Chronique de la quinzaine - 14 avril 1880

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Chronique n° 1152
14 avril 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1880.

Est-ce donc que la politique serait l’art d’aggraver les difficultés qui existent, qui ne manquent jamais dans un pays éprouvé par dix révolutions, ou de créer ces difficultés quand elles n’existent pas, tout simplement pour se donner le plaisir et l’émotion de luttes passionnées et stériles? est-ce que la vraie politique, lorsqu’on a un ordre nouveau à établir, consisterait à fonder cet ordre nouveau sur les agitations et la mobilité, à le populariser par les persécutions et les exclusions, par les défiances méticuleuses et les tyrannies jalouses de l’esprit de parti? est-ce qu’enfin, lorsqu’on a l’ambition de constituer un gouvernement régulier et sérieux sans lequel il n’y a pas de régime durable, la meilleure manière serait de soumettre ce gouvernement à de perpétuelles épreuves en lui imposant toute sorte d’œuvres équivoques, en multipliant autour de lui les embarras et les pièges? On dirait en vérité que c’est là le dernier mot de la politique comme on l’entend aujourd’hui, on le dirait avoir tout ce que font ceux qui se croient les défenseurs privilégiés de la république pour fatiguer cette république née d’hier, pour rendre, sinon impossible, du moins très difficile un gouvernement de raison, de pacification et de libérale équité. C’est une expérience qui se poursuit sous nos yeux dans une certaine confusion, qui avait manifestement de sérieuses chances de succès et qu’on semble s’étudier à compromettre en confondant tout, en substituant à tous les travaux d’organisation nécessaire une agitation indéfinie.

On peut bien le dire en effet, jamais la république, pour s’établir en France, n’a rencontré de circonstances plus favorables que celles qui se sont produites depuis quelques années. Elle a eu le bénéfice d’une situation presque unique où tous les régimes qui auraient pu lui être opposés se sont trouvés impossibles. La division était au camp de ses adversaires. Les tentatives de restauration monarchique se sont évanouies comme un rêve, elles ont eu le sort que leur prédisait M. Thiers. Parmi les partisans survivans de l’empire, les plus violens dissentimens éclatent encore aujourd’hui sous le coup de la dernière lettre du prince Napoléon sur la politique religieuse, et entre ces groupes impérialistes qui se déchirent c’est à qui cherchera dans la famille Bonaparte un prince différent pour lui décerner une couronne dont on ne dispose pas. La république a profité de tout, des déceptions monarchiques, de la mort du prince impérial, comme elle peut profiter aujourd’hui des dernières divisions bonapartistes. Les résistances mêmes qu’elle a rencontrées, les épreuves qu’elle a dû subir lui ont été utiles en l’obligeant à se modérer, à se dégager des vieilles traditions de secte, et c’est ainsi qu’elle a pu se fonder sans violences conspiratrices, sans guerres civiles nouvelles, par un certain mouvement nécessaire des choses, surtout par l’impossibilité de tous les autres gouvernemens. Elle est arrivée par degrés à avoir sa constitution, ses pouvoirs réguliers et homogènes, son président républicain, ses assemblées républicaines, ses ministères qui ont été plus ou moins les représentans reconnus, attitrés d’une majorité dévouée à la république. Elle s’est trouvée laborieusement établie, sanctionnée par le pays, accréditée en Europe, marquée aux yeux de tous du caractère d’une institution légale, en face d’adversaires impuissans. Elle n’avait plus à disputer son existence de tous les jours. Que fallait-il désormais? Rien de plus évident, c’est la moralité de ces sept ou huit années qui viennent de passer : il fallait de la bonne conduite, un gouvernement sensé et attentif, ce que les médecins appellent du régime, le régime qui aide à durer, et qui en prolongeant la durée donne des forces nouvelles. Que ce système eût été suivi pendant quelques années encore, qu’on se fût occupé dans les assemblées, dans les conseils, d’affaires sérieuses et utiles, qu’on eût évité les représailles et les exclusions de parti, la république se trouvait acclimatée comme elle a été fondée, par la modération des idées et des procédés; elle n’avait plus à craindre aucune de ces réactions qui naissent infailliblement ou des traditions violentées, ou des mœurs et des croyances blessées ou des intérêts mis en péril.

