Chronique de la quinzaine - 14 février 1915

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Chronique n° 1988
14 février 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le gouvernement allemand, trouvant qu’il n’a pas encore assez d’ennemis, s’ingénie pour s’en donner de nouveaux : il vient d’adresser aux neutres un Memorandum qui a produit dans le monde entier une impression de stupeur et de révolte et qui l’expose à perdre définitivement les quelques sympathies qu’il avait pu conserver. La Hollande, la Suède, la Norvège, le Danemark et, par-dessus tout, l’Amérique, en ont été vivement émus et le seront bien davantage encore si, par aventure, un de leurs navires de commerce vient à être coulé sans autre forme de procès, conformément à la menace qui leur en a été faite. Or l’Allemagne proteste que cette menace est parfaitement sérieuse, qu’elle n’est pas un bluff, qu’elle sera suivie d’une exécution certaine, et, pour mieux en convaincre l’univers, elle n’a même pas attendu son Memorandum pour torpiller sans avertissement deux navires marchands dans la Manche. Elle en a coulé deux autres dans les mers d’Irlande, après les avoir toutefois avertis et leur avoir accordé un délai de quelques minutes pour mettre leur équipage en sûreté. Un dernier exploit de sa flotte a consisté à torpiller un navire-ambulance. Chaque jour, le compte de l’Allemagne se charge de responsabilités nouvelles devant l’humanité de plus en plus indignée.

Le Memorandum dont nous parlons a été publié par le Reichsanzeiyer de Berlin. Il n’était pas absolument imprévu. Depuis quelque temps déjà, l’amiral de Tirpitz avait annoncé qu’il préparait une redoutable contre-attaque qui vengerait l’Allemagne des procédés de l’Angleterre dans la guerre maritime. L’Angleterre avait voulu affamer l’Allemagne, celle-ci lui rendrait la pareille : blocus contre blocus. Il fallait donc s’attendre à quelque chose, mais on ne savait pas à quoi, et personne assurément ne pouvait le deviner : l’invention allemande devait dépasser toutes les prévisions. Le Memorandum est trop long pour pouvoir être reproduit en entier, et c’est dommage. On y verrait à quel point la rage de l’Allemagne est excitée contre l’Angleterre. C’est l’Angleterre, à l’entendre, qui dans cette guerre viole toutes les règles du droit des gens. Personne ne s’en était aperçu jusqu’à présent, personne ne le lui avait reproché ; le gouvernement américain lui avait bien fait quelques représentations contre la gêne apportée à son commerce maritime par la multiplicité des arrestations et des saisies de navires, mais de part et d’autre on avait fait preuve d’un égal souci de régler l’affaire à l’amiable, et il était évident qu’elle n’aurait pas de suites graves. Il a fallu l’intervention de l’Allemagne pour changer la face des choses. Autant le langage du gouvernement américain avait été amical, malgré quelque rudesse de forme, autant celui du gouvernement allemand a été menaçant et brutal. On sent que ce réquisitoire contre l’Angleterre est l’effet d’une déception causée par les États-Unis. L’Allemagne avait un moment espéré que le dissentiment s’aigrirait entre Londres et Washington, qu’elle en ferait son profit, que la mauvaise humeur des neutres tournerait à son propre avantage. Il n’en a rien été. On sait qu’il y a beaucoup d’Allemands en Amérique : ils y forment même aujourd’hui un parti et ce parti est devenu très ardent, très remuant, très exigeant depuis le commencement de la guerre. Il a fait un grand effort pour entraîner avec lui, d’abord l’opinion, qui n’a pas tardé à lui échapper, puis le gouvernement, sur lequel il croyait avoir des moyens d’action. Ses journaux ont attaqué M. Wilson ; ils l’ont accusé de ne pas tenir la balance égale entre les belligérans et d’être sorti des règles de la neutralité. Assertion toute mensongère. Le gouvernement américain a pratiqué consciencieusement les règles du droit des gens telles qu’elles sont connues jusqu’à ce jour ; mais l’Allemagne en a inventé de nouvelles. Pour la satisfaire, les États-Unis auraient dû rétablir artificiellement l’égalité entre les belligérans et, pour cela, supprimer la liberté des mers. Étrange prétention, en vérité ! M. Stone, président du Comité sénatorial des Affaires étrangères, s’en est fait l’organe, au retour, dit-on, d’un voyage dans le Missouri où les Allemands dominent, et il a adressé une longue lettre à M. Bryan pour le mettre en demeure de répondre aux griefs articulés contre lui. Longue aussi a été la réponse de M. Bryan : elle se compose de vingt paragraphes dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre du genre. Les principes essentiels du droit maritime y sont maintenus avec non moins de fermeté que de précision. La réponse de M. Bryan à M. Stone deviendra un monument précieux auquel on aura souvent l’occasion de recourir. Nous aurions peut-être quelques observations à présenter sur certains points, mais sur les plus importans il n’y a qu’une approbation à donner. M. Bryan s’est refusé à rétablir la balance entre les belligérans sur mer, au profit des plus faibles, au détriment des plus forts. On ne le lui a pas pardonné à Berlin. Si les neutres s’étaient prononcés contre l’Angleterre, l’Allemagne se serait contentée de leur donner raison et de les soutenir ; mais, puisqu’ils ne l’ont pas fait, elle annonce qu’elle agira à son tour. Doncelle agit, ou elle se dispose à le faire dans des conditions que le Memorandum expose. Si la réponse de M. Bryan à M. Stone est un monument, le Memorandum allemand en est un autre : mais combien différent !

Nous n’en citerons que la partie positive : le reste n’est en somme qu’une amplification dans le style de la polémique, où l’auteur énumère les prétendus griefs de l’Allemagne contre l’Angleterre pour justifier les représailles prochaines. « De même que l’Angleterre, y est-il dit, a désigné la superficie maritime entre l’Ecosse et la Norvège comme zone de guerre, de même l’Allemagne déclare maintenant zone de guerre toutes les eaux entourant la Grande-Bretagne et l’Irlande, y compris la Manche (English Channel). Elle commencera donc, le 18 février 1915, à agir dans ce sens contre la navigation ennemie. Elle s’efforcera de détruire tout navire ennemi qui sera trouvé dans cette zone de guerre, sans qu’il lui soit toujours possible d’éviter le danger qui menacera ainsi les personnes et les navires neutres, et elle prévient donc de ne pas se fier, à l’avenir, à la sécurité des équipages, passagers et marchandises, des navires en question. L’Allemagne appelle en outre l’attention des neutres sur ce fait qu’il y aurait lieu, pour leurs navires, d’éviter d’entrer dans cette zone, car, bien que les forces navales allemandes aient pour instructions de s’abstenir de toute violence contre les navires neutres, autant qu’ils pourront être reconnus, l’ordre donné par le gouvernement anglais d’arborer des pavillons neutres et les contingences de la guerre maritime pourraient être cause qu’ils devinssent victimes d’une attaque dirigée contre les navires de l’ennemi. » Tel est ce texte. Il était encore plus catégorique dans sa rédaction première, mais, aussitôt après avoir été publié, il a été remanié et légèrement atténué. L’atténuation est d’ailleurs de pure forme : elle est dans le membre de phrase où il est dit que les forces navales allemandes ont pour instructions de s’abstenir de toute violence contre les navires neutres. Ce serait fort bien si on s’arrêtait là, mais le Memorandum ajoute : « autant que ces navires pourront être reconnus, » et il explique pour quels motifs il sera difficile de les reconnaître. C’est parce que le gouvernement anglais a donné l’ordre à ses navires de commerce d’arborer un pavillon neutre. Au premier abord, l’argument fait impression sur ceux qui ne sont pas habitués aux usages de la mer. Cette substitution d’un pavillon neutre à un pavillon belligérant est passée dans la coutume, et tout le monde l’emploie. Elle a pour but d’empêcher qu’un navire de commerce soit traité d’une manière sommaire et de mettre le vaisseau de guerre qui l’aborde en demeure de ne rien faire avec précipitation, c’est-à-dire sans inspection de la cargaison, de l’équipage, etc. Tel est pourtant le prétexte sur lequel l’Allemagne s’appuie pour décider qu’un navire neutre pourra être torpillé et coulé sans avoir été reconnu, sans avoir été averti. Et cela est monstrueux !

