Chronique de la quinzaine - 30 décembre 1906

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Chronique de la quinzaine - 30 décembre 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 222-233).

Chronique no 1793
30 décembre 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 décembre.


Les événemens se sont précipités depuis quelques jours très rapidement ; mais ils ont compliqué la situation plus qu’ils ne l’ont simplifiée. Le gouvernement a expulsé Mgr  Montagnini et a mis la main sur ses archives, qui comprenaient celles de l’ancienne nonciature. Il a fait voter au pas de course par la Chambre une loi nouvelle, qui n’est qu’une improvisation incohérente et, sur le point le plus important, celui qui se rapporte aux édifices religieux, inquiétante et obscure. Il a procédé à la reprise des palais épiscopaux et des presbytères. En un mot, il a changé brusquement de politique, et a remplacé la modération, ou, si l’on veut, la temporisation dont il avait paru faire le principe de sa conduite, par une hâte fiévreuse de procéder à des mesures d’exécution. On a assisté à Paris, et un peu partout, à des scènes infiniment pénibles : des prêtres âgés et infirmes ont été expulsés de leurs demeures où ils avaient cru, d’après des déclarations antérieures, pouvoir séjourner pendant quelque temps encore. L’Église, naturellement, s’est émue. En signe de deuil sans doute, la messe de minuit n’a pas eu lieu cette année, le jour de Noël, dans un grand nombre de diocèses. Et pourquoi tout cela ? Parce que des instructions venues de Rome ont interdit aux membres du clergé de faire, pour réunir les fidèles dans les églises, la déclaration prescrite par la loi de 1881. Aussitôt le gouvernement a perdu la tête. Il s’est écrié qu’il y avait là une violation formelle de la loi, chose intolérable et qui exigeait des représailles immédiates. Autant il s’était montré conciliant, autant il allait se montrer dur, et implacable. Et il s’est montré, en effet, tout cela. Mais il y a mis une grande maladresse, à moins qu’il n’ait voulu changer, non seulement de moyens, mais de but. Son but avoué était hier l’apaisement : on se demande ce qu’il est désormais.

Il faut ici admirer le singulier illogisme des choses humaines ! Pendant plusieurs mois, on a entendu le gouvernement dire très haut qu’il appliquerait la loi de 1905, rien que cette loi, toute cette loi. Elle avait tout prévu ; elle suffisait à tout ; et, quoi qu’on pût faire ou dire à Rome ou ailleurs, aucune force humaine ne l’en ferait dévier. Il y aurait eu quelque grandeur dans cette attitude, si le gouvernement s’y était maintenu. Il aurait fait preuve d’une belle possession de lui-même, si, en dépit de tout ce qui pouvait advenir, il était resté à la hauteur où il s’était placé, laissant les orages se former au-dessous sans qu’aucune perturbation inférieure ne remontât jusqu’à lui et ne vînt troubler sa sérénité. On a pu croire, pendant quelques semaines, qu’il en serait ainsi. M. Briand répondait avec beaucoup de sang-froid aux encycliques du Saint-Père ; il donnait à la loi des interprétations souples et ingénieuses qui permettaient de l’adapter à toutes les circonstances ; on reconnaissait en lui quelques-unes des qualités d’un homme de gouvernement ; ses adversaires eux-mêmes rendaient justice à la convenance de son langage et à la modération de ses actes. Tout d’un coup, changement complet ! M. Briand annonce qu’il s’était trompé ; que la loi de 1905 ne suffit plus à une situation profondément modifiée, et qu’il se voit obligé de procéder à des mesures de rigueur. Sa parole même devient embarrassée, hésitante, parfois violente. Que s’est-il donc passé de si considérable ? Nous l’avons dit : le Pape s’est prononcé contre la déclaration. Mais qu’est-ce donc que la déclaration ? Est-ce un de ces actes essentiels, importans, indispensables, à l’exécution desquels le maintien de la paix publique est attaché ? Non, c’est une formalité qui tend de plus en plus à tomber en désuétude, dont on se passe dans beaucoup de cas, et qui, dans l’espèce, est pratiquement indifférente. Elle ne peut faire ni bien ni mal. On comprend que le gouvernement l’impose, comme la loi l’y convie, lorsqu’il s’agit d’une réunion publique exigeant de sa part certaines mesures de précaution. Mais en est-il ainsi pour les réunions des fidèles dans une église ? Les mœurs sont ici plus fortes que tout, et elles apportent avec elles la meilleure des garanties. Le gouvernement le sentait fort bien lui-même lorsqu’il se contentait d’une déclaration annuelle. Cette déclaration n’avait plus qu’un caractère symbolique. Alors, demandera-t-on, pourquoi le Pape l’a-t-il refusée ? Ce n’est pas à nous de le dire, et nous aurions beaucoup de peine à le faire. Si la déclaration n’a aucune importance pour l’État, elle ne semble pas en avoir davantage pour l’Église. Le refus du Pape a causé à peu près partout une surprise extrême. Et c’est précisément parce que la rupture définitive s’est produite à propos d’un fait insignifiant en soi qu’on a de la peine à s’expliquer ce qu’a eu d’impérieux l’exigence de l’État et d’absolu l’intransigeance de l’Église. Il est bien difficile de s’entendre, lorsqu’on est si loin même de se comprendre.