Eh bien ! on peut le demander non à des ennemis ou à des détracteurs systématiques et passionnés, mais aux amis les plus éclairés, les moins suspects de la république nouvelle, de cette république arrivée à sa seconde phase, à ce qu’on peut appeler la phase républicaine : est-ce cette politique déraison et d’intelligente prévoyance qui prévaut de plus en plus depuis quelque temps? Est-ce que la fondation définitive et incontestée du régime nouveau, au lieu d’inaugurer une ère de pacification libérale, n’a pas été comme le signal de toutes les recrudescences de l’esprit de parti et de combat, des déchaînemens de passions inassouvies, des réhabilitations mal déguisées de la guerre civile, des violences contre les institutions mêmes qu’on avait acceptées, des exclusions et des épurations personnelles ? Il ne suffit pas d’avoir vaincu, il faut bien se défendre contre les retours offensifs, observera-t-on. Comme le disait à peu près hier encore M. le ministre de l’instruction publique dans un banquet des Vosges; il faut se barricader dans la maison qu’on a conquise et fermer soigneusement toutes les portes à ses adversaires! Il faut bien aussi, ajoute-t-on, que cette démocratie organisée par les institutions républicaines s’affirme et se manifeste par des réformes filles de son esprit. Elle ne peut se laisser arrêter par de vaines considérations de prudence méticuleuse et traîner indéfiniment dans les routines monarchiques de peur de troubler quelques réactionnaires attardés. Il faut agir, la république ne peut vivre qu’à ce prix! Assurément il faut des réformes, nous ne prétendons pas le contraire; mais c’est là justement la question : qu’entend-on par ce mot retentissant?

Des réformes vraies, sérieuses, il y en a certes de toute sorte à réaliser pour le bien réel du pays. M. le ministre de l’instruction publique n’a pas besoin de recommencer ses voyages, d’aller faire des discours dans les Vosges; il n’a qu’à rester, dans son cabinet, à étudier avec maturité, sans bruit, sans s’inquiéter des passions extérieures, tout ce qui manque à l’enseignement : il trouvera sans peine à occuper son activité, à s’honorer même par des améliorations pratiques, par des réformes bien autrement importantes que ces élections bizarres d’où il fait sortir en ce moment le nouveau conseil supérieur de l’instruction publique. M. le ministre de la guerre, lui aussi, a certes une œuvre immense embrassant tous les détails d’une organisation militaire où tout reste incohérent, inachevé, et la première condition du succès est de ne pas tout faire ou tout défaire au hasard, de s’attacher à un plan coordonné en défendant avant tout l’armée contre l’invasion de l’esprit de parti et des passions du jour. M. le ministre des travaux publics a l’héritage des entreprises matérielles préparées ou engagées par son prédécesseur, sans compter celles dont on voudrait lui imposer le fardeau, au risque d’aggraver les charges du pays et d’embarrasser le crédit de la France. M. le ministre du commerce, qui sort à peine d’une longue discussion, n’est pas au bout ; il a encore le régime des douanes à compléter, à faire sanctionner, les relations commerciales de notre pays à régulariser avec les autres puissances. M. le garde des sceaux, si on voulait bien lui laisser la liberté d’une étude réfléchie et de la modération, aurait à son tour sans nul doute de sérieuses et utiles améliorations à proposer. Dans toutes les parties de l’organisation française, dans l’administration de la justice, de l’armée, des finances, de l’enseignement, il y aurait de quoi occuper les chambres pendant quelques années et plusieurs ministères dans l’intérêt bien entendu de la France et de la république elle-même. Des réformes! voilà les vraies et profitables réformes à mûrir, à préparer, et on ne peut les conduire à bonne fin qu’après l’étude la plus attentive, avec la préoccupation supérieure et impartiale de l’intérêt public. Voilà la politique efficace d’une république régulière et durable 1

