Chronique de la quinzaine - 30 avril 1880

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Chronique n° 1153
30 avril 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1880.

Sans nul doute il faut se défendre de tout ce qui ressemblerait à du pessimisme ou à un vain esprit de fronde. Sans doute la France, qui a déjà traversé tant de redoutables épreuves, n’est pas près de périr pour quelques difficultés de plus qu’on pourrait lui créer.

Le pays par lui-même est paisible et sensé plus qu’il ne l’a jamais été peut-être. Il travaille et il paie des impôts presque démesurés sans murmures. Il a une fécondité matérielle, des élémens de prospérité qu’il suffit de ne pas trop paralyser pour qu’ils dépassent tous les calculs. D’instinct il répugne visiblement à tout ce qui pourrait l’agiter, aux aventures extérieures aussi bien qu’aux dissensions intestines. La république lui a été donnée, elle a été acceptée, elle n’est en réalité l’objet d’aucune contestation sérieusement menaçante. La république a cet avantage d’exister sans trouble matériel, d’avoir pour la première fois une organisation régulière, suffisamment pondérée et d’être le seul régime possible en face d’adversaires divisés et impuissans. Oui, sans doute, il y a de la ressource en France, la paix et l’ordre sont dans l’instinct de la nation, les garanties de sécurité ne manquent pas dans les institutions; mais c’est précisément parce que le pays est tranquille, parce que l’institution républicaine légalement établie n’est ni en péril ni en question qu’on est d’autant plus fondé à demander un compte sévère aux prépotens du jour qui, dans les conditions les plus favorables, ne savent que raviver des agitations factices ou rechercher d’irritantes satisfactions de parti. C’est justement parce que tout serait facile et simple, que les esprits désintéressés qui n’ont ni parti-pris ni humeur contre le régime nouveau, ont le droit de se plaindre lorsqu’ils voient les institutions dévier, les pouvoirs s’égarer dans toute sorte de difficultés inutiles. Rien n’est certainement plus commode que de tout confondre, de nier le danger ou de le chercher là où il n’est pos et de crier au pessimisme, à l’hostilité systématique contre ceux qui seraient portés à juger que nos affaires ne vont pas le mieux du monde. Le fait est que s’il y a péril pour la république, il vient des républicains seuls, que s’il y a embarras pour le ministère, il vient des ministériels, et au besoin de quelques-uns des ministres; la vérité est que s’il y a une situation politique et parlementaire assez troublée, assez pénible, certainement peu en rapport avec l’état général du pays, c’est la faute de ceux qui, par esprit de secte ou par faiblesse, se sont plu à soulever des questions redoutables en poussant le gouvernement lui-même dans une voie sans issue où il reste pour le moment à se débattre.

C’est là malheureusement ce qu’il y a de plus vrai. On s’est engagé, sans avoir tout calculé, par préjugé de parti ou pour complaire à des préjugés de parti, dans cette affaire religieuse qui n’a pas encore comparu au parlement depuis la rentrée récente des chambres et qui va être évoquée un de ces jours sur l’interpellation d’un jeune député d’une sincérité éloquente, M. Lamy. On en a fait une affaire républicaine. C’est peut-être un très sérieux danger qu’on s’est créé gratuitement; c’est dans tous les cas dès ce moment une source de difficultés et d’embarras inhérens à ces décrets du 29 mars, nés d’une équivoque déjà sensible. Que les chefs du gouvernement soient d’avance résolus à ne point se départir dans l’exécution des décrets d’une certaine mesure de conduite, on n’en peut douter. M. le président du conseil n’en est point à témoigner de ses intentions modératrices; il les a de nouveau attestées dans une circulaire qu’il vient d’adresser à tous nos agens diplomatiques et où il réserve pour la France le droit de continuer comme par le passé à étendre sa protection sur les missions catholiques en Orient et dans toutes les parties du monde. Rien de mieux, M. le président du conseil a le soin de préciser la signification tout intérieure des décrets du 29 mars, et même dans ces limites, il désavoue toute pensée de porter atteinte au droit individuel des membres des congrégations, bien plus encore d’inaugurer une persécution religieuse. C’est son intention avouée, incontestée. Plus que tout autre, comme ministre des affaires étrangères, il sent le danger d’une guerre déclarée à des ordres qui vont porter, avec les influences religieuses, le nom de la France jusqu’aux extrémités de l’univers. La modération de son esprit est une garantie de la sincérité de ses intentions; mais est-on sûr de maintenir jusqu’au bout ces distinctions un peu subtiles, de n’être pas entraîné au-delà de tout ce qu’on voudrait? Est-on toujours maître des conséquences d’un acte livré tout à coup comme un redoutable aliment aux passions contraires? Une politique comme celle qui s’est traduite par les décrets du 29 mars n’est pas tout entière dans les intentions d’un homme; elle tire nécessairement son caractère de tout un ensemble da circonstances, des excitations qui l’ont produite, de ceux qui en ont été les promoteurs ou les complices, et c’est ici justement que se révèle l’équivoque, la dangereuse équivoque qui pèse sur la situation, à laquelle le gouvernement s’est pour ainsi dire enchaîné.

