Chronique de la quinzaine - 28 février 1870

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Chronique n° 909
28 février 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1870.

Il n’est rien de tel que d’être au parterre pour bien voir une pièce et pour en apprécier les effets. On est du moins à l’abri des illusions complaisantes de ceux qui, se trouvant dans les coulisses ou même dans les chœurs, ne voient rien et se figurent qu’ils font tout marcher. Hélas ! les choses ne marchent pas aussi nettement et aussi sûrement qu’on le croirait ; elles ont, si l’on veut, une apparence triomphante ; au fond, elles manquent d’une certaine liaison intime, elles vont passablement au hasard. Notre pièce politique et parlementaire avait pourtant bien commencé aux premières heures de cette année. Elle était conduite par des hommes de bonne volonté entrant sur la scène, c’est-à-dire au pouvoir, avec du talent, de la considération et l’amour du bien public. Ces ministres d’un ordre nouveau avaient pour eux le vent qui soufflait, la force d’une situation, et, mieux encore, cette fortune exceptionnelle d’être entre tous les instrumens désignés d’une transformation nécessaire, ardemment désirée. On ne demandait qu’à les suivre et à mettre en eux tout ce qu’il faut de confiance pour assurer le succès d’une si belle entreprise. Rien n’est essentiellement changé sans doute, l’opinion nourrit toujours les mêmes vœux ; ce qu’on pensait il y a deux mois, on n’a pas cessé de le penser, et ce qui a fait la raison d’être du cabinet du 2 janvier est encore sa force dans les circonstances difficiles que traverse la France. Seulement les incidens sont venus, la pièce s’est embrouillée et a pris des allures quelque peu vagabondes ; la confusion s’en mêle, si bien que de ce régime parlementaire si longtemps regretté et enfin renaissant il est à craindre que nous n’ayons jusqu’ici que les faiblesses, les prodigalités de parole et les embarras de l’action dans le ministère, les troubles dans le parlement, les disputes vaines, les coups de théâtre, les questions de cabinet improvisées à tout bout de champ.

Nous vivons en effet dans un moment singulier, où tout a de la peine à reprendre sa place, et où, à défaut d’une activité réglée et féconde, règne un besoin universel de recommencer sans cesse les mêmes luttes, de se battre dans le vide, de se perdre surtout en manifestations retentissantes qui n’éclaircissent rien. On laisse volontiers à la presse le léger ridicule d’avoir une idée par jour, on réserve pour soi le droit de faire une déclaration par jour. La droite s’explique, la gauche s’explique, le gouvernement arrive pour s’expliquer à son tour plus que tout le monde, et en fin de compte, au bout de toutes ces explications, le pays, qui suit ce spectacle avec surprise, en vient à être plus impatient que jamais de démêler la vérité des choses, de savoir où il en est, ce qu’on veut faire et comment on veut le faire. On a failli le savoir le jour où M. le comte Daru, pressé par M. Jules Favre et parlant visiblement pour tous ses collègues, est venu définir avec le bon sens le plus élevé la politique du gouvernement. Ce jour-là, on a éprouvé un véritable soulagement, comme si on sortait d’un brouillard incommode, en entendant cette parole sérieuse, ferme et sincère qui a eu un juste retentissement, et le corps législatif presque tout entier s’est laissé entraîner par ce langage qui n’avait assurément rien d’ambigu, qui attestait tout à la fois l’homogénéité, le libéralisme et la résolution du ministère. On se croyait bien fixé après cela, la dissolution était écartée pour le moment, on avait un gouvernement libéral, et on pouvait marcher. Pas du tout ! Le lendemain, nouvelles perplexités, nouvelle manifestation ministérielle à propos des candidatures officielles. Cette fois c’était M. Émile Ollivier, fort habilement attiré à la tribune par M. Ernest Picard et M. Grévy, et intervenant par une déclaration qui ne contredisait pas sans doute le langage de M. le ministre des affaires étrangères, qui le complétait et le précisait sur un point spécial, si l’on veut, mais qui dans tous les cas avait pour effet immédiat de laisser entrevoir encore une fois la question ministérielle, disparue la veille dans un vote d’enthousiasme. C’était un changement de front sur place. La veille, M. le comte Daru avait rallié le corps législatif tout entier, sauf la fraction la plus extrême de la gauche ; le lendemain, M. Émile Ollivier ralliait la gauche tout entière avec les centres contre la fraction la plus obstinée de la droite, s’attachant furieuse et consternée aux débris de la candidature officielle. Le coup de bascule a été complet. Que M. Émile Ollivier, pour accentuer plus vivement la politique du ministère dans les élections, se soit cru obligé de décliner en fait pour le gouvernement un droit d’intervention qu’il a d’ailleurs admis en principe, et qu’il se soit même laissé entraîner à un engagement de neutralité absolue en toute circonstance, la question n’est pas là pour le moment. Il est bien clair que la révolution qui s’accomplit a ses conséquences dans les procédés électoraux comme dans tout le reste. La question est dans cette confusion sans cesse renaissante qu’on crée au feu des discussions de tous les jours, dans cette mobilité apparente des choses qu’on entretient involontairement, lorsque la première nécessité serait beaucoup moins d’avoir des victoires d’éloquence que d’agir, beaucoup moins de multiplier les déclarations théoriques que de mettre la main à l’œuvre, et d’appliquer cette politique libérale qui n’est jusqu’ici, aux yeux du pays, qu’un généreux et séduisant drapeau.

Malheureusement c’est là un piège dont il ne semble pas bien aisé de se défendre. Les réformes vraies et sérieuses qui touchent à l’administration, aux finances, à l’instruction publique, aux intérêts commerciaux et économiques, ces réformes sont difficiles sans doute, elles exigeraient une patiente et laborieuse attention ; alors on les ajourne pour se jeter sur cette proie de la dissolution du corps législatif et des candidatures officielles, sans songer qu’en agissant ainsi on a l’air de se dérober aux véritables difficultés, et de tout sacrifier à l’éclat des discussions passionnées. Rien n’est assurément plus facile que de décréter de mort le corps législatif, c’est bien plus facile que de faire de bonnes lois, un coup de tête et une signature suffisent. En quoi cependant la situation se trouverait-elle simplifiée ? Elle n’en serait que plus obscure au contraire, une dissolution prononcée par impatience ne ferait que compliquer un mouvement à peine commencé, et somme toute l’honorable comte Daru a posé la question dans les termes les plus justes lorsqu’il disait l’autre jour : « Pourquoi n’accepterions-nous pas le concours de cette assemblée ? Pourquoi imposerions-nous au pays des agitations qui ne sont jamais sans danger, et qui seraient dans ce cas sans motif ? » La dissolution serait-elle nécessaire parce que cette chambre, qui n’a que quelques mois d’existence, est insensible au vœu public, parce qu’elle est née de l’abus des influences officielles, et qu’elle ne représente plus l’opinion ? Par une contradiction qui n’est pas la seule dans son discours, M. Jules Favre lui-même a été le premier à rendre témoignage en faveur de ce corps législatif dont il demande pourtant la disparition. M. Jules Favre a fait aux députés ca compliment un peu imprévu, que « le souffle de la volonté nationale a passé par leur conscience, » et a eu raison de tous les mauvais vouloirs. Ce sont les cent-seize qui ont provoqué le message du 12 juillet 1869 et le sénatus-consulte du 8 septembre ; ce sont les cent vingt-huit qui ont donné naissance au ministère du 2 janvier 1870. Au contact de ces manifestations du corps législatif, le pouvoir personnel a reculé. « C’est le pouvoir national qui a affirmé sa volonté, et cette volonté a été acceptée, » M. Jules Favre le dit. Il resterait à savoir comment une assemblée qui a fait tant de choses, au dire de M. Jules Favre, serait désormais absolument incapable de coopérer avec quelque utilité à une transformation dont elle a été la promotrice victorieuse, comment elle-serait indigne de vivre un jour de plus. Pour ceux qui se plaisent aux analogies de l’histoire, la crise de 1869 et de 1870 ressemble étrangement à une autre crise parlementaire du temps passé, celle de 1816, et elle doit inévitablement se dénouer de la même manière. La majorité sortie des dernières élections, c’est la majorité royaliste de 1816 ; le ministre libéral d’autrefois s’appelait M. Decazes, il s’appelle aujourd’hui M. Émile Ollivier, et le corps législatif actuel ne peut échapper à un coup semblable à cette ordonnance du 5 septembre 1816, qui fut le point de départ des plus libérales et des plus fécondes années de la restauration. Tout cela est fort bien ; mais cette opposition ou plutôt cette majorité de la chambre introuvable de 1816 concentrait en elle-même toutes les passions les plus furieuses de réaction. Elle poussait aux proscriptions implacables, à la banqueroute envers les créanciers mal pensans, au rétablissement de tous les privilèges. Ce qu’elle voulait en un mot, et elle ne le cachait pas, c’était pousser jusqu’au bout sa victoire sur la révolution, de même que la révolution avait poussé jusqu’au bout sa victoire sur l’ancien régime. Franchement le corps législatif actuel est-il de cette trempe ? et en est-il arrivé à ce point de puissance réactionnaire que M. Émile Ollivier n’ait plus qu’à reprendre au plus vite le rôle sauveur de M. Decazes ? Bien mieux, cette ancienne majorité dont on parle toujours n’est même plus la majorité ; elle n’est qu’une minorité, et parmi ces cinquante-six qui l’autre jour ont brûlé leur dernière poudre pour la candidature officielle, si l’on pouvait compter ceux qui voteraient pour le rétablissement du régime de 1852, combien y en aurait-il ? Il ne suffit pas de dire que tout est changé, qu’à une situation nouvelle il faut nécessairement un corps législatif nouveau. La révolution de 1830 avait bien aussi changé quelque peu l’état de la France ; la chambre des députés ne fut cependant pas dissoute, elle resta ce qu’elle était, complétée par des élections partielles, et, parmi les victorieux employés à consolider l’œuvre de juillet, beaucoup ne croyaient pas certainement avoir été élus pour cela. Lorsqu’en 1839 le comte Molé, ayant à faire face comme chef de ministère à une formidable coalition parlementaire, en appelait au pays, on ne lui épargnait pas la dure et amère accusation d’être l’instrument du pouvoir personnel, de pousser jusqu’à la dernière limite dans les élections l’abus des influences officielles et de la corruption administrative. Ceux qui vinrent après M. Molé n’eurent pourtant pas la pensée ou ne se crurent pas obligés de dissoudre cette chambre qu’ils avaient représentée d’avance comme viciée par l’action administrative, et qui se composait au moins pour moitié de députés dévoués à l’ancien ministère ou à ce qu’on nommait le pouvoir personnel. On s’arrangea avec elle, et on marcha du mieux qu’on put. Nous ne voulons dire qu’une chose : la dissolution, telle qu’elle se présente aujourd’hui, n’est ni une affaire de principe, ni une affaire de nécessité immédiate, puisqu’il n’y a eu jusqu’ici aucun conflit entre le corps législatif et le nouveau ministère, — ni même une tradition parlementaire invariable ; c’est une question d’opportunité et de circonstance, M. Daru l’a laissé entrevoir avec autant de tact que de jugement politique. — Est-on bien certain d’ailleurs qu’une élection entreprise aujourd’hui produirait ce qu’on en attend, qu’un corps législatif nouveau vaudrait beaucoup mieux que celui que nous avons ? Une élection à l’heure présente serait vraisemblablement l’expression de l’immense désordre d’idées inhérent à une transition qui n’est même pas achevée. On nous écrivait récemment de province : « Liberté complète ici ! Nous avons des valets de ville qui colportent tout ensemble dans leur bissac les avis de la commune, les circulaires de M. le préfet et la Marseillaise ! Du reste, ils n’y mettent aucune malice, cela leur est parfaitement indifférent. » C’est l’image de ce qui se passe un peu partout, confusion et incertitude. Le plus pressé est donc d’éclairer les esprits, de hâter l’organisation libérale du pays, de refaire une situation nette et telle que les populations sachent au moins ce qu’elles font, sur quoi elles vont voter, et, pour accomplir cette œuvre nécessaire avant tout, de quel instrument peut-on se servir si ce n’est de la chambre qui existe ? C’est fort bien de proclamer l’indignité d’une assemblée, seulement on ne voit pas que du même coup on proclame la radicale inaptitude de cette assemblée à faire la loi essentielle, mère d’une représentation nationale nouvelle, — la loi électorale.