Est-ce là ce qu’entendent ceux qui font sans cesse retentir ces mots de réformes républicaines, de politique républicaine ? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils veulent, on le voit tous les jours, on le sait par les motions qu’ils prodiguent, par les discussions qu’ils provoquent dans les chambres, par les programmes qu’ils déploient, par les discours qu’ils vont faire sur les chemins ou dans les réunions. Quand ils parlent de réformes judiciaires, ils veulent dire bouleverser la magistrature, abolir la première garantie de l’indépendance du juge, et d’abord commencer par l’épuration implacable pour cause d’opinion. Quand ils parlent de réformes militaires, ils entendent introduire l’esprit de parti dans l’armée et faire jouer la Marseillaise par les musiques. Quand ils parlent de réformer l’enseignement, cela signifie chasser des frères et des sœurs des écoles, supprimer l’instruction religieuse, déclarer la guerre à de malheureux livres classiques, même à des livres de professeurs de l’université coupables, à ce qu’il paraît, de n’être pas assez laïques. Quand ils réclament des réformes économiques, ils ne tendent à rien moins qu’à la dépossession d’une des plus grandes industries pour faire de l’état le maître souverain des chemins de fer et surtout le grand dispensateur d’innombrables emplois. La politique républicaine pour eux, c’est l’omnipotence de la chambre élective, la destruction à courte échéance du sénat, la suppression du budget des cultes et un certain nombre d’autres choses semblables. La liberté républicaine, c’est le droit laissé aux défenseurs de la commune de remettre en honneur la guerre civile, de transformer l’armée de 1871 et le gouvernement de Versailles en meurtriers implacables, de décerner des couronnes civiques à Gustave Flourens, et le droit refusé à quelques religieux de vivre, de prier et d’enseigner en commun. Tout ce qui remue, agite, ébranle, offense les sentimens d’ordre et d’équité sociale ou les croyances religieuses, c’est la république telle qu’on la comprend, telle qu’on la présente ! Ce n’est point sans doute le gouvernement qui a de telles pensées ; ce n’est pas même non plus la majorité tout entière de la chambre qui est dans ces idées. On peut croire volontiers que majorité et ministère sont les premiers à désavouer les excès de ces manifestations qui se sont particulièrement succédé depuis quelques jours. Non, nous l’admettons bien, ce n’est pas le programme de la politique officielle qu’un député de Paris, M. Clemenceau, a exposé tout récemment dans une réunion bruyante où, si radical qu’il soit, il a trouvé plus radical que lui.

Assurément, et c’est fort heureux, il y a dans tout cela à faire la part du bruit, des infatuations, des déclamations, et ce n’est point à dire que ceux qui abusent si souvent du droit de déraisonner sur toute chose puissent aller jusqu’au bout de leurs desseins désorganisateurs. Qu’on y prenne bien garde cependant. Le mal n’est pas sans doute irréparable, il est déjà assez grave. Depuis quelque temps, il se fait de plus en plus une confusion où tous les rôles se déplacent, où l’on ne sait plus trop parfois de quel côté vient la direction. Les modérés ont cessé de compter, c’est entendu. M. Dufaure, M. Jules Simon, sont passés au rang des réactionnaires et des cléricaux, ils sont suspects ! Les violens, les radicaux, ne sont pas sans doute la majorité républicaine tout entière ; mais ils ont la prétention de former une des ailes de l’armée, et, sans être la majorité, ils s’imposent à elle par la hardiesse de leurs déclamations, par les menaces d’interdiction contre ceux qui ne seraient pas disposés aies suivre, à donner des gages suffisans de leur orthodoxie. Ils ne gouvernent pas directement, ils ne sont pas au pouvoir, c’est vrai; ils se font craindre, c’est tout aussi évident, ils ont des demi-victoires, ils pèsent sur les conseils, ils leur arrachent des concessions qui peuvent conduire à des concessions nouvelles. S’ils n’obtiennent pas un succès complet pour la politique révolutionnaire, ils obtiennent du moins l’abandon partiel, successif des garanties d’une politique de libéralisme conservateur. Le gouvernement représenté par ses chefs principaux, M. le président de la république et M. le président du conseil, le gouvernement, nous n’en doutons pas, a la meilleure intention d’empêcher le mal, de résister aux pressions dangereuses, de sauvegarder l’indépendance et la liberté de ses résolutions. Il fait ce qu’il peut ou ce qu’il croit pouvoir. Que peut-il réellement dans ces conditions singulières où il se trouve placé, où il est parfois réduit à reculer devant telle ou telle mesure pour éviter les suspicions, à livrer certains fonctionnaires parce qu’il se compromettrait en les défendant, à prendre des initiatives qu’il est le premier à juger périlleuses dans l’espoir de désarmer ceux qui voudraient aller plus loin encore? Telle est en réalité la situation, et c’est ainsi que tout récemment, par une combinaison dont la dignité du sénat a payé un peu les frais, le gouvernement s’est cru obligé de pallier la défaite de l’article 7 de la loi sur l’enseignement par les décrets du 29 mars sur les congrégations religieuses.

