Chronique de la quinzaine - 28 février 1915

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Chronique n° 1989
28 février 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Au milieu de tant de questions qui sont en ce moment posées, l’attention continue de se porter sur la prétention de l’Allemagne de fermer une grande étendue de mers à la navigation des neutres aussi bien que des belligérans. En vertu d’un chiffon de papier, — ici l’expression est parfaitement exacte, — l’Allemagne a prononcé cette interdiction et cette clôture et elle leur a donné pour sanction la menace adressée aux navires de tous les pays indistinctement d’être coulés sans avertissement préalable. L’Allemagne a-t-elle le moyen matériel de réaliser sa menace ? Possède-t-elle pour cela un assez grand nombre de sous-marins ? Cette arme nouvelle est-elle en mesure de produire de semblables effets ? L’expérience le prouvera : en attendant, il est permis d’en douter. L’Allemagne ne vise à rien moins qu’à affamer l’Angleterre : elle n’y réussira pas, mais elle peut couler un certain nombre de navires, et c’est contre quoi les neutres protestent avec une énergie croissante et une résolution dont nous verrons sous peu les effets. L’exemple donné par l’Amérique a été bientôt suivi par toutes les Puissances européennes particulièrement intéressées, l’Italie, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande. Toutes déclarent qu’elles rendront l’Allemagne responsable de ses méfaits. Ces protestations se ressemblent dans le fond, et c’est à peine si elles diffèrent dans la forme : nous nous attacherons surtout à celle des États-Unis, parce qu’elle est la plus importante et la plus développée. C’est l’honneur de l’Amérique de prendre aujourd’hui en main la grande cause de la liberté des mers.

Aussitôt après avoir pris connaissance du Mémorandum allemand, le gouvernement américain y a répondu par une note que son ambassadeur à Berlin, M. Gérard, a été chargé de remettre à M. de Jagow. Il était de son devoir de « prier instamment le gouvernement impérial allemand de réfléchir, avant d’agir, sur la situation critique qui pourrait résulter, pour les relations de ce pays avec l’Allemagne, de l’application des menaces de la proclamation de l’amirauté allemande, si un navire marchand des États-Unis était détruit, ou si un citoyen des États-Unis était tué. » A la menace de Berlin, Washington en oppose une autre. « Si, dit-il, une situation si déplorable se produisait, le gouvernement impérial peut facilement comprendre que le gouvernement des États-Unis serait contraint de tenir le gouvernement allemand strictement et complètement responsable des actes de ses autorités navales et de prendre toutes les mesures qui pourraient être nécessaires pour sauvegarder l’existence et les biens des Américains et pour assurer aux citoyens américains la jouissance de leurs droits reconnus sur la haute mer. » Il est difficile de parler un langage plus clair. Quelle a été la réponse de l’Allemagne ? Elle peut se résumer en quelques mots, ceux que M. de Bethmann-Hollweg a déjà fait entendre au commencement de la guerre : nécessité n’a point de loi. Ou, en d’autres termes : il n’y a de loi que l’utilité et les convenances de l’Allemagne. Et la réponse de Berlin par le comme si ce droit nouveau était dès maintenant établi. Il semble, à la lire, que ce soit l’Angleterre qui viole constamment et impudemment tous les principes du droit des gens. L’accusation est énoncée à maintes reprises avec une rare insolence et, semble-t-il, avec une lourde intention d’ironie : « Si le gouvernement américain, y est-il dit, au dernier moment, écartait les raisons qui rendent les mesures allemandes nécessaires et surtout trouvait le moyen de faire respecter la déclaration de Londres et rendait ainsi possible pour l’Allemagne l’importation des denrées nécessaires, alors le gouvernement allemand ne saurait trop estimer un pareil service rendu dans l’intérêt des méthodes de guerre humanitaires. »

