. Il a eu beau dérouler à la tribune les preuves du grand complot tramé contre la constitution ; la majorité, qui entend parler de ce complot tous les matins sans le voir aboutir, et qui, à force d’en entendre parler, est bien excusable à la fin de nous y croire, la majorité est restée muette, et a pleinement ratifié par son vote la politique du gouvernement. M. le ministre de la guerre, provoqué par des interruptions violentes, a défendu cette politique avec une fermeté d’attitude et de langage que nous approuvons sans réserve. En résumé, dans les circonstances actuelles, la mesure des commandemens militaires est un service rendu à la société. De la part du gouvernement du 31 octobre, elle a ceci de particulier à nos yeux, qu’elle n’est pas une démonstration vaine, une parade inutile, mais le signe d’une politique nette et résolue, qui procède sans bruit et sans éclat, et qui agit par là d’autant plus sûrement.

Des esprits difficiles ont remarqué qu’aucun orateur de la majorité n’avait pris la parole dans cette discussion. Ils ont regretté que le ministre de la guerre ait été seul à défendre le gouvernement attaqué. À cela, on peut répondre deux choses : c’est que le vote de la majorité ne permet pas d’accuser son silence ; c’est qu’ensuite ce silence s’explique par la nature même du débat qui était engagé. La majorité, bien certainement, ne peut désapprouver des actes de vigueur : elle est la première, au contraire, à les réclamer et à en reconnaître l’impérieuse nécessité ; mais elle ne peut se dissimuler que la France, ainsi poussée vers des mesures extrêmes par les implacables ennemis de sa liberté et de son repos, s’avance de plus en plus dans une voie qui fait naître de tristes réflexions. Avec l’état de siége rendu permanent sur une partie du territoire, avec des commissaires extraordinaires dans les départemens, avec ces nouveaux commandemens militaires, qui transforment les garnisons de nos provinces en plusieurs armées d’occupation, la France, on est bien forcé d’en convenir, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce n’est plus ce pays que nous avons connu, si jaloux de son indépendance et de sa dignité, si fier de sa liberté régulière. La caserne et le bivouac deviennent de plus en plus le régime habituel de notre société. Le régime est légal, cela est vrai : il faut le soutenir, puisqu’il est aujourd’hui le plus sûr rempart de l’ordre ; mais il est permis de le soutenir silencieusement, avec une attitude de résignation et de tristesse c’est biome moins qu’on puisse rendre cet hommage à l’ancienne liberté qu’on a perdue.

Si nous comprenons et si nous approuvons l’attitude que la majorité a prise dans la discussion sur les commandemens militaires, nous comprenons beaucoup moins l’excessive tolérance qu’elle a montrée en faveur de la proposition relative aux associations d’ouvriers. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait rien à faire sur ce point. Nous ignorons si, en effet, le principe d’association ne pourrait pas être appliqué d’une manière utile aux classes ouvrières sans ébranler les bases constitutives de l’industrie elle-même ; mais il est certain que le problème, dans les termes du moins où on le pose, n’a encore été résolu nulle part, et qu’il l’est moins que partout ailleurs dans le système soumis à l’assemblée. Ce système n’est encore, à vrai dire, qu’une nouvelle rêverie socialiste, aussi dangereuse et aussi subversive dans son application que toutes les chimères du même genre dont la tribune et la presse ont déjà fait justice. Un excellent discours de M. Léon Faucher a rétabli les vrais principes sur cette matière. Nous agirions désiré que ce discours eût produit un résultat plus décisif. Après cette savante analyse et cette réfutation péremptoire, la proposition était jugée ; pourquoi n’a-t-elle pas été immédiatement écartée ? Pourquoi une seconde délibération, qui n’apprendra rien de plus que la première, et qui fera perdre à l’assemblée un temps précieux ?

Puisque l’assemblée a décidé que la question des associations ouvrières serait discutée de nouveau, on trouvera bon que nous disions ici quelques mots du système qui a été proposé.

Que demandent les auteurs de ce système ? Ils demandent que les associations d’ouvriers puissent être appelées à exécuter comme concessionnaires les travaux de l’état, ceux des départemens, des communes et des établissemens publics ; ils demandent que ces associations soient dispensées de fournir des cautionnemens ; de plus ; pour les mettre à l’abri de toute concurrence sérieuse, ils demandent que l’état impose aux entrepreneurs la fixation d’un minimum de salaire. Telle est la proposition dans ses termes les plus généraux. On voit que nous revenons au Luxembourg et aux ateliers nationaux. Le socialisme parlementaire d’aujourd’hui n’a pas l’esprit de M. Proudhon ni le genre d’éloquence de M. Louis Blanc ; mais il n’est pas moins révolutionnaire. Au fond, c’est toujours la même guerre contre le capital, contre le salaire, contre la concurrence, contre tous les principes qui font la base de l’industrie moderne. On veut supprimer le capital, non pas le capital de l’état car on compte hier le retenir pour subventionner toutes ces associations, qui, réduites à elles-mêmes, seraient presque toujours sans ressources, mais on veut supprimer le capital des entrepreneurs. On veut pouvoir se passer d’eux ; on eut élever l’ouvrier de la condition de salarié à celle d’associé volontaire ; on veut supprimer par là ce qu’on appelle les intermédiaires, c’est-à-dire les patrons, les chefs d’industrie, les véritables directeurs du travail, ceux qui ont l’intelligence, la capacité, l’esprit de conduite, ceux enfin sans lesquels l’industrie s’arrêterait et retomberait aussitôt dans la barbarie. On veut supprimer la hiérarchie du salaire, cette hiérarchie légitime qu’on a si indignement calomniée en l’appelant de ce mot ingrat et perfide l’exploitation de l’homme par l’homme, et qui n’est autre chose que la hiérarchie du bon sens et de la justice. On veut, en un mot, sous le prétexte d’une réforme dans le système des travaux publics, faire une révolution dans le système industriel et dans tout le mécanisme de la société car il est bien évident que si les associations ouvrières commanditées et patronées par l’état venaient à accaparer une grande partie des travaux publics, qu’elles exécuteraient d’ailleurs fort mal, et à évincer les entrepreneurs en rendant toute concurrence impossible ; il est bien évident, disons-nous, que le système ne s’arrêterait point là, que les associations ouvrières s’étendraient à l’industrie privée comme à l’industrie payée sur les caisses publiques, qu’elles s’étendraient par conséquent aux travaux de l’agriculture, à ceux des manufactures et des usines, tout aussi bien qu’à ceux des canaux et des chemins de fer, — qu’il en résulterait dès-lors une modification profonde dans les conditions respectives du capital et du travail, et par suite un bouleversement général dans les habitudes et dans les lois constitutives de la société.

Si encore l’expérience n’avait rien dit là-dessus, si l’on pouvait croire qu’un pareil système, au prix d’immenses sacrifices et en ne tenant aucun compte de ces situations intermédiaires, que l’équité commande et protégé ; pût faire le bonheur de ceux dans l’intérêt desquels on réclame son application ! mais non, l’expérience a déjà parlé. Les faits sont là qui prouvent, avec la dernière évidence, que le système est détestable, et qu’il ne convient pas plus aux intérêts des ouvriers qu’à ceux de l’état.

Un crédit de 3 millions a été voté en juillet 1848 par l’assemblée constituante, pour être réparti, sous forme de prêt, entre les associations d’ouvriers qui se présenteraient pour exécuter certains travaux. Quel a été l’emploi de ce crédit et quels ont été les résultats de la mesure ? Une commission de l’assemblée nationale a fait dernièrement une sorte d’enquête à cet égard. Elle nous apprend d’abord que le crédit de 3 millions n’est pas encore épuisé, parce qu’il ne s’est pas trouvé un assez grand nombre d’associations présentant des garanties suffisantes pour être admises à partager la subvention du trésor. Ce ne sont pas les ouvriers qui songent à s’associer et à se soustraire à la tyrannie du capital et des entrepreneurs, ce sont les prétendus amis politiques des ouvriers qui veulent les associer malgré eux. Aussi une cinquantaine d’associations seulement, dont trente à Paris et vingt dans les départemens, ont pris part au crédit, et comment se sont formées ces associations ? Est-ce la fraternité qui les a fait naître ? Est ce un sentiment d’indépendance ? Est-ce le besoin d’expérimenter en commun une nouvelle théorie sociale ? Mon Dieu ! non. La plupart sont nées du contre-coup des événemens politiques. C’est la crise industrielle qui les a formées, c’est la nécessité de gagner du pain. Des ouvriers sans travail sont venus chercher un refuge dans ces ateliers temporaires ; parce qu’ils ne pouvaient en trouver ailleurs. Un grand nombre y ont trouvé la misère. Sur les trente associations de Paris, il y en a onze qui paraissent avoir fait des bénéfices, il y en a seize qui sont en perte ; les trois autres ont déjà fait faillite. La moyenne des salaires a été inférieure à celle des ateliers libres. Là oui d’anciens patrons se sont associés avec les ouvriers, l’association a quelquefois réussi ; mais là où les ouvriers se sont associés entre eux, la discorde, l’indiscipline, les démissions fréquentes, absence de toute direction ; ont rendu le succès impossible. Et qu’on ne croie pas que ces associations périssent aujourd’hui parce qu’elles on été abandonnées à elles-mêmes. L’état, loin de les abandonner, n’a pas cessé d’étendre sur elles une main tutélaire. Après les avoir secourus de son argent, il leur a prêté ses ingénieurs, ses bureaux, sa comptabilité, il est intervenu dans leur gestion pour les éclairer, pour apaiser leurs différends, en un mot pour les diriger. Après s’être fait leur tuteur, il s’est fait leur patron, il a même été jusqu’à leur assurer certains privilèges dans ses règlemens, et en cela il a été trop loin, car son devoir est de tenir l’équilibre entre tous les intérêts, et il ne faut pas que des encouragemens accordés à des travailleurs subventionnés dégénèrent en un moyen de concurrence contre les travailleurs libres ; mais peu importe dans la circonstance. Les vices inhérens aux associations ouvrières étaient tellement profonds, et leur faiblesse était tellement incurable, que cette protection spéciale de l’état n’a pu exercer sur elles qu’une influence restreinte. Elle n’a fait que diminuer le chiffre des ruines.

