Chronique de la quinzaine - 14 mai 1871

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Chronique n° 938
14 mai 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1871.

Qu’est-ce donc que ce funeste drame qui depuis plus de cinquante jours se déroule au bruit du canon à travers les plus sanglantes péripéties, et dont le dénoûment ne peut plus désormais être longtemps suspendu ? Il n’y a pas deux manières de le caractériser et de le définir : c’est la France souveraine réduite à frapper aux portes de Paris, à reconquérir par le fer et le feu le droit de rentrer dans sa capitale, et c’est Paris, le Paris qu’ont fait quelques tribuns de hasard, disputant à la France les clés de ses portes, prétendant lui imposer ses volontés, les volontés de ces mêmes tribuns qui se font un piédestal de tant de misères. C’est la lutte de la nation et d’une faction improvisée souveraine et maîtresse de la grande ville, tournant contre une armée française, contre une assemblée française issue du plus large suffrage populaire, contre des concitoyens, toutes les forces nationales accumulées contre l’ennemi extérieur. C’est une guerre civile dont la sécurité et l’indépendance du pays tout entier, le repos et l’avenir de la première cité du monde, la vie et la liberté d’une multitude de victimes inoffensives, sont le prix. Et encore si cette faction égarée, ou peut-être poussée au combat par quelque main invisible, représentait quelque chose, ne fût-ce qu’une idée prématurée, une protestation de patriotisme ou de liberté ! Mais non ; que peuvent vouloir ceux qui se font un jeu cruel de prolonger cette guerre civile ?

La république, ils l’ont ; elle est du consentement de tous sous la garde du suffrage universel. Les franchises municipales, personne ne les dispute à cette ville de Paris qu’ils prétendent défendre, et qu’ils commencent par opprimer. Ils n’auront eu leur quart d’heure de domination éphémère que pour marquer leur passage par les ruines qu’ils auront faites. Ils n’auront vécu que pour représenter la violation du droit et de la liberté sous toutes les formes, et, s’ils triomphaient, ils ne représenteraient qu’une vulgaire usurpation ; de sorte que le gouvernement élu par le pays n’a pas même le choix de sa politique. Il est obligé de vaincre, de vaincre jusqu’au bout, sous peine de voir la France vaincue avec lui. Lorsqu’on vient le trouver avec toute sorte de messages ou d’idées de conciliation, il écoute, il doit écouter, parce qu’il s’agit après tout de la plus lamentable effusion de sang français, et en définitive il n’est pas libre de se prêter à tout ce qui ressemblerait à une transaction. Sur quoi et avec qui pourrait-il transiger ? Est-ce qu’il a le droit d’abaisser la souveraineté de la nation qu’il représente devant un accident de révolution, qu’il s’appelle le comité central ou la commune ou le comité de salut public ? Le gouvernement ne peut que promettre de se montrer un pacificateur humain et prévoyant. La dernière proclamation du chef du pouvoir exécutif trace avec une lumineuse et énergique netteté la seule politique possible. Elle fait la part de tout, des entraînemens et des égaremens, de la situation de Paris réduit à ne pouvoir se délivrer lui-même, des nécessités d’une action militaire décisive, et, suprême humiliation à laquelle on nous expose, cette proclamation de M. Thiers laisse entrevoir l’ennemi étranger s’impatientant de nos luttes prolongées, se déclarant prêt au besoin à en finir pour nous, à remettre l’ordre dans nos affaires, si nous n’y suffisons pas ! Oui, c’est la triste vérité, les Allemands se sont lassés ; la commune aura valu à Paris ce dernier affront de se voir exposé à une pacification prussienne, dont il ne peut être sauvé que par notre armée, par cette armée qui combat pour sa délivrance, qui ne s’arrêtera plus désormais que lorsqu’elle aura relevé partout le drapeau national à la place du drapeau rouge, lorsqu’elle aura rendu à la grande ville et à la France la paix, la sécurité et la liberté.

Elle est à l’œuvre depuis bientôt deux mois, cette armée vaillante et fidèle que des revers immérités avaient frappée, et qu’un patriotisme aussi actif qu’expérimenté a su réorganiser en lui rendant la solidité et la confiance. Elle est tout entière à son rôle de dévoùment patient et héroïque ; elle se sent avec la France, et c’est à elle encore une fois que la France devra d’être sauvée du plus grand des périls, du démembrement intérieur provoqué par les factions à la suite des démembrement imposés par l’ennemi extérieur. C’est là en effet le caractère de cette crise dans laquelle on n’a pas craint de plonger le pays, et qui ne sera même point entièrement passée lorsque notre armée aura fait son devoir. Elle est très complexe, très profonde et très décisive, cette crise. Il n’y a ni à grossir, ni à diminuer le danger ; il suffit de le regarder en face, et de ne point l’oublier dans tout ce qu’on fait. La vérité est que ce qu’on pourrait appeler la constitution intime de notre pays, l’unité française, non pas seulement l’unité nationale, mais l’unité morale, politique traverse aujourd’hui une des épreuves les plus graves, les plus délicates qu’elle ait traversées depuis des siècles. L’œuvre de la révolution française est menacée tout autant que l’œuvre traditionnelle de tous ceux qui ont travaillé à faire notre patrie. Elle peut être menacée de bien des manières sans doute ; il y a la manière criante, directe, tyrannique : c’est ce que fait la commune de Paris aujourd’hui. Nous nous sommes demandé plus d’une fois ce qu’il y avait réellement au fond de cette explosion d’anarchie, que la masse du pays comprend fort peu ; il y a un peu de tout. Il y a certainement chez ces chefs d’insurrection qui se figurent qu’ils n’ont qu’à s’appeler le comité de salut public, ou à dater leurs décrets du mois de floréal pour être des personnages révolutionnaires, il y a une parodie à contre-sens de 93. Il y a aussi et surtout ce cosmopolitisme de l’Internationale, qui est peut-être le fait le plus nouveau, le plus significatif dans ce mouvement de Paris, et qui lui donne une portée universelle, socialiste. Il y a enfin cette arrière pensée fédéraliste qui s’est manifestée dès le premier jour par des appels à toutes les communes de France, et qui est assurément tout le contraire du jacobinisme d’autrefois. C’est un tumulte d’élémens discordans et incohérent, qui, si on le remarque bien, se font la guerre dans les actes de cette commune où s’étale une ignorance brouillonne, dans cette confusion de comités, de délégués, qui tous ensemble réalisent le plus prodigieux idéal d’anarchie ; mais le résultat, c’est l’extinction du sentiment supérieur du patriotisme, c’est la dissolution de l’unité morale et politique de la France par la prépondérance du cosmopolitisme international combiné avec le morcellement fédéraliste, par la guerre fomentée partout entre les classes, entre les intérêts. Si l’insurrection de Paris avait pu triompher et s’étendre, c’était le démembrement à l’intérieur, c’était la France atteinte dans sa puissance nationale, dans sa vitalité intime, dans ses espérances d’une régénération prochaine. L’insurrection parisienne a eu du moins cela de bon d’offrir au pays l’image du néant et de la décomposition qui l’attendaient.