Ce mot de guerre humanitaire résonne étrangement dans une bouche allemande. Oublie-t-on par hasard à Berlin qu’au regard de l’Allemagne la guerre humanitaire est la plus féroce, la plus atroce, sous prétexte qu’elle est la plus courte ? L’Angleterre pourrait répondre : Patere legem guam ipse fecitti ; subis la loi que tu as faite toi-même. Mais ce n’est pas ainsi qu’on parle, ni surtout qu’on agit dans ce grand et noble pays. L’Angleterre a scrupuleusement respecté tous les principes du droit des gens. Il y a eu un moment où les États-Unis ont paru avoir un doute à ce sujet, et une note a été adressée de Washington à Londres pour appeler l’attention de l’Angleterre sur le nombre jugé trop grand, de navires américains saisis en pleine mer. Dans la réponse qu’il vient de faire à cette note, le gouvernement anglais s’adresse encore plus au gouvernement allemand qu’au gouvernement américain. L’Angleterre serait-elle donc si coupable de vouloir affamer l’Allemagne ? Sir Edward Grey rappelle à ce sujet qu’aucune Puissance n’a soutenu plus énergiquement que la Grande-Bretagne le principe que les belligérans doivent s’abstenir d’arrêter les vivres destinés à la population civile ; mais, en 1885, dit-il, quand les gouvernemens anglais et français ont discuté la question, Bismarck, dont l’opinion fut sollicitée par la Chambre de commerce de Kiel, répondit en ces termes : « La mesure dont il s’agit a pour but le raccourcissement de la guerre en augmentant les difficultés de l’ennemi, et c’est une mesure justifiée en temps de guerre, si elle est appliquée impartialement contre tous les vaisseaux neutres. » Nous reviendrons dans un moment sur cette question des vivres : épuisons d’abord la question maritime. À la demande américaine, l’Allemagne oppose un refus pur et simple. Elle est résolue, dit-elle, « à supprimer par tous les moyens à sa disposition l’importation du matériel de guerre en Angleterre et chez ses alliés. Elle espère que les neutres ne s’y opposeront pas. Dans ce dessein, elle a proclamé une zone de guerre qu’elle cherchera à fermer autant que possible avec des mines, et a décidé de détruire les navires marchands hostiles par tout autre moyen en son pouvoir… Les navires neutres qui se hasarderont dans la zone de guerre en porteront eux-mêmes la responsabilité. Celle-ci ne peut être acceptée par le gouvernement allemand. » Ainsi le gouvernement américain et le gouvernement allemand se renvoient mutuellement la responsabilité de ce qui peut arriver. Entre deux points de vue aussi différens, aussi opposés, il semble bien que la solution ne puisse pas intervenir seulement avec des mots : tous ceux-ci ont d’ailleurs été épuisés. Il n’y a donc plus qu’à attendre. On n’a pas attendu longtemps : le steamer américain Evelyn, qui transportait du coton de New-York à Brème, a heurté une mine au Nord de Borkum. Un navire norvégien, le Belridge, a été torpillé. Nous ne parlons pour le moment que des navires neutres : les pertes anglaises sont plus considérables, mais elles ne le sont pas assez, et il est à croire qu’elles ne le seront jamais assez pour diminuer dans une proportion très sensible la force navale du pays. « Durant ces trois derniers mois, disait M. Winston Churchill dans un discours récent, 8 000 navires anglais sont restés constamment en mer : il y a eu 4 465 arrivées et 3 609 départs dans le Royaume-Uni : 19 vaisseaux seulement ont été coulés par les navires allemands : 44 ont coulé pour d’autres causes ; or, de 1793 à 1814, nous avons perdu 1 0871 vaisseaux et infinie après Trafalgar nous perdions encore 500 vaisseaux par an. Le nombre total des vaisseaux perdus pendant le premier semestre de la guerre actuelle a été de 36 seulement. » Il est vrai que cela se passait avant le 18 février ; mais comme sa force navale n’a pas augmenté depuis cette époque et que l’Allemagne usait déjà auparavant de tous ses moyens, si les proportions constatées par M. Churchill sont dépassées, il est à croire qu’elles ne le seront pas de beaucoup.