Ces tristes décrets, qui étaient aussi inutiles que l’article 7 et qui ont été comme la rançon de la défaite de l’article 7, ces décrets, on n’en disconviendra pas, sont une satisfaction de parti, une concession à certaines idées, à certaines passions. Ils ont été imaginés pour répondre à de prétendues nécessités parlementaires, aux impatiences des fractions les plus avancées de ce qu’on appelle la majorité républicaine. Ils restent l’expression officielle plus ou moins mesurée des vieux préjugés républicains, d’une pensée de réaction ou de combat contre le « péril clérical, » contre ce terrible péril que M. Dufaure a déclaré n’avoir jamais aperçu distinctement lorsqu’il était au pouvoir. Pour le gouvernement il ne s’agit pas d’une persécution religieuse, d’une guerre poussée à fond contre la religion catholique, contre l’église ; c’est possible. Où trouve-t-il cependant ses appuis et ses défenseurs ? Quels sont ses alliés dans la malheureuse campagne qu’il a inaugurée ? Il n’y a point à s’y méprendre, ses plus vrais alliés sont tous ceux qui, dans les chambres, dans la presse, ou dans le conseil municipal de Paris, ne cachent pas qu’ils ne voient dans les décrets du 29 mars que le premier acte des hostilités, le commencement de la guerre contre le cléricalisme. Or, tous ces mots de guerre contre le cléricalisme, de revendications, du « laïcisme, » on n’ignore pas ce qu’ils veulent dire. On sait bien que cela signifie antipathie contre le prêtre, que là où le gouvernement parle des jésuites, d’autres entendent le catholicisme, que sous une certaine diplomatie de langage s’agitent des passions de secte qui ne tendent à rien moins qu’à l’exclusion de toutes les influences religieuses. Le conseil municipal de Paris, lui, n’y met pas tant de façons. Il institue de son autorité propre la censure des livres d’enseignement où l’on parle de la Bible, il mettrait au besoin la main sur les églises pour les consacrer à des clubs, il « laïcise » jusqu’à extinction. Il applique à sa manière l’article 7, qui n’est pas voté, et les décrets du 29 mars. Le désavoue-t-on ? M. le préfet de la Seine réserve ses hardiesses et son esprit pour les circulaires où il célèbre le mariage civil en se bornant à ne pas abandonner tout à fait les salles des mairies aux prédications de la démagogie laïque. Il se garderait de refroidir le zèle réformateur du conseil municipal. C’est un allié peut-être quelquefois un peu compromettant, mais c’est un allié à ménager !