C’est là le péril dans toute sa crudité en quelque sorte, dans ce qu’il a d’extrême, de saisissant et d’immédiat. Il pourrait y avoir bien d’autres manières d’atteindre plus indirectement, même involontairement quelquefois, cette unité nationale qui semble livrée aujourd’hui à toutes les influences meurtrières. L’esprit de décomposition est plein de ressources et de subterfuges. On ne veut point par exemple pactiser trop ouvertement avec la commune de Paris, mais en même temps il passe dans la tête de quelques conseillers municipaux récemment élus de se considérer tout à coup comme investis d’un mandat souverain. Avec cet ingénieux et déplorable penchant des Français à sortir de leur rôle et de l’ordre, à éluder la loi, ils se sont dit que, puisqu’ils venaient d’être nommés pour administrer les intérêts locaux, ils étaient aptes à tout, et ils ont publié leur programme politique. On a essayé de convoquer à Bordeaux des délégués des principales municipalités urbaines de la France, et ces délégués, réunis en conclave dans cette paisible et brillante Gironde qui est beaucoup moins révolutionnaire qu’on ne la représente, devaient, ni plus ni moins, se constituer en pacificateurs, en arbitres entre Paris et Versailles. Les inventeurs de ce plan de manifestation ne se prononçaient pas absolument pour Paris ; ils le ménageaient, mais pour sûr on ne ménageait pas Versailles, qui avait décidément le tort d’être trop rural, de ne pas reconnaître la prépondérance des villes. Une fois dans cette voie, on pouvait aller loin. Par une coïncidence curieuse, quoique toute fortuite, l’assemblée nationale avait à se prononcer au même instant sur une proposition faite par quelques députés de Paris pour attribuer aux villes un droit spécial de représentation. Sans doute la proposition des députés de Paris et la tentative de manifestation de Bordeaux n’étaient point combinées, c’est par un simple hasard qu’elles ont été discutées dans la même séance. Il n’est pas moins vrai que les deux choses procédaient d’un même esprit, que la motion parlementaire semblait donner une apparence de raison à la tentative de Bordeaux, et que l’une et l’autre étaient la sanction indirecte de l’insurrection parisienne.

Quant à la manifestation bordelaise, elle a été interdite comme une violation de la loi, comme un véritable attentat à l’ordre public, et le gouvernement a certainement obéi à la plus simple inspiration de prudence en soufflant sur toutes ces fantaisies d’agitation, en rappelant au devoir les membres des conseils municipaux qui auraient pu être tentés d’y manquer. Si le mouvement avait pu prendre une certaine consistance en faisant violence au pays, qui n’a point donné à ses conseillers municipaux un pareil mandat, le résultat était évident : l’assemblée nationale n’avait plus qu’à s’en aller, il y avait une sorte de fédération provinciale des minorités agitatrices donnant la main, sous prétexte de conciliation, à cette autre minorité qui s’appelle la commune de Paris, et la France glissait dans cet abîme d’anarchie au bord duquel elle se retient de tout ce qui lui reste d’énergie. Les délégués n’iront sans doute pas plus loin, ils ne se rendront pas à Bordeaux, et ils s’empresseront encore moins d’aller occuper le palais du Luxembourg, que leur offre la commune de Paris. Quant à la proposition des députés parisiens sur la représentation des villes, elle a été repoussée après une brillante discussion où l’un des membres les plus sérieux et les plus sincères de l’assemblée, M. Victor Lefranc, a tranché la question avec l’autorité d’un patriotique bon sens ; elle a été repoussée par des raisons d’opportunité, et aussi par des raisons plus substantielles et plus profondes qui devaient empêcher d’introduire en quelque sorte subrepticement dans le système électoral une nouveauté assez peu réfléchie.

Que prétendait-on avec ce droit des villes à une représentation spéciale ? Sur quoi se fonderait-il, ce droit, et à quoi répond-il ? Si dans l’intérêt d’une vérité plus complète, dans la représentation publique des opinions, on parlait du droit des minorités, c’est là en effet une question qui n’est point sans valeur, qui a déjà été étudiée en Angleterre comme en France. Lorsqu’on fera une loi électorale, ce sera un des problèmes à examiner et à résoudre ; mais, lorsque dans un pays comme la France, où la plus immense des révolutions s’est faite pour effacer toutes les démarcations provinciales et locales, pour fonder l’unité politique de la nation, lorsque dans ce pays on propose de conserver aux villes par privilège un droit spécial de représentation, ne voit-on pas qu’on n’arriverait qu’à raviver des divisions, à créer des distinctions d’origine qui auraient pour effet d’affaiblir la représentation publique ? Il y aurait donc dans une assemblée deux camps, deux classes de députés : il y aurait les représentans des villes et les représentans des campagnes ! Ce serait une sorte de guerre civile organisée, un germe permanent de dissolution de l’unité nationale. S’il y a quelque chose d’étrange, c’est qu’une pensée de ce genre ait pu venir à l’esprit d’un homme comme M. Quinet, qui a pourtant étudié la révolution française. D’ailleurs, selon la juste remarque de M. Victor Lefranc, est-ce que les villes et les campagnes sont tellement séparées et distinctes qu’elles doivent avoir une représentation différente ? Est-ce qu’il n’y a pas entre elles un échange permanent d’idées, d’intérêts et même de population ? Est-ce que les villes ne se font pas avec les campagnes et les campagnes avec les villes ? On cite l’Angleterre ; mais l’Angleterre à ses conditions de vie publique que nous n’avons pas, et ce qu’on appelle dans l’organisme politique anglais la représentation des villes ne repose nullement sur le principe de la population comme parmi nous. Si l’on veut absolument que le vote des villes ne soit point noyé dans le vote d’un département tout entier, la solution du problème n’est point là où on la cherche ; elle est dans l’organisation du suffrage universel, dans la substitution d’un système de circonscriptions électorales au système du scrutin de liste,