La question des vivres dont nous avons dit un mot est une de celles qui préoccupent le plus l’Allemagne. Est-elle déjà menacée dans sa subsistance ? Le sera-t-elle bientôt ? Les renseignemens qu’on reçoit à ce sujet ne sont pas concordans. Mais comment n’être pas frappé de l’angoisse qui perce dans les lignes suivantes de la réponse de Berlin à Washington ? « Le gouvernement allemand veut croire que le gouvernement américain saura apprécier toute le gravité de la lutte dans laquelle l’Allemagne est engagée et où il y va de son existence même, et comprendra le but des mesures qu’adopte l’Allemagne, mesures qui n’auraient pas été adoptées sans les raisons de défense nationale. » Il y va de l’existence même de l’Allemagne : soit, cela n’excuse pas ses procédés, mais explique l’état d’esprit qui l’amène à en user. Il faut donc que les neutres sacrifient leurs intérêts et leurs droits à l’existence de l’Allemagne. Celle-ci est-elle donc en cause ? Un fait s’est produit, qui mérite une attention particulière : l’établissement du monopole des blés entre les mains du gouvernement impérial. Jusqu’ici, c’est la seule denrée qui ait été l’objet d’une mesure de ce genre : le gouvernement l’a accaparée, il se charge d’en faire la distribution. On a remarqué d’autre part la phrase de sir Ed. Grey, citée plus haut, où il est dit que l’Angleterre a toujours soutenu le principe de la libre circulation des vivres destinés à la population civile. C’est une application du principe plus général que la population civile doit être maintenue hors de la guerre et en souffrir le moins possible : on sait, soit dit en passant, quelles atteintes nombreuses, brutales, cruelles, l’Allemagne a portées à ce principe qu’elle invoque aujourd’hui dans un cas particulier et pour son utilité propre. Il n’en est pas moins respectable, et l’Angleterre l’a toujours respecté ; mais le cas change d’aspect et de caractère lorsque l’alimentation de la population civile est assurée par l’intervention gouvernementale au lieu de l’être par la liberté du commerce. C’est à ce point de vue que s’est placé le gouvernement anglais lorsqu’il a arrêté le paquebot américain Wilhelmina, qui transportait des céréales en Allemagne. Ces céréales, devant devenir la propriété du gouvernement, devenaient par ce fait même de la contrebande de guerre et devaient être traitées comme telles. L’Allemagne n’a pas manqué de protester. « Les Anglais, dit-elle dans sa réponse aux États-Unis, ont arrêté le Wilhelmina, bien que sa cargaison ne fût destinée qu’à la population civile allemande et malgré la déclaration du gouvernement allemand qu’on ne l’emploierait qu’à cela. » Mais que vaut la déclaration, même expresse, du gouvernement allemand ? En temps de paix, la courtoisie obligerait à lui accorder quelque valeur, mais en temps de guerre et après tout ce que nous avons vu, il serait trop naïf de le faire. Le gouvernement anglais a donc eu raison d’arrêter le navire, et le gouvernement allemand n’a pas le droit d’appeler cela un empiétement. Il le fait néanmoins et il part de là pour s’excuser lui-même des innovations qu’il introduit dans le droit maritime. L’Angleterre arrêtant les denrées destinées à l’Allemagne, celle-ci se venge en coulant les navires neutres qui passent à sa portée dans une grande étendue de mers. Singulier effet d’une telle cause ! On conçoit que les neutres se révoltent et commencent sérieusement à s’agiter. La force de leur résistance s’accroîtra, s’ils s’entendent pour parler et pour agir en commun. Les belligérans aussi doivent le faire. Un échange de vues vient d’avoir lieu sur ce sujet, à la Chambre des Communes, entre lord Charles Beresford et M. Asquith. Lord Charles Beresford ayant demandé si les procédés allemands seraient l’objet d’une note commune, M. Asquith a répondu : « Je ne peux encore le dire ; mais il y aura certainement une note de la Grande-Bretagne, et j’ai l’espérance que cette note sera commune. » Déclaration qui a été couverte d’applaudissemens.