Le mot blocus n’est pas dans le Memorandum, mais, à défaut du mot, il y a la chose : il y en a du moins l’intention. C’est bien le blocus complet de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande, sans parler du Nord de la France, que le Memorandum entend établir d’un trait de plume. Dans la guerre maritime, lorsqu’un blocus est établi contre un port ou contre une étendue de côtes, et qu’il a été officiellement notifié, aucun navire ne doit le forcer. S’il essaie de le faire, c’est à ses risques et périls : il peut, suivant les cas, être confisqué ou coulé. Seulement, pour qu’un blocus produise ces effets, il doit être effectif, c’est-à-dire s’appuyer sur une force suffisante pour se faire respecter. Celui de l’Angleterre, de l’Ecosse, de l’Irlande et du Nord de la France est-il effectif dans les conditions où l’Allemagne l’a décrété ? Où donc est la force qui le rendra tel ? Il est hors de doute qu’elle n’existe pas : l’Allemagne n’a pas un assez grand nombre de sous-marins pour lui donner ce caractère. Ici se présente une complication. Autrefois, lorsqu’un port ou une étendue des côtes était bloqué, on voyait les navires qui rendaient le blocus effectif. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les navires de guerre allemands sont soigneusement cachés dans les fleuves, dans les canaux, dans les ports : les torpilleurs et les submersibles font toute la besogne. La guerre terrestre consiste surtout, à présent, à se battre sous terre, et la guerre maritime à se battre sous l’eau. L’inconvénient, en ce qui concerne le blocus, est que, les engins de guerre qui y servent échappant au regard, il est à peu près impossible de s’assurer de sa réalité. Un navire de commerce s’avance donc en pleine confiance ; il ne voit rien à la surface de l’eau ; le danger qui le menace n’est pas apparent. Soudain, il reçoit une torpille dans ses œuvres vives et coule à fond sans avoir reçu aucun avertissement, sans avoir été mis à même de recueillir son équipage dans ses canots. Une clameur de désespoir s’élève vers le ciel insensible et tout est dit. C’est une violation outrageante du droit maritime et des lois de l’humanité. Même si le blocus est effectif, le navire qui le viole peut être saisi, confisqué, mais non pas détruit, à moins de résistance de sa part et, même alors, il ne doit l’être qu’après que l’équipage a eu le temps de se sauver. Le Memorandum allemand n’entre pas dans ces distinctions. Il déclare zone de guerre une immense étendue de mers. Sus aux navires, quels qu’ils soient, qui entrent dans la région interdite !

La guerre maritime avait déjà assez de rigueurs cruelles ; mais là, comme ailleurs, l’Allemagne a innové, faut-il dire dans le sens de la barbarie primitive ? Non, car la barbarie primitive, n’étant pas savante, ne connaissait ni les torpilles, ni les mines flottantes, ni les submersibles. Il a fallu que les découvertes et les inventions de la science tombassent entre les mains d’une race brutale, orgueilleuse et impitoyable, pour que nous en venions aux raffinemens d’aujourd’hui. Et quel est son but ? L’Allemagne ne s’en cache pas, c’est d’affamer l’Angleterre, de l’empêcher de se ravitailler. C’est, dit-elle, la peine du talion : je fais contre les autres ce qu’ils font contre moi. Soit : nous ne contestons pas ici la légitimité du but, mais celle des moyens. Jamais il n’est venu à l’esprit de l’Angleterre, dans l’hypothèse où elle aurait le droit de couler un navire de commerce, de le faire sans avertissement préalable et sans avoir donné à l’équipage le temps de se sauver. Jamais il ne lui est venu à l’esprit d’user d’un vain prétexte pour traiter les navires neutres comme les navires ennemis. Il a fallu que l’Allemagne fût arrivée à ce point où le vertige de la puissance n’a plus aucun contrepoids moral, pour qu’elle enfantât de pareils projets. Et elle semble les trouver tout naturels ! Elle les présente comme un juste retour des violences qu’on exerce contre elle ! Enfin, on voit réapparaître, à la fin du Memorandum, la même illusion, que la guerre sera d’autant plus courte qu’elle sera plus sauvage. « Cela est d’autant plus à espérer, y lisons-nous, qu’il doit être de l’intérêt des Puissances neutres de voir terminer, le plus tôt possible, cette guerre destructrice. » Que ce soit de leur intérêt, les neutres n’en doutent pas, mais ils commencent à comprendre que se soumettre à toutes les volontés de l’Allemagne n’est pas le meilleur moyen de le servir. La protestation contre le Memorandum s’est surtout élevée dans les pays neutres, et ceux mêmes qui, jusqu’ici, avaient été le plus paralysés par la crainte de l’Allemagne s’affranchissent de ce sentiment. Quand nous parlons de protestations, il ne s’agit pas pour le moment de protestation officielle : on attend les événemens, on veut encore croire que la menace de Berlin ne sera pas suivie d’effet, que l’orage aura grondé sur les hauteurs sans que la foudre tombe. Mais qu’arrivera-t-il le jour où un premier navire neutre sera torpillé ? En attendant, les journaux s’expriment avec une vivacité inaccoutumée et, d’un bout à l’autre du monde, il y a une telle unanimité dans leur langage que l’Allemagne ne pourra manquer d’en être frappée. Si elle ne l’est pas, c’est que la rage que lui inspire son impuissance aura finalement porté atteinte à sa raison.