Est-ce à dire que ce corps législatif doive vivre indéfiniment ou même longtemps ? Nous ne le savons certes pas ; il peut aller plus vite qu’il ne croit vers la dissolution, s’il continue, comme aussi il peut prolonger son existence avec plus de bon sens. Encore une fois c’est une question d’opportunité, de même que les candidatures officielles, qui ont donné lieu l’autre jour à de si dramatiques débats, à de si vives péripéties parlementaires, sont tout simplement une question de mesure. Notre malheur en France est toujours le fanatisme des mots et des déclarations sonores ; nous ne pouvons pas nous résoudre à considérer une affaire politique avec la simple raison politique ; il nous faut à tout prix des idéalités et des systèmes pour paraître sérieux. Si les partis étaient de bonne foi, et s’ils voulaient en convenir, le problème des candidatures officielles ne serait point, après tout, bien difficile à résoudre. Il n’est point douteux que le gouvernement ne peut ni ne doit faire des élections comme il fait de l’administration, qu’il n’a pas le droit de mettre en mouvement l’immense machine placée sous sa main, de se servir des ressources dont il dispose pour aider à la nomination d’un député ; il ne doit en un mot ni suspendre la loi pour ses candidats préférés, ni abuser de son pouvoir. Tout cela est clair comme le jour. Quant au reste, quant, à l’abstention absolue préconisée par M. Jules Favre, par M. Grévy, par M. Picard lui-même, quant à la neutralité absolue admise par M. Émile Ollivier, nous prendrons la liberté de dire après M. le garde des sceaux que c’est un pur exercice académique. M. Émile Ollivier était sûrement de la plus parfaite bonne foi ; ce qu’il disait, il le pensait. Malheureusement ce jour-là il était dans les nuages, et c’est son collègue de l’intérieur, M. Chevandier de Valdrôme, qui a dit le mot vrai, sensé, politique, en déclarant que le système des candidatures officielles avait disparu avec le régime de 1852, mais que le gouvernement ne pouvait renoncer au droit d’attester ses préférences, d’avouer ses amis. Qu’on nous comprenne bien : nous n’avons nullement l’idée de mettre deux ministres en guerre et de détacher une pierre de cet inébranlable édifice du 2 janvier dont parlait M. le comte Daru. Nous tenons au contraire l’édifice pour utile, et nous souhaitons qu’il dure. Il n’est pas moins certain que, surpris par une bourrasque parlementaire, M. le ministre de la justice a parlé en théoricien, peut-être aussi en tacticien, nullement en homme d’état. Bien plus, il a promis ce qu’il ne peut pas tenir, ce que M. Grévy, M. Jules Favre, M. Picard, ne pourraient pas tenir mieux que lui, parce qu’il n’y a pas de promesse qui soit plus forte que la nature des choses.

Le gouvernement le voulût-il de la meilleure foi du monde, il ne pourrait pas se renfermer dans cette neutralité absolue dont M. le garde des sceaux fait un système. Est-ce qu’il n’y a pas mille circonstances où il intervient malgré lui, par le fait seul de son existence ? Des désordres éclatent, provoqués par des adversaires ; ils sont naturellement réprimés. M. le garde des sceaux croit-il qu’il ne sera pas accusé d’avoir manqué à ses promesses ? Des nouvelles infamantes sur les pouvoirs publics se répandent au moment d’un scrutin ; elles sont démenties par les moyens administratifs les plus prompts, on poursuit les auteurs de ces nouvelles, croit-on que le gouvernement ne sera pas accusé d’être intervenu ? Ces comités mêmes dont on suggère l’idée aux amis du gouvernement, est-ce qu’on ne les considérera pas comme une intervention déguisée ? La plus spirituelle et la plus sanglante critique du système de neutralité absolue de M. Émile Ollivier est la sanction que M. Picard a voulu lui donner tout aussitôt. M. Picard, qui a ordinairement plus de sens et plus de jugement politique, a présenté sans rire un projet édictant une amende contre toute personne qui prendrait la qualité de candidat du gouvernement. Bien entendu, on peut se dire candidat de l’opposition, candidat radical, candidat socialiste ; le gouvernement seul est un pestiféré qu’on ne peut avouer sans s’exposer à l’amende. Un interrupteur inconnu a laissé échapper le mot, « le gouvernement est un prévenu dans les élections ! » Et voilà comme on entend déjà le régime parlementaire ! Nous devons ajouter qu’un seul membre de l’opposition, M. Jules Simon, a eu le courage de désavouer cette doctrine bizarre et de reconnaître le droit du gouvernement, dans la mesure de ce qui est permis, bien entendu. On veut des élections libres, — qu’on travaille à former des mœurs libres, à établir un régime libre ! Le secret est là, il n’est point ailleurs, il n’est point surtout dans des déclarations de neutralité absolue qui disent trop ou qui ne disent rien.

Ce qu’il y a de grave, ce n’est pas qu’un ministre, aiguillonné par la contradiction, emporté par sa bonne volonté et son éloquence, professe tout haut un système plus ou moins radical, qu’il ait l’air d’être, comme on dit, avancé dans ses opinions ; ce qu’il y a de dangereux au contraire, c’est que le ministère n’avance pas autant qu’on le croirait, autant qu’il le pense peut-être lui-même. Il va à droite, il va à gauche ; hier il ralliait l’opposition la plus extrême dans un coup de scrutin que nous persistons à croire assez équivoque sous une apparence décisive ; à la première occasion, les cinquante-six qui l’ont abandonné se débanderont pour revenir de nouveau à lui. Il se fait un équilibre avec des dextérités de parole toujours renouvelées, et en définitive, si à travers tout cela le corps législatif perd souvent son temps, s’il s’épuise en discussions vaines et irritantes la faute en est un peu au gouvernement, qui ne l’occupe pas, qui le laisse glisser dans ces débats orageux où il a trouvé lui-même plus d’un piège. Le ministère a présenté un certain nombre de lois, il est vrai, et M. Daru en traçait l’autre jour un exposé qui suffirait à défrayer une longue session. M. le ministre des affaires étrangères avait hautement raison. Seulement ces lois se dérobent on ne sait où, on ne sait comment ; elles voyagent à travers les espaces, sans compter qu’elles n’ont pas toutes la même importance, que quelques-unes sont abrogées déjà par la force des choses avant de l’être par un vote. En Angleterre, il y a une multitude de lois de sûreté générale qui dorment enfouies dans les archives, que personne ne songe à révoquer, et qui n’empêchent pas le peuple anglais d’être libre. — Mais quoi, dira-t-on, le ministère n’est-il pas plein d’activité ? Il fait des circulaires, il nomme des commissions ! — Oui en effet, c’est là une partie considérable de la politique ministérielle. Des commissions, nous en avons de toute sorte, commission pour l’enseignement, commission pour la décentralisation, commission pour l’organisation municipale de la ville de Paris ; d’autres viendront bientôt, on n’en peut pas douter. Ces succursales parlementaires ont sûrement leur mérite : elles sont très noblement peuplées. Après tout, elles serviront peut-être bien à quelque chose, ne fût-ce qu’à faire l’éducation de certains membres qui trouveront là une belle occasion d’étudier les questions qu’ils sont chargés de trancher ; mais enfin, si ces commissions étaient nécessaires, à quoi bon alors le conseil d’état ? Si c’est au conseil d’état que doit revenir le soin de revoir, de corriger ou d’amplifier les projets qui seront préparés, à quoi bon les commissions ? Et si on n’arrive ainsi qu’à une notable perte de temps, à quoi bon tout cet appareil qui ne fait que compliquer l’expédition des affaires ? L’indécision et l’inaction peuvent prendre bien des formes, il faudrait y songer. Et si nous parlons ainsi, ce n’est point dans un stérile sentiment de critique, c’est au contraire parce que nous désirons ardemment le succès de cette généreuse entreprise, qui n’a qu’à se développer, en restant environnée de toutes les garanties, pour assurer sans violence ce que le pays poursuit depuis quatre-vingts ans à travers toutes les révolutions.

