Chronique de la quinzaine - 30 avril 1871

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Chronique n° 937
30 avril 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1871.

Un des caractères les plus tristes, les plus extraordinaires de cette violente tentative qui a précipité tout à coup Paris et la France dans la plus formidable crise, c’est qu’elle est absolument sans raison et sans issue. C’est une de ces bourrasques qui déconcertent toutes les combinaisons et déjouent tous les calculs, quelque chose comme un mauvais rêve au sortir de cet autre mauvais rêve de l’invasion. Elle dure depuis plus d’un mois déjà, cette funeste guerre civile que les prédictions sinistres de nos ennemis nous ont annoncée si souvent, et sur laquelle ils comptaient, que la plus simple inspiration de patriotisme aurait dû conjurer, et qui a éclaté justement lorsque notre malheureux pays avait le plus besoin de paix, d’ordre et d’union entre tous les enfans d’une même patrie. Depuis un mois et plus, la rupture est accomplie ; Paris est de nouveau séparé du monde, il s’est séquestré de ses propres mains, ou du moins il s’est laissé séquestrer par une révolution de surprise. La commune est à Paris, la France est à Versailles ; sur tous les points autour de la grande ville les hostilités sont ouvertes, la canonnade retentit comme aux plus sombres jours du siège, le sang coule, et l’ennemi nous regarde ! Il y a six semaines que cela dure. Certes l’insurrection du 18 mars a eu le temps de s’affirmer, de se manifester dans tout son éclat, de dire tout au moins pourquoi elle est venue au monde ; elle n’a point été gênée par les résistances qu’elle a rencontrées dans ce grand et malheureux Paris, où elle règne en souveraine sur toute une population brisée par tant d’épreuves, et cependant on ne sait pas même encore aujourd’hui ce qu’elle a voulu, pourquoi elle s’est accomplie, au nom de quelles idées elle a cherché à entraîner la France dans la plus effroyable aventure. Ce qu’on sait parfaitement, c’est que, renfermée dans Paris, la commune, issue de ce coup de main du 18 mars, règne et gouverne de gré ou de force, tranchant à sa manière la question des loyers, dépossédant les notaires et les officiers publics pour en faire des employés, multipliant les perquisitions et les arrestations, prenant des otages, poussant au combat ceux-là mêmes qui ne demanderaient pas mieux que de rester chez eux, établissant un jury d’accusation, ou en d’autres termes un tribunal révolutionnaire pour juger les suspects ; mais enfin, au milieu de toutes ces belles choses, qui ne sont que la triste parodie d’un autre temps, où est l’idée nouvelle et particulière au mouvement du 18 mars ?

Les hommes de l’Hôtel de Ville ont eu beau se cotiser et mettre en commun leur éloquence pour adresser récemment un manifeste au peuple français, nous ne sommes pas plus avancés que nous ne l’étions avant qu’ils eussent rédigé leur programme. Nous apprenons, il est vrai, que c’est la fin du vieux monde, que la révolution communale inaugure une ère nouvelle de politique expérimentale, positive, scientifique, « qu’elle est à la garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail, » qu’elle doit « universaliser le pouvoir et la propriété. » La commune garantit-elle la liberté de conscience en emprisonnant l’archevêque de Paris, les prêtres, les ministres protestans ? garantit-elle la liberté individuelle en arrêtant ceux qui ne voudraient pas aller combattre sous le drapeau rouge ? garantit-elle surtout la liberté du travail en supprimant le travail ? Quant à universaliser la propriété, on s’est trompé de mot évidemment : on a voulu dire qu’on allait universaliser la misère. Et c’est pour tout cela que « l’initiative populaire » s’est manifestée le 18 mars, qu’on a conquis l’autonomie communale de Paris, « qui n’a pour limites que le droit d’autonomie égal pour toutes les autres communes » de France ! C’est aussi pour consolider la république qu’on a eu recours au moyen le plus efficace, le plus infaillible de la tuer !