Qu’on nous explique donc ce phénomène d’un gouvernement prétendant rester modéré dans l’application de mesures exceptionnelles et réduit à n’avoir pour alliés que ceux qui croient servir la république en la conduisant au combat contre toutes les influences religieuses, contre ce qu’ils appellent les « curés. » M. le président du conseil s’est vraiment donné à résoudre un problème assez compliqué. S’il veut être modéré jusqu’au bout, s’il veut résister à des passions qu’il ne partage pas, il est fort exposé à rester seul un jour ou l’autre, à ne pas être suivi par l’armée qu’il a cru pouvoir rallier avec ces imprudens décrets du 29 mars. S’il se laisse entraîner au feu de l’action, que deviennent ses intentions modératrices publiquement proclamées? Il s’est engagé dans une voie où il peut être place à chaque instant entre les impossibilités et les violences. C’est là précisément l’équivoque de la situation, et notez bien que, sans aller plus loin, sans attendre même l’application des décrets, cette équivoque pèse déjà sur tout, se retrouve partout, dans la confusion des conseils, dans les conflits de direction, dans tous ces préliminaires incohérens d’une action probablement destinée à s’aggraver. Quelle sera la ligne de conduite définitive du gouvernement ? On ne le voit pas bien encore. Jusqu’ici, à parler franchement, cette campagne n’a pas été heureuse pour quelques-uns des ministres qui, par leurs fausses démarches, leurs excentricités ou leurs méprises, ont compromis le gouvernement plus qu’ils ne l’ont servi et ne rendent pas bien facile la lâche de M. le président du conseil.

Ce n’est point assurément M. le ministre de l’instruction publique qui a été bien inspiré en recommençant ses pérégrinations bruyantes, en cédant à cette humeur voyageuse qui le conduisait l’an dernier sur les routes du Midi, qui vient de le conduire tout récemment à Douai et à Lille. M. le ministre de l’instruction publique n’est point certes un personnage comme un autre, il aime les voyages à fracas, et sans revêtir l’uniforme de gala, il ne manque pas d’un certain goût pour le « panache. « Il lui faut la représentation, les banquets, les toasts, les discours, les manifestations. On tire le canon sur son passage, les généraux vont le recevoir selon l’étiquette, les fonctionnaires lui font cortège; il assiste au défilé des écoliers qui lui portent les armes aux sous retentissans de la Marseillaise et il va passer la revue des jeunes filles vêtues de leurs habits de fête. Chemin faisant, bien entendu, il rencontre les populations enthousiastes qui acclament le ministre réformateur, la république, les décrets du 29 mars, même l’article 7. C’est une suite de triomphes, et ce bon télégraphe, en fidèle et invariable historiographe de tous les voyages officiels, ajoute tout bas que quelques voix isolées, bien isolées, et surtout sans écho, ont osé crier : « Vive le sénat ! » Il y a eu à la vérité, même à part ce cri de : « Vive le sénat! » quelques nuages dans la sérénité officielle, et tout ne s’est point passé sans quelques échauffourées. Aux ovations se sont mêlées des manifestations d’une nature assez différente : les jeunes gens des écoles « cléricales » se sont portés sur le passage du représentant du gouvernement, et ils ont fait leur partie dans le concert. Pendant que M. le ministre de l’instruction publique était occupé à poser la première pierre de la faculté de médecine de Lille, ou faisait d’un autre côté devant une assemblée nombreuse, toute catholique, une conférence contre les décrets du 29 mars, et à la sortie de la conférence la mêlée est devenue assez violente. Il y a eu des horions, des personnes maltraitées, et on a fini par aller casser quelques vitres chez les jésuites, avec les vociférations d’usage. Tout se réunit dans cette mémorable excursion : il y a de l’épopée, de l’idylle, même de la comédie et un peu de charivari, avec accompagnement de rixes, de sergens de ville et de gendarmes. M. le ministre de l’instruction publique en pensera ce qu’il voudra, il pourra dire encore que ceux qui lui reprochent ses voyages sont des hommes politiques qui, s’ils étaient ministres, n’oseraient pas voyager: c’est une manière de mettre sa propre vanité à l’aise. Tout cela n’empêche pas, que dans cette recherche du bruit, il n’y ait un certain ridicule et il y a même quelque chose de plus que du ridicule.