Jusqu’ici, à la vérité, ces décrets restent sans effet pratique. Les luttes dont ils peuvent être l’occasion ne sont point encore engagées; on peut dire que les parties sout en présence. Un certain nombre d’évêques, comme on devait bien s’y attendre, ont déjà adressé à M. le président de la république des lettres parfaitement modérées protestant contre la suppression ou la dispersion des congrégations religieuses; ce n’est là d’ailleurs que le commencement d’une campagne qui s’inaugure à peine. M. le ministre de l’intérieur, de son côté, s’est empressé d’adresser aux préfets une circulaire, même peut-être plusieurs circulaires interprétant les mesures du 29 mars et insistant particulièrement sur ce fait que les décrets, en dissolvant les associations, respectent entièrement le droit individuel des membres des congrégations. De toutes parts et sous toutes les formes, c’est le préliminaire d’une action qui va s’engager sur ce terrain fameux des « lois existantes. » M. le ministre de l’instruction publique, qui ne doute de rien, a cru pouvoir déclarer l’autre jour aux habitans des Vosges qu’on pouvait être tranquille, que les décrets recevraient leur exécution et qu’il n’en serait rien de plus. Qu’en sait-il pour parler avec cette frivole assurance ? Et quand cela serait, en quoi sa seule affirmation trancherait-elle la question de liberté, de légalité et de droit commun, qui reste entière ? M. le ministre de l’instruction publique, il est vrai, dans sa harangue aux habitans des Vosges, aurait pu invoquer à l’appui de son opinion cette lettre du prince Napoléon qui vient de mettre le feu dans le camp bonapartiste ; mais le prince Napoléon est dans la logique des traditions impériales. Est-ce que la république n’était pas intéressée à répudier ces traditions autocratiques et restrictives pour se confier à la liberté, aux simples armes des lois de droit commun ? La vérité est qu’on sait bien comment ces luttes commencent, on ne sait jamais comment elles finissent, et puisqu’on a commis la première faute en rendant les décrets, la seconde erreur serait de tout aggraver par l’exécution, d’engager irrévocablement la république dans une voie où elle trouverait bientôt plus de périls que de garanties.

La politique de l’Europe a ses reviremens soudains et ses incidens imprévus. Elle vient d’entrer tout à coup dans une phase singulière, assez énigmatique, par deux événemens qui ont été une surprise, qui ont éclaté simultanément, — la démission du prince chancelier d’Allemagne et le résultat des élections anglaises. La démission de M. de Bismarck, on peut bien le penser, n’aura été qu’une de ces fausses sorties que le chancelier de Berlin se permet de temps à autre pour rentrer plus puissant. Pour les élections anglaises, c’est une autre affaire : la question est irrévocablement décidée et elle est décidée d’une manière certainement inattendue par la déroute complète des tories, du ministère de lord Beaconsfield.