N’est-elle pas en voie d’en venir là ? Nous lisons, aussi ce qui pénètre en France de ses journaux, et c’est une lecture instructive. Veut-on quelques citations ? Les deux navires qui ont été torpillés, il y a quelques jours, dans la mer d’Irlande, l’ont été après avertissement préalable. A ce propos, la Gazette de la Croix écrit : « Si nous devions suivre la même procédure que naguère dans la mer d’Irlande, il nous serait impossible de confondre les navires neutres avec ceux de nos ennemis. Il paraît que nous allons maintenant torpiller les navires sans avis préalable. Nous accueillerons avec satisfaction l’annonce que nos sous-marins vont faire à toute la marine de nos ennemis la guerre la plus impitoyable. » C’est déjà bien, mais le Lokal Anzeiger a trouvé encore mieux : « Que nous importent, dit-il, les criailleries des neutres et l’indignation de nos ennemis ! Nous autres Allemands, nous avons à tirer de cette guerre une grande leçon, celle de ne pas manifester de délicatesse et de ne pas écouter ce que les neutres peuvent dire. » Ne pas manifester de délicatesse est un but qu’au point où ils en sont les Allemands atteindront sans grand effort : quant à ne pas écouter ce que disent les neutres, peut-être auront-ils tort de le faire. En Amérique, les membres de la Commission sénatoriale des Affaires étrangères ont fait la déclaration que voici : « Nous pouvons dès à présent affirmer que la moindre manifestation d’hostilité d’un sous-marin allemand, à l’égard d’un navire américain, provoquerait une protestation immédiate du gouvernement des États-Unis. Nous n’avons aucune intention d’intervenir et M. Bryan fait de son mieux pour arranger les choses, mais la patience a des limites que l’on ne saurait dépasser. » M. Bryan fait effectivement de son mieux pour arranger les choses ; mais si le gouvernement allemand continue, lui aussi, de faire de son mieux pour les déranger, il finira sûrement par l’emporter, et alors advienne que pourra !

Puisque nous sommes en Amérique, disons un mot d’un projet qui y a agité l’opinion, qui l’y agite encore et n’a pas laissé de produire aussi quelque impression en Europe. Au moment de la déclaration de guerre, un assez grand nombre de navires de commerce allemands n’ont pas trouvé d’autre moyen de n’être pas pris ou coulés que de chercher un refuge dans les ports américains. Ils y sont en sécurité, mais ne peuvent plus en sortir : les voilà immobilisés jusqu’à la fin des hostilités. La pensée est alors venue à quelques Américains de les acheter et aux Allemands de les leur vendre. Le gouvernement américain a vu lui-même le projet d’un bon œil, et M. Wilson l’a adopté, sans prévoir peut-être toutes les difficultés qu’il devait rencontrer.