Chose remarquable cependant : si ces associations ont été si faibles, ce n’est pas qu’elles aient mis en pratique les doctrines industrielles de ceux qui se proclament leurs fondateurs et leurs soutiens. Si elles avaient suivi ces doctrines, nul doute que leur ruine eût été plus prompte ; mais elles se sont bien gardées de les appliquer, et c’est là un argument décisif qu’il ne faut jamais se lasser de reproduire toutes les fois qu’on en trouve l’occasion. Qui n’aurait cru, en effet, que ces malheureux ouvriers, à peine sortis de la fournaise du Luxembourg, parvenus enfin à former des associations ; maîtres d’eux-mêmes et parfaitement libres d’insérer dans leurs statuts toutes les clauses qu’il leur plairait d’imaginer, ne se fussent empressés de réaliser les chimères dont on avait rempli leur cerveau ? Qui les empêchait alors de déclarer que tous les salaires seraient égaux, que tous les pouvoirs seraient également partagés entre les associés, que tout serait de niveau et en commun ? Eh bien ! c’est justement le contraire qu’ils ont fait. On leur avait dit : Partagez également les salaires ; ils ont voulu que les salaires fussent différens, et généralement là où l’égalité des salaires a été proposée, il y a eu des protestations unanimes. On leur avait dit : Partagez également les attributions ; ils ont nommé des gérans, des conseils d’administration, des conseils de surveillance ; ils ont cherché à organiser, tant bien que mal, une hiérarchie. Ce n’est pas tout. On leur avait dit : Plus de travaux à l’entreprise, plus d’exploitation de l’homme par l’homme, et il est arrivé dans certaines associations que les ouvriers se sont faits entrepreneurs, et que des frères ont exploité leurs frères avec la subvention du trésor. Ces associations, et ce sont à peu près les seules qui aient prospéré, ont appelé auprès d’elles des ouvriers auxiliaires qu’elles ont payés à la journée. Or ce système, en termes d’industrie, s’appelle tout simplement le marchandage, et tout le monde sait que le marchandage est une excellente chose : c’est un progrès réel, un échelon, par lequel l’ouvrier intelligent et actif s’élève à la condition d’entrepreneur ; mais ce n’est pas un progrès de faire le marchandage avec les fonds de l’état.

Les élections auront lieu le 10 mars. Les partis sont en présence et dressent leurs listes préparatoires. Comme toujours, ce sont les adversaires du parti de l’ordre qui ont pris les devans, et qui lui offrent l’utile secours de leur exemple. Les adversaires du parti de l’ordre seront partout fidèles à leur vieille tactique, qui est de ne pas se diviser au scrutin. Il y a peu de jours encore, on s’injuriait d’un camp à l’autre, on se lançait des anathèmes et des imprécations, se ridiculisait à qui mieux mieux. Et nous, qui assistions à cette lutte fratricide, nous nous disions : Laissons ces excellens frères se déchirer, entre eux, puisqu’ils le veulent ; pendant qu’ils se mangeront les uns les autres, ils ne songeront pas à nous dévorer. Mais aujourd’hui la paix est faite ; l’harmonie est rétablie entre toutes les sectes. Les démocrates et les socialistes, les purs et les exaltés, les démagogues de toutes couleurs n’auront qu’une seule liste, et, sur cette liste, ce sont naturellement les couleurs les plus tranchées qui domineront. La république pure ira grossir les rangs du socialisme le plus rouge et le plus effréné. Après cela, bien extravagans ou bien coupables seraient ceux qui, dans le parti modéré, s’imagineraient qu’il leur est permis de discuter et de remanier les listes définitives arrêtées par les comités de Paris et des départemens. Électeurs du parti de l’ordre, vous n’avez qu’une seule conduite à tenir. Faites des listes préparatoires : c’est le seul moyen de ne pas éparpiller vos votes. Faites des listes préparatoires : c’est le seul moyen de corriger, pour le moment, le suffrage universel, en le transformant en une sorte d’élection à deux degrés ; mais, une fois vos listes arrêtées, n’y changez rien. Votez les yeux fermés la liste de vos comités électoraux. Que personne ne s’imagine qu’il a à lui seul plus d’esprit que tout le monde, et qu’il lui est permis de faire usage de son esprit. Autrefois, et dans certaines circonstances ; ce pouvait être une preuve de bon sens, et assurément de conscience, de ne pas se mêler au gros de la foule des partis politiques, de garder son indépendance et son libre arbitre, d’observer la neutralité, et cette neutralité intelligente avait quelquefois son bon côté ; mais aujourd’hui la politique de tout le monde est d’obéir aveuglément à la consigne. Le suffrage universel avec le scrutin de liste n’admet plus que des automates. Soyons donc des automates, puisqu’il le faut, et puisque d’ailleurs il n’y a pas si grande humiliation à être un automate en politique, quand tout le monde l’est.

Les affaires de la Grèce continuent d’attirer l’attention de l’Europe. Il y a là une grande énigme ou une misérable incartade. Tout le monde maintenant sait quel était le but de lord Palmerston et de ses agens. Il voulait exciter une révolution en Grèce, et nous lisons partout que les agens anglais disent aux Grecs : voulez-vous vous délivrer d’un blocus qui vous ruine ? Renvoyez votre roi ! Singulier jeu que celui que joue lord Palmerston ! Dans les îles Ioniennes, l’Angleterre réprime avec la dureté la plus énergique les moindres tentatives d’insurrection, et elle se plaint que l’esprit révolutionnaire ait essayé d’agiter le repos des îles de l’Adriatique. En même, temps et à quelques pas de là, l’Angleterre essaie elle-même de faire une révolution. Loin d’y réussir, elle ne fait que resserrer les liens qui unissent la Grèce à son roi. Les agens anglais s’étonnent de ce résultat ; mais ils n’en persistent pas moins dans leurs mesures de violence. Quant à nous, nous ne sommes pas surpris que les agens anglais aient si mal prévu l’effet du guet-apens qu’ils ont dressé à la Grèce. Les agens anglais ne daignent pas, en général, savoir les sentimens du pays où ils résident ; ils se contentent de savoir quel est dans ce pays, l’intérêt de l’Angleterre ; de tout le reste, ils se soucient peu. Auraient-ils vu que l’intérêt de l’Angleterre est que la Grèce ne prospère pas, et qu’elle n’ait ni commerce ni marine ? On le croirait, en vérité, à voir l’attention persévérante que met l’Angleterre à entraver les progrès du royaume hellénique.

Si c’est à la Grèce qu’en veut la puissante Angleterre, si c’est la brebis du pauvre que le riche veut immoler, c’est bien misérable, Si c’est à quelque autre puissance que lord Palmerston veut s’attaquer, si c’est avec la Russie qu’il veut engager la grande querelle qui sera la fin de l’Europe, à quoi bon ces détours ? Quant à nous, nous ne voulons faire qu’une seule réflexion sur l’agitation de la politique de lord Palmerston. Il peut croire qu’il est bon que le continent, sans cesse occupé et troublé, n’ait pas le temps de se livrer aux travaux de l’industrie et de l’agriculture ; il peut croire qu’il est bon que la Suisse soit engagée à résister aux légitimes exigences de l’Allemagne, afin qu’il y ait une guerre ou une crainte perpétuelle de guerre sur le continent et que tout soit toujours tenu en suspens. Mais, quelles que soient les prévisions on les intentions de lord Palmerston, il est important que la France, dans les questions que suscitera l’Angleterre en Orient à propos de la Grèce, ou en Occident à propos de la Suisse, n’ait jamais qu’une politique purement française. La France a partout intérêt à la paix ; c’est son intérêt au dehors, c’est, son intérêt au dedans. Au dehors, elle a intérêt au statu quo, de l’Orient, car il n’y a pas de part pour elle dans le remaniement de l’Orient. En Allemagne, elle a intérêt au statu quo, car elle ne peut voir qu’avec peine s’affaiblir de plus en plus les petits états de l’Allemagne qu’elle a toujours protégés, et il est bien évident aujourd’hui que les révolutions et les guerres en Allemagne auront pour premier effet la destruction des petits états. Quant aux grands-états de l’Allemagne, la Prusse et l’Autriche, une guerre entre ces deux états les livrerait tous deux, affaiblis et épuisés, au protectorat de la Russie. La France a également intérêt au statu quo en Suisse, c’est-à-dire au maintien de l’indépendance helvétique, à condition que la Suisse ne fera pas de son territoire le champ d’asile des révolutionnaires européens ; car, si l’indépendance de la Suisse était menacée, et surtout menacée par une guerre engagée entre la révolution et, la contre-révolution, la situation de la France serait bien difficile le choix du drapeau lui serait impossible, et la neutralité pourtant lui serait impraticable. Voilà au dehors l’intérêt que la France a à la paix. Au dedans, l’intérêt est aussi grand. Il est des personnes qui croient que la guerre serait une utile diversion à l’esprit révolutionnaire qui nous dévore ; nous croyons, au contraire, que le premier effet de la guerre serait d’aviver encore la fièvre révolutionnaire, sans augmenter la force nationale. Nous reviendrons, s’il y a lieu, sur ce grave sujet. Nous ne voulons aujourd’hui qu’arriver à cette conclusion : c’est que, la guerre étant pour nous la plus périlleuse des chances, il ne faut nous y exposer que dans l’intérêt d’une politique toute française. Il ne faut faire la guerre que si nous ne pouvons pas faire autrement. La guerre inévitable est la seule qui ne soit pas un péril social.