Jusqu’à la dernière heure on ne s’en doutait pas. Le chef du cabinet avait choisi le moment qu’il croyait le plus favorable, et il avait engagé la bataille avec la dextérité hardie d’un homme accoutumé à vaincre. Les libéraux eux-mêmes, bien que conduits au combat avec fougue par M. Gladstone, ne se flattaient pas d’obtenir cette fois la victoire ; ils espéraient tout au plus diminuer la majorité des conservateurs et affaiblir le cabinet, pour achever de l’abattre dans une seconde campagne. Dans les capitales de l’Europe, à Vienne et à Berlin, on en était déjà à spéculer sur le succès du ministère anglais. Tout semblait annoncer que l’Angleterre allait généreusement accorder un nouveau bail de pouvoir à l’entreprenant vieillard qui conduisait ses destinées, à l’audacieux inventeur de la « politique impériale. » Ce n’était qu’un mirage voilant l’état réel de l’opinion anglaise. La popularité de lord Beaconsfield n’était elle-même qu’une apparence, qu’une illusion. Dès l’ouverture du scrutin, les premiers résultats ont commencé à laissé voir le revirement ou l’ébranlement de l’opinion populaire, et depuis les premiers jours le mouvement est allé en s’accentuant, en grandissant. Les élections successives en Écosse comme en Angleterre n’ont été qu’une longue défaite pour le ministère. Les avantages des libéraux n’ont fait que se prononcer et se multiplier, si bien qu’à l’heure qu’il est, la majorité se trouve complètement déplacée dans la chambre des communes; elle est plus considérable aujourd’hui en faveur des whigs qu’elle ne l’était il y a quelques jours en faveur des tories. Chose curieuse! c’est la reproduction, dans un sens opposé, de ce qui se passait il y a six ans, dans les élections de 1874, par lesquelles lord Beaconsfield revenait triomphalement au pouvoir. A cette époque, en 1874, c’était M. Gladstone qui dirigeait les affaires de l’Angleterre depuis quelques années déjà. Il avait, lui aussi, une majorité considérable; il obtenait de la reine la dissolution du parlement, et il allait plein de confiance au scrutin. Il ne doutait pas du succès pour les libéraux : il se réveillait en face d’une formidable majorité conservatrice élue par le pays! Aujourd’hui c’est lord Beaconsfield qui renouvelle l’expérience après six années de pouvoir, avec plus de confiance encore, peut-être avec plus de raisons apparentes de croire au succès : il se réveille à son tour en face d’une foudroyante majorité libérale que le pays lui envoie ! Il reste vaincu et abattu sur le champ de bataille dont il se croyait le maître.

Comment s’expliquent ces étonnantes élections anglaises qui ont sûrement déconcerté bien des calculs, qui ont trompé bien des espérances à Vienne et à Berlin autant qu’à Londres même ? Ce n’est point le hasard qui préside à ces grandes consultations populaires, surtout en Angleterre. Il faut bien qu’il y ait des causes, et ces causes sont vraisemblablement assez compliquées, assez multiples. Sans doute l’ardente propagande à laquelle s’est livré M. Gladstone, les discours des chefs libéraux, de lord Granville, de lord Hartington, de M. Bright, de M. Forster, toutes ces manifestations ont pu avoir leur influence et préparer le revirement d’opinion qui vient de s’accomplir; mais les discours et les manifestes n’auraient pas suffi, si bien d’autres raisons n’avaient concouru à favoriser ce singulier coup de théâtre. Peut-être la longévité même du cabinet tory a-t-elle contribué à décider sa défaite. On se lasse, même en Angleterre, d’un ministère qui a déjà six ans de durée et qui, avec un nouveau succès de scrutin, pourrait avoir une existence indéfinie. Il n’est point impossible, d’un autre côté que lord Beaconsfield, dans ses combinaisons, ait trop peu compté avec la nouvelle composition du corps électoral tel que l’a fait la dernière réforme. Il a pu se laisser abuser par la première épreuve de 1874, qui lui avait été favorable; il ne s’est peut-être point aperçu que la réforme n’avait pu produire encore tous ses effets à ce moment, qu’elle introduisait dans la vie publique des élémens. inconnus qui, un jour ou l’autre, entreraient certainement en action et pourraient décider des élections. C’est ce qui vient d’arriver dans ce récent scrutin, où les nouveaux électeurs ont certainement contribué pour une large part au succès des libéraux. Il est plus que probable enfin que, si lord Beaconsfield n’a pas trouvé plus de faveur auprès du peuple anglais, s’il n’a point obtenu le renouvellement de bail devant lequel sa verte vieillesse ne reculait pas, c’est que sa politique, toujours pleine de surprises et de coups de théâtre, ne rassurait pas entièrement l’opinion. Lord Beaconsfield a conduit les affaires de l’Angleterre en homme d’imagination, sans redouter les aventures et souvent sans calculer ce que ces aventures pouvaient coûter. Il a sans doute déployé dans sa diplomatie une verve audacieuse et un entrain de patriotisme qui lui ont valu par momens une véritable popularité. Au total cependant, ses entreprises ont fini par laisser voir chez lui plus d’ostentation que d’esprit de suite. Sa politique orientale a pu paraître assez décevante; ses guerres dans l’Afghanistan, dans le Zoulouland ont soulevé de vives contestations; la conquête de Chypre ne pouvait suffire pour pallier bien d’autres méprises, pour fonder l’ascendant d’un ministère, et lorsqu’on l’a vu récemment tout près de s’engager dans des combinaisons continentales, il y a eu une sorte de malaise public dont ses adversaires se sont empressés de profiter contre lui.