Chaque jour, on le voit, de nouvelles questions surgissent dans cette guerre qui ressemble si peu aux précédentes. Des engins nouveaux en sont en partie la cause. Les dirigeables, les avions se sont montrés extrêmement utiles comme éclaireurs des armées : comme armes de guerre, ils n’ont pas encore tenu tout ce qu’on en attendait. Cela est vrai surtout des dirigeables dont les exploits ont été relativement médiocres. Un zeppelin vient de lancer des bombes sur Calais où il a tué cinq personnes et démoli deux maisons. Des avions anglais ont été mieux inspirés en volant sur Ostende et sur Zeebrugge où leur tir a fait des ravages d’un autre ordre : en tout cas, ils n’ont tiré que sur des établissemens militaires ou affectés à la guerre, tandis que les avions ou les dirigeables allemands ont vraiment l’air de s’en prendre de préférence aux maisons privées et aux civils. La distinction des militaires et des civils, dont ils parlent si souvent pour l’imposer aux autres, n’existe pas pour eux. Quoi qu’il en soit, les effets produits par leurs zeppelins sont jusqu’ici d’un intérêt secondaire.

La guerre sur terre et sur mer en a eu un plus grand, qui malheureusement n’a pas toujours été ce que nous aurions désiré. Il n’y a pas lieu de dissimuler que les Russes ont éprouvé dans la Prusse orientale un échec que les Allemands exagèrent, comme ils le font toujours, dans des proportions à la mesure de leur orgueil. Les Russes, plus véridiques, ont l’habitude de reconnaître leurs mécomptes et de les réparer. Cette fois, leur échec a surtout un caractère moral : ils occupaient un territoire allemand, ils l’ont évacué. C’est un désagrément sans doute, mais nullement un désastre, et l’armée russe continue de maintenir devant elle une immense armée allemande, commandée par le meilleur général allemand. La conséquence la plus regrettable de l’échec russe est le trouble et l’hésitation que certaines puissances balkaniques en ont éprouvés. La Roumanie, par exemple, semblait sur le point de sortir de la neutralité, et assurément elle n’a pas renoncé à le faire, mais le moment opportun, qui lui semblait prochain, lui apparaît maintenant plus éloigné. Les mouvemens de l’armée russe, qui a évacué la Bukovine après l’avoir partiellement occupée, sont certainement pour beaucoup dans cet ajournement. L’attitude équivoque de la Bulgarie y a aussi contribué. Nous avons parlé de l’inquiétude qu’à fait naître dans les esprits le fait que la Bulgarie a touché de l’argent à Berlin : les derniers renseignemens sur cette affaire donnent à croire qu’elle n’a pas eu le caractère politique qu’on lui a attribué, et que la Bulgarie n’a pas contracté d’engagemens nouveaux. Soit : elle reste neutre, libre, perplexe, regardant de tous les côtés sans se prononcer définitivement pour aucun. Elle vient de faire un arrangement avec la Roumanie en vertu duquel les deux pays ouvrent réciproquement leur territoire au passage des marchandises qui leur sont destinées. On affirme que le matériel de guerre est exclu de la convention : nous ne saurions dire ce qu’il en est. Quoi qu’il en soit, cette convention a été une surprise. En somme, tout reste en suspens dans les Balkans. Mais le canon de la flotte anglo-française vient de tonner à l’entrée des Dardanelles. C’est un acte nouveau et grave. Il était attendu depuis longtemps ; il s’exécute enfin et ses conséquences, s’il réussit comme nous l’espérons bien, feront sortir les pays balkaniques de leurs longues incertitudes.