La question s’est posée aussitôt de savoir si le projet était conforme au droit public et s’il ne soulèverait pas des objections, en Europe, du côté des Puissances belligérantes. Jusqu’ici, ces objections n’ont pas été exprimées, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent pas dans les esprits ; mais on a préféré laisser les Américains résoudre à eux seuls la question. Elle est délicate. On a toujours considéré que des navires dans la situation où se trouvent ceux de l’Allemagne ne peuvent pas être vendus, soit parce que, le plus souvent, ces ventes sont fictives ; soit parce qu’on peut considérer les navires en cause comme un gage susceptible de servir à des transactions futures et que la vente fait disparaître. Quel qu’en soit le motif, ces ventes ont été généralement déclarées irrégulières, et telle a été notamment sur elles, dans le passé, l’opinion des jurisconsultes américains qui font le plus autorité. Laissons d’ailleurs de côté pour le moment la question de droit : en fait, on ne sait pas ce que peut devenir plus tard un navire appartenant à un belligérant, qui a été vendu à un neutre. Si c’est un navire de guerre, le cas du Gœben n’est pas encourageant ; si c’est un navire de commerce, l’inconvénient n’est pas aussi grave, mais une incertitude subsiste sur la sincérité du contrat, et elle suffit, à notre avis, pour le faire déconseiller. Une question d’espèce s’est présentée. Un navire allemand, le Dacia, a été vendu à un Américain d’origine allemande, récemment naturalisé. L’acheteur y a mis une cargaison de coton et a annoncé l’intention de la transporter en Europe. Si jamais vente a eu une apparence fictive, c’est bien celle-là : aussi l’Angleterre a-t-elle fait savoir qu’elle ne manquerait pas de saisir le Dacia en mer, qu’elle achèterait un bon prix la cargaison pour désintéresser son propriétaire, et qu’elle soumettrait sa capture au tribunal des prises pour faire dire le droit. L’affaire a fait déjà couler beaucoup d’encre et le Dacia n’a pas, à notre connaissance, encore quitté le port américain. Il faut bien avouer que le cas ne serait pas le même si les navires allemands, au lieu d’être achetés par un particulier, l’étaient par le gouvernement américain : la même suspicion ne planerait pas sur la vente, mais d’autres objections se présenteraient. Elles ont été soutenues devant le Sénat américain par plusieurs orateurs, dont les vigoureux argumens ont fait impression sur l’Assemblée, au point que quelques démocrates, partisans du gouvernement actuel, se sont détachés de la majorité pour s’allier aux républicains sur cette question spéciale. Le renvoi du bill à la Commission a été demandé ; l’incertitude de plus en plus grande que le Memorandum allemand fait planer sur le commerce neutre a donné à réfléchir ; des amendemens ont été proposés, un entre autres qui a trouvé faveur auprès de M. Wilson et qui exclut toute vente de nature à créer des difficultés internationales. Cette attitude finale du gouvernement a provoqué dans le parti allemand une indignation qui montre à quel point il se préoccupe peu des difficultés avec lesquelles le gouvernement américain pourrait se trouver aux prises. Qui sait même s’il ne les provoque pas à plaisir ? Quoi qu’il en soit, les chances du bill ont sensiblement diminué et nous ne le regrettons pas. En temps de guerre, les navires des belligérans doivent garder leur nationalité, à moins qu’on ne puisse prouver que leur vente était chose convenue avant les hostilités, ou qu’elle aurait eu lieu quand même celles-ci n’auraient pas éclaté. Mais c’est une preuve qui est le plus souvent difficile à faire.

Les dissentimens qui ont pu se produire sur quelques points particuliers ne portent pas atteinte à la confiance que mérite le gouvernement américain pour la correction générale de son attitude. Il a l’intention très loyale de remplir toutes les obligations de sa neutralité et il les a en effet strictement remplies. C’est bien, d’ailleurs, ce qu’on lui reproche à Berlin. Au gré de l’Allemagne, il ne devrait pas y avoir d’États neutres dans le monde et elle dirait volontiers que ceux qui ne sont pas avec elle sont contre elle. Soit : si elle les oblige à opter, ce n’est probablement pas nous qui aurons à en souffrir.