Assurément, depuis que notre malheureux pays marche à tâtons sur un sol ébranlé par toutes les tempêtes, il y a eu des révolutions qu’on aurait pu se dispenser de faire, qui étaient des emportemens irréfléchis, qui n’ont pas toujours répondu aux intentions de ceux qui les faisaient ; mais du moins ces révolutions avaient quelque raison d’être et de nobles mots d’ordre. Elles naissaient d’une révolte patriotique, d’une résistance légale, d’une impatience de progrès et de sentiment libéral ; elles étaient représentées par des hommes qui étaient une garantie vivante et éclatante pour la nation. Après six grandes semaines, rien ne s’est dégagé, rien n’apparaît à travers la fumée de ce combat impie. Et comme elle était sans liaison, elle était aussi sans issue possible, cette révolution du 18 mars ; elle ne pouvait aboutir à rien. Bien des causes morales, politiques, sociales, devaient l’empêcher de réussir ; mais il y avait surtout la plus triste, la plus décisive, la plus inexorable des raisons, c’est que l’ennemi est là à nos portes, et qu’il ne souffrirait certainement pas le triomphe de cette insurrection cosmopolite, où tout est représenté aujourd’hui, excepté Paris, le vrai Paris et la France. Sans doute on a fait ce qu’on a pu pour fléchir les Prussiens, et les hommes de l’Hôtel de Ville n’ont même pas été dénués d’une certaine diplomatie. Dès le premier jour, ils n’ont pas manqué, eux les partisans de la guerre à outrance, de sanctionner au plus vite les préliminaires de paix. Lorsque les Prussiens leur ont signifié de ne point armer Vincennes, ou leur ont adressé toute autre sommation, ils ne se le sont pas fait dire deux fois. Ces jours derniers encore, on se faisait un devoir d’exonérer les Alsaciens et les Lorrains présens à Paris de tout service militaire dans la garde nationale, en ajoutant que le bon sens populaire comprendrait les motifs de cette mesure sans qu’on y insistât. Assurément le bon sens populaire comprend : il comprend qu’il faut ménager la Prusse, si l’on ne veut être pris de tous côtés, qu’on met la fierté nationale à de dures épreuves. C’est une nécessité de situation dans laquelle on a placé Paris, c’est possible ; c’est pourtant une étrange illusion de se figurer que tous les ménagemens diplomatiques ont pu exercer une influence quelconque sur les déterminations de la Prusse. Si les Prussiens ne sont pas intervenus jusqu’ici, c’est qu’on fait suffisamment leurs affaires sans qu’ils s’en mêlent. Ils sont restés impassibles parce que cette lutte prolongée était pour eux une garantie de plus de l’affaiblissement de la France, et parce que dans tous les cas ils étaient bien sûrs d’avoir le dernier mot dans cet horrible duel. Le jour où la commune aurait paru devenir plus menaçante, elle n’aurait pas tardé à être écrasée sous le talon allemand ; elle serait allée se briser contre le dernier, l’insurmontable obstacle, l’ennemi extérieur, dont la seule présence aurait dû désarmer toute sédition, de sorte que, même victorieuse pour un instant dans sa lutte avec Versailles, cette triste insurrection ne pouvait réussir ; elle était fatalement condamnée d’avance à périr, fût-ce de la main de l’étranger.

C’est donc pour une entreprise sans raison et sans issue possible qu’on n’a pas craint d’allumer la guerre civile, qu’on a précipité la France dans la crise la plus gigantesque, la plus périlleuse, et Paris lui-même dans un abîme de misères dont la population tout entière porte aujourd’hui la peine. Malheureusement, si cette insurrection n’avait aucun motif de naître, si elle n’est que le triste fruit de circonstances exceptionnelles, uniques, qui lui ont donné dans un moment de surprise la force dont elle se sert pour prolonger cette affreuse lutte, elle n’a pas moins produit déjà d’incalculables conséquences, elle n’a pas moins créé une situation désastreuse où tout se trouve remis en doute, tout, même ce qui reste de puissance et de crédit à la France, même l’unité nationale. Nous n’avons pas la moindre envie de descendre jusqu’aux détails de cette étrange expérience dont Paris est tout à la fois le théâtre et la victime. Ce qui est certain, c’est qu’il y a une situation fatale qui se déroule sous nos yeux, qui s’aggrave chaque jour.

Le premier coup de l’insurrection, c’est la France qui l’a reçu en pleine poitrine. Le premier résultat de ces lamentables événemens, c’est la difficulté de faire face à l’immensité des charges qui pèsent sur nous, c’est l’impossibilité d’une délivrance aussi prochaine qu’on l’espérait. On n’a pas voulu se souvenir que l’ennemi était là, l’ennemi ne nous laissera pas l’oublier, au besoin même il nous le rappellera avec une ironie de victorieux qui n’est pas de trop bon goût, et qui n’est même pas toujours juste. Cela est vrai, on aurait voulu sans nul doute commencer à s’acquitter, il a même été question un instant du paiement du premier demi-milliard de la lourde indemnité qui est la rançon de nos désastres. Par le fait, les 500 millions n’ont pas été payés, — et il se peut qu’il y ait eu quelque malentendu dans l’acquittement des frais d’occupation des mois de mars et d’avril ; c’est ce qui expliquerait certaines paroles de M. de Bismarck.

On a fait ce qu’on a pu, et il ne faut pas s’étonner qu’on n’ait pas pu tout ce qu’on voulait. Pour porter sans fléchir l’accablant fardeau qui lui a été imposé, la France avait évidemment besoin de toutes ses forces, de toutes ses ressources, et si elle était restée calme, unie, si elle n’eût pas été paralysée subitement au lendemain de la paix, nul doute qu’elle n’eût été en mesure de tenir les engagemens qu’on lui rappelait ces jours-ci du haut de la tribune du parlement de Berlin. Déjà les capitaux étrangers s’offraient à elle avec une confiance empressée, le pays lui-même sentait l’importance de se racheter le plus promptement possible, et se montrait prêt à tous les sacrifices. On touchait presque le but, et on ne désespérait pas, à ce qu’il paraît, d’obtenir dans un délai assez court un allégement sensible, peut-être la fin de l’occupation, moyennant le paiement d’une partie considérable de l’indemnité. L’insurrection de Paris est venue ruiner ces espérances et ces combinaisons. Est-ce qu’un pays dans la situation où l’on a mis la France a du crédit ? Est-ce qu’on lui prête 2 ou 3 milliards, ou 1 milliard, ou même 500 millions ? Or ici malheureusement tout s’enchaîne, tout retard dans le paiement de l’indemnité, c’est l’invasion dans nos foyers, c’est l’ennemi continuant à camper dans nos provinces, et les accablant peut-être de réquisitions nouvelles, c’est en un mot l’occupation prolongée. Et qu’on songe bien que chaque jour d’occupation nous coûte plus de 1 million. Voilà ce que la victoire éphémère de la commune de Paris a fait pour nos infortunées provinces envahies. Elle vaut à ces provinces un surcroît de misères, au pays tout entier un surcroît de charges. La France s’en tirera encore une fois, nous gardons cette confiance, elle retrouvera sa puissance et son crédit ; pour le moment, elle est atteinte dans sa vitalité, dans cette énergie qui était prête à renaître sous l’influence de la paix. Sans parler des souffrances morales, qui pourrait calculer ce que ces six semaines qui viennent de s’écouler coûtent à notre pays de richesse et de ressources perdues ?