Disons le mot, c’était là une proposition toute de circonstance, née d’une préoccupation politique du moment ; on demande la représentation des villes, parce qu’on croit les villes disposées à voter dans un certain sens : on n’aurait pas sûrement songé à demander pour elles ce privilège, si elles semblaient disposées à voter dans un autre sens, et on ne voit pas qu’on poursuit un succès de l’esprit de parti en sacrifiant ou en compromettant un intérêt bien autrement supérieur, l’unité morale de la nation, que les efforts de tous doivent travailler à raffermir au lieu de chercher à l’ébranler. C’est ainsi que se produit sous des formes diverses, tantôt violentes, tantôt plus voilées, le danger dont nous parlions et qui n’est point du reste, sachons-le bien, un phénomène nouveau dans notre histoire. Toutes ces choses se sont produites aux heures des grandes crises nationales, surtout à la suite des guerres malheureuses, et presque toujours avec les mêmes caractères, avec les tentatives de fédéralisme communal entre Paris et les grandes villes au détriment des campagnes. Certes à toutes les époques, au xive siècle, après la triste paix de Bretigny, lorsque l’étranger était partout, au xvie siècle même, au temps des guerres civiles et de cette démagogie ligueuse des seize avec laquelle la commune actuelle a plus d’un rapport, la France a eu de cruelles détresses, elle a semblé plus d’une fois être sur le point de se dissoudre ; elle s’est relevée cependant de façon à faire envie aux peuples. Toutes ces tentatives ont échoué, l’unité nationale a survécu aux coups de l’étranger et aux coups des factions. Aux prises avec les mêmes périls aujourd’hui, elle résistera à tous les assauts, nous n’en doutons pas, comme elle y a résisté déjà.

Oui, sans doute, la France se relèvera, « elle le doit, elle le peut, » selon un mot récent de M. Thiers, et elle doit le vouloir. Elle le peut, à une condition cependant, c’est qu’elle ne se nourrira plus de chimères et de fantaisies ruineuses, c’est que tout le monde se mettra à ce travail de raffermissement et de réorganisation qui doit suivre la paix définitive avec l’étranger et la pacification intérieure. La paix avec l’Allemagne, elle est définitivement conclue maintenant, les dernières difficultés, qui étaient surtout d’un ordre financier, ont pu être dénouées à Francfort entre M. Jules Favre, M. Pouyer-Quertier et M. de Bismarck ; le traité est signé, le chef du pouvoir exécutif l’a dit, il y a trois jours, à l’assemblée de Versailles, La pacification intérieure, elle ne peut plus tarder désormais, et, à voir les signes de décomposition qui se manifestent dans la commune, nous touchons au dénoûment. La réorganisation nationale, c’est ce qui reste à faire, c’est l’œuvre de demain, et pour l’accomplir il y a deux forces, le gouvernement de M. Thiers et l’assemblée avec le concours du pays tout entier.

Certes, dans cette œuvre laborieuse, difficile et nécessaire, qui jusqu’ici a été entravée par les plus cruels contre-temps, personne ne peut disputer l’honneur du dévoûment à cette forte et active vieillesse qui ne connaît ni trêve, ni repos tant qu’il y a un devoir à remplir. Depuis trois mois bien comptés, M. Thiers est le conseiller ou plutôt le guide prudent, expérimenté du pays, et pour mesurer ce qu’il a fait, il faut se souvenir de ce moment où il entrait au pouvoir, de cette heure où il n’y avait plus d’armée, où il n’y avait plus d’administration, où le sol se dérobait sous nos pieds, où tout était à reconstituer enfin entre l’ennemi allemand tourbillonnant dans nos provinces et l’ennemi de l’intérieur épiant dans Paris l’occasion d’éclater. Ce qui a fait la force de M. Thiers, c’est que, sans découragement comme sans illusion, il a gardé assez de foi au pays pour ne point douter de son avenir dans de si terribles extrémités, et il a eu assez l’expérience des affaires pour empêcher l’effondrement de ce qui restait de la France, pour limiter l’anarchie avant de la vaincre, pour recomposer peu à peu le terrain où nous sommes, qui n’est certes point encore des plus solides, mais où du moins l’on peut s’affermir un instant avant d’aller plus loin. M. Thiers a marché en homme qui sent et connaît mieux que tout autre la gravité des choses, qui comprend bien qu’il y a des momens où un pays abandonné par le bonheur ne peut lasser la mauvaise fortune que par la prudence, la fermeté et l’esprit de conduite. Ce n’est pas la politique des coups de tête et des coups de main, celle-là la France l’expie assez durement ; c’est la politique d’une vigilante sagesse occupée d’abord à écarter beaucoup de mal pour arriver à faire un peu de bien avec plus de sûreté.