L’attitude de la Porte ottomane ne pouvait plus être tolérée. Comme tous les gouvernemens faibles et désunis, la Porte est devenue un gouvernement perfide. Les promesses qu’elle nous a faites à Constantinople au moment de l’emprunt, pour avoir notre argent, ont été cyniquement violées. La conduite qui a été tenue au sujet du Gœben et du Breslau a été une véritable trahison. Enfin la guerre a été déclarée et alors est apparue à tous les yeux une vérité qu’on soupçonnait déjà, à savoir que la Porte n’était pas seulement l’alliée mais la vassale de l’Allemagne, qu’elle lui avait vendu son âme, comme le docteur Faust, pour obtenir d’elle un rajeunissement miraculeux. Dès lors, chacun a dû prendre ses mesures en conséquence. Les Puissances occidentales, la France et l’Angleterre en particulier, n’ont à coup sûr aucun reproche à se faire au sujet de l’Empire ottoman ; elles ont multiplié les efforts pour le faire vivre et, s’il vit encore, il le leur doit. Elles l’ont soutenu politiquement, financièrement, militairement. On voit comment elles en ont été récompensées. La Porte a cédé au mirage de la force, qu’elle a cru être dans l’Empire allemand ; elle a oublié ses amis d’hier ; elle a méconnu ses vrais intérêts. En suivant cette politique, elle a sonné elle-même son glas funèbre. Il y a des momens dans l’histoire où l’alea jacta est qui annonce les catastrophes vient à tous les esprits : nous sommes à un de ces momens. Ce n’est pas une petite affaire de forcer les Dardanelles, de rompre successivement toutes les lignes de défense qui les protègent à droite et à gauche, de draguer les mines flottantes, de réduire les forteresses, d’autant plus que, derrière la Turquie, il y a l’Allemagne, c’est-à-dire des officiers qui savent leur métier et sont des adversaires sérieux. La tâche n’est pourtant pas au-dessus de l’Angleterre et de la France, qui en ont mesuré toutes les difficultés et ont dû s’assurer les moyens de les vaincre. Le Times, qui qualifie l’opération de formidable, exprime la même confiance que nous dans son résultat. Il faut s’attendre à ce que plusieurs semaines s’écoulent avant qu’elle soit terminée et que les flottes alliées, après être entrées dans la mer de Marmara, apparaissent devant Constantinople ; mais ce jour-là sera un jour important dans l’histoire. Des questions nombreuses se poseront le lendemain, et il faut s’y préparer ; mais aussi beaucoup de vieilles questions seront closes, et il faut s’en féliciter. Longtemps la diplomatie européenne s’est arrêtée avec une sorte de respect superstitieux devant la Sublime-Porte, jadis si forte, aujourd’hui si faible, mais que tant de convoitises, qui se tenaient mutuellement en équilibre, sauvaient de la chute définitive. Un ébranlement général peut seul la précipiter et, même après cet ébranlement, la Porte aurait pu survivre, si elle n’avait pas eu la folie d’y exposer ses destinées. Que celles-ci s’accomplissent ! Parmi tous les griefs actuels de l’Europe contre la Porte, il en est un qu’il est impossible d’oublier. L’intérêt principal que l’Europe attachait au maintien de l’Empire ottoman est qu’elle voyait en lui le gardien des Détroits, le garant de leur liberté. Cette liberté n’existe plus : cela juge la Porte et la condamne.