Le parlement anglais n’est pas réuni depuis longtemps, et déjà il est saisi de deux de ces actes qui caractérisent une administration libérale, qui attestent la vigueur mesurée avec laquelle se déploie l’esprit de progrès dans un grand pays. M. Gladstone n’a pas tardé à tenir une de ses promesses en portant devant la chambre des communes et en développant pendant trois heures avec une mâle et sobre éloquence un bill que l’on pourrait appeler le complément de sa politique de pacification ou de réparation à l’égard de l’Irlande, L’an dernier, c’était l’abolition de l’église officielle, de la suprématie protestante dans une contrée toute catholique ; cette année, c’est la question des terres qui est résolument abordée, et la question des terres en Irlande est certainement aussi délicate, aussi difficile, peut-être plus pressante encore que celle de l’église, puisqu’elle touche à cette grande plaie de la misère irlandaise qui a fini par engendrer le meurtre. M. Gladstone du reste n’a pas craint d’avouer la profondeur du mal et la négligence imprévoyante de l’Angleterre. Il n’a pas hésité à le dire, si en 1833 on eût un peu plus écouté un patriote irlandais, M. Crawford, lorsque pour la première fois il signalait les désastreuses conditions agricoles de son pays, si en 1845 on n’eût pas laissé de côté les recommandations fort sages d’un comité nommé par sir Robert Peel, l’Irlande ne serait pas arrivée à l’état où elle est, la question ne se serait pas envenimée. Aujourd’hui il n’y a plus à reculer, le gouvernement lui-même prend l’initiative d’une bienfaisante réforme.

Le mal pour les Irlandais vient depuis longtemps de la dure condition faite à ceux qui cultivent le sol vis-à-vis de ceux qui le possèdent sous la protection de privilèges féodaux toujours survivans. Non-seulement la difficulté de contracter rend la propriété inaccessible, mais encore les tenanciers sont toujours exposés à épuiser leurs ressources sur un sol qui peut leur être enlevé subitement sans compensation. Les améliorations qu’ils ont réalisées, les dépenses qu’ils ont faites, tout cela est au profit du propriétaire. Cette absence de sécurité a eu de dangereux et inévitables résultats ; elle a tari l’activité et le bien-être, engendré une misère à laquelle les Irlandais n’ont échappé que par les émigrations ; elle a découragé, irrité les tenanciers et créé entre les diverses classes de population un antagonisme redoutable qui s’est traduit dans ces derniers temps en meurtres mystérieux. C’est là le mal auquel il s’agit de porter remède en établissant un équilibre de garanties entre les propriétaires terriens et les classes subordonnées qui vivent de leur travail. Le remède, il n’y a pas à s’y tromper, est une révolution sociale dans toute la force du terme, et cette révolution, M. Gladstone l’accomplit avec l’esprit pratique anglais, sans toucher au droit du propriétaire, mais en favorisant la transmission et la diffusion de la propriété, — sans intervenir dans la fixation des conditions de la tenure, mais en garantissant les tenanciers contre les expulsions iniques et intéressées. C’est là tout l’esprit du land-bill qui vient d’être présenté par M. Gladstone, et qui se résume dans une double série de mesures. Une partie du bill facilite la vente des terres en offrant aux nouveaux acquéreurs une avance de fonds remboursables par annuités ; une autre partie définit les rapports du propriétaire et du tenancier, en consacrant au profit de celui-ci des usages d’ailleurs admis dans certaines portions de l’Irlande. Le tenancier ne pourra plus désormais être expulsé à trop courte échéance et sans garanties ; les améliorations qu’il aura réalisées lui seront comptées et remboursées. Un tribunal arbitral tranchera les différends suscités par l’exécution de la loi. En un mot, c’est tout un ensemble de combinaisons ingénieusement conçues pour accomplir une grande réforme, pour créer un droit nouveau sans porter atteinte à l’essence du droit ancien de propriété. Et il y a quelque chose de plus remarquable encore que les détails minutieux et complexes d’un bill, c’est la large et humaine inspiration de M. Gladstone présentant son œuvre comme un gage de réparation et de réconciliation offert à l’Irlande, non comme un acte de parti, mais « comme une œuvre commune d’amour et de bonne volonté générale pour le bien commun de la commune patrie. » Quand il parlait ainsi avec un chaleureux entraînement, le chef du ministère libéral de l’Angleterre évoquait habilement le souvenir d’un des plus éloquens discours de lord Derby sur l’Irlande, et celui d’un discours plus récent de M. Disraeli, — ce qui peut faire croire qu’il y aura bientôt un grand débat, mais point de dissentiment profond sur les affaires irlandaises.

L’Angleterre a du reste en ce moment le bonheur d’être tout entière à des réformes sérieuses et de l’ordre le plus élevé. M. Gladstone avait à peine présenté son bill sur l’Irlande que le vice-président de l’instruction publique, M. Forster, arrivait au parlement avec un autre bill destiné à développer l’éducation populaire, en Angleterre et dans le pays de Galles. M. Forster part de ce point, qu’il faut absolument « couvrir le pays d’écoles, » qu’il doit y en avoir partout, et que l’instruction doit être rendue obligatoire là où cette mesure sera nécessaire. Ce caractère obligatoire est certes assez nouveau en Angleterre, où l’état a si peu l’habitude d’empiéter sur la liberté individuelle, et il y a une chose tout aussi nouvelle, c’est la pensée à peine déguisée de séculariser en quelque sorte l’éducation populaire, ou du moins de décliner dans l’instruction publique toute solidarité avec une confession religieuse distincte. Par ces deux points, le bill de M. Forster est essentiellement libéral et nouveau. Personne cependant n’a paru s’en étonner. Ce bill, destiné à développer « les forces intellectuelles de l’Angleterre, » a semblé au contraire le complément naturel du dernier bill de réforme électorale. Puisqu’on appelle le peuple au gouvernement du pays en lui donnant le pouvoir politique, il faut se hâter de lui donner l’instruction. « Il y a des questions qui réclament des réponses, des problèmes qui demandent des solutions, s’est écrié M. Forster ; est-ce de collèges électoraux plongés dans l’ignorance qu’on peut attendre et ces réponses et ces solutions ? » C’est ainsi que les réformes s’engendrent, c’est ainsi qu’un ministère libéral fonde son ascendant bien mieux que par des disputes théoriques et par des déclarations retentissantes. Le fait est que les choses marchent assez vite en Angleterre, et que le mouvement populaire s’accentue. Si les ouvriers ne sont pas encore au parlement, déjà ils frappent à la porte. L’un d’eux, M. Odger, a failli être élu tout récemment à Southwark à la place de M. Layard, envoyé comme ministre à Madrid. Le candidat tory, M. Beresford, a été nommé, mais M. Odger le suivait de près ; il lui a manqué trois cents voix tout au plus sur douze mille votans, et il avait bien quelque raison de considérer ce résultat comme une victoire morale. Le jour où un ouvrier entrera au parlement, la constitution anglaise n’en sera pas changée sans doute, et les partis qui se disputent le pouvoir ne garderont pas moins leur puissance ; mais ce sera certainement une nouveauté et le symptôme d’une singulière transformation dans la société britannique.

Les événemens d’aujourd’hui ne naissent pas au hasard, ils procèdent du passé, et c’est toujours assurément une chose curieuse de suivre à travers le mouvement des peuples la filiation des problèmes de la politique européenne. Guerre, politique, diplomatie, finances, tout se tient : c’est l’intérêt souverain de l’histoire de mettre à nu cet enchaînement, de faire revivre devant nos yeux ces époques du premier empire, de la restauration, auxquelles nous nous rattachons de tant de manières, et c’est ce que font des livres comme celui de M. Lanfrey, comme celui de M. A. Calmon sur la politique financière de la monarchie des Bourbons. M. Lanfrey, sans détacher son regard de notre temps, continue le récit de cette prodigieuse époque du premier empire ; il publie maintenant le quatrième volume de son Histoire de Napoléon Ier, il arrive à 1809. Campagne de Prusse et de Pologne, Friedland et Tilsitt, expédition d’Espagne, guerre d’Autriche, affaires intérieures de la France, tout se presse et se mêle dans ces pages rapides, substantielles et nerveuses du brillant historien. M. Lanfrey a étudié profondément la période napoléonienne, il est dominé par la passion de la vérité et de la justice, et il est surtout exempt d’illusions à l’égard de celui qui a rempli le commencement du siècle de son fiévreux héroïsme.

Seulement, en voulant trop ramener le personnage à des proportions plus vraies et plus humaines, il finit quelquefois par le diminuer de telle façon que la fortune inouïe de Napoléon serait plus inexplicable encore ; elle serait même très humiliante pour la France, qui se trouverait réduite à n’avoir été pendant quinze ans que le jouet banal et servile d’un jongleur de génie. Franchement, si l’empereur n’eût été que cela, il ne se serait pas emparé de la France, et il n’aurait pas si longtemps dominé l’imagination de tout un peuple. Le point vulnérable chez Napoléon, c’est la politique, et M. Lanfrey le démontre avec une irrésistible vigueur. Le système par lequel il prétendait amener l’Angleterre à merci est à peine discutable ; l’entreprise contre l’Espagne n’est pas même avouable. Successivement il se précipite sur l’Autriche, sur la Prusse, il les humilie trop pour ne pas leur laisser de durables ressentimens, et il ne les affaiblit pas assez pour les réduire à l’impuissance ; il flotte entre tous les systèmes. Dans ce rêve gigantesque, dont il va chercher la réalisation à Tilsitt, que poursuit-il ? Il livre ce qu’il ne devrait pas livrer, la Finlande par exemple ; il enflamme l’ambition d’Alexandre en se réservant les moyens de ne pas la satisfaire, et il se prépare un nouvel ennemi. Il noue au galop des combinaisons sans durée toutes pleines d’inévitables conflits. De politique, l’empereur n’en avait point. Il a joué sur le grand échiquier de l’Europe un jeu effréné ; il a vaincu souvent, il a pétri dans ses mains toutes les puissances, sans se faire une alliée à peu près sûre d’une seule de ces puissances, sans se laisser conduire ou retenir par le sentiment des vraies conditions de la grandeur de la France. Il a péri comme périssent ces immenses orgueils, faute de tenir compte du temps, de la liberté, de la justice, et cette chute qu’il se prépare de ses propres mains, cette chute aussi prodigieuse que sa grandeur, on peut la voir déjà écrite dans toutes ces entreprises, que M. Lanfrey retrace d’une plume ardente et implacable.