Il faut toujours revenir au vieux, continent européen, parce que c’est là surtout que les destinées s’élaborent, dans un travail qui malheureusement n’est pas toujours très clair. Nous ne parlons pas de la guerre elle-même ; elle se développe normalement, sans aucune action décisive, il est vrai, mais nous n’en attendons pas encore ; l’hiver n’est pas assez avancé pour que nous sortions de la période de patience dont nous avons toujours dit qu’elle serait longue. Notre situation reste très bonne. La solidité de notre immense ligne de bataille a été mise à l’épreuve sur tous les points, et n’a faibli sur aucun. La lecture des Communiqués que nous recevons deux fois par jour présente sans doute une certaine monotonie ; mais par cela même elle est rassurante. Elle ne le serait pas si nous nous usions plus que nos adversaires, mais c’est le contraire qui est vrai : nous n’en voulons pour preuve que les nouvelles, rares mais sûres, qui nous arrivent du dehors. L’Allemagne se rationne elle-même. Son gouvernement a monopolisé tous les blés entre ses mains et il les convertit en farine pour la distribuer à tant par tête d’habitant. Ce n’est pas un petit travail, mais on ne saurait refuser à l’Allemagne une méthode supérieure dans l’organisation administrative. Elle calcule assez bien pour reconnaître que le blé lui manquera bientôt et qu’elle est dès maintenant obligée d’y mêler diverses fécules : peut-être devra-t-elle, après celui du blé, établir le monopole des pommes de terre. Nous sommes bien loin d’en être là, nous qui ne manquons de rien. La Russie ne souffre pas davantage, ou, si elle le fait, c’est de la quantité des stocks de céréales qu’elle ne peut pas écouler. L’Allemagne est le seul pays du monde où la privation de certaines denrées indispensables à la vie commence à se faire sentir. Il ne faut donc pas trop nous plaindre des lenteurs qui mettent notre patience à l’épreuve : les comparaisons qu’elles nous permettent de faire ne sont pas à notre désavantage.

Mais que se passe-t-il dans les pays neutres comme l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce, pays dont nous respectons profondément la liberté, et sur lesquels nous ne cherchons pas à influer, sans toutefois que notre réserve puisse aller jusqu’au désintéressement : nous nous intéressons, au contraire, beaucoup à ce qui s’y prépare. Les choses ne s’y présentent pas avec une clarté parfaite et il est encore difficile de savoir, de prévoir quels y seront les événemens prochains. Quels qu’ils soient, nous resterons reconnaissans à l’Italie de l’immense déception qu’elle a causée à l’Allemagne en proclamant sa neutralité, à laquelle elle a donné pour gage le retrait immédiat des forces qu’elle avait réunies sur notre frontière. Depuis, elle est restée dans une attitude d’attente, mais cette attente n’a été ni muette, ni inerte. On se rappelle les déclarations retentissantes de M. Salandra, qui a parlé de la neutralité comme d’une étape provisoire, et les révélations de M. Giolitti, qui ont dû être cruellement sensibles à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne. Il semblait bien alors que cela annonçait quelque chose, mais jusqu’ici rien n’est venu et la période expectante se prolonge encore du côté italien. Les quelques incidens qui se sont produits nous ont fait entrevoir des mystères plutôt qu’ils ne nous ont apporté des lumières. C’est d’abord, et même avant tout, l’incident Giolitti. Il s’est terminé par une lettre de l’ancien ministre à un de ses amis, M. Peano. Faut-il dire terminé ? L’avenir le montrera, mais, en attendant, la lettre de M. Giolitti, n’a pas dissipé tous les nuages. Les journaux avaient raconté, bien légèrement sans nul doute, que M. Giolitti et le prince de Bülow avaient échangé de graves propos : certaines avances, certaines promesses avaient été faites par celui-ci à celui-là et la politique ultérieure de l’Italie devait s’en ressentir. C’est ce que M. Giolitti a démenti en termes si formels qu’aucun doute ne peut subsister à ce sujet. Il est probable que, comme il arrive assez souvent, les amis politiques de M. Giolitti se sont remués et agités pour lui, au risque de le compromettre, tant ils ont hâte de le voir revenir au pouvoir, où M. Salandra dure trop longtemps à leur gré. M. Giolitti, qui ne partage pas ces impatiences, a déclaré qu’il soutenait le ministère, et ce n’est assurément pas le moment de le changer. Mais les partis sont plus pressés que leurs chefs.