Et qu’on remarque que quelques-uns de ces résultats sont déjà en partie tristement acquis, en partie irréparables, que cette immense déperdition de forces s’accroît d’heure en heure. Que serait-ce donc si cette situation pouvait se prolonger, si cette domination établie à Paris sous le nom de commune pouvait se propager et avoir une apparence de durée ? Ce serait la ruine morale, politique, matérielle, nationale, de la France ; ce serait la dissolution de l’unité française elle-même. Cette idée communale dont on fait un drapeau de dissension intestine, que représente-t-elle en effet ? Ou elle n’est rien, ou elle est le plus monstrueux attentat contre la puissance française. S’il ne s’agit que des franchises municipales de Paris, où y a-t-il en tout cela une nécessité, un prétexte de guerre civile et de révolution ? Ces franchises, personne ne les met en doute, elles existent, l’assemblée elle-même les a consacrées par la loi qu’elle a récemment votée, Paris aura son conseil municipal élu comme toutes les villes de France, que veut-on de plus ? Au-delà, tout est confusion. Se représente-t-on un instant cet étrange amalgame qu’on désigne sous le nom de fédération communale ? Se figure-t-on toutes les communes de France indépendantes, souveraines, tranchant toutes les questions les plus générales, et la commune de Paris réglant la marche, se réservant d’être le grand laboratoire de toutes les réformes sociales et économiques ? Au lieu d’aller en avant, nous retournons en arrière, nous revenons aux républiques du moyen âge, aux petites républiques italiennes. Nous aurons trente-six mille républiques, chacune aura son armée, son général, son système de gouvernement, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ceux qui proposent ces beaux plans de régénération avec une ignorance qui n’est égalée que par leur témérité se disent les héritiers et les continuateurs des grands révolutionnaires français. C’est au contraire la réaction la plus outrée qui se soit produite jusqu’ici contre les idées de la France révolutionnaire, et M. Thiers a pu le répéter récemment devant l’assemblée avec autant de raison patriotique que d’éloquence. « C’est le plus absurde démenti lancé à la révolution française et à l’unité nationale, œuvre de huit siècles. » Ce qui se cache sous ce mot de révolution communale, c’est une immense anarchie où la France périrait dans un temps donné, où se réaliseraient bientôt les sombres prédictions que lançait Proudhon il y a déjà bien des années : la terre stérilisée, la misère gagnant de proche en proche, les bandes affamées parcourant le pays, les ouvriers quittant le travail pour le club ou pour le mousquet, la déprédation, la violence et la dislocation partout, « la guerre civile et l’étranger sur les frontières. » Nous n’en sommes pas là, grâce à Dieu ; la France garde en elle-même assez de ressources de vitalité pour se retenir sur le penchant de cet abîme. Il n’est pas moins vrai que l’étranger n’est pas seulement aux frontières, qu’il est dans nos foyers, que la guerre civile a été déchaînée, et que c’est tout au moins pour notre malheureux pays un affaiblissement de prestige et de crédit, une humiliation aussi cruelle que les plus cruelles défaites. Voilà ce que la France doit à cette tentative de révolution communale.

Les conséquences de cette horrible lutte ne sont pas moins sensibles et moins dures pour Paris lui-même, qui est le premier à souffrir de la situation violente qui nous est faite. Quoi qu’il arrive, il y a une chose qu’on ne peut oublier, c’est que pendant cinq mois Paris a été le boulevard de la France, et la vaillance de son attitude devant l’ennemi reste un honneur pour lui comme pour le pays tout entier. Certes, après ces cinq mois de glorieux isolement, après tant de souffrances fermement supportées, et sans doute à cause de ces souffrances, Paris n’avait qu’à être lui-même pour retrouver son ascendant, sa prééminence et ses prérogatives de cité souveraine. Ses malheurs avaient rajeuni ses titres au lieu de les obscurcir. Il restait toujours où il redevenait sans effort le centre naturel d’où partaient toutes les impressions, où affluaient toutes les énergies nationales : Paris en un mot était toujours et plus que jamais Paris. Malheureusement, il ne faut pas se le dissimuler, les derniers événemens ont tout changé et tout aggravé. Nous ne parlons même pas de la dure condition intérieure faite à la grande ville, des émotions, des anxiétés, des souffrances de toute sorte qui lui sont imposées encore une fois après de si récentes et si tragiques épreuves. Le mal est plus profond et peut-être plus difficile à guérir. Il ne faut pas qu’on se fasse illusion ; ceux qui ont cru affranchir et grandir Paris par une révolution nouvelle se trompent étrangement, ils l’ont diminué, ils lui ont préparé surtout un avenir plein de difficultés et d’embarras en ravivant des méfiances, des antagonismes qui auraient bientôt disparu dans un large et paisible essor de liberté publique. Si les meneurs de l’Hôtel de Ville se sont figuré que par cela seul qu’ils étaient maîtres de Paris ils allaient avoir le concours de la province, c’est une chance à laquelle ils doivent renoncer. Sans doute il y a eu dans certaines villes quelques mouvemens presque toujours assez artificiels, et si l’on veut, pour tout admettre, il pourrait y avoir encore de ces effervescences plus bruyantes que sérieuses ; sans doute aussi il y a dans le pays un certain malaise que les passions de sédition peuvent chercher à exploiter ; mais à travers tout, s’il y a un fait évident et significatif, c’est que la révolution partie de Montmartre n’a rencontré partout en province qu’une répugnance profonde, instinctive, mêlée d’étonnement. Sait-on ce qu’elle a produit ? elle a creusé plus que jamais un abîme qu’il aurait fallu combler par la conciliation, par la bonne politique ; elle a rejeté Paris dans une sorte d’isolement moral, et elle a peut-être aussi développé, fortifié ces sentimens de réaction si prompts à renaître dans les troubles publics.