Les erreurs de Napoléon sont gigantesques comme ses conceptions, ses procédés de despotisme à l’intérieur sont souvent d’une puérilité indigne d’une nature supérieure ; rien n’est plus vrai, M. Lanfrey en donne de saisissans exemples. Il faut bien cependant, quoi qu’on en dise, que ce terrible génie ait eu en lui-même autre chose que tout cela pour que son image se soit projetée sur la France en pesant si cruellement sur ce gouvernement des Bourbons, que M. Calmon, en homme d’équité et d’esprit, nous montre sous l’aspect le plus pratique dans son Histoire parlementaire des finances de la restauration. Le livre de M. Calmon est sérieusement instructif, et, en paraissant ne toucher qu’aux finances, il laisse entrevoir réellement la marche, les inspirations, les procédés de ce gouvernement honnête et sensé qui dans la politique extérieure a eu pour organe un duc de Richelieu, dans la politique intérieure un de Serre, un Decazes ou un Martignac, et dont les finances ont été conduites successivement par M. le baron Louis, M. Corvetto, M. de Villèle, M. Boy. La restauration a commencé sous le poids d’un désastre public, ce fut son malheur, non sa faute ; elle a mal fini, et cette fois ce fut sa faute avant d’être son malheur ; mais, chose remarquable, si en politique elle n’a pas échappé aux pièges de l’esprit de réaction et aux conséquences de la plus imprudente des luttes contre toutes les tendances de la société moderne, elle n’est pas moins restée, au point de vue financier, ce que M. Calman appelle justement une « période de bon ordre et de bonne administration. » Le crédit public fondé, le contrôle des chambres établi, la lumière et la bonne foi introduites dans le régime administratif, la fortune de la France réparée et relevée en quinze ans après les plus effroyables épreuves de la guerre et des invasions, c’est là un bilan financier comme n’en laissent pas toujours même des gouvernemens plus heureux, et nos ministres peuvent lire avec fruit cette histoire où ils trouveront le goût sévère de la régularité, l’art de faire beaucoup sans recourir à des moyens démesurés. Le temps et les conditions de l’économie publique changent sans doute. Nos budgets ont franchi le premier milliard, que les budgets de la restauration n’avaient pas atteint encore, ils ont dépassé le deuxième milliard, et ils sont en marche vers le troisième, si l’on ne s’arrête pas. Les combinaisons du crédit sont infinies ; les travaux publics ont pris des proportions qu’ils n’avaient pas autrefois. Tout change et grandit ; il n’y a qu’une chose qui est ou qui devrait être de tous les temps, — c’est la prévoyance, c’est la sagesse, qui, dans les finances comme dans la politique, reste la sûre et modeste conseillère à laquelle on ne fausse pas impunément compagnie.

CH. DE MAZADE.

LA MADONE DE PÉROUSE AU LOUVRE.
AU LOUVRE

N’est-ce pas une nouveauté à peu près sans exemple que de voir exposé dans une salle du Louvre, au centre de nos collections, un tableau qui n’en fait pas partie et qui n’est là qu’à titre de dépôt et par admission temporaire ? Le fait semble un peu moins étrange quand on apprend que ce tableau passe à bon droit pour être l’œuvre de Raphaël, que le possesseur consent à s’en défaire et que notre musée, souhaitant de l’acquérir, veut sonder l’opinion, consulter le public, et, s’il le trouve favorable, se faire, pour obtenir que l’achat s’accomplisse, un titre de son assentiment.

Il y a dans cette innovation certain parfum parlementaire dont avant tout nous nous félicitons ; elle est d’ailleurs trop peu conforme aux procédés habituels de la direction de nos musées, c’est un démenti trop flagrant de certains actes trop célèbres, et de bien d’autres qui se préparent en ce moment et dont nous parlerons tout à l’heure, pour que nous n’approuvions pas hautement la déférence dont cette fois on fait preuve envers le public ; mais les meilleures mesures ont leurs inconvéniens. Si tous ceux qui verront ce tableau, touchés de ses beautés, disent tout haut ce qu’ils en pensent, s’ils se révoltent à l’idée de le voir partir pour faire la gloire de quelque autre galerie après cette hospitalité qu’il a reçue de la nôtre, ne vont-ils pas faire croître, et sans mesure, des prétentions déjà trop peu modestes ? On parle d’un chiffre effrayant, qui aurait, il y a vingt ans, passé pour chimérique, et qui n’a d’excuse aujourd’hui que dans la folie de certaines enchères et le niveau qu’elles ont fait prendre aux prix des œuvres même de second rang. Faudra-t-il donc, pour calmer le vendeur, ne pas dire ce qu’on sent, jouer la tiédeur, l’indifférence ? Mais alors ce serait du même coup refroidir le public, dont la chaleureuse adhésion peut seule assurer l’entreprise. Le plus simple est de ne pas s’inquiéter de ce cercle vicieux et d’aller droit au but en disant franchement ce que nous pensons de l’œuvre et l’impression qu’elle produit sur nous.

D’abord c’est une découverte. On savait bien par Vasari que Raphaël, dans sa vingt-deuxième année, de 1504 à 1505, avait peint à Pérouse, pour le maître-autel d’un couvent de cette ville, appartenant aux dames de Saint-Antoine de Padoue, un tableau dont il prend la peine de décrire la composition et de signaler l’importance ; mais ce tableau, on savait que les religieuses l’avaient vendu en 1678. Qu’était-il devenu ? Les uns le disaient perdu[1] ; d’autres savaient que les Colonna, par l’entremise du comte Antonio Bigazzini, l’avaient acquis moyennant 2,000 scudi, et qu’il était resté dans leur palais à Rome jusqu’en 1802, époque où il devint la propriété du roi de Naples Ferdinand IV. Ce prince ne l’avait pas acheté pour le laisser voir ; il l’enferma dans ses appartemens particuliers, où depuis il est toujours resté, si bien qu’à moins d’être de la cour et même de l’intimité royale on n’en soupçonnait pas l’existence, et je ne sache pas que de 1802 à 1860 beaucoup de voyageurs aient pu le visiter. Depuis 1860, il appartient à M. Bermudez de Castro, en faveur duquel le roi François s’en est dessaisi avant qu’il fût lui-même dépouillé de ses états.

On le voit donc, l’apparition de ce tableau est presque une trouvaille, c’est la révélation d’un trésor à peu près perdu. Ajoutons que parmi les œuvres du maître exécutées pendant les dix années de sa première jeunesse, de 1495 à 1505, avant son dernier séjour à Florence, on n’en connaît que trois d’une importance égale à celle-ci pour la richesse de la composition, le nombre des figures, l’ampleur de l’ordonnance, et l’une d’elles est une fresque, la grande page de San-Severo de Pérouse, à jamais fixée à sa muraille ; les deux autres sont deux tableaux, mais que ni l’un ni l’autre on ne peut acquérir, le Couronnement de la Vierge du Vatican et le Sposalizio de la Brera à Milan. C’est donc une chance unique qui s’offre à nous de combler la seule lacune un peu notable qu’on puisse regretter dans l’admirable série de nos Raphaël du Louvre. Si cependant ce tableau n’avait d’autre mérite que la date et la dimension, quelque intérêt chronologique qu’il y eût à le posséder, nous n’insisterions pas, surtout en face du prix qu’on en demande ; mais en même temps qu’il est de premier ordre comme spécimen d’une époque charmante dans cette vie dont chaque jour, chaque heure est un événement, il l’est aussi, et plus peut-être encore que les trois autres, comme témoignage du travail de transformation qui s’opérait de 1504 à 1505 dans ce merveilleux esprit, travail qui s’y révèle par la simultanéité des styles les plus divers. C’est là un caractère tellement prononcé dans ce tableau que M. Passavant s’est cru autorisé à soutenir que le maître ne l’avait pas exécuté tout d’une haleine, qu’il l’avait laissé là pendant près d’une année, pendant son voyage à Urbin et son premier séjour à Florence, pour le reprendre et le terminer seulement après son retour à Pérouse vers la fin de 1505. « Certaines figures, dit-il, principalement la sainte Vierge et le saint Paul, rappellent le Couronnement de la Vierge (du Vatican), les tons vigoureux de quelques draperies font penser au Sposalizio, tandis que sainte Catherine et sainte Dorothée laissent voir le nouveau style acquis à Florence. » Nous ne garantissons pas les assertions de M. Passavant, mais rien n’est plus vrai que cette diversité de style, d’intention, d’exécution même, sans pour cela qu’il en résulte une disparate trop accusée et non sans un surcroît d’agrément et de variété dans l’effet général du tableau.

Nous aurions dû déjà en décrire le sujet. C’est une vierge glorieuse, c’est-à-dire assise sur un trône richement décoré et surmonté d’un dais, conformément aux traditions des écoles primitives et en particulier des maîtres de l’Ombrie, mais avec une ampleur architecturale qui est déjà presque une innovation. Sur les marches du trône, le petit saint Jean debout se dirige vers l’enfant Jésus qui lui donne sa bénédiction. Le geste et le regard de l’enfant sont d’une douceur indicible ; il est vêtu, ainsi que le saint Jean. Vasari nous apprend que les bonnes dames du couvent avaient interdit au peintre les nudités, même enfantines. Je ne sais en vérité si de cette exigence n’est pas né, par sa rareté même, comme un charme de plus dans la composition. Sur le premier plan du tableau, et comme gardiens du céleste trône, on voit d’un côté saint Pierre et de l’autre saint Paul. Derrière eux, et plus près de la Vierge, deux saintes sont debout, saintes martyres, comme l’indiquent les palmes qu’elles portent à la main ; l’une est vue de profil, l’autre de face. La première est incontestablement sainte Catherine, la roue armée de dents sur laquelle elle s’appuie ne permet pas le doute ; l’autre, au dire de Vasari, serait sainte Cécile ; M. Passavant l’appelle sainte Dorothée, et, à voir les fleurs qui lui ceignent le haut du front, on pourrait aussi bien en faire sainte Marguerite. L’ensemble de ces sept figures n’est pas tout le tableau, ce n’en est que la partie centrale. Il y avait dans le bas un gradin, una predella, suivant l’usage alors constamment suivi pour les tableaux d’autel, et dans le haut un couronnement cintré, un tympan semi-circulaire, où Dieu le père à mi corps, entouré d’anges et de chérubins, contemple du haut de sa gloire l’enfant divin et sa mère, autre usage presque aussi constant. Le gradin fut vendu par les religieuses à la reine Christine de Suède moyennant 601 écus romains, en 1663, quinze ans avant la vente des deux autres parties du tableau. Que ce gradin, composé de trois petits sujets, dont un délicieux portement de croix, soit venu de Suède dans la galerie d’Orléans, puis qu’il ait passé en Angleterre comme presque tous les trésors de cette galerie ; que l’ouvrage de Crozat nous donne connaissance de ces trois petites compositions, ce sont là autant de détails étrangers à notre sujet. Ne parlons que du tympan et du tableau central, puisqu’ils sont là devant nos yeux et que c’est d’eux seulement qu’il s’agit.