En résumant, il y a quinze jours, les premiers débats du parlement anglais, nous disions que le sort du ministère whig nous paraissait dépendre plus que jamais de l’attitude que prendraient vis-à-vis de lui les amis de sir Robert Peel. Nous étions loin de prévoir que nos paroles recevraient si tôt la plus complète justification. Nous armons laissé en présence le ministère, entièrement rassuré par une majorité de plus de cent voix dans la chambre des communes, et la minorité protectioniste déconcertée par la désertion de quelques-uns de ses membres et l’abstention de quelques autres. Les journaux libre-échangistes célébraient sur tous les tons la victoire qu’avait remportée la cause du free trade, et rappelaient sans cesse à leurs adversaires le défi porté par M. Cobden à M. Disraëli d’engager dans la chambre des communes un débat décisif sur la question théorique des avantages et des inconvéniens du libre-échange. Ce défi avait été accepté par M. Disraëli et M. H. Drummond ; il fallait que les chefs des tories tinssent cet engagement, afin que le protectionisme demeurât enseveli dans une dernière et honteuse défaite.

M. Disraëli pensait à transporter la lutte sur un tout autre terrain. Il faisait bonne contenance, il annonçait comme prochaine une motion sur les résultats du libre-échange ; mais il était trop clairvoyant pour ne pas comprendre que renouveler une pareille lutte, ce serait renouveler les échecs de son parti. Chaque fois que la question se trouverait posée entre la protection et le libre-échange, whigs, peelites et radicaux voteraient ensemble, et ainsi se recomposerait toujours la formidable majorité qui a fait passer l’adresse. M. Disraëli ne pouvait espérer de détacher les radicaux du ministère ; le débat sur la conduite du gouverneur de Ceylan lui avait montré avec quel soin les radicaux évitaient de voter avec les tories ; on pouvait attendre d’eux tout au plus un vote isolé, mais jamais un concours, l’affinité naturelle des opinions devant les faire pencher toujours du côté du ministère.

M. Disraëli était donc ramené à ne comprendre dans ses calculs que les amis de sir Robert Peel, fraction détachée, il y a quatre ans, du grand parti tory, et qu’il fallait essayer de faire rentrer dans ses rangs. Les débats de la dernière session avaient prouvé que l’ascendant de sir Robert Peel sur ses amis n’était plus le même. Si la retraite pouvait convenir à sir Robert Peel, satisfait d’exercer une sorte de protectorat sur le cabinet whig, il n’en était pas ainsi de quelques-uns de ses anciens collègues, qui, dans la force de l’âge et du talent, devaient difficilement se résigner à un perpétuel effacement. Aussi vit-on l’année dernière le comte de Lincoln, M. Gladstone et quelques autres des anciens collègues de sir Robert Peel se mettre en hostilité ouverte contre le cabinet ; et, tout en se distinguant des tories, voter pour lui quand son existence était mise en péril, puis le lendemain l’attaquer sur la politique extérieure ou sur l’administration coloniale, au risque de le mettre en minorité. Leurs efforts n’avaient pas été secondés en 1849 par les tories, qui ne se souciaient pas d’aider des amis de sir Robert Peel à forcer l’entrée du ministère. Le comte de Lincoln s’est décidé cette année à abandonner la partie et à voyager ; les autres demeuraient dans la chambre des communes, flottant entre le ministérialisme et l’opposition. Il fallait leur offrir une occasion de se prononcer contre le ministère, sans renier l’appui qu’ils ont donné à la politique libre-échangiste ; il fallait donc mettre à l’écart la question du libre-échange et de la protection. Rien ne convenait mieux à M. Disraëli qui ne croit guère à la possibilité du rétablissement des lois sur les céréales, et qui ne soutient cette thèse que par une nécessité de parti. Il a donc présenté une motion pour une meilleure organisation des poor-rates ou contributions pour les pauvres.

L’annonce de cette motion a excité d’universelles risées dans la presse libre-échangiste ; le Chronicle et le Daily-News n’ont pas tari sur ce sujet. M. Disraëli modifiant l’assiette des contributions pour les pauvres, M. Disraëli parlant finances et impôts, M. Disraëli économiste ! c’était à n’en pas revenir. Le parti protectioniste, si dénué de sens et d’idées, avait un chef plus ridicule que lui-même et qu’il fallait mettre aux Petites-Maisons. La proposition de M. Disraëli peut avoir de graves inconvéniens, surtout aux yeux des Anglais qui limitent autant que possible la sphère d’action du pouvoir central ; mais elle apporterait un soulagement incontestable à l’agriculture. Elle consiste à mettre à la charge du trésor public les contributions pour les pauvres, auxquelles il est pourvu aujourd’hui par des taxes locales sur la propriété immobilière. Elle dégrève donc l’agriculture sans toucher en rien à la question du libre-échange et de la protection.

La proposition était habilement conçue ; elle a été développée avec plus d’habileté encore, et sir Robert Peel lui-même n’a pu s’empêcher de rendre hommage au talent déployé par M. Disraëli. Voici comment celui-ci a posé la question : « Avant d’inaugurer la politique du libre-échange, vous avez employé les excédans de recettes du trésor a soulager les classes manufacturières, vous avez fait disparaître les droits sur les matières premières, vous les avez diminués sur beaucoup d’objets de consommation, vous les avez abolis sur les céréales. Vous vous retrouvez aujourd’hui en présence d’un excédant de 50 millions ; faites pour l’agriculture ce que vous avez fait pour l’industrie. De votre aveu, le commerce et l’industrie prospèrent ; de votre aveu, l’agriculture seule ne par tage pas la prospérité générale ; et votre politique en est en partie la cause. Venez en aide à l’agriculture en la déchargeant des contributions pour les pauvres ; vous prouverez ainsi qu’en effet vous n’êtes pas ses adversaires systématiques, et que vous n’êtes pas inféodés aux intérêts industriels.

Il n’y avait rien à répondre à cette argumentation, aussi n’y a-t-on pas répondu. Quelques orateurs se sont évertués à prouver que la mesure proposée par M. Disraëli ne produirait aux agriculteurs que la minime économie de quatre ou de six pence par livre sterling d’impositions. Si petite qu’elle fût, l’économie n’en était pas moins réelle. D’autres ont prétendu qu’il serait plus avantageux à l’agriculture de demander le rappel de la taxe sur les briques, qui produit 10 millions au trésor, et qui rend les constructions agricoles plus coûteuses, ou d’obtenir la modification de tel ou tel impôt. C’était là autant d’aveux, indirects, qui constataient la légitimité des réclamations de l’agriculture. Personne du reste, n’a contesté la réalité et l’étendue des souffrances des classes agricoles. La discussion n’a pas tardé à s’animer ; sir James Graham et sir Robert Peel sont venus, l’un après l’autre, au secours du ministère, qui n’a réuni néanmoins que 273 voix contre 252, et dont la majorité par conséquent est descendue de plus de 400 voir à 21 seulement.

Ce résultat est dû presque uniquement à la position prise par M. Gladstone, l’un des anciens collègues de sir Robert Peel. Lorsque, dans la session dernière, M. Gladstone attaqua le ministère à propos des affaires du Canada, sir Robert Peel prit la défense du comte Grey, et tança assez vertement ses anciens lieutenans. On peut dire que, cette année, M. Gladstone a pris sa revanche. Il s’est chargé de répondre à sir James Graham, et il l’a fait avec une extrême vivacité. Il a déclaré que, pour sa part, il ne voyait pas que la question de la protection eût rien à faire dans le débit, qu’il ne voulait supposer à M. Disraëli aucune arrière-pensée, et qu’au besoin il n’hésiterait pas à séparer la motion de son auteur. L’agriculture souffre profondément par suite des dernières mesures législatives, elle a raison de demander que les premières ressources du trésor soient appliquées au soulagement de sa détresse ; la motion de M. Disraëli est donc fondée en droit et en justice, et on doit la voter pour imposer au gouvernement l’obligation de s’occuper des classes agricoles.