Parmi les actes auxquels le gouvernement s’est laissé emporter, il n’en est pas de plus condamnable, nous ne disons pas que l’expulsion de Mgr Montagnini, mais que la mainmise sur les archives dont il était le gardien. L’expulsion est une mesure brutale qui se rattache à la série de brutalités par lesquelles M. Combes avait procédé à la rupture avec le Saint-Siège. Son moindre défaut est d’ailleurs d’être inutile. S’il est vrai que Mgr Montagnini servait d’intermédiaire entre le Vatican et le clergé français, on en trouvera aisément un autre qui, pour être moins apparent, n’en sera ni moins actif, ni moins efficace. Le gouvernement ne l’ignore pas, mais il a voulu répondre par une offense directe et personnelle à l’interdiction du Pape relative à la déclaration. C’est de la déplorable politique : elle aggrave les choses, au lieu d’en atténuer l’acuité. Toutefois, si le gouvernement s’était contenté d’expulser Mgr Montagnini, on aurait pu croire qu’il avait voulu donner satisfaction à la violence de quelques-uns de ses amis, et peut-être se dispenser de faire davantage : mais alors il aurait dû mettre, en présence du prélat italien, les scellés sur les archives de la nonciature et montrer par là sa ferme volonté de les respecter. Il a fait le contraire, il s’est emparé des archives. Nous savons bien qu’il a protesté de son intention de ne conserver et de n’utiliser de tous ces documens que la partie postérieure à la rupture avec le Vatican. Il y cherchera sans doute les élémens d’un complot contre les lois du pays, et il en trouvera certainement d’aussi sérieux que ceux sur lesquels, à la veille des élections législatives, il a échafaudé un autre complot dont il n’a plus été question depuis. Quant à la partie des archives antérieure à la rupture, le gouvernement déclare qu’elle est sacrée pour lui ; il n’y touchera pas ; il n’y jettera pas les yeux. On nous pardonnera de ne pas dire ce que nous pensons de ces belles assurances : une sorte de pudeur nous retient à l’égard de l’étranger. Des magistrats sont chargés défaire le triage des dossiers : ils sont assistés par un diplomate dont on se demande si sa présence est une garantie, ou le contraire. À quoi bon insister ? Tout est fâcheux dans cet incident… le fond et la forme ! Il est gratuitement blessant pour le gouvernement pontifical ; il est peu glorieux pour le gouvernement de la République ; et nous ne croyons pas qu’il soit destiné à faire faire des progrès au droit des gens.