La commune en réalité a eu cet étrange résultat de rendre tout à coup une sorte d’à-propos à une question toujours épineuse, particulièrement difficile à débattre en certaines heures, et qu’on croyait du moins résolue pour le moment, la question de la capitale, du siège du gouvernement. Qu’une telle question puisse naître, n’est-ce point déjà un des plus tristes signes du trouble maladif des esprits ? Paris menacé de toutes les ruines matérielles, Paris moralement atteint, privé, ne fût-ce que momentanément, de tout ce qui fait sa force et son ascendant, Paris sans travail et sans industrie, bloqué et désavoué par le pays, voilà ce qu’on a fait, et même après la paix, car enfin il faut bien que la paix revienne, qui peut dire combien il faudra de temps pour que la grande et malheureuse ville puisse réparer ses désastres, reprendre son rôle, retrouver la confiance des provinces ? Si les chefs de la commune n’ont pas eu le temps d’y songer encore, c’est pour eux le moment de réfléchir sur la responsabilité qu’ils assument vis-à-vis de Paris, vis-à-vis de la France, nous ajouterions même vis-à-vis de la république. Ce qui est certain, c’est que tout ce qu’ils imaginent servir, ils le mettent singulièrement en péril de toute façon. Ils se disent les libérateurs, les émancipateurs de Paris, et ils commencent par le ruiner ; ils assurent qu’avec leur fédération ils ne veulent porter aucune atteinte à l’unité nationale, et ils livrent la France épuisée de dissensions à tous les caprices d’une invasion étrangère prolongée ; ils prétendent surtout servir la république, et ils commencent par l’atteindre dans son principe, la souveraineté nationale, et ils ne voient pas qu’au même instant, à la faveur de la lutte désastreuse qu’ils poursuivent, des réactions qu’ils provoquent, le bonapartisme cherche l’issue par où il pourra pénétrer pour balayer d’un seul coup la commune, la république et la liberté sous toutes les formes. Le bonapartisme ne réussira pas, nous l’espérons bien, il ne trompera plus l’instinct public ; il n’est pas moins vrai qu’un des résultats les plus clairs des événemens de Paris a été de lui rendre l’espérance : il ne nous manquerait plus que cette dernière humiliation pour couronner toutes les autres.

Ce qui arrive aujourd’hui à la France dépasse assurément toutes les limites. Notre malheureux pays est assailli de tous les côtés à la fois. Il ne faut point désespérer cependant, et même à la rigueur, avec un dernier reste de notre vieil orgueil, nous pourrions nous dire que tous les peuples ne sont pas faits pour supporter de telles infortunes, que dans cette épreuve du feu où nous nous débattons la France est encore le soldat de la société européenne, de la civilisation tout entière, que cette terrible crise peut n’être pas sans compensation, si on sait en profiter pour raffermir la sécurité universelle. C’est à l’assemblée, personnification de la France, et au gouvernement choisi par elle d’exécuter le mandat qu’ils ont reçu des circonstances les plus tragiques. Assemblée et gouvernement ont aujourd’hui une double tâche à remplir ; ils ont à résoudre cette douloureuse question parisienne qui est la première de toutes, et ils ont à conduire, à réorganiser le pays, qui marche derrière eux, qui a mis tous ses intérêts entre leurs mains. Quant à la question parisienne, elle est fort complexe, c’est une affaire de politique autant que de guerre où il s’agit uniquement de conquérir la paix entre Français ; l’illustre chef du pouvoir exécutif le sait mieux que tout autre, et après avoir pourvu à l’essentiel, après avoir refait en quelques jours une armée, il n’est point douteux que M. Thiers ne soit prêt à prodiguer les paroles, les moyens de conciliation ou, pour mieux dire, d’humaine pacification.

On peut à coup sur se lier à lui ; tout ce qui sera possible il le fera, et à voir l’émotion qui le domine toutes les fois qu’il parait à la tribune pour parler de ces terribles choses, on sent bien qu’il fait son devoir avec résolution, mais aussi avec une douleur qui égale sa résolution, selon son propre langage. Quant au pays, qui assiste de loin à ce douloureux spectacle, qui est peu informé et qui attend, la tâche de ce côté n’est point certes moins délicate, quoiqu’elle soit moins pénible. Ce n’est pas que la province se trouve dans un dangereux état moral, elle souffre seulement de l’incertitude. Ce qu’elle ne veut pas, elle le sait très bien, elle a une antipathie profonde pour toutes les tyrannies et toutes les agitations stériles ; elle n’est pas aussi parfaitement renseignée sur ce qu’elle sent, sur ce qu’elle pense, sur ce qu’elle désire : elle voudrait être éclairée et même un peu dirigée par ceux qui la représentent. Démêler la vérité de ces sentimens publics, dire au pays ce qu’il veut, donner une impulsion décidée, ce n’est point facile, nous en convenons, surtout lorsque la représentation nationale, d’où pourrait partir l’impulsion, est elle-même travaillée par bien des divisions intimes.