Ce discours a produit un effet décisif. Ni sir Robert Peel, ni M. Bright, ni lord John Russell n’ont réussi à détruire l’impression qu’il avait laissée. Non seulement tous ceux des tories qui, avec lord Drumlanrig, avaient voté pour le ministère dans la discussion de l’adresse, sont revenus au bercail ; mais les plus actifs et les plus intelligens des amis de sir Robert Peel, lord Mahon, M. Charteris, M. Monsell, sir Frédéric Thesiger, ont suivi M. Gladstone dans sa défection. M. Sydney Herbert était malade, mais on assure qu’il aurait tenté la même conduite que M. Gladstone, et cependant il est du nombre de ceux des amis de sir Robert Peel auxquels des portefeuilles avaient été offerts par lord John Russell. Enfin les listes du vote constatent que seize députés libéraux ont cette fois fait cause commune avec les tories. Les députés anglais et irlandais se sont trouvés partagés par moitié, et les vingt et une voix qui composent la majorité ministérielle sont exclusivement celles des députés écossais, qui sont désintéressés dans la question. Aussi la presse tory répète sans cesse que, battus numériquement, les protectionistes ont eu moralement la victoire, et elle annonce la prochaine dissolution du ministère.

Il est certain que ce premier avantage a enflé le courage des tories ; lord Stanley a pris, dans la chambre des lords, une attitude plus hostile, et il vient de faire échouer un bill présenté par le gouvernement pour réformer l’administration et la répartition des revenus ecclésiastiques. Nous avons peine néanmoins à croire que la chute du ministère whig soit prochaine il est seulement possible que, pour s’assurer l’appui et le concours assidu de ceux des amis de sir Robert Peel qui n’ont pas encore passé, aux tories, il ouvre ses rangs à sir James Graham, qui, après quinze ans d’absence, rentrerait ainsi dans le parti whig. Tout dépend du reste du débat qui va prochainement s’engager sur l’affaire de Grèce. Le Times a pris une attitude décidément hostile à lord Palmerston, et celui-ci, par un contraste bizarre, attaqué par les journaux ministériels, a pour défenseurs l’organe des radicaux, le Daily-News, et l’organe des ultra-tories, le Morning-post. Ce qui rend l’issue du débat douteuse, c’est que les deux ministres du nom de Grey, adversaires habituels de lord Palmerston, sont cette fois d’accord avec lui. La question des réclamations adressées à la Grèce a été soulevée en effet et engagée par le gouverneur actuel des îles Ioniennes, sir Henry Ward, parent et ami du comte Grey et de sir George Grey. Ceux-ci ne peuvent donc exiger le sacrifice de lord Palmerston sans abandonner en même temps leur parent. L’avenir nous dira s’ils sont capables d’immoler les affections de famille aux rivalités et aux exigences de la politique.

En Espagne, la confirmation officielle de la grossesse d’Isabelle II est venue faire diversion à tous les incidens ordinaires de la politique. Cet événement, en effet, coupe court à la dernière chance de guerre civile. M. le duc de Montpensier a parfaitement réussi au-delà des Pyrénées ; mais on se rappelle quelles odieuses insinuations avait donné lieu la stérilité supposée du mariage de la reine, et, pour qui connaît la farouche susceptibilité du peuple espagnol en matière d’influence étrangère, il n’est pas douteux que, si le cas prévu par la jalousie britannique s’était réalisé, la succession d’Isabelle II aurait donné lieu à des difficultés sérieuses. Lord Palmerston voyait plus loin qu’on ne le croit, lorsque, il y a deux ans, il arrachait au comte de Montemolin une protestation formelle de libéralisme. Dégagé du principe absolutiste, le jeune prétendant eût pu, à un moment donné, faire une pointe dangereuse sur le terrain du sentiment national. Cette chance suprême lui échappe, et, à l’heure qu’il est, il a probablement dû renoncer aux nouveaux projets d’insurrection qu’oit lui attribuait depuis quelques mois.

De ces bruits, il reste reperdant un fait sérieux et qui impose au gouvernement espagnol une vigilance exceptionnelle.

D’après la rumeur publique, ce n’était plus seulement sur la ligne des Pyrénées que le comte de Montemolin aurait recommencé cette fois ses tentatives ; il n’aurait songé à rien moins qu’à s’emparer de l’île de Cuba. Au premier abord, un pareil plan n’est que risible. Comment supposer en effet que le prétendant fût en mesure d’armer une flottille, lui qui ne put même pas, il y a un an, pourvoir à l’entretien de la petite bande recrutée en Catalogne par Cabrera ? Mais, en y regardant de près, on ne peut s’empêcher d’entrevoir là la main de l’Angleterre. La conquête, ou tout au moins l’émancipation de l’île de Cuba, a été de tout temps la grande préoccupation de cette puissance. C’est en vain qu’elle a essayé, à diverses reprises, tantôt de faire hypothéquer les créances britanniques sur cette riche colonie, tantôt d’en obtenir la cession directe. L’Espagne a constamment repoussé toute proposition de ce genre. Désespérant d’en venir à ses fins par les voies diplomatiques, l’Angleterre a changé de tactique. Sous la régence d’Espartero, qui était, comme on sait, à la merci du cabinet de Londres, un certain M. Turnbull, consul britannique à la Havane, se mit à prêcher ouvertement l’insurrection aux nègres. Averties à temps de ce fait, les cortès en témoignèrent la plus vive irritation, et le gouvernement britannique se résigna à révoquer M. Turnbull de ses fonctions consulaires, mais en le laissant toujours à Cuba avec le titre aussi nouveau que significatif de protecteur des nègres. Devant cette nouvelle provocation, l’indignation des cortès atteignit un tel degré de vivacité, que l’Angleterre, pour sauver son protégé Espartero, céda encore : elle consentit au rappel définitif de M. Turnbull, après avoir toutefois arraché à la faiblesse du gouvernement espagnol un règlement dont la mise en vigueur aurait enlevé aux planteurs toute garantie vis-à-vis des esclaves.

Aujourd’hui que les rapports officiels sont interrompus entre les cabinets de Londres et de Madrid, aujourd’hui que le chef du Foreign-Office est lord Palmerston, c’est-à-dire le représentant le plus fougueux de la politique envahissante de l’Angleterre, serait-il déraisonnable d’admettre que les projets du comte de Montemolin sur Cuba se rattachent à une intrigue britannique ? Qu’on ne l’oublie pas : lord Palmerston s’est fait ouvertement le protecteur du prétendant, et lord Palmerston a un affront personnel à venger. L’Angleterre serait d’autant plus indulgente pour un coup de main de ce genre, qu’en enlevant Cuba à l’Espagne, elle croirait ne l’enlever qu’aux États-Unis, qui convoitent, eux aussi, très ardemment cette reine des Antilles. Il n’y a pas long-temps qu’une bande d’aventuriers américains tenta de s’en emparer. Le projet échoua complètement ; mais ; pour qui connaît l’inexorable obstination de la race anglo-américaine, ce n’est là évidemment qu’une partie remise. La réprobation formelle dont ce guet-apens a été l’objet dans le dernier message du président n’est pas de nature à rassurer entièrement l’Espagne. Outre cette irresponsabilité qui caractérise toutes les démocraties, la démocratie américaine à pour elle certaine largeur de conscience qui s’accommode de tous les envahissemens. Le gouvernement central peut empêcher qu’une expédition contre Cuba s’organise dans les ports de l’Union ; mais là s’arrêtent de fait et sa responsabilité et son droit. Cette île une fois prise, il ne dépendrait probablement pas de lui d’en empêcher l’annexion, qui ne serait tout au plus qu’une affaire de temps.

Contre ce double danger, l’Espagne a, du reste, une garantie puissante, l’intérêt même des colons. Éclairée par la perte d’une moitié du continent américain sur les vices de son ancien système colonial, l’Espagne a fait à l’île de Cuba une situation telle que cette île a tout intérêt à rester fidèle à la mère-patrie. Depuis 1829, son mouvement commercial avec l’extérieur s’est accru d’un peu plus de 60 pour 100. À l’intérieur, même progression. Le territoire cultivé de la colonie s’est développé de près d’une moitié en sus. L’industrie minière y prospère, et les chemins de fer y présentent déjà un développement de 300 milles anglais. La population blanche s’y multiplie enfin avec une rapidité telle que, sous le rapport de l’immigration, les États-Unis n’ont qu’un avantage de 7 pour 100 sur l’île de Cuba.

Quelques arrestations politiques sans importance, mais qui prouvent cependant que le noyau de la petite conspiration carlo-exaltée n’est pas encore dissous, ont été faites le 22 à Madrid. Depuis quelques semaines, la capitale était inondée de proclamations séditieuses, carlistes, ou progressistes, mais généralement dirigées contre le duc de Valence, au nom duquel étaient accolées les plus injurieuses épithètes. On a découvert la source de ces manœuvres révolutionnaires. Deux personnes qui se chargeaient de la distribution de ces papiers ont été mises en prison. L’auteur principal, le colonel Ametller, amnistié, et l’un des membres les plus turbulens du parti progressiste, a pu se soustraire aux recherches de la police.