Les suites de l’événement s’étendront très loin, et aucun des pays dont la Méditerranée baigne les rivages ne saurait y rester indifférent. L’Italie en particulier, que l’ardente méditation d’un grand passé prédispose à de grandes vues d’avenir, en éprouvera une impression très vive : elle entendra les appels qui lui viendront du fond de son histoire. Elle en a entendu de plus récens, qui, bien que d’un caractère moins solennel, n’en sont pas moins suggestifs. M. Sazonow, dans le discours qu’il a prononcé à l’ouverture de la Douma et où il a passé en revue toutes les questions européennes et asiatiques, a dit un mot des nations neutres qui n’avaient pas encore pris de résolution définitive. « Cette résolution, a-t-il ajouté, leur appartient, elle est à eux, car ils seront seuls responsables devant leurs nations respectives, s’ils laissent échapper l’occasion favorable de réaliser l’aspiration nationale. » Nous qui connaissons surtout l’Italie de la seconde moitié du dernier siècle, nous ne l’avons jamais vue laisser échapper cette occasion. L’observation de M. Sazonow l’a-t-elle frappée ? Peu de jours après le discours du ministre russe, un article de journal produisait dans toute la péninsule une émotion contagieuse et générale crue les articles de journaux provoquent rarement avec une telle intensité. Le Giornale d’Italia énonçait, proclamait « le devoir italien, » et il le faisait en termes véhémens. — Le moment le plus critique de la conflagration européenne approche, disait-il ; l’avenir de l’Europe sera décidé dans une prochaine recrudescence du conflit ; ensuite viendra la phase des arrangemens. Mais le destin sera désormais fixé, et tous devront le subir, les vaincus comme les neutres. Nous ne croyons pas que le peuple italien sente suffisamment l’approche de ce moment où va se décider l’avenir de la patrie. Les Italiens, cependant, savent depuis de longs mois que la neutralité actuelle ne peut pas être une fin, qu’elle représente une période de recueillement, de préparation et d’attente. Il est donc temps de dire au peuple italien de ne pas se faire d’illusion sur la prolongation indéfinie de l’état de choses actuel. Nous croyons pouvoir proclamer que l’Italie ne peut pas sortir de cette terrible crise telle qu’elle est aujourd’hui. Laisser passer cette crise sans que l’Italie améliore ses frontières, réalise ses aspirations, élève son prestige et assure son avenir, serait un suicide. Attendre passivement l’accomplissement du destin serait espérer une aumône des autres nations dans un moment où les plus cruels égoïsmes triomphent. — Tel est le ton de cet article qui se terminait par un pressant appel à l’union de tous les Italiens.

L’appel n’a pas été entendu par tous, ou du moins ne l’a pas été tout de suite. Le Giornale d’Italia est le journal de M. Sonnino ; la Stampa, qui a des attaches étroites avec M. Giolitti, lui a répondu en paraphrasant la lettre de celui-ci à M. Peano, lettre dont nous avons parlé il y a quinze jours et qui, sans désavouer, s’il le faut absolument, le recours à la guerre, exprime l’espoir que la diplomatie obtiendra assez de choses pour qu’on puisse s’en passer. D’où vient à M. Giolitti et à la Stampa cette espérance, le Giornale d’Italia l’a demandé avec insistance sans recevoir de réponse. Le Giornale d’Italia ne veut pas d’une « aumône ; » la Stampa s’en contenterait-elle ? Tous les journaux italiens ont pris parti, ceux-ci dans un sens, ceux-là dans l’autre. Sur ces entrefaites, le Parlement s’est réuni. On s’attendait à une discussion immédiate du sujet qui occupait tous les esprits. La discussion n’a pas encore eu lieu et personne ne semble mettre hâte à l’ouvrir. C’est à peine si, dans un discours prononcé à propos du tremblement de terre qui a désolé l’Italie et dont l’humanité tout entière a gémi, M. Salandra a dit quelques paroles patriotiques et vagues, propres à élever les cœurs, sans que les esprits précis puissent y trouver une indication qui les satisfasse. Il y a en Italie un mouvement d’opinion incontestable, mais le gouvernement se réserve. A une question qu’on a voulu lui poser il a refusé de répondre et s’en est référé aux paroles qu’il a prononcées il y a quelques mois, paroles qui avaient à la vérité résonné comme un coup de clairon, mais qui, suivies d’un grand silence, n’ont produit qu’une impression d’un jour.