Par un hasard singulier nous avons à Paris, dans l’église Saint-Gervais, au-dessus du banc d’œuvre, un ancien tympan de même forme que celui-ci, bien qu’un peu plus grand d’échelle, traitant le même sujet, d’après les mêmes traditions, et à peu près dans le même style. C’est une œuvre du Pérugin, exécutée, sinon tout entière de sa main, du moins dans son école, sous ses yeux et sous sa direction. Or rien n’est plus intéressant, plus instructif que de comparer ces deux peintures. La prodigieuse supériorité de l’élève éclate de toutes parts. Dans le tympan de Saint-Gervais la figure principale, Dieu le père, a beau ne manquer ni d’ampleur ni même de noblesse, comme on y sent la convention, quelles formes banales, sans nerf, sans accent ! Dans le tympan de Pérouse au contraire quelle merveille que cette même figure ! que ce regard abaissé est tendre et compatissant ! quelle expression pénétrante sans la moindre banalité ! et comme peinture, quelle touche délicate et puissante ! pas un coup de pinceau qui ne porte, qui n’ait son intention et son effet. Cette seule figure du Père éternel est pour nous hors de prix, d’autant plus qu’elle diffère du type idéalement sublime et tout italien que le peintre découvrira plus tard pour représenter le Créateur, la première personne de la Trinité. Ici la tête est beaucoup plus humaine, plus voisine des types germaniques, sans cependant tomber dans le portrait. Maintenant si vous continuez la comparaison entre ces deux tympans, vous trouverez des différences non moins significatives : d’un côté deux anges debout s’avançait en adoration sur les nuages, avec naïveté sans doute, mais aussi avec quelle gaucherie ! puis une nuée de chérubins semés à foison dans ce ciel, sans grâce, sans esprit, d’un aspect fatigant par cette profusion même et par la monotonie de ces formes : joufflues ; d’autre part au contraire, dans ce tympan de Pérouse, quelle sobriété, quel goût ! Deux têtes de chérubins, pas davantage, mais quelles ravissantes créatures ! et les deux anges, quelle heureuse innovation que de les avoir mis à genoux ! comme ils se groupent, comme ils sont ajustés, avec quel style déjà tout magistral ! Cette seule comparaison vaut un cours d’esthétique ; elle révèle, explique, commente Raphaël mieux que tous les professeurs. Nous possédons déjà un des termes du parallèle ; l’autre est là, gardons-nous de le laisser partir.

Ce n’est pas tout, descendons au tableau. Je vois des gens qui nous disent : A quoi bon acquérir ces peintures ? nous en avons d’autres an Louvre de la même main, tout aussi authentiques et infiniment plus parfaites. — Assurément, si pour souhaiter qu’un tableau soit acquis il faut nécessairement qu’aucune tache ne le dépare, ne parlons plus de celui-ci. Un jeune homme, même un jeune homme de génie, ne peut éviter quelques fautes, et il s’en trouve ici qui n’échapperont pas même aux yeux les moins exercés. Ainsi le petit saint Jean n’a pas des proportions heureuses : sa grosse tête lui donne un peu l’aspect d’un nain, et son ajustement laisse également à désirer. La sainte, vue de face, est une figure de cire, sans caractère, sans expression. Il est vrai que son visage est traversé, justement à la hauteur des yeux, par une fente du panneau. Cette fente est remplie d’un mastic assez mal appliqué sur lequel je ne sais quel pinceau a fait des yeux qui louchent, ce qui n’ajoute pas grand charme à ce visage déjà peu vivant par lui-même. C’est à peu près la seule tare un peu notable qu’il faille citer dans ce tableau ; mais la tête de la sainte Catherine suffit, à notre avis, pour racheter tout cela. Si cette tête se rencontrait dans un tableau peint à Florence, un ou deux ans plus tard, on ne manquerait pas de l’admirer ; ce profil si candide et si pur, ces blondes tresses si gracieusement nouées, en quelque lieu qu’on les trouvât, auraient un charme souverain ; mais là, dans cet ensemble, dans cette composition empreinte encore d’archaïsme ombrien, ne sent-on pas que cette tête, outre sa propre beauté, prend comme un autre attrait d’un genre particulier, l’attrait d’un fruit précoce et précurseur ? Raphaël, le vrai Raphaël, est déjà là tout entier, par son impulsion propre et par sa propre sève. En vérité, quand un pareil trésor vous tombe entre les mains, le laisser échapper, ce serait de la barbarie. Nous ne parlons pas seulement de cette sainte Catherine : l’enfant Jésus, le saint Pierre, le saint Paul aussi, bien que moins vivans et déjà presque un peu trop académiques, enfin la sainte Vierge, dont le type allongé ne manque ni de grandeur ni de pureté mystiques, ce sont là des beautés de franc aloi, indépendamment même de tout intérêt historique. Ajoutez-y la vigueur du coloris, la transparence des chairs, la hardiesse des empâtemens dans les draperies, une certaine intensité générale de ton qui semble faire pressentir les Vénitiens, et vous conviendrez que ce panneau central, non moins que le tympan, doit, malgré quelques taches, passer pour une des œuvres de premier ordre que tous les musées d’Europe doivent se disputer.

Nous ne comprenons qu’une seule objection à ce projet d’achat que nous nous permettons d’appuyer de nos vœux, et cette objection n’a point trait au tableau, ne conteste ni les beautés dont il abonde, ni les enseignemens qui en découlent ; elle est d’un tout autre ordre, et ceux qui la soulèvent, entre autres l’habile directeur d’une feuille qui fait autorité en de telles questions, la Gazette des Beaux-Arts, sont les admirateurs sincères, intelligens de cette œuvre d’élite, et souhaitent avec passion que notre musée en reçoive comme un glorieux complément ; mais voici ce qu’ils disent : « Pour un achat de cette importance, il faut qu’un crédit soit demandé à la chambre, à moins que la liste civile ne prenne la dépense entièrement à son compte, auquel cas l’objection disparaît ; mais si un crédit est nécessaire, qui le demandera ? M. le ministre des beaux-arts n’a pas les musées dans ses attributions ; sera-t-il en situation d’obtenir cette somme lorsqu’il ne pourra promettre ni surtout garantir à la chambre que le tableau une fois acquis ne sera pas exposé aux volontés capricieuses d’une administration sans contrôle, et qu’au lieu d’être offert au public comme un sujet d’étude et de travail, il ne deviendra pas, comme à Naples, l’ornement tout privé de quelque habitation princière ? » Pour motiver ce genre d’appréhension, ils n’ont pas même besoin de réveiller le souvenir du cercle impérial et des tableaux du Louvre servant à le tapisser : on pourrait dire que l’histoire est ancienne, que la leçon a été bonne, qu’on en profitera ; non, ils nous citent comme exemple des audacieux caprices qu’il y aurait lieu de redouter, ce qui, à l’heure même où nous écrivons, se passe dans le palais du Louvre, ce que le public ignore encore, ce que dans quelques jours, dit-on, il verra de ses yeux.

Un riche amateur de peinture a eu naguère l’heureuse et très honorable idée de léguer à notre musée une précieuse collection de tableaux du XVIIIe siècle acquis par lui avec amour et discernement pendant cinquante années. Que la direction du Musée se fût empressée d’établir dans les parties inoccupées du Louvre un local convenable à l’exposition du cabinet de M. Lacaze, qu’on eût à cet effet disposé, décoré un ou plusieurs salons sans regarder à la dépense, rien de mieux, nous n’aurions pu donner trop d’éloges à cette sollicitude éclairée ; mais pour créer fallait-il donc détruire ? Pour nous faire jouir de ces gracieuses productions de l’esprit français, fallait-il nous priver d’une adorable série des œuvres les plus charmantes et les plus pures du génie grec ? En vérité, c’est à n’y pas croire. Nous ne pouvons nous imaginer qu’il faut renoncer à revoir dans cette vaste salle des états, sous cette lumière tombant de haut et accusant si bien les moindres reliefs, dans ces belles vitrines, derrière ces grandes glaces, et dans un ordre si méthodique et si artistement combiné, cette collection de terres cuites antiques, incomparable et introuvable, qui seule avait justifié l’acquisition tardive et onéreuse du musée Campana en partie défloré, devant laquelle tous les savans d’Europe s’étaient extasiés, ne sachant ce qu’ils devaient nous envier le plus de la collection elle-même ou de cette façon de la faire si bien valoir. Rien à coup sûr, depuis bien des années, n’avait fait plus d’honneur à la direction de nos musées que l’arrangement de cette salle ; rien n’avait tant charmé nos artistes, même nos industriels, qui devant ces admirables figurines, ces bas-reliefs exquis, devant ces heureux’ exemples de la couleur appliquée à la plastique, avaient puisé des notions de style dont la trace commence à se faire sentir dans certaines productions de notre haute industrie. Eh bien ! cette salle si parfaitement éclairée, si habilement disposée pour l’étude, permettant même aux moins instruits de comparer entre eux tous ces petits chefs-d’œuvre sans déplacement et sans efforts, cette salle, vous ne la verrez plus, elle a cessé d’exister ; les vitrines sont enlevées ; les terres cuites iront où elles pourront ; on s’occupera de les loger quand on en aura le temps, on les divisera peut-être, sans pitié pour la chronologie ; on parle même de les trier, d’en envoyer la moitié en province ; peu importe, on fera ce qu’on voudra, cela ne regarde personne. En attendant, elles sont déposées depuis cinq mois sur le parquet de la galerie Charles X, qu’elles encombrent et qui par suite est fermée au public. Pourquoi ce bouleversement ? pourquoi cette destruction d’une œuvre faite à grands frais voilà tout au plus six ans ? Parce que c’est dans cette salle et pas ailleurs qu’on a la fantaisie de nous faire voir les tableaux de M. Lacaze. S’y trouveront-ils bien ? Ce jour si haut, favorable aux terres cuites, le sera-t-il à ces petites œuvres coquettes, chiffonnées, à cet art de boudoir ? Nous nous permettons d’en douter. Quand ce serait à tort, et cette charmante collection eût-elle dans ce local tout le succès du monde, nous n’en resterions pas moins aussi attristé que confondu devant ce coup d’état à la sourdine, sans avertissement, sans consultation, devant ce mépris des habitudes du public, de la prédilection des artistes, des hommes d’étude et de savoir.