Que se proposait-il réellement? Jusqu’à quel point entendait-il pousser la participation à l’alliance austro-allemande? On ne le sait pas, il n’y a qu’une chose sensible. Le langage de lord Beaconsfield, les déclarations antérieures de lord Salisbury, l’intérêt ardent avec lequel on suivait à Vienne et à Berlin les élections anglaises, tout laissait supposer quelque entente plus ou moins acceptée, plus ou moins préparée. Or si l’Angleterre a pu être flattée de reprendre un rôle dans les affaires de l’Europe, elle ne se soucie point évidemment de se laisser entraîner dans toute sorte de combinaisons, et c’est peut-être parce que le ministère a été soupçonné de vouloir aller trop loin qu’il a été si complètement délaissé par l’opinion. C’est là du moins ce qui peut être considéré comme une des causes de la défaite du gouvernement tory.

La défaite est dans tous les cas aussi éclatante qu’elle a été imprévue jusqu’au dernier moment, et puisque la victoire se dessinait pour les whigs, il n’y avait qu’avantage à ce qu’elle fût complète, décisive, de telle façon que les libéraux, en rentrant au gouvernement, n’eussent point à compter avec les Irlandais, les home-rulers. C’est en effet le caractère des dernières élections. Il reste maintenant à savoir ce que sera le cabinet appelé à recueillir une succession qui peut dès ce moment être considérée comme ouverte. La difficulté est moins dans la majorité parlementaire qui paraît suffisante, même sans les home-rulers, que dans la composition d’un ministère assez uni, assez fort pour rallier toute cette majorité. Il s’agit de rapprocher au pouvoir des hommes qui viennent de combattre ensemble sans doute, qui représentent néanmoins des traditions assez différentes, des nuances assez diverses d’opinions. Des hommes comme lord Granville, lord Hartington, M. Childers, M. Goschen, M. Lowe sont naturellement désignés pour les principaux postes. Lord Derby, à la suite de l’évolution qui l’a séparé des tories, pourrait être conduit à rentrer aux affaires avec les libéraux. Dans tout cela quelle sera la place réservée à M. Gladstone? Assurément par son importance personnelle, par la supériorité de ses talens, par l’autorité de son nom et de ses services, par l’influence qu’il a eue sur les élections, M. Gladstone, bien qu’il ait cessé depuis quelques années d’être le leader du parti, semblerait appelé à devenir premier lord de la trésorerie. D’un autre côté, par les excentricités de son éloquence, par ses hardiesses ou ses libertés de langage en matière diplomatique, il s’est créé une position assez difficile, et en fin de compte il serait aussi embarrassant au pouvoir que hors du pouvoir. Un cabinet où il n’entrerait pas ne pourrait longtemps vivre avec un tel protecteur qui serait le vrai chef de la majorité. Cela se voit peut-être ailleurs; cela ne se voit pas en Angleterre, pays de vérité parlementaire. De plus, le nouveau cabinet sera nécessairement obligé de faire une place aux radicaux, qui forment un des principaux groupes du parti libéral. Ce ne sera point au surplus une grande nouveauté. M. Bright a été déjà ministre avec M. Gladstone, et dût sir Charles Dilke lui-même entrer dans l’administration qui se formera, il n’en changerait pas le caractère essentiel. De toute façon il est bien clair que le nouveau cabinet sera conduit à proposer des réformes intérieures qui, même avec le concours des radicaux d’ailleurs, ne dépasseront pas certaines limites acceptées d’avance.