C’est cependant une nécessité, et ce n’est point une impossibilité avec une chambre et un gouvernement animés d’un même esprit de patriotisme, alliés dans une même œuvre de pacification et de réorganisation : qu’on écarte résolument toutes les questions qui divisent et qu’on s’établisse simplement dans les conditions si souvent définies par le chef du pouvoir exécutif lui-même, qu’on marche d’un commun accord sur le terrain de la république de fait, où l’on s’est placé avec le dessein d’en tirer le meilleur parti possible. M. Thiers disait récemment à la chambre que le gouvernement ou le droit de gouverner était le prix de la sagesse, de la raison. Oui, de la raison, il en faut beaucoup, et il faut aussi de l’action, de la résolution, de la netteté, de la hardiesse, si c’est nécessaire, de cet esprit libéral et généreux qui passe si aisément d’une assemblée au pays tout entier. En un mot, il faut marcher ; il faut diriger et dominer les événemens, si l’on ne veut être emporté par eux. C’est à ce prix que l’assemblée actuelle aura sur le pays une autorité proportionnée à son mérite et à la droiture patriotique de ses intentions. En attendant, elle délibère, elle discute et elle vote. Il y a quelques semaines, elle votait la loi en vertu de laquelle les élections municipales se font aujourd’hui même dans toute la France. Elle a aussi adopté une loi sur la presse dont M. le duc de Broglie a été l’habile rapporteur. Tout récemment encore, elle élaborait la loi sur les loyers parisiens, dont un des articles essentiels n’a point laissé de provoquer une assez vive mêlée d’opinions et même une certaine confusion.

L’échec qu’a éprouvé l’article 8 de la loi sur les loyers parisiens mérite un instant d’attention, parce que cet article 8 contenait le principe essentiel de la loi, c’est-à-dire le principe de la subvention de l’état ou des communes et des départemens pour réparer les malheurs de la guerre.

Ce principe de la réparation par tout le monde des malheurs et des pertes de tout le monde est la plus bienveillante et la plus loyale des impossibilités. Il suffit de quelques mots pour l’expliquer. L’état est la bourse de tout le monde, non pas pour y puiser tant qu’on veut, comme le croient quelques utopistes béats ; c’est la bourse de tout le monde, en ce sens que tout le monde contribue à la remplir : c’est à cause de cela que nous sommes tous désignés comme contribuables. Or, quand la bourse particulière de chacun est vide par suite des malheurs de la guerre ou tous autres, nous ne pouvons rien puiser dans la bourse de l’état, puisque chacun de nous n’y peut plus rien mettre, de telle sorte que l’idée de faire réparer par tout le monde les malheurs de tout le monde équivaut à l’opération arithmétique suivante : les contribuables doivent à l’état 2 milliards par exemple ; mais l’état doit 2 milliards à ses créanciers indemnitaires. Il paie sa dette par sa créance, et l’opération se solde par un gros zéro.

Il en est de la caisse des communes et des départemens comme de celle de l’état ; il n’y a dans la caisse des communes et des départemens que ce que nous y mettons, et si, comme contribuables de l’état, nous avons donné à l’état tout ce que nous avions, il ne nous reste plus rien pour donner aux communes et aux départemens. Les contribuables des communes et des départemens sont les mêmes que ceux de l’état. Peu importe que vous les épuisiez sous une forme ou sous une autre. Une fois épuisés par le département ou par l’état, il ne reste plus que des créances irrécouvrables. Mettre une dépense à la charge de l’état ou des communes, c’est toujours la mettre à la charge des contribuables, et le titre du mandat, qu’il soit communal ou qu’il soit national, ne lui donne pas une chance de plus pour être payé, quand le contribuable n’a plus d’argent.

Au fond, la question n’est donc pas de savoir si c’est l’état ou le département et la commune qui doivent payer la subvention destinée à réparer les malheurs et les pertes de la guerre. La question de l’article 8 de la loi des loyers, quoiqu’elle ne fût applicable qu’à Paris, était de savoir si l’ensemble des contribuables pouvait payer l’ensemble des indemnisables, en d’autres termes si les malheurs de tout le monde pouvaient être réparés par la subvention de tout le monde.

Ainsi définie, la question aboutissait à ce problème insoluble que M. Baragnon a montré à la chambre à la fin de la discussion, et que la chambre a repoussé loin de ses yeux aussitôt qu’elle a consenti à le voir, mais auquel nous prédisons qu’elle reviendra souvent pour tâcher d’en adoucir au moins la désolante raideur.