Eh bien ! voilà l’exemple qu’on nous oppose quand nous disons : demandez à la chambre un crédit pour ne pas laisser l’Angleterre nous dérober la madone de Pérouse. Il faut en convenir, si la France veut que ses grandes collections d’art soient maintenues à la hauteur des principaux musées d’Europe, presque tous aujourd’hui si largement dotés, tandis que les nôtres végètent sous de misérables allocations, ce n’est pas un supplément de liste civile que ses mandataires devront voter. Rendre plus abondante une source qui se gouverne ainsi, ce ne serait pas féconder le domaine de l’art, ce serait l’exposer aux brusques alternatives de volontés changeantes, plus instables que les saisons. Nous ne voyons qu’un moyen d’assurer à nos collections la splendeur que notre patriotisme ne cesse d’envier pour elles, c’est que le souverain, qui vient de faire en politique de l’abnégation bien entendue et d’accroître ses forces en diminuant ses attributions, pendant qu’il est en train, fasse pour l’esthétique un sacrifice analogue, dont il recueillerait au centuple les fruits. Que la couronne se décharge de ce fardeau des musées ; qu’elle renonce à un droit qui, pour être dignement exercé, lui deviendrait trop onéreux ; que le pays, rentré en possession de ses collections, les entoure de garanties et les développe avec discernement et largesse ; il y aurait là plus qu’un progrès pour nos arts et pour nos artistes, nous y verrions comme un heureux prélude d’un nouvel avenir, d’une transformation intellectuelle du pays. Espérons que ces idées ne sont pas jetées au vent, qu’il en germera quelque chose, et que, pour inaugurer nos espérances et pour nous consoler aussi de ces pauvres terres cuites si méchamment évincées, nous ne tarderons pas à voir la madone de Pérouse passer du salon obscur où elle est en dépôt aux honneurs du salon carré.


L. VITET.


REVUE LITTÉRAIRE.
Les Traqueurs de dot, de MM. Pontmartin et Béchard ; Dentu. — Un fils d’Eve, de M. F. Génissieu ; Hachette. — Le Secret de M. de Boissonnange, de M. E. Deligny ; Madame Obernin, de M. Hector Malot ; Michel Lévy.


On ne compte déjà plus aujourd’hui les formes diverses que le roman a revêtues ; c’est un genre de production littéraire qui semble destiné à se renouveler et à reverdir indéfiniment. Le roman intime surtout ne tarit pas ; les élémens les plus simples et souvent même les plus menus suffisent à l’alimenter. Il s’est d’ailleurs formé, en matière d’imagination, une sorte de terrain vague où chacun use et abuse du droit de parcours ; bien peu d’écrivains, surtout parmi les romanciers, se sont ménagé une propriété close et distincte. Aussi arrive-t-il rarement que sur quatre publications nouvelles, par exemple, la critique ait à distinguer une œuvre de talent : aujourd’hui cependant elle a cette bonne fortune relative.

L’éloge ne s’applique pas aux Traqueurs de dot. L’art n’a pas été à coup sûr le souci des auteurs en écrivant leur roman. L’enseigne seule, je veux dire le titre, a déjà quelque chose de faux et de forcé. Sous ce titre métaphorique d’un goût douteux on nous donne un récit où précisément les personnages principaux ne sont pas des traqueurs de dot. Je n’ai garde de m’en plaindre, car les ressorts de mélodrame qui font mouvoir particulièrement les traqueurs ne sont pas des plus merveilleux ; passons donc. L’héroïne du livre est une femme qui, alors qu’elle était jeune fille, a fait taire sans trop de peine les préférences de son cœur pour se marier au gré d’une famille où l’on sait ce que vaut l’aune de toute chose. Une fois en pouvoir de mari, elle s’est du reste dédommagée de cette contrainte en prenant un amant. Cet amant, tel qu’il est dépeint, ne donne pas une haute idée de l’effort d’imagination auquel se sont livrés les auteurs. Après tout, cet amant va de pair avec l’héroïne. C’est un des traqueurs de dot annoncés ; les autres, il n’est pas utile d’en parler : ce sont, dans leur genre, piètres chasseurs, dont les guêtres sont mal bouclées et qui manient assez gauchement des fusils de l’ancien système. L’objet traqué dans le livre, c’est la fille même de l’épouse adultère. L’amant de celle-ci entend exploiter ses relations criminelles et l’anxiété bien naturelle de la femme ainsi compromise pour se faire agréer comme gendre. La demoiselle à la dot, qui aime de son côté, sans la permission de ses parens, un jeune étudiant en droit intimement reçu dans la maison, ne s’accommode guère du roué qui la pourchasse. Comment sortir de cette situation ? Les romanciers ne s’embarrassent point pour si peu ; l’Ambigu a des coups de théâtre moins éclatans. On n’a peut-être pas remarqué, dans le pêle-mêle de récits et d’histoires enchevêtrés qui remplissent la première partie du livre, que les auteurs avaient embarqué pour l’Amérique le premier prétendant évincé de l’épouse infidèle : s’ils l’ont envoyé si vite au-delà des mers, c’était évidemment pour qu’il en revînt ; il en revient en effet, et sur un lest précieux, un nombre incommensurable de millions. Il a eu la chance de jouer là-bas un rôle dans une des crises politiques si fréquentes parmi les républiques espagnoles du sud ; il s’est lancé tête baissée dans la carrière toujours ouverte sur cette terre bénie des conspirations et des aventures, et il a reçu de ses complices et protecteurs, comme solde de son concours, des mines d’excellent rapport. Il n’en faut pas davantage à un homme pour rentrer ensuite au pays natal, où sans argent nul n’est prophète, avec des allures et un train de Monte-Cristo. Monte-Cristo fait du reste un grand usage de ses trésors transatlantiques : il pensionne généreusement et fort à propos le fils d’un de ses anciens amis, ce même étudiant dont nous avons parlé ; il sauve du même coup la femme adultère et sa fille, et, quant au traqueur maladroit, il l’envoie à son tour en Amérique chercher des millions ou se faire pendre. Voilà le roman. Il est de ceux dont l’analyse est en même temps la critique. Soyons juste toutefois : en dehors de cet imbroglio sans mesure il y a quelques parties qui sont meilleures et plus vraies : c’est entre autres un certain récit de luttes électorales où les concurrens et leurs menées sont peints sous des couleurs assez, nettes et avec un relief assez heureux ; mais un simple épisode bien traité n’assure pas, on en conviendra, le mérite d’une œuvre d’imagination.

Dans Un fils d’Ève de M. F. Génissieu, nous trouvons une autre variété de la femme adultère, ou, pour employer un euphémisme de bon goût, de la femme qui cherche et trouve en dehors de son ménage un cœur où le sien se puisse épancher. Il s’agit encore ici d’un amant qui ne serait pas fâché d’épouser la fille de celle qu’il a détournée de ses devoirs conjugaux. ; mais cette fois la poursuite n’a rien de prémédité et ne procède pas de calculs odieux d’intérêt. Le fils d’Eve ; — et, à propos, d’où vient ce titre dont on a peine à saisir le sens ? — le fils d’Eve, après avoir séduit, par passe-temps, l’épouse livrée, au fond d’une campagne, à tous les rêves énervans de la solitude, s’aperçoit ensuite qu’il aime pour de bon, comme on dit, l’innocente et charmante jeune fille qui d’abord avait à peine frappé ses regards. Il y a du reste une correspondance parfaite entre ses sentimens et ceux de la jeune fille. Si quelque Monte-Cristo n’apparaît pas derechef, comme un deus ex machina, le cas des amoureux me paraît mauvais. Il l’est en effet, et au-delà de toute prévision : l’épouse coupable se laisse mourir de remords et de chagrin, et pour comble, l’amant se tue. Un certain docteur, qui a soigné la femme criminelle, a fait honte au séducteur de sa conduite et l’a décidé à cet héroïque sacrifice, qui ne serait pas du goût de tous les amans. Quant à la jeune fille, qui a déjà préparé sa robe de mariée et qui ne comprend rien à ce lugubre dénoûment, elle pardonne solennellement et à tout hasard à son futur, dont elle reçoit le dernier soupir, et cela sur la foi du docteur, qui lui dit que le suicide est une expiation. Nous n’ajouterons qu’un mot : M. Génissieu, dans la dédicace de son livre, exprime la conviction d’avoir fait une œuvre morale ; nous n’entendons pas y contredire : que l’auteur d’Un fils d’Ève se préoccupe en outre à l’avenir de faire une œuvre littéraire..

Il y a relativement plus d’observation et de maturité dans Le secret de M. de Boissonnange, de M. Eugène Deligny. M. de Boissonnange est agent matrimonial : il n’y a pas d’inutile métier. Il exerce d’ailleurs son industrie comme un sacerdoce ; il se flatte de donner à ses cliens un bonheur pur et sans mélange. Ses labeurs consciencieux ne sont pas restés sans récompense : sur des milliers de mariages conclus par son entremise depuis dix-neuf ans, pas un seul n’a eu de fâcheux résultats, si ce n’est cependant le sien ; il a été lui-même, mais lui seul, victime de ses propres manœuvres. A coup sûr, il y avait là une idée féconde à exploiter ; l’auteur pouvait choisir de la comédie ou du drame, ou mêler les deux élémens dans une œuvre vive et émue. Les côtés professionnels sont, dans le livre de M. Deligny, la partie le mieux saisie et rendue ; le romancier a mis assez bien en jeu les rouages divers du mécanisme complexe et parfois très délicat qui représente le gagne-pain de l’agent matrimonial, dont le cabinet est tout à la fois un bureau d’affaires et une sorte de confessionnal. Ce qui gâte le roman, c’est la fable même à laquelle se rattachent les malheurs conjugaux de M. de Boissonnange, c’est le rôle que jouent à l’égard l’un de l’autre l’entrepreneur de mariages et la femme qui l’a quitté pour mener la vie d’aventurière. les types secondaires du livre sont sans contredit mieux trouvés et dépeints ; mais le héros lui-même, ce mari dont l’incorrigible passion ne s’explique pas, et qui finit par n’avoir point d’autre souci que d’être reçu comme un amoureux clandestin chez sa légitime épouse, c’est là une invention que l’art le plus consommé aurait peine à faire accepter. Ni par la mise en œuvre, ni par le style, M. Deligny ne rachète cette erreur d’imagination.