Le ministère ne s’en est pas tenu là : il a déposé un projet de loi dont l’objet apparent, et peut-être sincère, est de donner à l’Église de France le droit commun qui a été à maintes reprises revendiqué pour elle, et aussi de régler la question des édifices du culte. De ce double but, il est a craindre que le premier n’ait pas été atteint ; quant au second, il a été certainement manqué. Le projet de loi nous en a éloigné au lieu de nous en rapprocher. Sauf sur un point, la reprise immédiate et la dévolution faite aux communes des biens ecclésiastiques, ce projet est d’ailleurs inutile et le gouvernement pouvait s’épargner la peine de le rédiger : il est vrai qu’il ne s’en est pas donné beaucoup pour cela.

Le droit commun pour l’Église, que de fois ne l’a-t-on pas entendu demander ! M. Briand a eu cependant tort de dire à M. Ribot qu’il avait été réclamé par lui et par ses amis. Rien n’est plus inexact. C’est surtout à droite qu’on a revendiqué le droit commun, sans se rendre assez nettement compte de ce qu’il était. Nous avons, ici même, prédit aux catholiques qu’ils y trouveraient une déception : et comment pourrait-il en être autrement dans un pays de Concordat séculaire, où pas une seule loi jusqu’ici n’a été faite en vue de s’adapter à la séparation de l’Église et de l’État ? On s’en est aperçu tout de suite lorsque le gouvernement, puisant dans le droit commun, en a retiré la loi de 1881 relative aux réunions publiques, et a essaya de la mettre en harmonie avec les conditions indispensables à l’exercice du culte. Il a fallu, — pourquoi ne pas le dire ? — donner à cette loi une double en torse, en supprimant la formalité du bureau et en décidant qu’au lieu d’une déclaration pour chaque réunion publique, on se contenterait d’une seule pour toutes les réunions d’une même année. On l’a fait à très bonne intention, certes ! mais avec un complet insuccès. Il y avait là une part de fiction, à notre avis innocente : malheureusement, le Pape n’a pas voulu s’y prêter. Et les catholiques n’avaient pas tort, après avoir examiné la loi de 1881 en elle-même, de dire qu’elle n’avait pas été faite pour eux. Rien de plus juste : seulement, ce qu’ils ont dit de cette loi, les catholiques pourront le dire de toutes les autres. Ce serait, par exemple, un vrai miracle si la loi de 1901 sur les associations assurait d’une manière satisfaisante l’exercice du culte : elle a été faite par M. Waldeck-Rousseau qui s’est bien gardé de la destiner à cet usage, car il était tout autant que nous partisan du Concordat et adversaire de la séparation. La loi de 1901 est, à quelques égards, plus élastique et plus souple que celle de 1905. Elle permet au clergé de faire des associations qui ne seront composées que de deux personnes, et dont l’action ne sera pas enfermée dans les anciennes circonscriptions ecclésiastiques. Elle lui permet en outre de ne faire de déclaration que si l’association veut acquérir la personnalité juridique. Elle lui permet enfin d’échapper, pour l’administration de ses biens, au contrôle de l’État que la loi de 1905 avait organisé d’une manière fort tracassière. Mais quels seront ces biens ? La loi de 1905 les a si étroitement Limités qu’ils semblent condamnés à être insuffisans. Quoi qu’il en soit, voilà le droit commun : ce sont les lois de 1881 et de 1901. Le gouvernement, après avoir bien cherché, n’a pas trouvé autre chose. La loi qu’il a présentée aux Chambres a mis très généreusement, mais peut-être ironiquement, tout ce droit commun à la disposition des catholiques. Y trouveront-ils les ressources dont ils ont besoin pour vivre ? Nous en doutons.