Si on voulait résoudre heureusement ce rude et terrible problème, était-ce sur Paris qu’il fallait le poser au début ? était-ce par là qu’il fallait l’aborder ? M. Langlois disait un jour fort ingénument que l’assemblée n’avait pas très bonne réputation dans Paris. Paris non plus n’a pas très bonne réputation dans l’assemblée. Cela tient à bien des choses. Cela tenait, dans la question des loyers, au doute qui s’élevait de savoir si les pertes que l’investissement ennemi avait causées à Paris étaient plus grandes que celles des autres départemens envahis. Était-ce à Paris seulement qu’on avait souffert, les locataires de la diminution ou de la suppression de leurs jouissances, les propriétaires du défaut de paiement des loyers ? Dans combien de nos villes, de nos bourgs et de nos villages, les propriétaires n’ont-ils pas vu leurs immeubles détruits de fond en comble ? Combien de locataires industriels ont perdu, outre leur jouissance des lieux, leur outillage, c’est-à-dire l’instrument de leur travail ! Combien de fermiers ruinés et qui ne paieront pas leurs fermages ! Pourquoi réparer par privilège les pertes parisiennes, et ne rien faire pour les pertes de nos départemens ? Il faut tout réparer ou ne rien réparer. Il faut que l’état soit la providence universelle, s’il le peut, ou qu’il ne soit point la providence seulement de quelques-uns.

Voilà l’argument pris dans l’égale loi du malheur public, et cet argument faisait son effet sur les bancs et dans les conversations privées de la chambre, pendant que la loi était défendue à la tribune comme une loi politique. À la tribune, la loi d’exception se soutenait fort bien. Sur les bancs, la loi d’inégalité privilégiée se démolissait peu à peu.

La loi des loyers avait fort bien compris qu’il ne fallait pas obliger l’état à tout réparer ; il ne pourrait pas y suffire. C’eût été créer par l’épuisement financier de l’état l’impuissance sociale, politique et militaire de la France, et cela pour toujours ; de plus, comme l’état est tout le monde, beaucoup de gens s’habituent à croire que ce n’est personne, et qu’on peut charger l’état sans faire tort à aucun contribuable. Aussitôt que l’état se serait trouvé chargé par la loi de payer les indemnités de guerre, ces indemnités se seraient singulièrement augmentées de nombre et de chiffre. Pour éviter cet inconvénient facile à prouver, il avait paru plus convenable de mettre à la charge du département de la Seine les indemnités des propriétaires et des locataires lésés par l’investissement de Paris. Le département est moins une abstraction que l’état ; on est moins disposé à le charger des dépenses dont on veut se dispenser. La loi proposait donc de charger le département de la Seine de payer l’indemnité afférente aux propriétaires et aux locataires parisiens ; elle l’avait même imposé à cet effet. C’est alors que s’est élevé dans l’esprit de la chambre un scrupule dont la légalité nous semble incontestable : la chambre s’est demandé si elle avait le droit de voter, à la place du département ou de la commune, un impôt communal ou départemental. N’était ce pas porter atteinte à l’indépendance du droit communal ?

Elle s’est arrêtée devant cette raison comme devant un obstacle infranchissable, et, par respect pour la liberté municipale et départementale, elle s’est abstenue de mettre l’indemnité à la charge du département de la Seine. L’habile et éloquent rapporteur de la loi sur les loyers a eu beau affirmer à la chambre que le conseil-général du département de la Seine et le conseil municipal de Pains, une fois nommés, voteraient avec empressement cet impôt, l’assemblée, qui était en train de respecter les franchises municipales de Paris, tant et si malavisément prônées depuis quelque temps, n’en a pas voulu démordre.

Soyons sincères, Paris a voulu faire ou plutôt a laissé faire une révolution qui s’est appelée communale, et qui prétendait sous ce titre s’imposer à la France, dont elle ferait une fédération de communes au lieu d’un état. Or la première condition d’une pareille fédération, c’est que toutes les communes soient indépendantes, qu’aucune ne soit sujette de l’autre, qu’aucune surtout ne soit sujette de l’état. L’ancien Paris était une commune sujette de l’état, parce qu’il était le siège de l’état. Il trouvait dans l’ascendant de sa suprématie nationale une compensation aux déchets de sa liberté communale. Il a cru que le marché lui était désavantageux, ou plutôt il a voulu avoir à la fois la grandeur d’une capitale souveraine et la liberté d’une commune indépendante. Les événemens sont en train de prendre Paris au mot pour tout ce qui touche à l’indépendance de la commune. Paris sera indépendant, la chambre elle-même consacre cette indépendance par ses votes ; mais l’indépendance communale de Paris n’ira plus jusqu’à la suprématie effective sur la France. Paris se gouvernera, c’est juste ; mais il ne gouvernera que lui-même, c’est juste aussi.

ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.


Victor Hugo et la restauration, étude historique et littéraire,
par M. Edmond Biré, 1 vol. in-12 ; Paris 1870.