L’Europe orientale tend de plus en plus ouvertement à rentrer dans sa situation normale. La Russie, dont l’influence a pu paraître un moment fort menaçante, semble s’étudier à rassurer l’opinion. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a montré qu’il était fort ; peut-être veut-il prouver qu’il est modéré. Il tient plus, dirait-on, à gagner la confiance de l’Occident qu’à lui inspirer des craintes. Les armées russes, en quittant la Hongrie dès le lendemain de leurs succès, ont donné à entendre que le czar ne songe point à faire de conquêtes à l’ouest. En évacuant aujourd’hui partiellement les principautés du Danube, pour se renfermer dans les stipulations de la convention de Balta-Liman, les Russes annoncent à l’Europe que, pour le moment du moins, ils n’ont point intention de créer de nouvelles difficultés à la Turquie. Et de fait, si la Russie porte au maintien de l’ordre autant d’intérêt que son langage voudrait le faire croire, elle ne pouvait suivre une autre marche. Des prétentions conquérantes, une guerre dans l’Europe orientale, auraient plongé ces contrées dans un chaos complet, qui fût devenu peut-être un foyer inextinguible de révolution. Or, il en est en ce point pour le cabinet russe comme pour tous les autres cabinets de l’Europe, l’intérêt de la conservation et de l’ordre est plus pressant que celui de la conquête. Le tzar a beau se sentir appuyé sur une grande force religieuse et morale ; il comprend de même qu’en favorisant le progrès de l’esprit révolutionnaire chez les autres, il pourrait bien à la fin travailler contre lui-même. L’Europe tout entière doit souhaiter que le tzar persévère dans cette pensée.

Si la Russie prend sincèrement cet honorable parti de ne point susciter de nouveaux périls à l’Autriche et à la Turquie, ces deux états sortiront avec honneur de la crise où ils sont engagés avec toute l’Europe. La Turquie a beaucoup à faire pour consolider l’autorité morale qu’elle a ressaisie depuis quelques années au dedans et au dehors, elle a beaucoup à réformer dans l’ordre social comme dans l’ordre politique ; mais, depuis que Reschid-Pacha est revenu au pouvoir, on ne peut contester qu’il ait signalé son administration par des actes utiles. Les principes qu’il avait autrefois posés à Gulhané reçoivent chaque jour leur application ou leur développement. La tolérance religieuse est pratiquée, et les chrétiens avouent qu’à cet égard ils n’ont plus de griefs légitimes contre les Turcs. Chaque jour, l’administration s’ouvre aux Grecs, aux Bulgares, aux Valaques ou aux Arméniens. Aussi, en dépit des surexcitations que ces peuples ont ressenties sous le coup des événemens de Hongrie, ils sont plus que jamais portés à se rapprocher du sultan. Les fonctions publiques, qui étaient naguère pour les Turcs un instrument de violence, ont été ramenées à leur vrai caractère. Autrefois les pachas étaient de petits souverains, maîtres absolus dans leurs pachaliks ; ils sont aujourd’hui forcés de respecter eux-mêmes les lois qu’ils appliquent ; leur responsabilité est réelle : l’un d’eux, qui avait osé abuser de la bastonnade contre son intendant, vient d’être jugé à Constantinople et condamné à balayer les rues dans la ville natale de sa victime, châtiment qui n’est dépourvu ni de bon sens ni de caractère moral. D’autre part, l’état social des diverses populations de l’empire est aussi l’objet des préoccupations actuelles du grand-vizir. Pendant qu’il se rencontre chez nous des gens pour vouloir ramener la propriété à sa forme originaire, à sa primitive incertitude, le gouvernement turc travaille, au contraire, à l’arracher à ces conditions indécises et flottantes par où elle commence dans l’histoire. Il est en train de promulguer de sages lois pour régulariser et étendre le droit de succession parmi les collatéraux. La Turquie mérite ainsi de plus en plus l’intérêt que l’Europe attache à son intégrité et à son avenir.

En Autriche, la situation est analogue et non moins pressante. La révolution de Vienne et celle de Hongrie ayant tout bouleversé, tout est à reconstruire. Rendons justice au cabinet actuel ; il déploie une grande activité dans l’œuvre qui lui est imposée de réorganiser de fond en comble le vieil empire d’Autriche. Pendant qu’on l’accuse au dehors de rêver le rétablissement du pouvoir absolu, il réforme, dans une pensée dont le libéralisme ne saurait être contesté les codes qui régissent la situation des personnes et des propriétés ; il donne aux provinces des institutions beaucoup plus étendues que celles de nos conseils-généraux, et il prépare, quoiqu’on le nie, une constitution parlementaire pour l’empire entier. La difficulté de satisfaire à la fois les Croates, les Serbes, les Valaques, les Slovaques et les Magyars, en divisant la Hongrie, est la seule cause du retard que ce grand travail de législation éprouve. Le prince Windischgraetz, qui, dans son commandement en Hongrie, a donné à la noblesse magyare toutes les preuves possibles de complaisance et de sympathie, semble avoir été choisi dans cette question pour médiateur entre le cabinet et les Magyars. Il est à espérer que les conseils du ban de Croatie seront également pris en considération, et que l’on arrivera à un compromis qui, sans satisfaire entièrement les parties, sera cependant infiniment plus favorable à leurs intérêts que l’état de choses d’avant la guerre. Des symptômes de mécontentement ont éclaté récemment en Dalmatie dans le voisinage des indomptables Monténégrins ; plusieurs fois aussi les Serbes de la Waivodie ont montré des dispositions hostiles. Sitôt que la constitution générale de l’empire aura été terminée, les passions suivront un autre cours. Les diverses races dont l’empire est formé ne songeront plus qu’à prendre une position purement légale, et elles ne demanderont plus qu’au triomphe des majorités le succès de leurs prétentions. Le cabinet le sait bien. C’est pour cette raison que d’une part il se hâte de résoudre la question constitutionnelle, et que de l’autre il ne s’effraie point des protestations isolées que sa politique rencontre chez les Dalmates et les Serbes.


REVUE MUSICALE.

HENRIETTE SONTAG. — LES THEÂTRES ET LES CONCERTS.


Une des rares consolations qui aient été données aux amis de l’art musical depuis la révolution de février 1848, c’est de voir reparaître sur la scène du monde une artiste célèbre qui en avait été l’ornement. Mlle Sontag, après avoir enchanté l’Europe par la beauté de sa voix, par une vocalisation merveilleuse et les charmes de sa personne, disparut tout à coup aux yeux de ses nombreux admirateurs, et alla enfouir l’éclat d’une gloire incontestée et péniblement acquise sous le voile de l’hyménée. Mlle Sontag devint Mme de Rossi ; elle échangea un diadème contre une couronne de comtesse, et la muse de la grace devint une humble ambassadrice. Il a fallu une révolution politique qui a bouleversé toutes les existences pour nous rendre la cantatrice éminente que nous avions tant admirée de 1826 à 1830. Mme de Rossi, qui, fort heureusement pour nos plaisirs, a perdu son ambassade et une partie de sa fortune, assure-t-on, est redevenue Mlle Sontag. Après avoir émerveillé la haute société de Londres, qui l’a accueillie l’hiver dernier avec une grande distinction, Mlle Sontag a voulu se représenter aussi, après vingt ans de silence, devant ce public parisien dont les acclamations intelligentes avaient été jadis son plus beau titre de gloire. Nous l’avons entendue dans deux concerts qu’elle a donnés dernièrement au Conservatoire ; mais, avant d’apprécier un talent encore si admirable, on nous saura gré peut-être de raconter brièvement la jeunesse de cette femme célèbre, tant éprouvée par la destinée.

Henriette Son tag est née à Coblentz, le 13 mai 1805 ; d’une de ces familles de comédiens nomades dont Goethe nous a donné, dans son Wilhelm Meister, la poétique histoire. Éclose, comme l’alcyon, sur la cime des flots orageux, elle connut de bonne heure les vicissitudes et les épreuves de la vie d’artiste des l’âge de six ans, elle débuta à Darmstadt dans un opéra très populaire en Allemagne, la Fille du Danube (Donau Weibchen), où, dans le rôle de Salomé, elle fit admirer les graces enfantines de sa personne et la justesse de sa voix. Trois ans plus tard, ayant perdu son père, Henriette Sontag se rendit avec sa mère à Prague, où elle joua des rôles d’enfant sous la direction de Weber, qui était alors chef d’orchestre du théâtre. Ses succès précoces lui firent obtenir, par une faveur toute particulière, la permission de suivre les cours du conservatoire de cette ville, bien qu’elle n’eût pas encore atteint l’âge fixé par les règlemens. C’est là que, pendant quatre ans, elle étudia la musique vocale, le piano et les élémens de la vocalisation. Une indisposition de la première cantatrice du théâtre lui permit d’aborder, pour la première fois, un rôle assez important : celui de la princesse de Navarre de Jean de Paris, de Boieldieu. Elle avait alors quinze ans. La facilité de sa voix, ses formes naissantes, qui,

Comme les nœuds formés sous l’écorce des saules,
Qui font renfler la tige aux sèves du printemps,


laissaient entrevoir la beauté future, le trouble qui soulevait son cœur et le remplissait de mystérieux pressentimens, lui valurent un succès qui était de bon augure pour l’avenir de son talent.