Parlons sérieusement. Que M. le ministre de l’instruction publique, dans le sentiment de son devoir, jugeât utile de visiter les provinces, d’aller s’assurer par lui-même de l’état moral et matériel des maisons d’enseignement, du niveau des études, des progrès à réaliser, ce serait tout simple et parfaitement convenable. Que, dans une circonstance comme celle qui l’a récemment appelé à Lille et qui peut certainement se reproduire sur d’autres points de la France, il tienne à relever par sa présence la fondation d’une grande école, il n’y a là rien que de naturel; mais tout cela devrait être fait simplement, sérieusement, sans vaine ostentation, sans cette affectation visible à courir après la popularité et les manifestations. Est-ce qu’il n’est pas étrange qu’un ministre de l’instruction publique allant présider à une cérémonie locale, à une fête universitaire, semble courir au-devant des manifestations et s’expose à entendre proférer autour de lui, dans une intention de flatterie, des cris contre un des pouvoirs publics, en faveur d’un article repoussé par une des assemblées légales du pays? M. le ministre de l’instruction publique ne pouvait ignorer que, dans une cité comme Lille et dans toutes ces contrées du Nord, il y a de sérieuses et fortes croyances catholiques partagées par une partie considérable de la population, si bien que, dans tout ce mouvement religieux, on voit le nom du président du tribunal de commerce. Il savait que les dernières discussions sur l’enseignement, que les décrets du 29 mars avaient excité une vive émotion. Était-ce le rôle d’un membre du gouvernement d’aller, dans de telles circonstances, ajouter à ces excitations et mettre les passions aux prises, en faisant de la fondation d’une école laïque une manifestation retentissante contre les écoles catholiques, contre le «cléricalisme? » A quel titre d’ailleurs, avec quelle délégation, M. le ministre de l’instruction publique a-t-il cru pouvoir parler au nom du cabinet tout entier, exposer la politique générale du gouvernement?

Ce qu’il y a de plus sérieux ou de plus caractéristique, c’est que voilà la seconde fois que M. Jules Ferry se laisse emporter par sa vanité à cette usurpation. L’an dernier, il allait porter, à travers tous les chemins du Midi, l’évangile de l’article 7, sans avoir reçu aucune mission du chef du cabinet d’alors, M. Waddington, qui, en blâmant ces intempérances, ne se sentait pas la force de les réprimer. Aujourd’hui M. le ministre de l’instruction publique s’en va à Lille : il parle au nom du gouvernement, il engage le gouvernement, et une question s’élève aussitôt : Qui est président du conseil? cat-ce M. de Freycinet? est-ce M. Jules Ferry? qui est chargé de définir et d’exposer la politique du gouvernement? M. le ministre de l’instruction publique, en déplaçant les rôles, n’a fait que créer un embarras de plus à un ministère que ses infatuations ont déjà mis en péril une première fois.