Il est possible, on l’a dit beaucoup, que dans les divergences d’idées que les journaux ont reflétées, il faille voir, avec toutes les atténuations qu’on voudra d’ailleurs y mettre, le signe d’un désaccord entre M. Giolitti et M. Salandra. M. Giolitti a fait les élections dernières, il était le lendemain maître de la majorité : alors, fatigué peut-être par un long ministère, il a cédé provisoirement sa place à M. Salandra, qui appartient à un autre parti que lui, et lui a promis de l’appuyer, ce qu’il a fait jusqu’ici loyalement. Mais M. Salandra a réussi mieux qu’on ne s’y attendait ; les circonstances étant devenues graves, il n’y a pas paru inférieur et s’est trouvé amené à jouer un rôle qui l’a entouré d’un prestige imprévu. Rien ne permet de croire, ou du moins rien n’autorise à dire que M. Giolitti en ait pris ombrage : en est-il de même de ses amis ? Si les choses tournent bien et s’il reste au pouvoir, M. Salandra en aura l’honneur, il en sera le bénéficiaire et c’est une perspective qui ne plaît pas à tout le monde, bien que tous les partis soient prêts à se réjouir d’un succès national. Pour le moment, les socialistes sont divisés. Le plus grand nombre est favorable à la neutralité, les autres le sont à l’intervention. Les catholiques, généralement peu sympathiques à notre cause et pleins d’attendrissement pour l’Autriche, sont aussi en majorité pour l’abstention. La logique des choses n’en travaille pas moins en sens contraire. L’Italie ne pardonnerait pas à son gouvernement, — qui le sent bien, — si, après la crise actuelle, elle se retrouvait les mains vides. Comment un homme aussi fin que M. Giolitti peut-il croire que la diplomatie suffira à les remplir ? On avait conclu à Rome de la lecture de quelques journaux allemands que l’Autriche serait assez raisonnable pour faire, au bon moment, les concessions nécessaires et le prince de Bülow y entretenait de son mieux ces espérances. Gagner du temps est beaucoup pour l’Allemagne, mais il n’est pas sûr que, lorsque l’Allemagne en gagne, ce ne soit pas l’Italie qui le perde. Que l’Allemagne, par l’entremise irresponsable de ses journaux, promette généreusement à l’Italie ce qui ne lui appartient pas, nul ne s’en étonnera, car rien n’est plus conforme à sa manière ; mais il est plus intéressant de savoir ce qu’en pense l’Autriche-Hongrie, et c’est ce que la Nouvelle Presse libre de Vienne a dit dans un article de ton cassant et péremptoire. « Aucun homme politique sensé, y lisons-nous, ne peut considérer comme possible qu’un grand empire se laisse fermer brutalement l’accès de la mer pour faire plaisir à une poignée de nationalistes exaltés qui vivent sur son territoire. Si nous devions perdre la côte de l’Adriatique, nous chercherions sans cesse à la reconquérir et la loi naturelle reprendrait bientôt toute sa force et toute sa valeur. Comment surtout penser que notre monarchie, après une guerre sans précédent comme la guerre actuelle, consente à une réduction de notre territoire tant qu’elle sera en état de respirer ? »

L’Italie peut se tenir pour éclairée. Il y a des questions qui ne se résolvent que par la force. Pendant quarante-quatre ans, nous avons eu l’impression que celle de l’Alsace-Lorraine était du nombre ; celle de Trieste et de l’Adriatique en est aussi. Mais, comme l’a dit M. Sazonow, l’Italie aussi bien que la Roumanie sont seules maîtresses de leurs résolutions : à elles de les prendre. Rappelons seulement que c’est parce qu’il avait été à la peine que l’étendard de Jeanne d’Arc a été à l’honneur.