On peut lire, en manière de dédommagement, le dernier ouvrage de M. Hector Malot, Madame Obernin. Ce roman révèle un talent réel, et mérite qu’on mette enfin les noms sur la figure des personnages qui sont en scène. Mme Obernin est une femme du monde qui mène grand train à Strasbourg. Sa vie s’est écoulée jusqu’ici sans trouble et sans reproche ; mais l’orage s’avance : voici qu’un jeune étudiant en droit de la même ville, Robert, dont l’esprit s’est exalté à la lecture des romans de Balzac, et qui de propos délibéré cherche son lis dans la vallée, s’éprend à première vue de Mme Obernin. Le mari de celle-ci est un homme jeune, vigoureux, plein de cœur et d’intelligence, et qui aime sa femme avec passion ; il n’importe, le fruit défendu a séduit Eve, et Mme Obernin laisse bientôt comprendre à Robert que ses sentimens sont partagés. Ici se développe un type de coquette dont M. Malot a su rendre avec vérité toutes les nuances. Par l’effet des contrastes, en lisant Madame Obernin nous nous souvenions de Gerfaut ; dans l’œuvre de Charles de Bernard la baronne de Bergenheim est une coquette ingénue et candide, qui oppose tour à tour aux obsessions de son amant une gravité glaciale ou l’abandon le moins étudié, une fierté ironique et dédaigneuse ou les faiblesses de l’émotion la plus sincère. Mme Obernin, elle, joue à froid son rôle de coquette ; elle tient déjà le registre de ses sentimens en partie double, en attendant qu’elle le tienne plus tard en partie triple et quadruple ; elle entend conduire de front l’amour adultère et le train de la vie conjugale ; elle se préoccupe d’avance du moment où, comme on dit dans la prude Angleterre, elle sera « en voie de famille, » et elle s’arrange, — n’est-ce pas tout dire ? — pour que l’enfant soit de son mari. Dans les circonstances les plus critiques, quand le secret de sa trahison est près d’éclater, elle montre une présence d’esprit qui. sauve tout, il est vrai, mais qui accuse la dépravation de sa nature. Au fond, Mme Obernin est vicieuse et adroite, tandis que l’amante de Gerfaut, Mme de Bergenheim, reste honnête et pure jusqu’au milieu des égaremens de son imagination. Gerfaut de son côté est un roué, vieux de cœur et de tête, qui emploie pour faire le siège de la femme qu’il aime toutes les règles et tous les secrets de la stratégie galante ; il est à la fois homme de conseil et d’exécution, il a tout un choix de méthodes qu’il examine et qu’il trie avec soin pour les adapter aux circonstances. L’étudiant Robert est tout autre : au lieu de conserver barres sur Mme Obernin, il se livre à elle et se désarme insensiblement. Dans l’intérêt de son amour, il se résigne à servir un gouvernement qu’il abhorre ; il sacrifie son caractère à ses sentimens ; il commet enfin toutes ces lâchetés que l’amour explique sans les justifier. Comme il arrive souvent aux natures faibles et sans équilibre, il tourne volontiers de court ; l’expérience, aidant, il promet d’entrer un jour dans la tribu des Gerfaut. S’il ne lui faut plus qu’un dernier coup de fouet pour l’engager dans la route où l’amant de la baronne de Bergenheim a fourni une si belle carrière, ce coup de fouet, il le reçoit de la main même de Mme Obernin. C’est la partie assurément la mieux étudiée et la plus forte du roman de M. Malot. M. Obernin vient de mourir, l’amante de Robert est libre ; celui-ci, qui a quitté Strasbourg pour dérouter au dernier moment, après les scènes les plus navrantes, les soupçons et les jalousies du mari, espère, les délais voulus expirés, légaliser enfin ses amours, il se trompe : les rôles semblent désormais intervertis. Mme Obernin, si ingénieuse dans l’adultère, hésite maintenant, raisonne et ajourne. Les entrevues des deux amans en ces circonstances sont une étude psychologique des mieux conduites ; nous regrettons de n’y pouvoir insister ici. Bref, Mme Obernin s’éloigne chaque jour de Robert ; que d’hommes, en effet, après avoir été longtemps les bienvenus par la fenêtre, n’ont plus même ensuite la permission de se présenter par la porte ! Mme Obernin, maîtresse absolue d’une immense fortune, trouve qu’un mari sous-préfet, — car, de chute en chute, Robert, l’étudiant républicain, est devenu un des sous-préfets de l’empire autoritaire, — constitue une dérogeance par trop grave. Elle n’est pas d’ailleurs de ces femmes comme Mme Bovary, à qui leur tempérament fait la loi ; son amour n’a jamais été sans réserve ni clairvoyance, et le peu qu’il en reste n’est point de force à tenir tête au sentiment nouveau d’ambition qui lève dans son cœur. Elle se remarie finalement, non pas avec son amant, mais avec un ancien prétendant évincé, le vieux général Cornaton, qui n’a du reste, par la suite, rien à envier à son devancier M. Obernin. Quant à Robert, dans l’excès de sa colère et de sa passion, il se retire aux Antilles, où il épouse la cassette d’une riche créole.

Tel est le canevas sur lequel M. Malot a brodé les développemens de son roman. Si l’étude morale de l’héroïne est bien déduite, si les phases de l’éducation malfaisante par lesquelles passe Robert se succèdent dans l’ordre logique et naturel, les personnages épisodiques, un seul excepté, le confident de Robert, ne sont pas moins heureusement traités. Il y a, entre autres, dans le livre de M. Malot un portrait de préfet sceptique et complaisant, homme fort aimable au demeurant, dont l’original, hier encore, était des plus prisés en haut lieu ; nous devons croire que, depuis les dernières réformes, il a disparu pour jamais du monde administratif ; M. Malot, en lui donnant un rôle dans son roman, a voulu sans doute sauver de l’oubli un type qui a fait son temps et qu’on aimera mieux dorénavant revoir en peinture qu’en réalité. Cependant il ne faut encore jurer de rien : cette race d’administrateurs, non moins charmante qu’immorale, est une race bien vivace, qu’on ne déracine qu’avec peine et qui se provigne à merveille.

On le voit, Madame Obernin est surtout un roman intime ; mais il y entre à dose raisonnable des élémens d’une autre nature. S’il faut absolument tirer d’une œuvre d’imagination une moralité, nous dirons que le livre de M. Malot a peint le désarroi où ont vécu depuis vingt années les âmes qui n’avaient pas précisément une trempe d’acier ; mais il nous répugne de démonter en quelque sorte, ainsi que les rouages d’une machine, l’œuvre d’un romancier qui a eu le rare talent de dissimuler habilement sa thèse : l’art ne doit-il point se passer de toute enseigne, sous peine de n’être plus l’art ? Si le syllogisme ou le sermon laissent voir le bout de l’oreille, si le doctrinaire ou le moraliste se font prendre en flagrant délit, si la leçon, au lieu de filtrer en nous doucement et à notre insu, s’impose de haute lutte à notre esprit, nous n’hésitons pas à le dire, le poète ou le prosateur se sont fourvoyés ; c’est là une vérité que trop d’écrivains, et les meilleurs, ont très souvent oubliée.

Avec toutes ses qualités, M. Malot n’a cependant pas écrit un livre tout à fait fort et durable. Je ne sais si Madame Obernin est un ouvrage de premier jet ; mais si l’auteur a remis son roman sur le métier, il s’est décidé trop vite encore à un visa définitif. Si bonne que soit la conception, il reste ensuite à trouver la composition et la forme. A part quelques faiblesses de détail, des longueurs au début, M. Malot a trouvé la composition, et c’est par là, non moins que par la fermeté de la pensée et la vérité du sentiment, que son livre se distingue de tant de productions hâtives du moment ; mais la forme n’est pas encore complètement venue ; le style manque parfois de cette vigueur concise, de cette vivacité nette et de bon aloi qui achèvent de marquer une œuvre à l’effigie du talent. Néanmoins, après les gages qu’il a donnés, nous attendons M. Malot à une nouvelle récidive qui, s’il y met tous ses soins, sera peut-être une pleine revanche.

Ainsi, de quatre romans que nous venons d’apprécier, un seul est écrit d’une plume tout au moins correcte, sinon brillante. Il n’est pas sans intérêt de se demander d’où vient ce dédain général de la forme chez les petits romanciers contemporains. Ce n’est pas même du dédain, c’est une incurie naturelle et, pour ainsi dire, inconsciente. On se hâte de jeter ses idées sur le papier, quand toutefois l’on a des idées, sans souci du qu’en dira-t-on. Si l’on juge d’un point de vue un peu large, il y a ici deux coupables qui méritent d’être condamnés solidairement, l’auteur et le public. L’un et l’autre se sont gâtés mutuellement. Depuis quarante années environ tout le monde s’est mêlé de lire ; rien de mieux, assurément ; mais, tout le monde se mêlant de lire, il s’en est suivi que trop de monde s’est mêlé d’écrire. Entre écrivains et lecteurs il s’est établi une sorte de balance d’offre et de demande comme celle qui régit l’échange commercial. Les feuilles quotidiennes, dont le nombre et l’extension s’étaient accrus tout d’un coup, entreprirent une sorte de courtage littéraire entre le public et les romanciers ; ceux-ci se virent obligés de produire vite et quand même, afin de satisfaire aux besoins de cette consommation d’un nouveau genre. Il se trouva précisément que les premiers feuilletonistes, comme on les appela, les A. Dumas, les E. Sue et autres, captivèrent d’emblée les imaginations et les esprits par des récits pleins de verve et de force. Dès lors l’élan était pris de part et d’autre. Ainsi que ces hauts-fourneaux qui, du moment où on leur a mis le feu aux entrailles, ne peuvent plus impunément s’éteindre et chômer, le rez-de-chaussée des journaux dut chaque jour s’alimenter d’une lecture fragmentaire, émiettée, dont les effets fussent habilement ménagés en vue de l’émotion ou de la surprise. D’un autre côté, le public, surtout la masse peu lettrée dont l’art est le moindre souci, se montra fort accommodant sur la qualité des produits ; l’orge et le pur froment devinrent tout un à ses yeux. Une fois entrés dans la voie du métier, les romanciers, qui en retiraient d’ailleurs des bénéfices matériels, se mirent volontiers à travailler sur commande, avec promesse de livraison à jour fixe. Tous ne versèrent pas dans ce négoce littéraire ; mais le plus grand nombre en profita sans scrupule.