Non, en vérité, cette question cléricale, si imprudemment soulevée ou aggravée par les décrets du 29 mars, ne semble pas devoir porter bonheur au gouvernement. Elle a le don singulier de troubler les têtes, d’obscurcir dans les esprits les plus simples notions d’équité, et ce qui est arrivé l’autre jour devant le sénat, à l’occasion d’une interpellation, est certainement une des plus tristes preuves de ce qu’on peut se permettre dans un intérêt de parti, par une fantaisie d’arbitraire, sous cette puérile et vaine obsession du cléricalisme. C’est bien un des épisodes les plus curieux de cette guerre qui commence à peine et où le gouvernement, selon le langage de M. Jules Ferry à Lille, serait décidé à « persévérer, » à se montrer « modéré, mais résolu. » Tout est étrange dans cette série de faits qui ont été exposés par un sénateur, M. Henry Fournier, et au sujet desquels M. le garde des sceaux n’a trouvé d’autre explication que l’aveu d’une violation des lois par subterfuge, avec la complicité du conseil d’état. Notez que dans tout cela M. le garde des sceaux lui-même joue d’un bout à l’autre un rôle assez médiocre, le rôle d’un ministre de la justice qui a reconnu une irrégularité, qui a promis d’y remédier et qui finit par se mettre en contradiction avec ses propres paroles, avec ses engagemens les plus positifs. De quoi s’agit-il donc? Le fait est à coup sûr par lui-même d’un ordre assez modeste et il n’a d’importance que parce qu’il se rattache précisément à cette guerre contre le cléricalisme. Il y a près d’un an, au mois d’août 1879, le conseil d’état ayant à faire un règlement pour l’admission au concours de l’auditorat, avait imaginé d’exiger des candidats un diplôme de licencié conféré par une faculté de l’état. C’était tout simplement l’exclusion absolue de tous les jeunes gens qui avaient fait leurs études dans les facultés libres et la violation de la loi de 1875 qui assimilait les diplômes obtenus devant les jurys mixtes aux diplômes délivrés par les facultés de l’état. Établir cette condition pour l’avenir, après la suppression des jurys mixtes, cela se pouvait, rien ne s’y opposait; tant que les jurys mixtes avaient une existence légale, il est évident qu’on ne le pouvait pas sans un criant abus d’autorité, et dans tous les cas, même après la suppression des jurys mixtes, la condition ne pouvait avoir d’effets rétroactifs. Lorsqu’il y a deux mois, la loi sur l’enseignement supérieur a été discutée dans le sénat, lorsque la collation des grades a été restituée à l’état, la question s’est naturellement produite à propos du règlement du 14 août 1879; elle a été soulevée par des sénateurs, par M. Henry Fournier, par le rapporteur lui-même de la loi, M. Jules Simon. M. le garde des sceaux n’hésitait point alors à reconnaître qu’on avait raison ; il s’empressait de déclarer que le principe de la non-rétroactivité des lois devait être respecté, qu’il maintiendrait pour le passé l’assimilation des grades obtenus devant les jurys mixtes ou devant les facultés de l’état, que le règlement serait retiré. C’était expliqué, entendu, admis d’un commun accord. M. le garde des sceaux ne se bornait pas à une déclaration, il multipliait les déclarations sous toutes les formes. Rien de plus net, de plus positif, et sur ces assurances réitérées un amendement qui allait selon toute apparence être adopté par le sénat était spontanément retiré comme inutile. Qu’est-il arrivé cependant? Le vent a emporté les déclarations de M. le garde des sceaux. Le conseil d’état, « avec une respectueuse indépendance, » a maintenu son décret sans tenir compte ni des engagemens du ministre qui le préside ni des intentions du sénat, et il y a quelques jours à peine a paru un arrêté ouvrant un concours prochain pour l’auditorat avec la condition établie par le règlement du 14 août 1879. On a procédé comme s’il n’y avait eu absolument rien dans le sénat.