Le mérite de l’assemblée, cette autre force du moment, le mérite de cette assemblée a été jusqu’ici de seconder M. Thiers dans sa politique de patiente et active réparation, et de ne point ajouter à des difficultés déjà bien grandes les difficultés des contestations jalouses. Elle a eu certainement, elle a encore quelquefois l’air de ne rien faire, elle perd du temps à prononcer ou à écouter des discours sur le déplacement de quelques préfets ou de quelques sous-préfets, elle reste livrée, faute d’esprit politique, aux excentricités individuelles et aux tempêtes de fantaisie. Somme toute cependant, elle vaut mieux que la réputation qu’on lui fait, et il y a eu peu d’assemblées portant dans les affaires publiques plus de droiture et de bonne volonté. Avoir eu la courageuse abnégation de ratifier une paix assurément aussi douloureuse pour ceux qui l’ont acceptée que pour ceux qui l’ont combattue, avoir consenti, ne fût-ce que momentanément, à une patriotique abdication de toutes les préférences de parti, être un pouvoir souverain qui sait se contenir, ce n’était pas si peu de chose, et c’est en réalité ce qu’a fait l’assemblée. Le malheur est que dans ces conditions, qui ont un caractère de parfaite sincérité, puisqu’elles sont acceptées par tout le monde, il reste toujours une arrière-pensée, l’arrière-pensée du lendemain, ou en d’autres termes du régime définitif de la France. L’idée ou la passion du définitif est la maladie de certains esprits ; seulement pour ceux-ci le définitif est la monarchie, pour ceux-là c’est la république. Au fond, ce qu’on poursuit, ce qu’on demande, c’est la stabilité des institutions dans la paix reconquise. Il semble aux uns et aux autres que, si on en finissait par un vote tranchant souverainement la question, tout serait résolu. Hélas ! rien ne serait résolu, parce que nous vivons dans un pays qui a toujours sans doute la passion du définitif, mais où l’on se réserve de faire périodiquement une révolution, où par conséquent le provisoire est tout ce qu’il y a de plus ordinaire et où le provisoire même n’est pas sans avantage, surtout lorsqu’il a pour résultat de réserver au pays son droit, de préserver la souveraineté nationale des aliénations brusques et irréfléchies. Nous ne méconnaissons pas l’importance de la stabilité et des solutions définitives ; mais, comme après tout la politique consiste à faire ce qui est possible, l’unique question est de savoir ce qui est opportun et réalisable aujourd’hui.

Ce qui est possible, c’est ce qui existe, c’est cette république de raison et de nécessité qui n’est une défaite pour personne, puisqu’elle est la souveraineté nationale en action, puisqu’elle est le bien de tout le monde. Ne voit-on pas que, toutes les fois qu’on approche de ces questions, il s’en échappe comme des flammes incendiaires, que la guerre civile n’a pas besoin de nouveaux alimens, que ce définitif qu’on tient à proclamer aurait nécessairement contre lui tous les autres définitifs, et que bientôt renaîtraient plus ardentes les divisions de partis qui, elles aussi, sont en ce moment une menace pour l’unité nationale ? Est-ce qu’en dehors de ces questions irritantes il n’y a point assez à faire aujourd’hui ? La paix, maintenant signée, nous met en face de notre situation : nous avons une colossale indemnité à payer, nos finances à mettre au niveau de nos charges, notre système d’impôts à remanier, nos budgets à simplifier.

Les cruels événemens qui viennent de nous éprouver ont mis à nu les lacunes et les faiblesses de notre organisation militaire, de notre organisation administrative, de notre instruction publique et de ce que nous pourrions appeler notre manière de faire des hommes : c’est pour nous une obligation impérieuse d’aborder tous ces problèmes sans parti-pris et sans défaillance. Les révolutions et les mauvais gouvernemens ont laissé des habitudes à déraciner, des enseignement à faire fructifier, des passions à calmer ou à réprimer. Nous n’en finirions pas, si nous voulions énumérer tout ce qui reste à faire. Et qu’on remarque bien que ces questions de régime définitif offrent pour l’assemblée le danger de déchiremens redoutables ; il y a au contraire une sorte d’apaisement dès qu’on rentre dans le domaine des problèmes de notre organisation : l’étude en commun et un instinct de patriotisme rapprochent les partis ; entre les hommes des camps les plus divers, il y a émulation de libéralisme lorsqu’il s’agit par exemple d’élargir la vie municipale, comme il y a émulation de sentimens conservateurs lorsqu’il s’agit de combattre l’anarchie, d’établir un régime de garantie efficace pour l’ordre public. Ayons donc patience, comme le disait l’autre jour M. Victor Lefranc, et pour des résultats douteux ou prématurés, ne sacrifions pas ce qui est le caractère et la force de la situation actuelle. Écartons ce qui divise, et, restons sur le terrain où tous les hommes de bonne foi et de bonne volonté peuvent se rencontrer, où l’œuvre de pacification et de réorganisation qui nous est imposée peut s’accomplir par l’alliance, de nouveau confirmée hier encore, de l’immense majorité de l’assemblée et de M. Thiers.

C’est pour cela qu’on ne peut qu’éprouver une profonde tristesse devant des incidens comme cette scène parlementaire de ces jours derniers où M. Thiers, assailli d’interrogations et d’interpellations sur tout ce qu’il dit ou ce qu’il ne dit pas, s’est vu obligé de relever ce qu’il a vertement appelé des tracasseries et de poser nettement la question. C’était, on en conviendra, une étrange idée de choisir justement le jour où, par un décret de vandalisme, le marteau des démolisseurs allait s’abattre sur la maison du chef du pouvoir exécutif. L’alliance de l’assemblée et de M. Thiers est-elle donc en péril, est-elle devenue moins nécessaire ? Non évidemment, le vote qui a mis fin à cette scène l’a bien prouvé. Il faut pourtant être sérieux et savoir ce qu’on fait : si on veut remplacer le gouvernement d’aujourd’hui, il faut le dire ; il faut tout au moins éclairer le pays en lui montrant des forces d’opinion organisées, des chefs pour conduire ces forces et prendre la direction des affaires. Si on croit à la nécessité de ce pouvoir de l’expérience et du dévoûment, il ne faut pas affaiblir par des coups détournés et une fronde insaisissable ce qu’on se croit obligé de soutenir. Assez de ces petites tempêtes, revenons au travail, à l’œuvre de reconstruction nationale sans parti-pris. Les dernières élections municipales dans leur ensemble montrent bien que le pays partage cette pensée et sanctionne d’avance cette politique. Que sortira-t-il ensuite de là ? Sera-ce la république, sera-ce la monarchie ? Ce sera dans tous les cas la France, la vraie et grande France souveraine, reconstituée et en état de substituer ce qu’on pourra désormais appeler une solution nationale aux solutions impatientes des partis.