M. Giolitti a tenu à s’expliquer lui-même, il l’a fait dans sa lettre à M. Peano. Il n’a vu qu’une fois le prince de Bülow. où ? Dans la rue où ils se sont rencontrés par pur hasard. Se connaissant de vieille date, ils ont échangé quelques propos courtois. « Le prince me dit, écrit M. Giolitti, qu’il voulait me voir ; je lui répondis qu’étant un sans-travail, c’est moi qui le préviendrais et irais lui rendre visite, ce que je fis le lendemain. On parla de façon tout académique des grands événemens, mais je me gardais bien de toucher au sujet de l’attitude que doit adopter l’Italie. J’aurais manqué à mon devoir, et lui-même se garda d’aborder ce sujet, parce que c’est un homme qui ne manque jamais aux convenances. » Admirable discrétion ! Nous ajouterons qu’elle est rare et que nous n’aurions pas cru, si M. Giolitti ne l’assurait pas, que le devoir d’un côté et les convenances de l’autre eussent des exigences tellement strictes. M de Bülow, un causeur habile et qui sait fort bien faire entendre les choses sans les dire positivement, a donc été très discret ce jour-là, et M. Giolitti n’a rien retenu de cette conversation. Si elle avait été un peu plus poussée, il en aurait été quitte pour la rapporter à M. Salandra, ou à M. Sonnino, et personne ne lui aurait reproché d’avoir manqué à son devoir. Nous ne saurons donc rien des pensées profondes de M. de Bulow, mais M. Giolitti a écrit à M. Peano quelque chose des siennes et elles valent la peine d’être recueillies dans la pénombre où elles se cachent à moitié. Certes, dit M. Giolitti, et personne ne le contredira, « je tiens la guerre, non comme un bonheur, mais comme un malheur qu’on doit affronter seulement quand cela est nécessaire pour l’honneur ou les grands intérêts du pays. Je ne crois pas légitime d’engager le pays dans une guerre pour un sentimentalisme envers d’autres peuples. Par sentimentalisme, chacun peut exposer sa propre existence, mais non celle du pays. » Ces aphorismes sont marqués au coin du bon sens le plus frappant : on se demande seulement à quoi ils visent, car assurément personne n’a soupçonné M. de Bulow d’avoir voulu engager l’Italie dans une guerre de sentimentalisme et on ne voit pas non plus qu’une pareille suggestion eût pu lui venir d’ailleurs. « Mais, poursuit M. Giolitti, je n’hésiterais pas à affronter la guerre et je l’ai prouvé. » L’Italie lui doit en effet l’expédition de Libye. Toute cette partie de la lettre est évidemment une préparation, mais à quoi ? Enfin nous y arrivons. « Il pourrait être, lisons-nous, et il ne m’apparaît pas improbable que, dans les conditions actuelles de l’Europe, quelque chose d’appréciable (parecchio) pourrait être obtenu sans une guerre ; mais qui n’est pas au pouvoir ne possède pas les élémens d’un jugement complet. » Malgré cette restriction finale, la pensée de M. Giolitti ne semble pas douteuse ; il croit que l’Italie est à même d’obtenir sans guerre quelque chose de suffisant. Est-ce vrai ? Cela dépend de la modération plus ou moins grande que l’Italie mettra dans ces désirs et ici nous nous garderons bien d’insister sur un point qui ne nous regarde pas. Si nous avions cependant un conseil à donner à nos voisins, ce serait d’obtenir une promesse très précise et même de s’assurer par avance de son exécution au moyen d’un gage tangible. Nous nous rappelons la crise de 1866 ; l’Italie ne l’a certainement pas pu oublier non plus. Après la guerre de cette époque, lorsque l’empereur Napoléon III voulut obtenir quelque chose d’appréciable comme prix de sa neutralité, Bismarck refusa net et qualifia insolemment notre demande de politique de pourboire. L’Italie avait été plus prévoyante ; elle avait obtenu de la Prusse des engagemens fermes : peut-être se rappelle-t-elle la manière dont ils ont été tenus. Au surplus, la politique de M. Giolitti est-elle celle du gouvernement italien ? Il n’en sait rien lui-même et nous le savons moins encore. Mais c’est celle d’un homme éminent, qui a beaucoup d’amis, a joué un grand rôle et n’a pas dit son dernier mot.