Franchement c’était un peu leste. On ne pouvait se jouer d’une façon plus dégagée d’une parole donnée devant une assemblée sérieuse. La question restait entière et c’est ce qui a été justement l’objet de l’interpellation nouvelle de M. Henry Fournier, qui n’a eu qu’à exposer simplement les faits pour montrer ce qu’il y avait de bizarre et même de peu digne dans de tels procédés. M. le garde des sceaux, il faut le dire, s’est trouvé singulièrement embarrassé; mis en présence de ses propres déclarations, il s’est quelque peu perdu dans les subterfuges, dans les distinctions et il n’a réussi qu’à dévoiler ses faiblesses. Il a expliqué qu’il s’était en effet adressé au conseil d’état comme il l’avait promis, qu’il lui avait dit que c’était après tout d’un mince intérêt, mais que le conseil d’état avait tenu ferme, que ce conseil tenait d’ailleurs incontestablement de la loi de son institution le droit de faire des règlemens sur les conditions et les formes du concours pour l’auditorat. Bref le tour était joué et rassemblée a bien su qu’en penser. De tout cela on peut, ce nous semble, tirer un certain nombre de conclusions. Ce qu’il y a d’assez sensible d’abord, c’est que le principe de la non-rétroactivité des lois n’est pas aussi incontesté que l’a dit M. le ministre de la justice, que la séparation des pouvoirs n’est qu’un vain mot puisque le conseil d’état peut se moquer du sénat, que M. le garde des sceaux, enfin, n’a qu’une autorité peu sérieuse sur un corps qu’il préside, dont les décrets n’ont de valeur que lorsqu’il leur a donné sa sanction. C’est déjà assez caractéristique comme spécimen-de la confusion qui tend à s’introduire dans nos affaires administratives et politiques. Ce n’est point là encore, toutefois, ce qu’il y a de plus grave. Il ne s’agit nullement, cela est de toute évidence, de contester au conseil d’état le droit de faire des règlemens intérieurs sur les conditions du concours pour l’auditorat. La question est de savoir si, par ses règlemens, le conseil d’état a le droit de méconnaître l’égalité des citoyens, de décréter de son autorité propre des indignités ou des vices d’origine que rien ne justifie, de se mettre en dehors ou au-dessus des lois générales du pays. C’est là précisément la question supérieure, et il est surprenant qu’un ancien ministre de la justice, un homme comme M. Le Royer, d’un esprit habituellement libre et sensé, ait cru devoir soutenir la légalité du décret du 14 août 1879, la régularité des procédés de son successeur à la chancellerie. Quelle est la grande raison invoquée par M. Le Royer? C’est que le conseil d’état n’a pas seulement le droit d’imposer aux futurs auditeurs des conditions de moralité et de capacité, il a aussi le droit de savoir d’où ils viennent, où ils ont fait leurs études, quels sont leurs principes; il a le droit de constater l’orthodoxie, a d’examiner l’attitude et les sentimens du concurrent. » Voilà le secret! Il s’agit d’exclure quelques candidats suspects d’éducation « cléricale, » et avec une ingénuité bien étrange, M. Le Royer n’a même point hésité à déclarer que le décret était tout à fait dans l’intérêt de ces jeunes gens, qu’ils ne pourraient manifestement parcourir leur carrière avec avantage, que leur avancement serait contrarié! Aujourd’hui ce sont « des cléricaux et des monarchistes » présumés qu’il faut exclure, demain ce seront des modérés de la couleur de M. Dufaure, après-demain ce seront peut-être des républicains de la couleur de M. Le Royer.

Exclure, toujours exclure, c’est le premier et le dernier mot de la politique de certains républicains! M. le garde des sceaux d’aujourd’hui, nous en convenons, n’est pas allé aussi loin; il s’est contenté d’offrir au sénat le spectacle d’un ministre fort embarrassé de son rôle. Il a esquivé, si l’on veut, un vote hostile, il n’a pas échappé à la défaite morale, et comme si ce n’était pas assez d’un ministre engagé dans une mauvaise affaire, un autre membre du cabinet, à propos de la même question, a eu aussi sa mésaventure. Quelques jours après, une proposition a été faite pour rétablir l’assimilation des diplômes, conformément à la promesse de M. le garde des sceaux. L’urgence a été réclamée avec d’autant plus de raison qu’un concours doit s’ouvrir prochainement. Le sénat semblait visiblement disposé à accueillir la proposition lorsque M. le ministre des finances, dont personne ne demandait l’avis, qui n’avait que faire en tout cela, a cru devoir intervenir et déclarer qu’il ne voyait pas pourquoi on voterait l’urgence. Immédiatement l’urgence a été votée par le sénat à une majorité considérable! M. le ministre des finances a eu son succès: il a tenu sans doute à partager la déconvenue de son collègue de la chancellerie.