De Prague, Henriette Sontag se rendit à Vienne, où elle rencontra Mme Mainvielle-Fodor, dont l’exemple et les bons conseils développèrent les heureuses dispositions qu’elle avait reçues de la nature. Chantant alternativement l’opéra allemand et l’opéra italien, elle put s’essayer ainsi dans ces deux langues si différentes, et se donner le temps de choisir entre les radieux caprices de la musique italienne et les accens sobres et profonds de la nouvelle école allemande. Un engagement lui ayant été proposé, en 1824, pour aller chanter l’opéra allemand au théâtre de Leipzig, elle se rendit dans cette ville, foyer de discussions philosophiques et littéraires, et s’y acquit une grande renommée par la manière dont elle sut interpréter le Freyschütz et l’Eurianthe de Weber.Les admirateurs du génie de ce grand musicien se composaient de la jeunesse des universités et de tous les esprits ardens et généreux qui voulaient soustraire l’Allemagne à la domination étrangère aussi bien dans l’empire de la fantaisie que dans celui de la poétique ; ils acclamèrent avec enthousiasme le nom de Mlle Sontag, qui se répandit dans toute l’Allemagne, comme celui d’une virtuose de premier ordre, appelée à renouveler les merveilles de la Mara. C’était à Leipzig que la Mata, cette fameuse cantatrice allemande de la fin du XVIIIe siècle, avait été élevée par les soins du vieux professeur Hiller. On savait gré à Mlle Sontag de consacrer un organe magnifique et une vocalisation peu commune au-delà du Rhin à rendre la musique forte et profonde de Weber, de Beethoven, de Spohr et de tous les nouveaux compositeurs allemands qui avaient rompu tout pacte avec l’impiété étrangère, et donné l’essor au génie de la patrie. Entourée d’hommages, célébrée par tous les beaux-esprits, chantée par les étudians et escortée par les hourras de la presse allemande, Mlle Sontag fut appelée à Berlin, où elle débuta avec un immense succès au théâtre de Koenigstadt. C’est à Berlin, on le sait, que fut représenté, pour la première fois, le Freyschütz, en 1821. C’est à Berlin, ville protestante et rationaliste, le centre d’un mouvement intellectuel et politique qui cherchait à absorber l’activité de l’Allemagne aux dépens de Vienne, ville catholique où régnaient l’esprit de la tradition, la sensualité, la brise et les mélodies faciles de l’Italie ; c’est à Berlin, disons-nous, que la nouvelle école de musique dramatique fondée par Weber, avait trouvé son point d’appui. Mlle Sontag y fut accueillie avec enthousiasme comme une interprète inspirée de la musique nationale. Les philosophes hégéliens la prirent pour sujet de leurs doctes commentaires, et ils saluèrent, dans sa voix limpide et sonore, le subjectif confondu avec l’objectif dans une unité absolue ! Le vieux roi de Prusse la reçut à sa cour avec une bonté paternelle. C’est là que la diplomatie eut occasion d’approcher de Mlle Sontag et de faire brèche au cœur de la muse.

Profitant d’un congé qu’on lui avait accordé, Mlle Sontag vint enfin à Paris, et débuta au Théâtre-Italien, le 15 juin 1826, par le rôle de Rosine du Barbier de Séville. Son succès fut éclatant, surtout dans les variations de Rode, qu’elle introduisit au second acte pendant la leçon de chant. Ce succès se confirma et s’accrut même dans la Donna del Lago et l’Italiana in Algeri ; dont elle fut obligée de transposer plusieurs morceaux écrits pour la voit de contralto. De retour à Berlin, elle y fut reçue avec un redoublement d’intérêt. Elle resta dans cette ville jusqu’à la fin de l’année 1826 ; puis, abandonnant l’Allemagne et l’école qui l’avait élevée au fond de son sanctuaire, elle vint se fixer à Paris. Mlle Sontag débuta par le rôle de Desdemona de l’opéra d’Otello, le 2 janvier 1828. Elle fit partie de cette constellation de virtuoses admirables qui charmèrent à cette époque Paris et Londres, et parmi lesquels brillèrent, au premier rang Mme Pasta, Mme Pisaroni, Mme Malibran et Mlle Sontag. Entre ces deux dernières cantatrices d’un mérite si différent, il se déclara une de ces rivalités fécondes dont Hoffmann nous a donné une peinture si dramatique. Cette rivalité fut poussée si loin entre l’impérieuse Junon et la blonde Vénus, qu’elles ne pouvaient se rencontrer ensemble dans le même salon. Sur la scène, lorsqu’elles chantaient dans le même opéra, que ce fût Don Juan ou bien Semiramide, leur jalousie héroïque se révélait par des points d’orgue assassins et des fusées à la congrève qui incendiaient l’auditoire. Tantôt c’étaient les Troyens qui l’emportaient, et tantôt les Grecs. Le parterre se soulevait et se calmait comme les vagues de la mer sous la pression des divinités de l’Olympe. Un jour enfin, Mme Malibran et Mlle Sontag ayant dû chanter ensemble un duo dans une maison princière, la fusion de ces deux voix si différentes pour le timbre et le caractère de l’expression produisit un si grand effet, que le succès des deux grandes cantatrices opéra leur réconciliation. Depuis ce moment, le calme a régné sul mare infido.

Toutefois, au milieu de ces succès et de ces fêtes de l’art, un point noir s’élevait à l’horizon. La diplomatie travaillait sourdement à brouiller les cartes. Ses protocoles devenaient menaçans, et on apprit tout à coup que Mlle Sontag allait quitter le théâtre pour se vouer à des devoirs plus austères. Un lien secret l’unissait depuis un an au comte de Rossi, qui n’entendait point partager son bonheur. Mlle Sontag fit ses adieux au public parisien dans une représentation au bénéfice des pauvres, qui eut lieu à l’Opéra en janvier 1830. De retour à Berlin, les instances de ses amis et de ses nombreux admirateurs lui firent consentir à donner encore quelques représentations, et elle quitta définitivement le théâtre deux mois avant la révolution de juillet ; mais, avant d’accepter le nouveau rôle qu’elle s’était choisi dans la vie, avant de se dépouiller de la brillante renommée qu’elle s’était si justement acquise, Mlle Sontag fit un voyage en Russie, donnant à Varsovie, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, et puis à Hambourg et dans d’autres villes importantes de l’Allemagne, des concerts aussi brillans que fructueux. C’est après ce voyage que, sous le nom de Mme la comtesse de Rossi, suivant la fortune de son mari, elle passa successivement plusieurs années à Bruxelles, à La Haye, à Francfort et à Berlin, ne se faisant plus entendre que dans les réunions de cette haute société européenne que la révolution de février est venue ébranler jusque dans ses fondemens.

Mlle Sontag possédait une voix de soprano très étendue, d’une grande égalité de timbre et d’une merveilleuse flexibilité. Dans l’octaves supérieure ; depuis l’ut du médium jusqu’à celui au-dessus de la portée, cette voix tintait délicieusement comme une clochette d’argent, sans que jamais on eût à craindre ni une intonation douteuse, ni un défaut d’équilibre dans ses exercices prodigieux. Cette rare flexibilité d’organe était le résultat des munificentes de la nature fécondées par des travaux incessans et bien dirigés. Jusqu’à son arrivée à Vienne, où elle eut occasion d’entendre les grands virtuoses de l’Italie, Mlle Sontag n’avait été guidée que par son heureux instinct et le goût plus ou moins éclairé du public à qui elle s’était fait entendre. C’est aux conseils de Mme Mainvielle-Fodor, et plus encore à l’exemple que lui offrait chaque jour le talent exquis de cette admirable cantatrice, que Mlle Sontag a dû l’épanouissement de ses qualités natives qui jusqu’alors étaient restées comme renfermées dans leur calice. La lutte avec des rivales comme Mme Pisaroni et Mme Malibran, ces combats héroïques qu’elle eut à soutenir sur les théâtres de Vienne, de Paris et de Londres achevèrent de donner à son talent ce degré de maturité savoureuse qui avait fait de Mlle Sontag une des cantatrices les plus brillantes de l’Europe.

Dans le magnifique écrin de vocalises de toute nature que Mlle Sontag déroulait chaque soir devant ses admirateurs, on remarquait surtout la limpidité de ses gammes chromatiques et l’éclat de ses fripes qui scintillaient comme des rubis sur un fond de velours. Chaque note de ces longues spirales descendantes ressortait comme si elle eût été frappée isolément et se rattachait à la note suivante par une soudure imperceptible et délicate. Et toutes ces merveilles s’accomplissaient avec une grace parfaite, sans que le regard fût jamais attristé par le moindre effort. La figure charmante de Mlle Sontag, ses beaux yeux bleus, limpides et doux, ses formes élégantes et sa taille élancée et souple comme la tige d’un jeune peuplier achevaient le tableau et complétaient l’enchantement.

Mlle Sontag s’est essayée dans tous les genres. Née en Allemagne au commencement de ce siècle tumultueux, elle a été nourrie de la musique vigoureuse et puissante de la nouvelle école allemande, et a obtenu ses premiers succès dans les chefs-d’œuvre de Weber. À Paris, elle a abordé successivement les rôles de Desdemona, de Semiramide et celui de dona Anna dans le chef-d’œuvre de Mozart. Malgré l’enthousiasme qu’elle paraît avoir excité parmi ses compatriotes par la manière dont elle a su rendre l’inspiration dramatique de Weber, enthousiasme dont on peut trouver l’écho dans les œuvres de Louis Boerne ; malgré les qualités brillantes qu’elle a déployées dans le rôle de Desdemona et surtout dans celui de dona Anna, qui lui fut imposé presque par la jalousie de Mme Malibran, c’est dans la musique légère et dans le style tempéré que Mlle Sontag trouvait sa véritable supériorité. Le rôle de Rosine du Barbier de Séville, celui de Ninette de la Gazza Ladra, d’Aménaide de Tancredi et d’Elena de la Donna del Lago, ont été ses plus belles conquêtes. Le cri pathétique ne pouvait pas s’échapper de ces lèvres fines où brillaient la morbidesse et le demi-sourire de la grace ; l’explosion du sentiment ne venait jamais altérer les lignes pures de son visage ni colorer de pourpre cette peau blanche et lisse comme du satin. Non, dans ce corps élégant qui fuyait devant le regard avide comme une vapeur légère, la nature n’avait point déposé de germes créateurs. L’étincelle électrique, en traversant ce cœur placide, n’y allumait jamais le foyer divin et n’y faisait point éclater les magnifiques tempêtes de la passion. Voilà pourquoi aussi Mlle Sontag a consenti à courber sa tête charmante sous le joug de l’hyménée et à descendre d’un trône où elle s’était élevée par la toute-puissance du talent pour devenir la comtesse de Rossi. Qui sait pourtant si des regrets amers ne sont pas venus depuis troubler le repos qu’elle s’était promis ? qui sait si Mme l’ambassadrice, au milieu des tristesses de la grandeur, n’a pas jeté un regard mélancolique sur les belles années de sa jeunesse, alors que tout, un peuple d’admirateurs la couronnait de roses et d’immortelles ? M. Auber et M. Scribe, dans leur joli opéra de l’Ambassadrice, ne nous auraient-ils pas raconté L’histoire de Mlle Sontag devenue la comtesse de Rossi ?