Un député, M. Guieysse, a demandé qu’à cette nomenclature des lois de droit commun on ajoutât celle de 1905, ce qui a été fait. Quoique cette loi ne soit pas bonne, c’est encore à notre avis la moins mauvaise de toutes, pour la simple raison que ce n’est pas une loi de droit commun et qu’elle a été faite en vue d’un objet particulier, l’exercice du culte. Elle s’y adapte mal, mais elle s’y adapte. Le malheur est qu’elle perdra, par le vote de la loi nouvelle, une grande partie des avantages qu’elle présentait. Elle opérait, en effet, entre les mains des associations cultuelles la dévolution des biens ecclésiastiques dans des conditions précises. Les édifices du culte, les églises, suivaient le sort de ces biens, non pas en ce qui concerne leur propriété qui restait à l’État, aux départemens et aux communes, mais pour tout ce qui se rapporte aux conditions de leur jouissance. De toutes ces dispositions de la loi de 1905, il ne restera rien avec la nouvelle loi. Il est difficile de sonder les dispositions véritables du gouvernement. On sait que M. Briand avait fait un grand et heureux effort pour laisser provisoirement le sort des biens ecclésiastiques en suspens ; mais il a été débordé et entraîné par un mouvement dont il n’était plus le maître. Ce n’est pas sans beaucoup de peine qu’il était parvenu à arracher pendant une année encore les biens des fabriques et des menses épiscopales à l’impatience et à la rapacité des radicaux-socialistes ; il avait pour cela joué son portefeuille ; mais il l’aurait perdu, — et Dieu sait quelles mains en auraient hérité ! — si, après le refus de déclaration fait par le Pape, il avait persisté dans la même voie. Le nouveau projet décide donc que les biens de l’Église iront tout de suite aux communes. Ce sera d’ailleurs pour elles, dans beaucoup de cas, un triste cadeau de jour de l’an ! Les déclarations antérieures faites à ce sujet par M. Briand restent vraies. Les biens ecclésiastiques sont encombrés, alourdis de charges nombreuses que les communes devront remplir, et, si elles ne le font pas, on tremble à la pensée de tous les procès auxquels elles seront exposées ! Ce sont des « nids de vipères, » disait il y a quelques jours à peine M. Briand, en parlant de ces biens équivoques. Ils n’ont pas changé de caractère parce que le gouvernement s’est cru obligé de changer de politique, et les communes éprouveront bientôt autant de regrets de les avoir reçus que les paroisses de les avoir perdus.

Mais les radicaux-socialistes n’ont pas vu autre chose dans le projet de loi. Tout ce qui se rapporte à l’organisation de l’Eglise leur a semblé indiffèrent, et peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort. Que les catholiques s’organisent suivant la loi de 1881, ou suivant celle de 1901, ou encore suivant celle de 1905 quand cette dernière sera allégée des biens ecclésiastiques, que leur importe ? Ce que nous venons de dire nous-même ne nous éloigne pas beaucoup de la même conclusion. Les biens seuls intéressaient les radicaux : ils voulaient les prendre complètement, immédiatement ! Ils ont même songé à disjoindre cette partie du projet de tout le reste pour la voter toute seule et il a fallu au gouvernement un effort énergique pour s’y opposer. Des intrigues très actives s’ourdissaient déjà dans l’ombre contre lui. M. Clemenceau y a coupé court, au moins pour le moment, par la manière brusque dont il a pris à partie M. Pelletan à la tribune, et dont il a fait sentir à la Chambre elle-même les lanières de son éloquence sèche et tranchante. Mais on n’a pas pu empêcher la Commission de renverser l’ordre des articles de la loi, et de mettre au commencement tout ce qui se rapportait aux biens ecclésiastiques, avec l’arrière-pensée persistante que, ces dispositions une fois votées, la suite deviendrait ce qu’elle pourrait. Ce calcul a d’ailleurs été déjoué : la loi a été votée tout entière.