Ainsi, pour cette malheureuse question cléricale, ils y passent tous un jour ou l’autre; ils ont tous ou presque tous leurs complaisances inutiles, leurs bévues et leurs mécomptes. M. le ministre de l’instruction publique s’en va à Lille chercher des ovations, prendre sa revanche de la défaite de l’article 7, et le résultat le plus clair de son voyage est de laisser dans une ville industrieuse des excitations toujours dangereuses, d’embarrasser en définitive le gouvernement de son importance agitatrice. M. le garde des sceaux, pour fermer la porte du conseil d’état à quelques jeunes gens prétendus cléricaux, laisse violer subrepticement les lois, et s’expose à tous les ennuis d’une situation fausse devant le sénat témoin de ses contradictions. M. le ministre des finances, en allant au secours de son collègue, a son petit échec. Il n’est pas jusqu’à M. le ministre de la guerre dont le temps pourrait être mieux occupé et qui ne semble subir la maligne influence en épurant pour cause de cléricalisme, en menaçant de radiation les enfans de troupe qui fréquenteraient les écoles congréganistes. Qu’on y prenne bien garde, avec ces éternelles obsessions cléricales et ce 16 mai qui revient toujours comme un fantôme, on finit par perdre tout sang-froid, par se créer des difficultés à tout propos, — et, non, en vérité, cela ne porte pas bonheur. Mais ce ne sont là, peut-on dire, que des incidens sans importance, et ce qu’il y a eu de plus grave s’est passé dans le sénat, qui ne fait pas et ne défait pas les ministères. Soit! le gouvernement du moins se sent-il plus fort et mieux assuré dans ses rapports avec l’autre chambre, avec la majorité républicaine? peut-il compter sur l’appui décisif, invariable, des partis ou des groupes qu’il a cru désarmer par les décrets du 29 mars, par sa campagne contre les influences cléricales? On ne le dirait pas, vraiment, à voir les menaces d’orages eu de conflits qui commencent à poindre un peu de toutes parts. Les concessions ne suppriment pas les difficultés. M. le garde des sceaux a beau se compromettre pour satisfaire les passions anticléricales, il n’est pas pour cela plus heureux dans ses efforts auprès de la commission de la loi sur la réorganisation judiciaire : il n’a pu réussir jusqu’ici à sauver l’inamovibilité de la magistrature. M. le ministre de l’intérieur ne ménage sûrement pas les gages d’orthodoxie, il a signé avec M. le garde des sceaux les décrets du 29 mars : la commission de la loi sur le droit de réunion ne lui refuse pas moins un article qu’il réclamait, auquel il tenait. M. le ministre de l’instruction publique a beau avoir inventé l’article 7 et aller à Lille élever une «citadelle » contre le cléricalisme, la commission de la loi sur l’enseignement primaire, à la tête de laquelle est M. Paul Bert, ne le laisse pas respirer, elle ne lui permet pas la temporisation. Il faut qu’il marche, il faut qu’il accepte, avec l’obligation et la gratuité de l’instruction primaire dont il voudrait se contenter pour le moment, la grande réforme à laquelle la commission tient avant tout, la « laïcité, » c’est-à-dire l’exclusion de tout enseignement religieux des écoles primaires. Le conflit est ouvert! Il en est un peu ainsi de toutes les affaires engagées aujourd’hui.

Il ne faut rien grossir sans doute ; il faut bien se dire que de tous ces projets qui touchent assurément à des intérêts graves, qui soulèvent des difficultés, des dissidences, la plupart n’arriveront peut-être pas de sitôt à l’épreuve de la discussion publique, et qu’on travaille un peu pour paraître préparer de grandes réformes. Ces conflits d’opinions ou d’influences ne sont pas moins le signe d’un certain malaise général, d’une situation indécise où le gouvernement se trouve incessamment placé entre les impatiences des radicaux de la chambre qui s’efforcent de lui imposer leurs passions, leurs volontés, et le sénat qui n’est visiblement pas disposé à tout accepter. De là toutes ces tergiversations, de là ce mélange de mesures assez confuses dont le vrai caractère a quelquefois de la peine à se dégager. M. le ministre de l’instruction publique assurait l’autre jour à Lille que le gouvernement était « modéré, mais résolu. » C’est bon à entendre, cela suffirait certes pour résumer tout un système. Sait-on bien seulement tout ce qu’il y a dans ces deux mots, comment ils pourraient devenir une réalité heureuse ?