C’est en se refaisant elle-même à l’intérieur, c’est en retrouvant avec le sentiment de son devoir le secret de sa forte et généreuse vitalité, que la France reprendra, si elle le veut, sa place naturelle dans le monde, parmi tous ces peuples pour qui elle a été si souvent une amie et une alliée utile, et qui la regardent maintenant dans ses misères avec une indifférence mêlée de dédain. Il ne faut pas s’y tromper, tous ces événemens accumulés depuis dix mois ont été une humiliation pour notre ascendant moral, politique, diplomatique, au moins autant que pour nos armes. La France a tout à faire, non-seulement pour reconstituer sa diplomatie dans des conditions nouvelles, mais encore pour se gagner les sympathies, la confiance des peuples, pour obtenir d’être comptée dans les affaires du monde. Si nous voulons inspirer aux autres le respect de notre patrie, la première condition est apparemment de sentir, d’attester nous-mêmes ce respect patriotique, et c’est ici surtout que l’insurrection parisienne apparaît comme le plus désastreux attentat contre la grandeur nationale.

La confiance, les sympathies qui ne nous avaient pas accompagnés pendant la guerre, elles étaient prêtes à renaître au lendemain de la paix. Les implacables brutalités de la victoire à notre égard, le siège de Paris, dont on ne voyait que les côtés héroïques et émouvans, une défense énergique et prolongée dans des conditions impossibles, tout servait à montrer que la France avait pu être malheureuse dans une entreprise fatalement conduite, mais qu’elle gardait en elle-même assez de vigueur native, assez de ressources pour reprendre bientôt son rang. Vaincue, diminuée dans son territoire, atteinte dans sa richesse, mais non déshonorée, la France pouvait compter encore sur l’avenir ; elle pouvait renouer des alliances, désarmer les inimitiés, les méfiances qui avaient fait sa faiblesse, et retrouver l’occasion de rentrer dans la politique générale. Les étrangers ne s’y trompaient pas, M. de Bismarck lui-même sentait bien qu’il restait encore une nation française. Ce triste mouvement parisien a tout détruit, ou du moins tout compromis pour le moment. Quand il n’aurait eu que le résultat d’émousser ou de détourner le sentiment national en faisant oublier l’invasion qui nous presse, en nous condamnant aux affreuses, aux énervantes préoccupations de la guerre civile, ce serait déjà trop ; mais de plus ne voit-on pas combien tout a changé en quelques jours ? Cette insurrection malvenue, elle nous fait perdre tout ce que nous étions en train de regagner ; elle nous livre à la risée ou à la pitié du monde. M. de Bismarck nous contemple avec une ironie satisfaite ; il se moque de nous, le terrible homme, il trouve en vérité qu’il y a un « grain de raison » dans l’insurrection parisienne, dans cette insurrection qu’il nous presse de réprimer, et au besoin il promet à l’Alsace, à la Lorraine, plus de franchises communales que la France ne pourrait leur en donner. Ceux qui n’auraient pas demandé mieux que de saluer avec cordialité le retour de la France dans les conseils de l’Europe finissent par se demander si décidément nous ne sommes plus bons qu’à nous déchirer nous-mêmes. Quelle autorité peut avoir le gouvernement dans les négociations laborieuses qu’il poursuit encore avec l’Allemagne ou dans ses relations avec les autres pays ? L’insurrection de Paris est venue de nouveau paralyser l’action diplomatique et le crédit de la France. Cependant le monde ne cesse pas de marcher, les affaires suivent leur cours et se décident sans nous, partout s’agitent des questions qui nous touchent, qui en d’autres momens auraient mis le feu à toutes les polémiques, et auxquelles nous avons à peine le temps ou la liberté de songer,

L’Italie, quant à elle, n’a point laissé échapper l’occasion de ce grand trouble européen pour trancher une question dont la solution, selon toutes les vraisemblances humaines, devait faire plus de bruit qu’elle n’en a fait, la question romaine elle-même. L’Italie a occupé Rome pendant la guerre, dès la fin de septembre 1870 ; elle a fait sanctionner par un plébiscite l’annexion définitive de ce qui restait des provinces pontificales au royaume italien, en ajournant provisoirement toutefois la translation des pouvoirs politiques, gouvernement et assemblée, dans la ville éternelle, et depuis ce moment le parlement de Florence en est à délibérer sur la situation, sur les garanties d’indépendance par lesquelles l’Italie entend remplacer, au profit du saint-siège et de l’église, la souveraineté territoriale ou le pouvoir temporel. Le pape a protesté naturellement, et il a plus d’une fois renouvelé ses protestations ; il n’a pas voulu néanmoins quitter Rome, il s’est borné à se renfermer au Vatican, où il se considère lui-même comme un captif, de sorte qu’il y a pour le moment dans la ville de saint Pierre deux pouvoirs fort peu réconciliés. Pie IX, après être resté jusqu’ici auprès de la confession des apôtres, au siège naturel du pontificat, se décidera-t-il à s’éloigner lorsque le gouvernement italien voudra se transporter définitivement à Rome ? S’il n’est point parti tout d’abord, sous le coup de l’entrée des Italiens et de la première prise de possession, c’est qu’évidemment il est peu porté à une résolution extrême, et pour le pousser à cette rupture, à cette expatriation du pontificat, il faudrait des actes que l’Italie s’interdira sans nul doute. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas moins une des plus grandes révolutions qui s’est accomplie à nos portes, presque sans bruit, pendant que nous étions à disputer notre existence nationale. Disons mieux, c’est une question dont les événemens ont pu brusquer la solution, mais qui devait un jour ou l’autre arriver à son terme.