Quant à la politique extérieure, qui a joué visiblement un grand rôle dans cette crise anglaise, l’avènement des libéraux n’en modifiera pas !:ans doute la direction générale au moins dans les premiers temps. Les prudentes déclarations de lord Hartington ont suffisamment fixé la mesure dans laquelle le nouveau ministère voudrait rester. Il ne sera sûrement pas disposé, par exemple, à revenir sur le traité de Berlin, à désavouer quelques-uns des résultats acquis par le ministère Beaconsfield. On peut être tranquille, il n’abandonnera pas Chypre ! Il n’est pas moins vrai qu’il y a quelque chose de changé, que la politique britannique n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier et que les relations de l’Angleterre avec les autres puissances s’en ressentiront inévitablement un jour ou l’autre. C’est ce qui explique les sentimens très divers que les élections anglaises ont excités en Europe, en Russie, comme en Allemagne et en Autriche. A Saint-Pétersbourg, il y a eu un certain soulagement et une assez visible satisfaction. A Berlin et encore plus à Vienne, la déception a été vive et à peine déguisée. La Russie s’est sentie rassurée et un peu vengée; elle n’a pu évidemment voir avec déplaisir la chute de l’antagoniste impétueux qui, avant la guerre d’Orient, faisait échouer le memorandum de Berlin et, après la guerre, rejetait le traité de San-Stefano, de l’adversaire qu’elle rencontrait partout sur son chemin. L’Allemagne et l’Autriche ont senti que c’était la fin de la partie liée avec lord Beaconsfield au congrès de Berlin, qu’elles n’allaient plus avoir, au même degré, dans le développement de leur alliance, un appui qui pouvait prêter une force singulière à la ligue centrale du continent. Partout on a compris qu’une situation nouvelle commençait avec ce scrutin inattendu. Que la politique des libéraux soit destinée à démentir quelques-unes de ces impressions, à tromper quelques-unes des conjectures qui se multiplient à l’heure qu’il est, c’est assez vraisemblable. Dans tous les cas, on peut prévoir qu’elle s’étudiera à se défendre des allures aventureuses et assez tapageuses de la politique de lord Beaconsfield, qu’elle conduira autrement les affaires de l’Angleterre, que, sans livrer l’empire turc à la Russie, elle sera peu disposée à appuyer la marche de l’Autriche en Orient et à favoriser indirectement les desseins inconnus de M. de Bismarck. Les libéraux anglais n’ignorent pas qu’ils ont perdu le pouvoir il y a quelques années pour avoir placé l’Angleterre dans une attitude trop effacée, pour avoir manqué d’initiative dans des momens décisifs et que c’est ainsi qu’ils ont laissé le beau rôle au brillant adversaire appelé à leur succéder. Lord Hartington a fait entendre plus d’une fois par son langage, même par des discours récens, qu’il n’avait pas été insensible à cette leçon du passé et que son parti ne recommencerait pas des fautes qui l’ont si gravement compromis une première fois. Il est probable que le nouveau ministère s’efforcera de résoudre un problème toujours difficile, celui de maintenir l’influence et le crédit de l’Angleterre en restant libéral et pacifique dans ses relations générales, dans son action extérieure.

Est-ce par une coïncidence fortuite que la démission de M. de Bismarck a suivi de si près les premiers résultats des élections anglaises? Assurément s’il fallait prendre cette retraite au sérieux, s’il ne valait mieux y voir, comme le disait un député au Reichstag, une de ces fantaisies qui reviennent tous les printemps au chancelier, ce serait un événement qui aurait une singulière importance en Europe. Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette démission du chancelier de Berlin a été certainement aussi imprévue que la déroute de lord Beaconsfield en Angleterre, et qu’elle a éclaté sous un prétexte assez léger, au moins en apparence. M. de Bismarck a-t-il subi un de ces échecs qui sont une atteinte directe et irréparable à l’autorité d’un chef de ministère? A-t-il été sérieusement contrarié dans les grandes affaires de sa politique, dans ses plans d’armemens militaires, dans ses négociations pour le rétablissement de la paix religieuse, dans la direction qu’il entend donner à la diplomatie allemande? Nullement; M. de Bismarck fait à peu près ce qu’il veut avec Rome comme avec l’Autriche; le projet de septennat militaire suit son cours au Reichstag sans rencontrer des difficultés bien sérieuses. S’il y a parfois des dissidences entre l’empereur et le chancelier au sujet des relations de l’Allemagne avec la Russie, ces dissentimens, d’ailleurs assez problématiques, ne sont pas de nature à se manifester par une crise aiguë, surtout dans les circonstances présentes. L’orage est tout simplement venu de la plus modeste et de la plus pacifique des assemblées allemandes, du conseil fédéral, du Bundesrath, qui se compose de délégués de tous les états de l’empire. Le Bundesrath, par 30 voix contre 28, a refusé de sanctionner un projet de loi fiscale établissant un droit de timbre sur les quittances, les mandats de poste et les envois contre remboursement. Le conseil fédéral a eu cette hardiesse, à ce qu’il paraît fort étrange, d’autant plus choquante que, par une singularité qui tient au mécanisme constitutionnel, les états les plus importans de l’empire, la Prusse, la Bavière, la Saxe se sont trouvés en minorité, tandis que les plus petits états ont réuni assez de voix pour imposer leur volonté. Schaumbourg-Lippe, Reuss et Waldeck, tenant en échec, du droit du scrutin, la toute-puissante Prusse et le tout-puissant chancelier, voilà qui était scandaleux! M. de Bismarck a été, dit-on, exaspéré de ce vote, et sur le coup il a envoyé sa démission à l’empereur, lequel a naturellement refusé d’accepter cette démission en disant obligeamment à son chancelier qu’il lui laissait « le soin de soumettre à la couronne et ensuite au conseil fédéral les mesures propres à résoudre par la voie constitutionnelle des conflits semblables. » Les choses en sont là provisoirement.