L’effet presque immédiat de cette floraison hâtive et factice d’un genre aussi délicat que le roman fut de dépraver entièrement et le goût des écrivains et celui des lecteurs. L’imagination et l’idée souffrirent gravement de ce sans-gêne dans le travail ; mais le style et la forme surtout s’en trouvèrent mal. L’idée, elle, peut toujours se sauver, et nous avons pu voir, de notre temps, que les conceptions du roman se transforment et se renouvellent avec assez de facilité. Tout en effet est matière exploitable pour ce genre ondoyant et divers ; après les craintes qu’avaient inspirées des symptômes littéraires fâcheux, on ne peut nier aujourd’hui certains efforts individuels qui tendent à ramener les esprits vers une observation plus attentive et une étude plus posée de l’homme et de la nature. Ce qui, une fois déformé, ne se redresse pas aussi aisément, c’est l’art même de composer et d’écrire. Les meilleurs sujets, les idées les plus vraies ne valent que par la mise en œuvre ; mais ce dur et scrupuleux travail de mise en œuvre exige des dépenses de peine et de temps, des retouches et des reprises qui ne sont guère dans le goût du jour. On n’écrit pas pour les lecteurs de demain, on écrit pour ceux du moment. Aussi un des caractères les plus frappans de la littérature actuelle est celui-ci : jamais on ne vit un aussi grand nombre de plumes faciles ; en revanche, il semble que la moyenne des talens inférieurs ne se soit élevée qu’aux dépens de l’art supérieur : voilà un nivellement démocratique contre lequel il faut protester. Dans cette multitude d’écrivains de romans, qui ont pris possession du livre et du journal, combien en pourrait-on mettre hors de page ? La plupart, à vrai dire, ne se donnent pas la peine de nourrir cette ambition : pourvu que « chaque jour amène son pain », comme dit le savetier de La Fontaine, ils n’ont cure du reste. Quelques-uns, et M. Hector Malot est sans doute du nombre, ont à coup sûr des visées plus nobles ; leur imagination et leur pensée font effort pour s’élever ; mais si la plume ne se met au pas avec l’idée, c’est en vain, au point de vue de l’art, que celle-ci s’élève et se fortifie.


JULES GOURDAULT.


THÉÂTRE DE L’ODÉON.


L’AUTRE, drame on quatre actes et un prologue, par M. GEORGE SAND.


L’Autre n’est pas une pièce facile à raconter en deux mots, elle est touffue, pleine non pas de faits, mais de sentimens. Quoi qu’il en soit, voici la donnée. Durant le prologue, nous sommes dans un sombre château d’Ecosse, où le comte de Mérangis, marin français, a relégué Elsie Wilmore, sa femme légitime, qu’il trompe du reste avec impudence. Or la défaillante femme, — si défaillante qu’elle mourra dans le prochain entracte, — se laisse séduire par le docteur Maxwel et en a une fille. Au seul aspect de ce comte de Mérangis, la faute d’Elsie Wilmore vous semblerait facile à expliquer et en vérité presque excusable ; mais le marin, qui, pour tout dire, n’a que la loi pour lui, veut se venger, arrache à la mourante le fruit de son amour coupable, et la petite Hélène part en compagnie d’une gouvernante pour la France, où la vieille comtesse de Mérangis, mère du marin, doit la recueillir et l’élever. Maxwel, l’amant d’Elsie Wilmore, l’autre enfin, ne peut apprendre sans fureur le départ de cet enfant qu’il adore. Lui aussi a des droits, il s’indigne et menace au moment même où, le comte de Mérangis arrivant tout à coup, une scène violente s’engage, et les deux hommes sortent du château pour aller se battre dans un coin du parc. Tel est le prologue, un peu languissant, dans la première moitié, mais dont la seconde est colorée, originale et brûlante de passion. Berton y est déjà superbe, et se montrera durant toute la pièce à la hauteur de ce début.

L’entr’acte nous vieillit d’une quinzaine d’années, et nous sommes chez la comtesse de Mérangis, au bord de la mer, dans le midi de la France. Hélène est maintenant une grande fille, belle, fière, tendre, aimant déjà son cousin Marcus, avec lequel nous faisons connaissance dans une des plus charmantes scènes de ce premier acte, qui tout entier est ravissant. Bien de gracieux, de délicat et de distingué, — j’insiste sur ce mot, — comme le couple de ces deux enfans qui s’aiment à leur insu et font assaut de générosité. Voilà de ces finesses de cœur, de ces fraîcheurs de sentiment que l’expérience la plus consommée ne saurait vous faire trouver. Cependant Maxwel, qui est devenu un docteur célèbre, est entré dans l’intimité de la vieille comtesse de Mérangis ; il est un des hôtes de sa maison. Là il surveille sa fille, son Hélène chérie, qui lui rappelle tout un passé d’amour, il la suit des yeux, l’entoure, l’enveloppe de sa tendresse anonyme, et, quoiqu’il n’ose se faire connaître d’elle et s’avouer aux autres, il entend, le pauvre homme, la protéger, la diriger, exercer sur elle des droits que personne ne peut lui attribuer. Cette situation est-elle neuve, est-elle vieille, est-elle conforme aux principes, aux traditions ? Je n’en sais rien, mais elle est saisissante, détaillée avec un art, une science du cœur inimitables. En réalité, toute la pièce est dans cette donnée, dans celle d’un père ayant au fond de son âme toutes les passions, toutes les jalousies, toutes les faiblesses et toutes les grandeurs de la paternité, et cependant condamné à ne rien pouvoir exprimer de ce qu’il ressent. Hélène elle-même n’a-t-elle pas mille raisons pour faire peu de cas de ses conseils, pour prendre en aversion cet étranger importun qui s’imagine pouvoir s’imposer ? Suivent des scènes de luttes passionnées entre Marcus et Maxwel, où tous deux rivaux et jaloux, l’un comme père, l’autre comme amant, semblent vouloir s’arracher la tendresse d’Hélène. Jamais cœurs ne furent fouillés avec plus de science et d’art. Il y a autour de cette pièce, et c’est là un des effets de sa noblesse, il y a une sorte de gaze qui poétise et grandit les personnages, mais qui tout d’abord étonne un peu. On dirait que l’âme de l’artiste s’interpose entre le public et la nature. Des élans inattendus, des oppositions singulières, un mélange de grandeurs et de naïvetés, le mépris de toute malice, l’oubli volontaire de certaines réalités, tout cela surprend, déconcerte, et ce n’est qu’au bout d’un instant que l’émotion bienfaisante se fait sentir. On n’entre pas de plain-pied dans cette maison qui n’ouvre pas sur la rue, et il faut faire un effort pour en monter les degrés. On n’est point saisi, entraîné par les agaceries de la porte ; on n’y trouve pas au seuil la boisson malsaine : c’est un vin de haut cru que l’on vous sert, et qui mérite que l’on s’attable. Est-ce à dire que cette pièce soit sans défaut ? En aucune façon, et même les défauts de Mme Sand sont comme tous les défauts des maîtres : ils ont ceci de particulier qu’ils crèvent les yeux ; les ramasser et s’en faire un panache est la chose du monde la plus aisée. Oui, cela est parfois confus, il y a des naïvetés, des vides, des maladresses, des longueurs ; oui, la première moitié du prologue ne semble pas fort utile, et le quatrième acte a d’évidentes faiblesses ; mais que m’importe tout cela, si l’émotion que j’éprouve m’empêche d’en être choqué, si le beau caractère, la grande tournure, le souffle passionné du maître, dominent ces détails, et les effacent ? Écoutez attentivement, avec bonhomie, Marcus, Hélène et Maxwel ; vous serez bientôt en larmes, et vous aurez une reconnaissance profonde pour ce génie qui a eu la force, l’autorité de violenter vos habitudes, de vous faire sortir de votre petit milieu, et de vous enlever pour un instant dans le monde idéal du grand art.

Pourquoi maintenant Mme Sand a-t-elle cru devoir soutenir une thèse, défendre dans son drame telle ou telle vérité sociale, prouver je ne sais quoi, la voix du sang ou quelque chose de semblable ? Je ne saurais l’expliquer, et dans tous les cas cette idée de thèse, en admettant qu’elle existe comme on le dit, m’est absolument indifférente. Nous avons vu vivre, aimer, souffrir ses personnages ; n’est-ce point assez ? et serait-il donc nécessaire que ce grand spectacle aboutît à la niaiserie d’une maxime, à l’enfantillage d’un proverbe ?

L’amant, Maxwel, mérite la sympathie finale ; d’ailleurs depuis le commencement il avait gagné toute notre amitié ; nous avons lu dans son cœur, et nous n’y avons découvert que de bonnes choses. Comment ne pas le préférer à ce marin que nous avons vu pendant dix minutes, armé de la loi, il est vrai, et père officiel, mais aussi désagréable que possible et trompant sa femme au lever du rideau ? Il est trop aisé d’établir la supériorité de Maxwel sur ce comte de Mérangis et trop naïf de considérer ce résultat comme la solution d’un problème : d’où il faut conclure, il me semble, que Mme Sand n’a jamais eu l’idée de soutenir une thèse. Elle a pris un motif donnant lieu à un grand développement de passions, et voilà tout. Supposez que demain elle choisisse pour sujet la contre-partie de la pièce, n’est-il pas clair que dans ce nouveau drame Mme Sand arriverait presque involontairement à la sentence opposée, à savoir que la voix du sang ne signifie rien du tout, et qu’une fille peut, avec l’approbation de toute la salle, aimer le mari de sa mère et détester son père véritable ?

Une thèse ! pourquoi faire ? Est-ce qu’il y a des lois absolues, un code inflexible dans le monde des sentimens ? est-ce que le théâtre est fait pour agiter des questions sociales et prouver des vérités morales ? est-ce qu’il n’a point assez fait pour notre enseignement et par conséquent pour notre moralisation lorsqu’il nous a envoyé à travers la face une bonne bouffée d’art ? Seriez-vous par hasard comme ces critiques qui, persuadés de leur sacerdoce, croient ennoblir leur mission en étudiant la peinture au point de vue de l’amélioration des masses, en cherchant des sens philosophiques dans un coucher de soleil et des allusions sociales dans un effet de neige ? Oui, les arts moralisent, rendent les gens meilleurs, mais uniquement parce qu’ils ouvrent leur esprit à des sensations d’un ordre élevé.

La nouvelle pièce de Mme Sand est d’ailleurs parfaitement jouée. M. Berton donne à tout ce rôle de Maxwel un grand caractère de fierté et de passion. Son fils est charmant de jeunesse et d’ardeur, ses façons ont gagné en simplicité ; il est vraiment très beau de vigueur lorsqu’il lutte avec Maxwel, et veut arracher Hélène à son influence. Il est aussi d’une tendresse adorable avec cette Hélène chaste et fière, dont Mme Sarah Bernhardt exprime toute la délicatesse avec un rare talent. Mlle Page a un grand charme, et M. Raynard détaille avec une finesse extrême son petit rôle d’amoureux bon enfant.

En somme, c’est un succès de haute allure, nous avons une joie véritable à le constater. Sont-ils si nombreux au théâtre les écrivains de cet ordre ?


C. BULOZ.

  1. Témoin ce qu’on lit à la page 34, t. VIII, de l’édition de Vasari (Milan 1809), reproduisant l’ancienne édition de Rome : « questa tavola è sparita, avendola le monache venduta. »