La discussion a été courte, et, la droite ayant annoncé l’intention de s’en désintéresser après avoir protesté, il n’y en aurait pour ainsi dire pas eu si M. Ribot, dans un discours bref, pressant, éloquent, n’avait pas éclairé le point le plus mal venu de cette loi de circonstance, dont on ne saurait dire, comme on l’a fait de la loi de 1905, qu’elle se suffit à elle-même. Elle sera certainement suivie de plusieurs autres destinées à la corriger ou à la compléter. On peut se résigner à la perte des biens ecclésiastiques : quelle que soit son étendue, c’est un malheur matériel. Mais qu’adviendra-t-il des églises ? Le gouvernement de la République ayant renoncé à négocier directement et ouvertement avec le Pape, les deux puissances emploient ce que M. Briand a appelé le « maximum de négociations indirectes : » c’est-à-dire que M. Briand fait des discours et que le Pape fait des encycliques. Mais encore faudrait-il se lire et tenir quelque compte de ce qu’on dit de part et d’autre. On ne le fait malheureusement ni à Paris, ni à Rome, ce qui donne à croire une fois de plus que cette manière de négocier est la pire de toutes.

Le Pape, dans sa dernière encyclique, s’est prononcé contre les associations cultuelles, « tant qu’il ne contestera pas, d’une façon certaine et légale, que la divine constitution de l’Église, les droits immuables du pontife romain et des évêques comme leur autorité sur les biens nécessaires à l’Église, particulièrement sur les édifices sacrés, seront irrévocablement, dans lesdites associations, en pleine sécurité. » Or, que deviennent les édifices sacrés avec la loi nouvelle ? Dans la loi de 1905, ils devaient, comme les biens ecclésiastiques, être remis aux associations cultuelles qui se seraient formées conformément aux règles générales du culte, c’est-à-dire à la hiérarchie ecclésiastique. Désormais, rien de pareil. Les églises sont remises à la disposition de leurs propriétaires qui, dans l’immense majorité des cas, sont les communes. Elles resteront, il est vrai, affectées au culte, jusqu’au moment où leur désaffectation aura été prononcée régulièrement : mais où est la garantie que les choses se passeront ainsi ? Avec la loi de 1905, la garantie était dans l’article 4 : cet article n’existant plus dans la loi nouvelle, elle n’est nulle part. Le maire attribuera l’église à un curé quelconque, celui qui lui conviendra, en vertu d’un acte administratif dont le caractère et les conditions restent indéterminées. Et quoi de plus fragile que cette attribution qui pourra être toujours révocable ? Il suffira que le curé cesse de plaire à la municipalité pour qu’on lui enlève son église. On fera tous les quatre ans les élections municipales sur cette question, qui sera, dans quelques-unes de nos communes rurales, une cause perpétuelle d’agitation. Le danger de schisme, que l’article 4 de la loi de 1905 avait à peu près conjuré, redeviendra très menaçant. Si le Pape, à tort ou à raison, n’a pas trouvé dans la loi de 1905 une sécurité suffisante pour l’usage des édifices du culte, on se demande comment il la trouverait dans la loi qui lui succède. M. Ribot a projeté sur toutes ces difficultés une lumière aveuglante : la réponse de M. Briand a été inintelligible. — Vous demandez, a-t-il dit, ce qu’il y aura à faire « s’il se forme une association de gens qui ont une arrière-pensée et si le curé désigné par le maire est un faux curé ! Dans ce cas, il y a les affectataires, il y a les catholiques, qui pourront faire ce qui est permis à tous les citoyens dont les droits sont lésés : se pourvoir devant les tribunaux et plaider leur cause. » — M. Briand a l’habitude d’énoncer clairement ce qu’il conçoit bien : on ne saurait dire que, cette fois, il ait parlé clairement. À ce mot d’ « affectataires, » M. Ribot a demandé : « Qu’est-ce que c’est que cela ? » et M. Briand a répondu : « C’est un terme de droit. » Peut-être ; mais, s’il a un sens, ce terme de droit désigne les personnes à qui un objet a été affecté, et on ne voit pas comment ces personnes pourraient se plaindre de cette affectation. Quant aux catholiques, admettons que l’un d’entre eux puisse faire un procès à un affectataire qui n’avait pas qualité pour recevoir : sur quel article de loi s’appuiera-t-il ? Il n’y en a plus un seul qui impose au maire la moindre condition pour l’attribution de l’église. Plus d’article 4 ! Plus même d’article 8 ! M. Ribot a rappelé dans son discours que M. Clemenceau, adversaire de l’article 4, l’avait attaqué au Sénat. M. Clemenceau avait dit pourtant au sujet des églises : « On les attribuera de bonne foi aux catholiques. » De bonne foi, c’est un mot dont on aurait peut-être pu se contenter ; mais, après l’avoir prononcé au Sénat, M. Clemenceau l’a laissé dans son discours, il ne l’a pas mis dans son projet de loi. On ne voit donc, dans ce projet, ni quels sont ceux qui pourraient introduire un recours devant les tribunaux contre une attribution illégale, ni même comment cette attribution pourrait jamais être illégale, puisque la loi n’y met d’autre condition que le bon plaisir du maire. N’aurait-il pas mieux valu, puisqu’on voulait attribuer tout de suite les biens ecclésiastiques aux communes, borner à cela l’effet de ; la loi nouvelle et laisser tout le reste en l’état ? Les églises demeurent ouvertes. Les services religieux peuvent y être célébrés en vertu d’une déclaration que le gouvernement fait faire par deux personnes, les premières venues : c’est le biais qu’il a trouvé pour tourner la difficulté qu’il s’était créée à lui-même, et rien ne montre mieux le cas qu’il convient de faire de l’inutilité de la déclaration. Pourquoi n’en être pas resté là ? Pourquoi avoir apporté à la situation des complications nouvelles ? Les choses s’arrangent mieux toutes seules qu’elles ne le font sous l’inspiration, le plus souvent malencontreuse, de ce qu’on appelle le législateur.