Eh bien ! oui, un gouvernement modéré aujourd’hui serait celui qui commencerait par reconnaître que la première condition d’une bonne politique, c’est de laisser le pays à ses paisibles et laborieuses habitudes, d’accréditer la république par la régularité constitutionnelle, par le respect de tous les pouvoirs, de ne pas aller à Lille enflammer les passions, de se contenter des lois de droit commun sans demander à tous les régimes des mesures exceptionnelles condamnées à rester des menaces impuissantes ou à devenir des violences démesurées. Un gouvernement résolu serait celui qui, reconnaissant cette situation et assuré de trouver un appui dans le sénat, ne craindrait pas d’aller devant la majorité républicaine de la chambre et de lui faire sentir le danger de remettre sans cesse tout en question, de rouvrir les guerres religieuses, de poursuivre des classes entières, des citoyens, qui après tout sont des Français, dans l’intimité de leurs croyances comme dans leurs intérêts. Un gouvernement modéré et résolu à la fois serait celui qui, agissant dans un sentiment supérieur de conciliation à l’égard de tout le monde, ne consultant que l’intérêt public, écarterait toutes les prétendues réformes qui ne sont que des fantaisies d’agitation pour aller droit aux vraies et sérieuses réformes, préparées avec maturité, exécutées avec décision. C’est un rôle fait pour tenter l’ambition de M. le président du conseil, et le chef du cabinet aurait d’autant plus de facilité pour le remplir qu’il serait, on en convient, difficile à remplacer aujourd’hui. On ne réussirait pas, répète-t-on toujours, on échouerait devant toutes les complications parlementaires : qu’en sait-on ? Qui peut dire qu’on ne réussirait pas si, au lieu de recourir sans cesse à la diplomatie de couloirs; on allait publiquement, devant le pays, sans réticence, proposer à la chambre les seules conditions possibles d’une politique de modération sensée et équitable ? Ce qui est certain dans tous les cas, c’est que mieux vaudrait échouer dans cette généreuse tentative que de se laisser vaincre en détail, au risque de préparer sans le vouloir au pays de nouvelles et inévitables épreuves.

L’Angleterre, plus ancienne que la France dans les révolutions, plus expérimentée dans la vie constitutionnelle et aussi plus heureuse, traverse sans ébranlement sérieux, sinon sans émotion, cette crise des élections qui vient de conduire à un changement de ministère et à un changement de politique. C’en est donc fait, lord Beaconsfield est vaincu, définitivement vaincu dans ce scrutin qu’il affrontait avec tant de confiance, et il a dû céder le pouvoir à son ardent et heureux adversaire, M. Gladstone. Chose cependant étrange! Il y a quelques années à peine, au lendemain du congrès de Berlin, lord Beaconsfield rentrait à Londres presque en triomphateur; il semblait avoir relevé la politique traditionnelle de son pays et ramener avec lui l’honneur de l’Angleterre. Il y a quelques mois encore, il paraissait rester l’homme d’état le plus populaire des trois royaumes. Au contraire, il y a quelques années, M. Gladstone semblait atteint d’une irréparable impopularité et on allait même casser les vitres de sa maison. Aujourd’hui tout est changé; M. Gladstone, par la puissance du talent et de la parole, a reconquis l’ascendant, la popularité dans le pays, la majorité dans le parlement, et bien qu’il ait cessé depuis quelques années d’être le chef officiel de son parti, c’est lui qui s’est trouvé naturellement désigné pour prendre le pouvoir avec la majorité nouvelle sortie des dernières élections. Ce qu’il y a de caractéristique dans ce nouveau parlement, c’est l’importance croissante des libéraux avancés, même des radicaux, et M. Gladstone, chargé par la reine de reconstituer le ministère, a été nécessairement conduit à tenir compte de tous ces élémens. C’est ainsi que, dans le nouveau cabinet, à côté de lord Granville, de lord Hartington, de lord Selborne, de lord Spencer, vont se trouver des libéraux très accentués comme M. Bright, sir W. Harcourt et même des radicaux comme M. Chamberlain et sir Charles Dilke, qui devient sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères. Les uns et les autres entrent au pouvoir sous la présidence de M. Gladstone, chargé en qualité de premier lord de la trésorerie de maintenir entre tous ces élémens un peu discordans une unité d’action qui ne sera peut-être pas toujours facile. Le nouveau cabinet est à peu près complet et la nouvelle chambre des communes vient de s’ouvrir. Des difficultés naîtront sans nul doute dès qu’on touchera aux grandes questions des réformes devant lesquelles le cabinet ne pourra pas longtemps reculer; elles sont à prévoir. Pour le moment, on en est aux premières satisfactions de la victoire et aux préliminaires de l’ère toute libérale qui s’ouvre en Angleterre.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.