Nous ne dirons que peu de chose du Congrès socialiste de Londres : on y aurait, en somme, prêté peu d’attention s’il n’avait pas été malencontreusement illustré par la présence de deux ministres français, M. Sembat qui y était réellement, et M. Jules Guesde qui s’était excusé pour cause de maladie, mais qui avait aveuglément donné son adhésion atout ce qu’on y déciderait, et en effet il le savait d’avance, il n’avait qu’à se souvenir. L’ordre du jour voté à Londres a ressemblé à ceux qui l’avaient précédé dans d’autres Congrès.

On y a retrouvé la guerre de classes, le pacifisme avec toutes ses chimères dont la niaiserie apparaît en ce moment si manifeste, la distinction entre les peuples qui sont pour nous des frères et leurs gouvernemens qui sont seuls des ennemis, l’espérance qu’après la guerre les nations libérées, dont on n’excepte pas l’Alsace-Lorraine, seront admises à disposer de leurs destinées, c’est-à-dire à énoncer leur volonté par plébiscite, etc., etc. Le morceau se termine par une attaque contre le gouvernement russe pour ses méfaits habituels. M. Sembat était-il là à sa place ? Nous voudrions lui trouver une excuse : peut-être a-t-il cru qu’en y allant il exercerait une heureuse influence sur le Congrès et l’empêcherait de voter ces inepties dangereuses ; mais, dans ce cas, il a trop présumé de son influence : il a dû se soumettre à Londres et peut-être aurait-il dû ensuite se démettre à Paris. Il est vrai que le Congrès a décidé que la guerre actuelle devrait être poursuivie jusqu’au bout pour produire ces beaux résultats, ce qui nous donne une satisfaction immédiate, sauf à [subir mille maux par la suite. Contentons-nous de la satisfaction immédiate : c’est le plus important aujourd’hui, et à chaque jour suffit sa peine. Quoi qu’il en soit, si M. le président du Conseil a autorisé M. Sembat à aller à Londres, il en a été puni par l’embarras qui en est bientôt résulté pour lui. Comment ne l’avait-il pas prévu ? La désapprobation a été générale. M. Viviani s’en est tiré, nous le reconnaissons, par un discours éloquent et où il n’y a rien à reprendre. Après avoir repêché de son mieux M. Sembat et M. Guesde et assuré qu’il ne saurait trop se louer de la collaboration de tous ses collègues sans exception, il a paru oublier le Congrès de Londres ; mais, en affirmant de nouveau la politique du gouvernement, il en a pris le contre-pied sur tous les points. Les journaux racontent qu’à chacune de ses phrases les plus expressives, personne n’applaudissait avec plus de transport que MM. Guesde et Sembat. Je suis oiseau, voyez mes ailes, etc. ! N’insistons pas plus que ne l’a fait la Chambre, qui y a mis quelque complaisance, et qui, étant donné les circonstances, a eu raison. Tout est bien qui finit bien. « Et si, comme il peut arriver, a dit M. Viviani dans une nation de 40 millions d’hommes, qui est la fille de la Révolution bouillonnante, — où nous sommes tous habitués aux manifestations quelquefois excessives de la liberté, — des chocs, des heurts, des polémiques, des malentendus se produisent, eh bien ! promettons-nous, au lieu de les envenimer, de les aggraver, promettons-nous de tout faire, comme aujourd’hui, pour les réduire. »

Soit, puisque l’union est à ce prix. Au surplus, MM. Sembat et Guesde sont peu de chose sur 40 millions d’hommes et si ces fils de la Révolution bouillonnante se sont livrés à une manifestation excessive, réduisons l’importance du fait, comme M. Viviani le conseille. « Ce sacrifice, a-t-il dit, vous ne le devez pas aux membres du gouvernement, nous le devons tous à la patrie qui est en droit de l’exiger. Il est d’ailleurs autrement léger que le sacrifice que, chaque jour, à toute heure, accomplissent, confondus dans la boue des tranchées, tous les fils de la France. » Ce sacrifice d’un sentiment personnel est en effet facile à faire, quand on le compare à celui que font nos soldats. Nous demandons seulement que les membres du gouvernement en donnent eux aussi l’exemple.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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