En réalité, le pouvoir temporel n’avait plus qu’une ombre de vie, il ne pouvait plus se soutenir par lui-même. Si on voulait le maintenir, il fallait y songer plus tôt, il fallait le sauver des premières atteintes, et cela n’eût pas encore suffi, il aurait fallu lui communiquer une vie nouvelle, une force propre qui l’eût préservé peut-être de l’inévitable déclin. Au point où il en était venu, il n’était plus qu’une vaine et précaire garantie ; il fallait de la bonne volonté pour prendre au sérieux cette souveraineté territoriale, et, les choses étant ainsi, l’unique question était de savoir s’il n’y aurait pas un autre moyen de remplacer cette garantie devenue illusoire par quelque combinaison propre à concilier l’indépendance du saint-siège avec les aspirations nationales de l’Italie. Après tout que faut-il ? Il faut que le pape soit pleinement indépendant dans son action spirituelle, dans la manifestation de son autorité religieuse, dans ses rapports avec les nations catholiques. L’Italie, laissée seule par les événemens en face du pontificat, a essayé de résoudre le problème par cette loi que la chambre des députés a votée il y a quelque temps, que le sénat à son tour vient de discuter et d’adopter en la modifiant légèrement dans un sens un peu plus libéral au point de vue de la situation personnelle du pape, dans un sens un peu plus restrictif au point de vue des rapports de l’église et de l’état. Le sénat n’en est pas encore tout à fait à l’application du principe absolu de l’église libre dans l’état libre.

Telle qu’elle est, cette loi, dont M. Mamiani a été le rapporteur, et qui a été défendue par un des membres les plus libéraux du cabinet italien, M. Visconti-Venosta, cette loi résume et consacre toutes les garanties qui peuvent compenser le pouvoir temporel. Le pape a le caractère et les prérogatives de la souveraineté ; il est indépendant et inviolable dans son Vatican, complètement libre dans tous les actes de son ministère spirituel, dans ses rapports avec l’épiscopat, avec le monde catholique. Des ambassadeurs étrangers peuvent être accrédités auprès de lui comme par le passé, et il peut envoyer des nonces qui jouissent en Italie de toutes les immunités diplomatiques. Il peut avoir les gardes suisses, les gardes nobles qui lui conviennent, et il à une dotation de 3,225,000 fr., qui n’est pas à la merci d’un vote annuel, qui est inscrite sur le grand livre de l’Italie. Le collège des cardinaux, les congrégations, les ecclésiastiques employés au ministère spirituel du saint-siège, participent de l’inviolabilité pontificale. En un mot, le pape est un souverain en toute chose, moins le territoire : c’est ce qu’on nomme la loi des garanties papales. Ajoutons que la liberté des conclaves est aussi garantie.

Sans doute il eût mieux valu qu’une telle question, qui n’est point seulement italienne, fût débattue entre toutes les nations intéressées. Nous ne méconnaissons ni ce qu’il y a d’important particulièrement pour la France dans une affaire de cet ordre, ni ce qu’il y a de grave et de délicat dans la situation nouvelle faite au saint-siège ; c’est une révolution dont il reste à suivre les conséquences morales et religieuses. Il s’agit de savoir si, même en France, il y a des hommes qui croient possible de ressusciter le passé, de refaire le pouvoir temporel, qui croiraient bien politique de jeter en pâture à une assemblée inexpérimentée une question qui serait certainement de celles qui diviseraient le plus les esprits. On a pu se demander récemment quel sens avait dans une situation semblable la nomination simultanée d’un ambassadeur de France auprès du saint-siège et d’un ministre à Florence ; on a pu attribuer quelque mission mystérieuse à notre diplomatie nouvelle, diplomatie qui eût été peut-être un peu novice pour quelque grosse affaire. Évidemment le nouveau gouvernement français n’a porté aucune arrière-pensée dans cette double nomination ; tout ce qu’il peut souhaiter, tout ce qu’il souhaite, nous le croyons, c’est que l’Italie fasse au souverain pontife une large et juste mesure d’indépendance et de dignité. Au-delà tous les soupçons ne sont que des chimères. On peut être tranquille, la France n’est pas près de recommencer des expéditions de Rome ; mais en même temps elle a le droit de ne point rencontrer de mauvais sentimens là où ressentimens ne seraient qu’une révoltante et oublieuse iniquité. Ces malveillances à peine dissimulées n’existent point à coup sur dans le gouvernement italien, nous lui rendons cette justice ; elles existent encore moins dans ce grand parti libéral et conservateur qui garde l’inspiration de Cavour. Sait-on où on les trouve ? Elles sont surtout chez ceux qui se disent le plus libéraux, et qui le prouvent en se faisant depuis huit mois les courtisans de la Prusse, chez ceux qui se croient des patriotes, parce qu’ils poursuivent de leur haine la nation qui leur a donné une patrie, chez ceux enfin qui, ces jours derniers encore, n’avaient trouvé rien de mieux que de célébrer par de bruyantes manifestations l’anniversaire d’un échec de l’armée française devant Rome. Le gouvernement italien a eu la délicatesse et la prévoyance d’interdire ces manifestations aussi ridicules qu’odieuses, parce qu’il sait bien qu’aujourd’hui comme hier, à travers toutes les épreuves, il y a entre la France et l’Italie d’intimes liens que les hasards passagers d’une guerre funeste ne peuvent détruire.

C’est notre malheur de n’avoir rencontré dans nos crises que des sympathies très inactives et des inimitiés ou des malveillances qui ne se sont même pas déguisées. Des amis, la France en a eu sans doute, elle en a encore dans tous les pays ; nous devons avouer qu’ils ont été peu nombreux, et qu’ils ne pouvaient nous promettre que le secours trop inefficace d’une vieille cordialité émue de nos infortunes. À quoi faut-il attribuer ces sentimens étranges qui étaient de l’indifférence quand ils n’étaient pas de la haine à l’égard de la France ? C’est le résultat de bien des causes. Nous avons eu pendant vingt ans une politique si singulièrement habile qu’elle était parvenue à faire le vide autour de notre pays, qu’elle avait réussi à dissoudre toutes nos anciennes alliances sans pouvoir compter sur des alliés nouveaux, en refroidissant au contraire ceux-là mêmes qui auraient dû s’intéresser à notre cause.