Un chapitre des Misérables, où sont ramassés tous les faits grands et petits qui occupaient les esprits en 1817, a été le prétexte d’un volume de près de cinq cents pages, dont le double but est de venger la vérité des inexactitudes et la restauration des injustices du romancier. On peut trouver assez inutile la moitié de la tâche que s’est imposée M. Edmond Biré. Un tableau, même historique, dans une œuvre d’imagination, a des licences qu’il ne faut pas traiter avec la même sévérité que s’il s’agissait d’un livre d’histoire. L’une des plus légitimes est sans contredit de réunir en une seule année ou même, comme le fait la tragédie classique, en un seul jour, sans se laisser arrêter par le respect scrupuleux des dates, tous les traits épars dans lesquels s’exprime le mieux le caractère d’un personnage ou l’esprit d’une époque. Que M. Victor Hugo place en 1817 des faits quelque peu antérieurs ou postérieurs, il use de son droit de poète. Il en use encore quand il rapproche ou sépare, grossit ou rapetisse, dans une intention littéraire, les faits qu’il retrace. L’art à ses conditions propres, et l’artiste son génie individuel : l’antithèse, l’ironie, les traits satiriques, sont de mise dans un roman, et si l’excès en est répréhensible, c’est au point de vue du bon goût plutôt que de l’exactitude. Quant aux erreurs qui ne sont qu’inadvertance ou manque de mémoire, ce sont péchés véniels qui ne tirent pas à conséquence : on n’ira pas probablement chercher dans les Misérables la date de la mort de Mme de Staël, placée par l’auteur en 1816 au lieu de 1817. Je sais bien que l’érudition la plus consciencieuse ou, pour mieux dire, la plus minutieuse est un des mérites dont se pique le plus M. Victor Hugo : « Il n’y a pas dans Ruy-Blas, nous dira-t-il, un détail de vie privée ou publique, d’intérieur, d’ameublement, de blason, d’étiquette, de biographie, de chiffre ou de topographie, qui ne soit scrupuleusement exact. » Je conçois qu’on éprouve quelque plaisir à mettre en défaut cette prétention puérile d’un brillant esprit ; mais il est peut-être aussi puéril de la prendre à la lettre et de la réfuter sérieusement : c’est le cas de glisser sans appuyer.

Si les critiques de M. Biré manquent de mesure, c’est seulement par leur étendue : il est impossible d’être plus courtois. M. Victor Hugo est pour lui « le plus grand poète de notre siècle et l’un des plus grands de tous les temps. » Il admire le romancier presque autant que le poète, et, dans les Misérables eux-mêmes, il trouve de « merveilleuses » beautés. C’est même en partie cette espèce de culte pour l’objet de ses censures qui l’entraîne en tant de longueurs ; il lui semble qu’il ne saurait justifier par trop d’argument l’audace qu’il a de ne pas tout admirer.

Ces longueurs pèchent surtout par le but et par la forme, comme démonstration superflue et diffuse d’une thèse prouvée d’avance ; comme étude anecdotique d’une curieuse époque, elles abondent en détails pleins d’intérêt. M. Biré a cherché partout dans les écrits de circonstance, dans les brochures, dans les articles de journaux, les idées, les passions, les mœurs des premières années de la restauration. Quelques-uns des petits faits qu’il nous rend sont des traits de caractère national, qu’il est bon de se remettre en mémoire, si l’on veut comprendre avec quelle facilité les impressions les plus opposées se succèdent dans notre pays, en ne gardant que la similitude d’une même exagération et d’une égale intolérance. On ne se doute guère aujourd’hui que, quelques jours après Waterloo, une émeute pouvait éclater au Théâtre-Français, non dans les loges, mais au parterre, pour forcer Mlle  Mars à crier vive le roi !

Les recherches de M. Biré intéressent l’histoire littéraire aussi bien que l’histoire politique ou morale. Les futurs biographes de M. Victor Hugo pourront puiser dans son livre des renseignemens sur quelques-uns des premiers essais du poète, qu’il a négligé de reproduire dans ses recueils et que le « témoin de sa vie » a passés sous silence. Ce sont, outre un petit nombre de poésies lyriques, des satires écrites dans un esprit très royaliste, un discours en vers sur les avantages de l’enseignement mutuel, des traductions de Virgile et de Lucain, etc. La plupart de ces œuvres d’écolier ont été publiées dans le Conservateur littéraire ; un titre assez étrange pour le journal où a fait ses premières armes le promoteur le plus hardi d’une révolution littéraire !

Ce n’est pas toutefois par de telles anecdotes, c’est comme apologie de la restauration que la consciencieuse étude de M. Biré est surtout estimable. Ici il est dans son droit, car il n’en est pas de l’injustice comme de l’inexactitude ; elle n’est jamais excusable sous quelque forme qu’elle se produise. Peut-être n’est-il pas très équitable de reprocher à M. Victor Hugo sa sévérité pour un gouvernement qu’il a autrefois encensé, car les sentimens professés par l’adolescent n’engagent pas l’homme fait ; mais sur le fond même, et en laissant de côté tout argument personnel, rien n’est plus légitime qu’une riposte plus ou moins vive, quand on se sent blessé dans ses convictions les plus chères par des jugemens excessifs, ne reposant pour la plupart que sur les préventions de l’esprit de parti. Il ne faut pas même se plaindre, si une telle riposte n’est pas toujours impartiale : l’avocat le plus honnête se passionne pour sa cause ; l’ardeur qu’il met à la défendre se fait pardonner, si elle est sincère et si elle part de sentimens élevés. Le zèle de M. Biré pour un gouvernement qu’il aime et qu’il regrette mérite ce double éloge : sa bonne foi n’est pas douteuse et ses jugemens sont empreints d’un esprit constamment libéral. On ne saurait trop louer ces justifications du passé qui s’inspirent des besoins du présent et qui se placent au point de vue non des passions qui nous séparent, mais des principes qui nous unissent.