Et nous en revenons à la question que nous nous sommes déjà posée : le gouvernement cherche-t-il une solution véritable ? Se propose-t-il pour but l’apaisement ? Dans ce cas, il s’est trompé une fois de plus. La dernière loi qu’il a imaginée ne dénouera pas toutes nos difficultés. On se fait, on continuera sans doute de se faire départ et d’autre beaucoup de mal, et il en sera ainsi jusqu’à ce que la fatigue générale, l’abattement, l’épuisement, amènent des dispositions plus conciliantes. Il est fâcheux de devoir à de pareilles causes le règlement de nos conflits, plutôt qu’à l’esprit de tolérance et à la raison. Il est fâcheux aussi de voir le gouvernement se départir de la fermeté tranquille qu’il avait montrée jusqu’ici, pour céder aux exigences de ses amis avancés : cela peut le conduire loin ! Nous terminons mal l’année ; nous commencerons mal l’année prochaine ; et, quoique la date de cette chronique nous y porte, nous n’avons pas le courage de faire des vœux qui auraient peu de chance d’être réalisés.

Que dire du travail législatif ? La dernière crise ministérielle y a sans doute apporté quelque retard ; mais ce n’est pas la seule cause qui ait agi sur lui, tantôt pour le ralentir, tantôt pour le précipiter, toujours pour le troubler. Jamais il ne s’est poursuivi avec moins de méthode. On a vu, à la Chambre, la discussion du budget, ou du moins de certains budgets spéciaux, commencer et même s’achever avant que les rapports aient été distribués. Les rapporteurs avaient voulu faire des monumens pour la postérité : la Chambre s’en moquait et s’en passait. Malgré cette hâte, — car la discussion a été menée tambour battant, — le budget ne sera pas voté à la fin de l’année, et il faudra au moins un douzième provisoire : mauvais début pour une législature. Il est vrai que la Chambre s’est donné quelques distractions, d’ailleurs courtes. Elle a discuté et voté en deux séances, avec un dédain absolu des études et des enquêtes préalables les plus nécessaires, l’importante question du rachat des chemins de fer de l’Ouest, avant-coureur d’autres opérations du même genre. Il n’y a guère, dans l’ordre économique, de résolution plus importante : la Chambre l’a prise sans savoir pourquoi, par suite d’une de ces suggestions confuses, mais violentes qui s’emparent quelquefois d’une foule. Le Sénat, heureusement, semble vouloir procéder avec plus de réflexion, et M. le ministre des Travaux publics a perdu son temps auprès de la commission des chemins de fer, lorsqu’il a voulu lui expliquer qu’on pourrait, en bâclant l’affaire avant le 31 décembre, frustrer la Compagnie des avantages plus considérables auxquels lui donneraient droit les plus-values de l’année courante, si elles servaient à établir les annuités qui lui seraient dues. S’il y a des raisons, il y a aussi des raisonnemens d’État : ils prendraient un autre nom chez des particuliers. La commission du Sénat est restée insensible à l’intérêt qu’on lui présentait : elle a voulu étudier, consulter, enquêter, avant de conclure. L’exemple d’une loi sur les sociétés d’assurances qui lui a été aussi renvoyée par la Chambre ne l’encourage pas à tout accepter de celle-ci les yeux fermés. Il n’y a qu’un cri aujourd’hui contre un projet qui écrase les sociétés françaises au profit des sociétés étrangères et qui a besoin d’être profondément remanié. On avait compté sur la complaisance du Sénat pour consentir à tout. Il le fait trop souvent lorsqu’il s’agit de lois politiques, mais il y regarde de plus près lorsqu’il s’agit de lois économiques et financières : il remplit scrupuleusement cette partie de son devoir. Quoi qu’il en soit, le rendement législatif se réduit pour le quart d’heure à peu de chose. Rien n’est voté définitivement, pas même le budget. Une Chambre encore toute jeune et inexpérimentée a des excuses : mais elle ne pourra pas les invoquer bien longtemps.