Un des pays où ces sentimens se sont produits avec le plus de crudité, c’est l’union américaine. Notre simplicité a été de croire que, parce que nous proclamions la république au 4 septembre, nous ne pouvions manquer de trouver sinon une alliance, du moins un appui moral à Washington et dans les grands états de l’Union. Les Américains nous ont répondu en se montrant plus que jamais les alliés de la Russie et en saluant la fortune grandissante de l’Allemagne ; ils nous ont payé avec usure la guerre du Mexique, cette guerre dont on peut retrouver les traces dans tous nos désastres actuels. Un Canadien, en nous envoyant un touchant témoignage de souvenir et de sympathie pour la vieille patrie de sa race, nous écrivait récemment des États-Unis : « Vous savez à quel point la France a été laissée seule en Europe ; la sympathie des États-Unis a été encore plus, s’il est possible, en faveur de la Prusse. Je ne connais que deux journaux qui ont défendu la France, le New-York World et le Boston Traveller. Tous les autres se sont acharnés contre la France. Il y a eu des meetings sans nombre en faveur de la Prusse, et, lorsqu’on a appris la capitulation de Sedan, on a tenu des réunions pour féliciter le monde des succès de l’Allemagne. La proclamation de la république n’y a rien fait, et il s’est trouvé des Américains croyant que les conditions de la paix imposées par la Prusse n’étaient pas assez dures. Je dois vous avouer que la France a perdu une grande partie de son influence en Amérique ; mais ce qui a contribué le plus à l’abaisser aux yeux du monde et ici, c’est l’insurrection de Paris… » Ainsi il faut que ce triste écho nous revienne du fond de l’Amérique. Voilà où en sont les États-Unis dans leurs sentimens à notre égard, quatre-vingts ans après que la France les a aidés à conquérir leur indépendance. Les Américains sont oublieux, injustes et imprévoyans : ils se laissent aveugler par leurs mauvais sentimens sur les intérêts de leur propre politique ; mais qu’importe ? si dure que soit la vérité, il est encore bon de ne rien ignorer de ce qu’on pense de nous en Amérique ou ailleurs, ne fût-ce que pour mesurer à ce que nous avons perdu ce que nous avons à regagner dans le monde.

ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.




National debts, by R. Dudley Baxter ; London, 1871.

Ce livre, des plus intéressans et des plus instructifs, est aussi plein d’actualité ; c’est une étude comparative des dettes et des ressources des divers. états de l’Europe et de l’Amérique. On a dit quelquefois que la statistique était une science fort ennuyeuse qui ne prouvait rien, attendu que la plupart des faits qu’elle expose ou manquent d’exactitude, ou parlent un langage différent, suivant la façon dont ils sont présentés. Ce reproche ne peut s’adresser au livre dont nous parlons. il est écrit avec méthode et clarté, très facile à lire, et les faits qu’il met en avant sont des plus concluans, — non qu’on ne puisse y relever quelques erreurs de détail, mais ces erreurs sont sans importance aucune au point de vue des résultats. L’auteur, M. Baxter, prend la dette de chaque nation à l’origine ; il la suit dans son développement aux différentes époques, et la rapprochant ensuite du progrès de la population et de celui de la richesse publique, il montre ce qu’elle représente par tête et par rapport au revenu général du pays. De cette façon, on se rend parfaitement compte et de son importance absolue et de son poids relatif.

Or il résulte des tableaux que l’auteur nous met sous les yeux que, si l’accroissement de la dette publique dans chaque état, depuis le commencement du siècle surtout, a été énorme, le progrès de la population et celui de la richesse ont été plus grands encore, de telle sorte que la charge annuelle est moins lourde qu’elle ne l’était avant cet accroissement. L’Angleterre nous offre sous ce rapport un exemple très curieux. Dans ce pays, la dette a été portée à son maximum en 1815, elle s’élevait alors (chiffres ronds) à 900 millions de livres sterling ou 22 milliards 1/2 de francs, ce qui, pour une population de 18 millions 1/2 d’habitans, représentait en intérêts annuels 34 shillings 8 deniers par tête, ou un peu plus de 43 francs ; elle ne représente plus aujourd’hui que 15 shillings 9 deniers, soit un peu plus de 19 francs, et, si on la rapproche du développement du revenu public, le résultat est plus satisfaisant encore. En 1815, l’intérêt de la dette comptait pour 9 pour 100 dans ce revenu ; il ne compte plus maintenant que pour 2 4/5 pour 100. Par conséquent, bien que le total en soit encore considérable, le poids en est singulièrement allégé depuis 1815, et il est devenu très faible, si on le compare aux forces contributives du pays.

En Amérique, aux États-Unis, avant la guerre de sécession en 1860, la dette fédérale jointe à celle des états particuliers était de 1 milliard 600 millions. En 1865, après la guerre, elle s’élève tout d’un coup à 15 milliards 1/2 : jamais dans l’histoire on n’avait vu une progression semblable. L’intérêt annuel de cette dette, qui était de moins de 3 francs par tête en 1860, monte à 24 francs en 1865 ; il est déjà redescendu à 18 francs, grâce à un amortissement très rapide, combiné avec le progrès de la population, ce qui prouve que dans ce pays tout est extraordinaire. On a pour diminuer les charges publiques la même puissance que pour les augmenter lorsque cela est nécessaire. En cinq années, l’Amérique a déjà réduit le principal de sa dette de 2 milliards 250 millions, et l’intérêt de 142 millions. La charge annuelle par rapport au revenu est, comme en Angleterre, de 2 4/5 pour 100. De tous les grands états de l’Europe, l’Allemagne est celui qui à la dette la moins élevée, elle se divise ainsi : pour la Prusse et les états annexés depuis 1866, 1 milliard 700 millions ; pour les autres états du nord, 717 millions 1/2 ; pour la Bavière, le Wurtemberg, Bade et la Hesse, 227 millions 1/2 ; pour les emprunts de la confédération, en 1867 et en 1870, 663 millions ; total, 4 milliards 307 millions. De ce chiffre, il faut déduire ce qui a été dépensé pour les chemins de fer, qui sont la propriété de l’état, et dont les produits compensent les charges. Il reste une dette d’un peu plus de 2 milliards 1/2, représentant en intérêts 183 millions 1/2, soit par tête 4 fr. 65 cent., et par rapport au revenu à peine 1 pour 100. C’est donc dès à présent l’état où existe la dette la moins lourde, et quand il aura reçu les 5 milliards d’indemnité de la France, il pourra, s’il le veut, liquider complètement cette dette et la faire disparaître. Il y a là matière à sérieuse réflexion, quand on considère l’avenir. Assurément, il ne suffit pas de n’avoir point de dette pour être un état puissant. L’Angleterre est très forte avec des engagemens qui atteignent encore près de 20 milliards, et elle ne serait pas embarrassée de se procurer toutes les ressources dont elle aurait besoin. Il n’en est pas moins vrai qu’à richesse égale l’état qui n’a pas de dette a un grand avantage sur ceux qui en ont une très lourde, et comme l’Allemagne, après avoir fait ses preuves au point de vue militaire, s’apprête aussi à développer rapidement ses intérêts économiques, on peut prévoir aisément que l’équilibre des forces en Europe ne tardera pas sous tous les rapports à être modifié à son profit.