Dans les Balkans, la situation est encore flottante, mais on est porté à croire que M. Ghenadieff, à Rome, a causé avec M. de Bülow plus que ne l’a fait M. Giolitti : il n’était pas tenu par les mêmes devoirs de discrétion. M. Ghenadieff a une mission du gouvernement bulgare : nul autre que lui ne sait exactement en quoi elle consiste. Personnellement, il appartient dans son pays au parti stamboulowiste, dont le programme politique a consisté autrefois à s’affranchir de la Russie et depuis à s’appuyer sur la Triple Alliance, c’est-à-dire sur l’Allemagne et sur l’Autriche. L’attitude de la Bulgarie dans la crise actuelle est une énigme que, jusqu’à hier, Œdipe n’aurait pas déchiffrée. Serait-elle du côté de la Russie et de ses alliés, ou de l’Autriche-Hongrie et des siens ? Qui aurait pu le dire ? Ses ambitions sont grandes : on saura plus tard sous quelle sauvegarde elle les a mises définitivement. Pour le moment, bien qu’on n’ait aucune certitude à ce sujet, il y a une grande présomption que son choix a penché du côté de l’Autriche et de l’Allemagne et voici d’où elle vient. Peu de temps avant la guerre, la Bulgarie avait fait en Allemagne un emprunt de 500 millions qu’elle n’a pas encore touché. Elle a réclamé récemment un acompte de 150 millions aux banques allemandes et autrichiennes. Sa demande a été publique, tout le monde l’a connue et on a attendu avec curiosité ce qui allait en arriver. Si l’Allemagne versait l’argent, c’est qu’elle était d’accord avec la Bulgarie, car personne ne supposera qu’elle l’eût versé sans avoir pris ses garanties. Si elle le refusait, ou en ajournait le versement, c’est qu’il n’y avait pas d’accord. L’Allemagne a promis de verser : la conclusion se dégage toute seule. Les conditions du contrat montrent d’ailleurs le degré de confiance que, même dans son entente avec la Bulgarie, l’Allemagne éprouve pour elle. Elle lui fait payer cher son argent, à 7 et demi pour 100. De plus 75 millions seuls seront versés sur-le-champ : le reste le sera à raison de 10 millions par quinzaine, à dater du 14 avril. Grâce à cette précaution, l’Allemagne et l’Autriche tiennent la Bulgarie jusqu’au mois d’août prochain, c’est-à-dire pendant la période où, suivant toutes les vraisemblances, les événemens décisifs se passeront. De la part de l’Allemagne, assurément c’est bien joué. De la part de la Bulgarie, c’est autre chose : elle expiera une seconde fois comme la première, et plus durement même, sa défection à la cause balkanique. Personne ne croira qu’elle ait agi pour des motifs financiers. Si elle avait eu seulement besoin d’argent, elle aurait pu s’en procurer à meilleur compte auprès de nous. A la suite d’une conférence qui vient d’avoir lieu à Paris entre notre ministre des Finances, M. Ribot, et les ministres des Finances de Russie et d’Angleterre, M. Bark et M. Lloyd George, un accord a été conclu en vertu duquel, « résolus à unir leurs ressources financières aussi bien que leurs ressources militaires, afin de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire définitive, » les trois gouvernemens ont décidé de « prendre à leur charge, par portions égales, les avances faites ou à faire aux pays qui combattent actuellement avec eux ou qui seraient disposés à entrer prochainement en campagne pour la cause commune. » Avons-nous besoin de faire remarquer l’importance de cet accord et les facilités qu’il assure à ceux qui marcheront avec nous ? Il y avait là une bourse ouverte ; la Bulgarie aurait pu y puiser et elle y aurait trouvé des conditions plus généreuses que celles des banques allemandes, plus respectueuses aussi de sa dignité. Elle ne l’a pas voulu. L’esprit de vengeance lui a dicté ses résolutions. Elle n’a pas oublié la sévère mais juste leçon qu’elle a reçue en 1913. Mais la rancune est mauvaise conseillère, et on avait cru au roi Ferdinand un autre esprit politique.

Il est difficile de prévoir les conséquences immédiates qu’aura dans les Balkans l’altitude prise par la Bulgarie : nous espérons cependant que ce ne sont pas celles qu’on en attend à Berlin et à Vienne, aussi bien qu’à Sofia. On a voulu intimider la Roumanie et, par contre-coup, l’Italie. Mais, de tout temps, la diversion bulgare a été prévue comme possible, et la marche des événemens n’en a pas été troublée jusqu’ici. Un avenir prochain montrera de quel côté on s’est trompé.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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