L’incident est certes par lui-même assez médiocre, et voilà un bien gros orage pour un vote de Schaumbourg-Lippe ! Si M. de Bismarck tenait si vivement à son impôt sur les quittances, il n’avait qu’à le dire, le Bundesrath ne se serait sûrement pas exposé au terrible froncement de sourcils du chancelier ; il aurait voté du premier coup cette loi qu’il a cru pouvoir repousser et qu’il vient d’ailleurs de s’empresser de voter à une seconde délibération dès qu’on a bien voulu en appeler à ses bons sentimens. Tel qu’il est, cet incident assez imprévu ne laisse pas cependant d’être significatif et de caractériser la situation réelle de l’Allemagne. M. de Bismarck, dans son impatience de dominateur, ne s’est peut-être point assez aperçu qu’il divulguait un peu brutalement ce qu’on peut appeler le « secret de l’empire. » Il a par trop laissé voir que les conditions constitutionnelles qu’il a lui-même créées ne sont rien dès qu’elles deviennent un obstacle à sa volonté. Il a montré une fois de plus, aux yeux du monde, ce qu’il y a de personnel dans une œuvre qu’il soutient, sans doute, de toute la force de son caractère tant qu’il est là, mais qui l’oblige à des efforts constans de prépotence, qui l’entraîne à ne pas même respecter ce qu’il a fait le jour où il a constitué l’empire d’Allemagne. La distribution des voix dans le conseil fédéral peut offrir des anomalies, et il est peut-être étrange, au point de vue de l’unité allemande, que quelques petites principautés suffisent à balancer, dans un scrutin, la puissance de la Prusse. Cela a été fait ainsi par le chancelier lui-même. Si aujourd’hui quelques réformes constitutionnelles paraissent nécessaires, comme l’a dit l’empereur Guillaume, ces réformes pouvaient être réalisées sans bruit, avec quelques ménagemens pour les confédérés.

Pourquoi M. de Bismarck a-t-il cru devoir faire un éclat à ce propos? C’est là en réalité la seule et vraie question. Il n’est point impossible que le chancelier de Berlin ait saisi cette occasion pour frapper un coup un peu rude, comme il le fait souvent, pour intimider les résistances, les dissidences, les tendances particularistes et pour préluder à quelque concentration nouvelle de pouvoirs. Il n’est pas impossible non plus qu’il ait cédé dans un premier moment, jusqu’à un certain point, à la vive impression de quelque événement extérieur qui a dérangé ses calculs. Évidemment les élections anglaises ont été un mécompte pour lui : il croyait et il tenait à la victoire de lord Beaconsfield. Il comptait, dans une mesure qu’il serait difficile de préciser, sur l’Angleterre pour le succès de ses propres combinaisons. Il voyait du moins dans un ministère tory, dont il connaissait les chefs, une garantie de plus. On a été visiblement déçu à Berlin, on l’a été encore plus à Vienne, où les résultats des élections anglaises arrivant coup sur coup ont paru mettre en doute un instant toute une politique. Qu’en sera-t-il de tout cela? M. de Bismarck s’apaisera en reformant son conseil fédéral, l’Autriche aussi se calmera ou redoublera de circonspection; l’alliance austro-allemande continuera à subsister sans l’Angleterre, — à moins cependant qu’un jour ou l’autre, elle n’ait à son tour la destinée de l’alliance des trois empereurs. La paix de l’Europe n’en sera pas plus menacée !


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.