Nous ne parlons pas de la dette des petits états, ni même de celle attribuée à l’Autriche et à la Russie, bien qu’il y ait là aussi beaucoup de détails fort intéressans ; nous avons hâte d’arriver à ce qui concerne la France. Ici la progression est effrayante ; M. Baxter l’établit d’après M. Maurice Block, dont les assertions méritent toujours grande confiance. Nous prendrons les chiffres seulement à partir de 1815 : notre dette était alors de 1 milliard 766 millions. En 1830, elle monte à 3 milliards 544 millions ; le gouvernement de juillet la porte à 4 milliards 550 millions. À la chute de la république, en 1852, elle est de 6 milliards 130 millions, et enfin au mois de décembre 1870, après la chute du second empire, elle atteint le chiffre prodigieux de 13 milliards 750 millions, près de 14 milliards. Nous ne voulons pas discuter tous ces chiffres, ni examiner si la part afférente à chaque régime a été équitablement faite, si celle de la restauration par exemple, qui comprend la liquidation des charges laissées par l’empire, telles que l’indemnité de guerre et les frais d’occupation, n’est pas un peu exagérée. Cet examen rétrospectif n’aurait pas d’intérêt. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de connaître exactement la situation dans laquelle nous sommes, et de constater avec quelle imprévoyance, sous le dernier gouvernement surtout, on a laissé s’accumuler la dette dans des proportions fabuleuses. Le capital en aurait plus que doublé en moins de vingt ans. D’après M. Baxter, la charge annuelle de cette dette, qui était de 5 francs 75 cent. par tête en 1818, avec une population de 30 millions d’individus, serait aujourd’hui de 12 francs 15 cent., avec une population de 38 millions, en y comprenant la garantie accordée aux chemins de fer. Par rapport au revenu général, la proportion serait descendue, il est vrai, de 3 1/2 pour 100 à 2 3/4 pour 100. Ainsi, on le voit, pendant que nos voisins les Anglais ont diminué la charge annuelle de leur dette de 43 francs à 18 francs par tête, la nôtre s’est élevée de 5 francs 75 cent. à 12 francs 15 cent, et le développement du revenu public n’a guère fait que contre-balancer cette augmentation, tandis qu’en Angleterre le rapport entre la dette et le revenu a baissé des trois quarts. Malheureusement ce n’est pas tout. Nous allons ajouter aux charges que nous a léguées le deuxième empire celles qui résultent de la dernière guerre, et qui sont encore l’œuvre de ce gouvernement. Si on en croit l’auteur anglais, après la liquidation de tous les frais de cette guerre, notre dette s’élèvera en capital à 25 ou 27 milliards, et en intérêts à 1 milliard. Ces chiffres sont peut-être un peu exagérés, et on pourrait en rabattre ; mais ce qu’on en diminuerait les laisserait toujours à un total assez haut pour nous autoriser à dire que notre dette publique va être la plus forte de toutes celles qui ont jamais existé dans le monde, et que, rapprochée de notre population et de notre revenu, lorsque celui-ci aura repris son essor accoutumé, elle atteindra des proportions tout à fait inconnues.

La conclusion à tirer de ce livre, c’est que la France doit suivre une politique différente de celle qui l’a guidée jusqu’à ce jour : elle ne peut pas toujours emprunter sans jamais rembourser. L’auteur explique parfaitement pourquoi les mauvais gouvernemens, plus soucieux du présent que de l’avenir, sont si empressés de recourir à l’emprunt. « Avec l’intérêt d’un emprunt, dit-il, on se procure un capital vingt fois plus fort que celui que l’on doit payer annuellement ; par conséquent la faculté d’emprunter est vingt fois plus étendue que celle de taxer. » Pour la France la mesure est comble : notre pays est arrivé à l’extrême limite où tout ce qui augmenterait sa dette à perpétuité serait un gros péril pour l’avenir et un échec à sa prospérité future. Il ne faut pas oublier qu’au milieu de la concurrence générale qui existe pour le commerce et l’industrie, la victoire appartient à celui qui produit au meilleur compte ; or, quand on a des charges aussi considérables que les nôtres, si on les rend perpétuelles, on se condamne à rester dans une infériorité constante vis-à-vis des autres nations. On est obligé de maintenir des taxes très lourdes, qui élèvent d’autant le prix de la main-d’œuvre, indépendamment d’autres inconvéniens. La Hollande nous fournit sous ce rapport un exemple qu’on ne doit pas perdre de vue : elle a vu fuir ses capitaux et ses habitans pour avoir été dans la nécessité de les trop taxer. Sans doute on ne peut pas éviter des taxes supplémentaires lorsqu’on a beaucoup à payer, nous avons été nous-même le premier à les recommander ; mais il faut les combiner de façon qu’elles servent à nous libérer en même temps qu’à remplir nos engagemens annuels, ce qui écarte toute idée de création de rentes perpétuelles.

V. Bonnet
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C. Buloz.