A l’étranger, l’événement le plus important de ces derniers jours est la dissolution du Reichstag allemand. Rien que des discussions ardentes, violentes même, eussent déjà eu lieu dans l’assemblée impériale à l’occasion des affaires coloniales, on ne s’attendait généralement pas à l’orage qui y a éclaté le 13 décembre ni au coup de tonnerre qui l’a terminé. Faut-il voir dans ce grave événement une conséquence de l’état général de malaise où est l’Allemagne ? Faut-il en restreindre les causes au mécontentement causé par la médiocre gestion des affaires coloniales ? Il serait téméraire de le décider : peut-être y a-t-il eu de l’un et de l’autre.

Le dénouement s’est produit à l’occasion d’un crédit supplémentaire demandé pour continuer les opérations militaires engagées dans l’Afrique occidentale, crédit relativement élevé, il est vrai, car il était d’environ 30 millions, tandis que le crédit principal, rapidement absorbé en moins de huit mois, était de 27. Le gouvernement estimait indispensable d’entretenir en Afrique un corps de 8 000 hommes : il y allait à ses yeux de l’intérêt et de l’honneur du pays. Malheureusement, de mauvais bruits avaient couru sur l’administration coloniale. Ils avaient été portés au Reichstag, et il en était résulté des discussions très pénibles. Il avait fallu qu’un nouveau ministre des Colonies, M. Bernard Dernburg, vînt tenir tête aux critiques qui se produisaient de plus en plus acerbes ; mais ce choix même avait été critiqué, et M. Dernburg avait eu beaucoup à faire pour combattre une opposition qui grossissait chaque jour. Elle grossissait surtout d’élémens empruntés au Centre catholique. Dans une sorte de corps à corps qui s’était produit entre M. Rœren, membre du centre, et M. Dernburg, ce dernier s’était laissé emporter à des paroles extrêmement vives : il avait même parlé de « chantage, » chantage politique bien entendu. Mais cette expression, employée pour qualifier l’attitude du centre, n’avait pas, on le pense bien, calmé des esprits déjà très échauffés. Elle avait agi comme de l’huile sur le feu. Quelques jours plus tard, la commission du Reichstag ayant pris une résolution défavorable au crédit demandé, ou au chiffre de ce crédit, l’Empereur lui-même avait écrit une lettre indignée au président de l’Assemblée, M. Ballestrem, membre du centre. C’est, en effet, de la défection du Centre catholique que venait le danger parlementaire. Ce parti, le plus important de l’Assemblée, car il compte plus de cent membres, après avoir longtemps soutenu le gouvernement et y avoir trouvé des profits très appréciables, passait peu à peu à l’opposition, sans que nous puissions dire avec certitude à quel genre de sentiment il obéissait. Quoi qu’il en soit à cet égard, le gouvernement a fini par prendre ombrage de l’importance du Centre et de la manière dont il en usait. Tous ces symptômes ont été les avant-coureurs de la tempête qui a éclaté subitement. Elle a été courte, mais décisive, car elle a emporté le Reichstag tout entier.