La voix de Mme Sontag est assez bien conservée. Si les cordes inférieures ont perdu de leur plénitude et se sont alourdies un peu sous la main du temps, comme cela arrive toujours aux voix de soprano, les notes supérieures sont encore pleines de rondeur et de charme. Son talent est presque aussi exquis qu’il l’était il y a vingt ans, sa vocalisation n’a rien perdu de la merveilleuse flexibilité qui la caractérisait autrefois, et, sans beaucoup d’efforts d’imagination, on retrouve aujourd’hui dans Mlle Sontag le fini, le charme, l’expression tempérée et sereine qui la distinguaient parmi les cantatrices éminentes qui ont émerveillé l’Europe depuis un demi-siècle. Accueillie avec distinction par un public d’élite qui était accouru au bruit de sa gloire et de son infortune, Mme Sontag a chanté avec un grand succès plusieurs morceaux de son ancien répertoire. Parmi ces morceaux on a surtout remarqué les variations de Rode, sorte de canevas mélodique mis à la mode par Mme Catalani, et sur lequel Mme Sontag a brodé les arabesques les plus ingénieuses et les plus adorables. Une gamme ascendante lancée à fond de train et passant devant l’oreille éblouie comme un ruban de feu, a suscité les plus vifs transports. Au second concert qui a eu lieu mardi dernier, le succès de Mme Sontag a été plus décisif encore, surtout dans un air de la Semiramide de Rossini, qu’elle a chanté dans la perfection. Ajoutons aussi que le temps qui semble avoir glissé légèrement sur cette cantatrice charmante ne lui a pas apporté ce que Dieu seul peut donner à ses élus : l’accent du cœur.

L’Allemagne, qui a produit tant de glorieux génies dans la musique instrumentale et de si excellenas artistes pour tous les instrumens, a été beaucoup moins heureuse dans le drame lyrique et dans l’art de chanter, qui s’y rattache d’une manière si directe. Excepté Mozart, qui est un miracle de la Providence, excepté quelques compositeurs de second ordre tels que Winter, qui se sont inspirés de Mozart et de l’école italienne, les opéras allemands ont été conçus donc un système qui ne permet pas à la voix humaine d’y déployer toutes ses magnificences. Aussi les chanteurs nés au-delà du Rhin dont la réputation a pu franchir les limites de la nationalité sont-ils extrêmement rares. La Mara (Schmaeling), qui naquit à Cassel en 1747, et qui est morte en Livonie le 20 janvier 1833, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été, avant Mme Sontag, la seule cantatrice allemande qui ait joui d’une réputation européenne. Cette femme aussi extraordinaire par le talent, par les caprices de son caractère que par les vicissitudes de sa bizarre destinée, a fait pendant quarante ans les beaux jours de Berlin, de Vienne, de Venise, de Paris et de Londres, où elle a régné en prima donna assoluta pendant dix ans. Cette capricieuse divinité eut des démêlés avec le grand Frédéric, dont le despotisme éclairé s’appesantissait aussi bien sur les cantatrices que sur les philosophes et les poètes. La Mara fut obligée de se sauver de Berlin comme Voltaire, et faillit être aussi appréhendée au lit par un soldat aux gardes. Les temps sont bien changés. Le petit-fils du grand Frédéric a bien autre chose à faire aujourd’hui qu’à jouer de la flûte et à surveiller les points d’orgue des cantatrices. Si les rois règnent encore dans quelque coin de l’Europe, ce sont bien évidemment les cantatrices qui gouvernent, et la réapparition de Mme Sontag, les beaux succès qu’elle vient d’obtenir tant à Londres qu’à Paris, sont un double témoignage de l’instabilité de la fortune et de la toute-puissance du talent.

Les théâtres lyriques de Paris se traînent bien languissamment depuis quelque temps. L’Opéra n’a rien donné depuis le Prophète qui soit digne de fixer l’attention du public. Le nouveau ballet qui a été représenté ces jours derniers, Stella, est un trop long canevas, sans plan, sans idées et sans le moindre intérêt. M. Saint-Léon, qui en est l’auteur, devrait bien se contenter d’être un danseur remarquable, et laisser à d’autres la conception de ces poèmes chorégraphiques, qui exigent une imagination délicate et des inspirations poétiques dont il ne semble pas richement pourvu. La scène, qui se passe dans le royaume de Naples, a permis à l’administration d’étaler une riche livrée de beaux costumes et quelques décors pittoresques. Un pas de deux au second acte, intitulé la Sicilienne, que M. Saint-Léon et Mme Cerrito dansent avec une puissance et un entrain admirables, forme tout l’intérêt de cet interminable ballet, qui est bien loin de la charmante création de la Filleule des Fées, où la Carlotta était si ravissante et ne sera pas remplacée. La musique, qui est toujours de la composition de M. Pugni, est agréable, dansante et parfois vigoureuse. M. Pugni a mis à profit un grand nombre d’airs napolitains, qu’on reconnaît facilement au rhythme bondissant, et jovial qui les caractérise. On prépare la reprise des Huguenots avec une nouvelle mise en scène, et puis viendra l’opéra de M. Auber.

Le théâtre de l’Opéra-Comique est plus heureux que sage. Tout lui réussit, et la moindre bagatelle lui suffit pour remplir sa caisse de beaux écus d’or. Il se plaint pourtant de sa misère, et voudrait bien qu’on s’apitoyât sur son malheureux sort ; mais d’autres, M. Perrin ! Vous ne nous ferez jamais croire que vous ayez besoin que le gouvernement augmente encore la trop large rétribution qu’il vous accorde. Le succès de l’opéra des Porcherons se confirme et s’agrandit. On retrouve dans la charmante musique de M. Grisar quelque chose de la veine piquante de Grétry et du charme de Cimarosa. Le troisième acte des Porcherons est un morceau vigoureusement conçu, qui présage l’avènement d’un nouveau compositeur.

Que dirons-nous du Théâtre-Italien ? Hélas ! rien qui puisse intéresser l’esprit et le cœur des vrais dilettante. M. Ronconi, qui s’obstine à vouloir être un médiocre directeur, au lieu de rester un virtuose de grand mérite, aura contribué à éloigner la société élégante du théâtre qu’elle avait choisi pour lieu de rendez-vous et d’agréable passe-temps. Il est impossible de se faire une idée de la manière dont on a assassiné, selon l’heureuse expression d’une femme d’esprit, le chef-d’œuvre de Cimarosa et celui de Mozart. Excepté M. Lablache, qui est partout en toujours un virtuose de premier ordre et le seul représentant, qui nous nous reste de la vieille et bonne école italienne, les autres chanteurs ont paru aussi étrangers au style de l’auteur de Don Giovanni que le public a été étonné de les entendre.

Les concerts, et surtout les bons concerts, sont très nombreux cet hiver à Paris. Ceux du Conservatoire jouissent toujours de leur antique renommée, si noblement acquise. Vient ensuite la société de l’Union musicale, sous la direction, de M. Seghers, artiste sérieux et d’un vrai mérite, qui a eu l’heureuse idée de mettre à la portée des bourses les plus modestes le plaisir exquis d’entendre exécuter les chefs-d’œuvre de la musique, instrumentale de tous les genres et de toutes les écoles. Son entreprise a parfaitement réussi, et la société de l’Union musicale a désormais sa place à côté de la Société des Concerts, dont elle est la fille humble et reconnaissante. MM. Berlioz et Dietsch ont pensé, de leur côté que le besoin d’une troisième société musicale se faisait généralement sentir : ils ont fondé la grande Société philharmonique de Paris, qui doit donner un concert tous les mois. Si cette société se propose un but sérieux et veut contribuer, avec ses deux aînées, à vulgariser les grandes conceptions de l’art musical elle aura notre concours et celui de tous les juges compétens ; mais, si la grande Société philharmonique de Paris ne devait servir de théâtre qu’aux tours plus ou moins fantastiques de M. Berlioz, elle ne tarderait pas à succomber sous l’indifférence publique.