À cet égard, je rapprocherais volontiers M. Biré de l’habile et éloquent défenseur d’une cause tout opposée, l’auteur du Vandalisme révolutionnaire[1]. M. Eugène Dupois s’est proposé de réfuter quelques-uns des préjugés les plus répandus sur les excès de la révolution ; il ne cherche pas à excuser ou à pallier ces excès, il ne s’attache qu’à faire la part de la vérité, de l’exagération et du mensonge dans les légendes qui en conservent et qui trop souvent en altèrent la mémoire. Il établit par des documens officiels que nul gouvernement n’a eu plus que la république le souci des arts, soit pour veiller sur les chefs-d’œuvre qui les honorent dans le passé, soit pour protéger leurs intérêts dans le présent et en vue de l’avenir. Ceux qui croient aujourd’hui servir une cause révolutionnaire en démolissant la colonne de la place Vendôme pourront apprendre en le lisant que le monument élevé par l’empire à la gloire militaire de la France avec le bronze pris à l’ennemi n’a été que la réalisation d’un décret de la convention nationale, rendu en 1793, sur la proposition de David.

Sous le gouvernement pour lequel plaide M. Biré, il y avait aussi des ultras, non pas républicains, mais royalistes, qui réclamaient avec insistance la suppression de tout emblème auquel s’attachait un souvenir impérial. Leurs plaintes étaient d’autant plus odieuses qu’elles s’associaient à celles d’un vainqueur insolent encore campé sur notre sol. La restauration a bien mérité de la France en résistant, dans la mesure du possible, à ces exigences coalisées. M. Biré rappelle avec à-propos cette ode à la colonne, dans laquelle M. Victor Hugo remercie chaleureusement les Bourbons d’avoir fait passer le patriotisme avant les préoccupations dynastiques.

Louis XVIII n’avait pas seulement défendu la colonne ; il avait sauvé le pont d’Iéna d’une destruction imminente. Est-il vrai qu’il ait menacé Blûcher de se placer sur le pont au moment où serait mis à exécution l’ordre de le faire sauter ? M. Beugnot prétend, dans ses mémoires, que cette menace héroïque est une idée à lui, qu’il aurait après coup prêtée au roi dans un article de journal. M. Biré trouve dans ce récit des contradictions et une confusion de dates qui le lui rendent suspect. On peut en effet avoir des doutes sur un témoignage auquel la vanité semble avoir une certaine part et qui renferme des inexactitudes manifestes. Toutefois ces inexactitudes portent sur quelques-uns des détails, non sur le fond du récit, en faveur duquel, je l’avoue, me paraît être la vraisemblance morale. « On ne nous croit pas faits pour un tel héroïsme, » aurait dit spirituellement Talleyrand à Beugnot, quand celui-ci lui avait fait part de son idée : si Talleyrand n’a pas eu occasion de tenir ce propos, tel a dû être, non-seulement son sentiment, mais celui de Louis XVIII lui-même, qui avait trop de finesse pour risquer une démarche où le ridicule, si elle n’était pas prise au sérieux, pourrait côtoyer le sublime. Le fait est donc au moins douteux ; mais ce qui ne l’est pas, c’est la pression morale, quelle qu’en ait été la forme, exercée avec succès sur les Prussiens pour les détourner de faire disparaître le souvenir importun d’une défaite dont leur orgueil souffrait toujours, même après Waterloo ! Hélas ! il en souffre encore aujourd’hui, même après Sedan et une troisième invasion de la France, et s’il se console de n’avoir pu assouvir jusqu’au bout sa rancune, c’est en assistant à l’achèvement de son œuvre de vengeance par des mains françaises !

En 1817, dit M. Victor Hugo, dans le chapitre dont M. Biré a entrepris la critique, « il y avait encore des Prussiens en France ! » Ce n’est pas le seul rapprochement entre cette époque et les tristes temps que nous traversons. Alors, comme aujourd’hui, l’invasion étrangère avait été suivie d’un changement de gouvernement. Des institutions depuis longtemps abandonnées avaient été restaurées par un effet de la force des choses plutôt que de la volonté nationale, et elles essayaient de se faire accepter d’un pays où régnaient contre elles d’incurables défiances. Ces défiances étaient accrues pour la monarchie des Bourbons par le zèle imprudent de ses amis, dont elle avait encore plus à se défendre que des attaques de ses ennemis déclarés. Elle cherchait sa force dans les partis intermédiaires, et, au grand scandale des royalistes de la veille, elle donnait sa confiance à d’anciens serviteurs du régime déchu, royalistes du lendemain. Elle n’eut pas à s’en repentir. Ses fautes les plus graves datèrent du moment où elle se jeta dans les bras du parti exclusif qui la considérait comme sa propriété. Elle succomba après quinze ans, mais non sans laisser, avec le souvenir de fatales erreurs, des titres de gloire qui valent bien ceux de l’empire et que n’a surpassés aucun des gouvernemens qui ont suivi. C’est sous ses auspices que la liberté politique s’est constituée pour la première fois en France d’une façon durable, que la tribune française s’est réveillée avec éclat après un long silence, et que la littérature française, également endormie sous un despote, a retrouvé dans tous les genres une vie nouvelle. Il faut souhaiter à la république, rétablie dans des conditions analogues, d’acquérir une gloire égale, en évitant les mêmes fautes et la même catastrophe ; mais il restera toujours un avantage à la restauration : si elle a subi, à ses débuts, la honte de l’occupation étrangère et du démembrement de la France, elle n’y a pas joint dans le même temps, sous les yeux du vainqueur, celle de la guerre civile !

Émile Beausire.

C. Buloz.
  1. Le Vandalisme révolutionnaire (un volume de la Bibliothèque d’histoire contemporaine), Germer Baillière, Paris 1868.