P. SCUDO.

BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


Histoire de la civilisation et de l’Opinion publique en France, en Angleterre, etc., par William-Alexandre Mackinnon, membre du parlement anglais[1]. -Dans un temps d’anarchie intellectuelle, il ne saurait être de sujet plus vaste ni plus grave que celui qui fait la matière de ce livre. Pour oser s’attaquer à des problèmes de cette nature, il faut une grande confiance d’esprit jointe à la connaissance approfondie des faits et des systèmes dont l’enchaînement forme l’histoire du monde. C’est assez dire qu’il n’est point surprenant que l’on échoue en les abordant ; il le serait au contraire que l’on pût réussir à pénétrer dans leurs replis obscurs. Une histoire philosophique et complète de la civilisation est une œuvre à peine possible pour le plus haut génie. Il est cependant divers aspects sous lesquels les développemens et les vicissitudes de l’esprit humain pourraient être envisagés avec succès et avec fruit pour l’époque présente. Quels sont les rapports de l’esprit de l’antiquité avec celui des temps modernes ? Ou, si l’on voulait se restreindre, quel est au point de vue social le changement que la révolution française a introduit dans les procédés et dans les allures de l’intelligence ? Voilà le côté par lequel une histoire de la civilisation eût touché directement aux intérêts du jour. La solution de ce problème nous eût peut-être révélé le secret des défaillances et des égaremens de la pensée moderne, de l’anarchie intellectuelle et de la stérilité philosophique à laquelle la société présente semble condamnée. Quoi de plus digne des préoccupations des écrivains et de l’attention de toute l’Europe atteinte ou menacée du même mal !

M. Mackinnon a passé rapidement sur ce contraste des deux grands principes de civilisation qui se sont jusqu’à ce jour partagé le monde. Et cependant bien des faits contemporains pouvaient le mettre sur la voie. Qu’est-ce que cette perpétuelle oscillation de la pensée qui fait le trait principal de l’histoire contemporaine ? Qu’est-ce que cette lutte engagée depuis 39 entre la tradition du passé et les théories ! Pourquoi cette alternative de victoires et de défaites parmi lesquelles le passé n’est pas toujours le vaincu ? Pourquoi enfin les modernes théories, alors même qu’elles ont été victorieuses et se sont vues armées de la plus grande force possible, n’ont-elles réussi à rien fonder que l’on puisse tenir pour durable ? Apparemment parce que l’esprit du passé n’était pas aussi éloigné de la vérité que l’on voudrait nous le faire croire, et parce que l’esprit moderne n’en est point aussi près qu’il le prétend dans son orgueil juvénile. Les deux principes se distinguent, quant à présent, par des résultats tout opposés et qui sont évidemment en faveur du passé. Les principes d’où les sociétés anciennes sont sorties ont produit des croyances fortes, des vertus énergiques ; ils ont donné de la puissance aux gouvernemens et de l’essor aux individus ; ils ont provoqué l’intelligence et l’activité humaines à se déployer sous leurs formes les plus brillantes et les plus grandioses. Les principes de la société moderne ont sans doute jeté aussi un grand éclat dans leur premier élan ; mais cet éclat ne s’est point soutenu. Ils ont produit une grande somme de science ; de liberté et de bien-être ; mais le goût du droit, vivement surexcité, a fait oublier le devoir : l’amour de l’aisance a détourné de la vie de sacrifice et de dévouement ; enfin la science, en exaltant la raison pure, a créé dans les consciences un universel scepticisme. Le chef actuel de l’école philosophique en France a divisé les manifestations de l’humaine intelligence en deux époques principales, celle de la spontanéité ou de la foi et des religions, celle de la réflexion ou de la science et des philosophies. Qui vaut le mieux de la spontanéité pure et simple accompagnée de fortes croyances ou de la réflexion suivie du scepticisme ?

M. Mackinnon a décliné cette question de principe et de croyance, qui aurait eu pour l’époque actuelle un si vif attrait. En revanche, s’il a négligé la partie métaphysique du problème, il a sainement apprécié le rôle des lois et des hommes dans le mouvement des sociétés. Placé au point de vue de l’Angleterre constitutionnelle, il est dans la position la plus favorable pour juger la civilisation par son côté pratique. Il sait tout ce que son pays doit à la sagesse de sa législation politique et aux vertus civiques de ses hommes d’état. Quoiqu’il faille attacher une importance de premier ordre à la question des institutions, celle des hommes en a peut-être une plus grande encore. L’un des compatriotes de M. Mackinnon, M. Disraëli, dans un de ses romans politiques, a fait remarquer avec raison que les institutions les meilleures ne sont rien sans les hommes, et que les hommes, avec une forte discipline intellectuelle, remédient sans peine au vice des lois. Rien de plus vrai. Nos aïeux, avec des lois détestables, sans équité et sans unité, n’ont-ils pas atteint au plus haut degré de la vie sociale ? Tout au contraire, avec des lois incontestablement supérieures sous le rapport de la justice et de la science, nous trairions péniblement une existence sans énergie. Tout revient donc en définitive à une question de discipline intellectuelle.

« C’est dans le gouvernement républicain, dit Montesquieu, que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. » L’on sait quelle était sur le même sujet la pensée du père de la république démocratique et sociale, de l’auteur d’Émile ; on sait combien il se montra préoccupé de la discipline propre à faire des citoyens en vue de cet exercice de la souveraineté individuelle, dont il a été le premier théoricien. Tous les maîtres qui, depuis les deux grands disciples de Socrate, ont traité du gouvernement et de la société ont proposé aux hommes d’état l’éducation publique pour principal objet. C’est aux démocraties qu’il est donné de comprendre le mieux cette indication de la science. Elles ne peuvent subsister qu’à force de bon sens et de génie ; elles ne parviennent à se maintenir qu’à la condition que les classes lettrées y prennent, par leur intelligence et par leurs vertus, assez d’ascendant pour suppléer à la faiblesse des institutions. En parlant de la charte de 1830, M. Mackinnon a signalé le danger qu’il y aurait à étendre la jouissance du droit politique à tout le peuple avant que le caractère moral et politique de ce peuple l’eût rendu apte à en jouir. La force a tranché la question. Le danger a éclaté à la fois dans la moitié de l’Europe. Il s’agit pour les classes lettrées de conserver ou de reprendre avec énergie l’influence et l’empire, ou les sociétés périssent. Par bonheur, l’ascendant des lumières a sur l’ignorance des masses plus d’autorité que l’on ne pense, à la condition qu’il soit entoure de quelque reflet de grandeur. Pourquoi donc en effet le peuple a-t-il, durant tant de siècles accumulés, si complaisamment supporté la domination pesante des classes privilégiées et des pouvoirs soi-disant de droit divin ? Est-ce par bassesse d’ame et par faibles de cœur ? Non ; si le paysan n’a pas secoué plus tôt l’intolérable joug de la féodalité, c’est qu’il sentait une véritable supériorité d’intelligence et de courage en ceux qui lui commandaient, c’est parce qu’il voyait plus de dévouement et d’audace, plus de noblesse d’esprit et de caractère à mener une existence guerroyante pour Dieu et la patrie qu’à labourer un champ. Voyez l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises : n’ont-elles pas conservé sur le peuple cet ascendant du génie et du civisme ? Le peuple, de son côté, par un long usage de la liberté politique, a contracté l’habitude de s’en reposer sur ses chefs ; il a des traditions et des mœurs politiques, il suit des routes battues ; il les suit de confiance ; il obéit respectueusement, sans susceptibilité ni jalousie. Le peuple anglais croit à la supériorité des hommes qui le gouvernent, parce qu’en effet ils justifient l’opinion que ce peuple a de leur mérite. M. Mackinnon nous indique avec beaucoup de raison que le salut des sociétés est en partie dans le rétablissement de ce respect de la hiérarchie.

À ce point de vue, le malheur de la société française est peut-être que la bourgeoisie n’ait pas toujours bien compris la portée de son rôle, et n’ait pas su le prendre d’assez haut. Il semble, en effet, qu’en succédant à la situation et à l’autorité de l’ancienne noblesse, la bourgeoisie n’ait tenu à lui emprunter que ses dehors et ses vanités, en laissant se dégrader le brillant héritage de dévouement, d’énergie et de sévère hardiesse que la vieille bourgeoisie parlementaire léguait autrefois à ses descendans. La bourgeoisie d’à présent, dépourvue de toute tradition de famille, s’étiole dans le bien-être dès la seconde génération, et les hommes qui depuis de longues années lui ont donné quelque lustre sont pour la plupart des nouveaux venus qui se sont élevés par le labeur et la lutte du fond du prolétariat, comme si elle ne contenait point dans son sein assez de vertus viriles et fécondés pour s’alimenter et se reproduire par elle-même ; mais les calamités qui l’ont frappée si profondément depuis deux ans ont été pour elle une leçon, une épreuve dans laquelle elle a déjà puisé une force qu’on ne lui connaissait plus. En ce sens, le malheur lui a été profitable : il lui a inspiré un sentiment plus haut de sa mission ; il lui a enseigné que son salut, celui de la société, dépendent de son courage et de son intelligence. Dès à présent, elle a d’autres préoccupations que de vivre heureuse et tranquille. Elle sent qu’elle est responsable de l’avenir du pays et de la civilisation ; déjà elle a ressaisi le pouvoir, et, en l’exerçant, elle va se rendre digne de le conserver sans contestation. Ainsi se rétablira ce sentiment de la hiérarchie, cette pondération des forces sociales que M. Mackinnon nous fait remarquer avec complaisance et fierté dans son pays, et qu’il nous montre comme une des principales conditions du progrès de la civilisation.



V. DE MARS.

  1. 2 vol, traduits de l’anglais, chez Comon, quai Malaquais, 15.