On a pu voir, dès l’ouverture de la séance du 13 décembre, que la patience du chancelier était à bout. Il lui aurait été probablement facile, s’il avait consenti à louvoyer, à faire quelques concessions, à user de ces ménagemens habiles qui donnent de la séduction à sa parole, de rallier autour de lui une majorité de quelques voix. Il a mieux aimé foncer sur l’adversaire, en déclarant, non sans véhémence, qu’une question patriotique était en jeu ; qu’il s’agissait de savoir si l’Allemagne, qui était une grande nation européenne, serait aussi une grande nation mondiale ; que, pour qu’il en fût ainsi, le gouvernement seul pouvait juger des moyens nécessaires ; qu’il ne consentirait pas à ce qu’on les lui marchandât ; enfin qu’il ne capitulerait pas. On a compris alors que la partie était fort sérieuse ; mais, de part et d’autre, on s’y trouvait trop engagé pour reculer. C’est du moins ce qu’a cru la majorité du Centre. Le vote s’est produit au milieu d’une agitation, d’une émotion extrêmes. Au dépouillement, le gouvernement était battu par une dizaine de voix. Aussitôt, le chancelier a tiré de sa poche un décret de dissolution dont il a donné lecture sur un ton irrité. Le sort en était jeté : le gouvernement prenait le pays pour juge entre le Reichstag et lui. Les élections doivent avoir lieu dans les deux mois, et la nouvelle assemblée doit se réunir un mois plus tard.

L’Allemagne est donc engagée dans une crise politique et électorale dont le dénouement sera bientôt connu : en attendant, nous nous abstiendrons de le préjuger. Nous avons déjà beaucoup de peine avoir clair dans nos propres élections pendant qu’elles se préparent, et nous nous sommes plus d’une fois trompés sur les résultats qu’elles devaient donner : ce serait s’exposer à des chances d’erreur encore plus grandes que d’émettre des prévisions sur des élections étrangères. Il est certain que le vote du Centre catholique a créé quelque confusion. Le Centre, en effet, s’est trouvé voter avec les socialistes : c’est avec eux les Polonais, les Danois, les Alsaciens-Lorrains, qu’il a fait la majorité. Pure rencontre, sans doute ; il ne saurait y avoir d’alliance véritable et durable entre les catholiques et les socialistes ; en tout cas, il n’y en avait pas le 13 décembre. Mais cette rencontre est de nature à jeter du trouble dans les esprits, et c’est peut-être sur cela que le gouvernement acompte. M. de Bülow, dans son discours, s’est effectivement appliqué à confondre les députés du Centre avec les adversaires de la politique d’expansion et de grandeur nationales, et le premier cri qui a été lancé dans l’arène électorale a été : Guerre au Centre et au socialisme. Mais il y a encore six semaines avant les élections : d’ici là, les choses pourraient bien se modifier quelque peu. Il est difficile de créer en Allemagne, c’est-à-dire dans un pays où les intérêts, les idées, les préjugés locaux conservent une grande force, un courant électoral tout nouveau. Le Contre n’a d’ailleurs pas voté tout entier contre le gouvernement : celui-ci doit donc faire des exceptions parmi les membres du groupe qu’il combat. Enfin le Centre a, dans une partie du pays, des attaches très puissantes, et les socialistes commencent à en avoir partout où il y a du mécontentement. L’ordre, le plan de la bataille pourront se modifier quelque peu avant la fin. Ce serait déjà un résultat que d’avoir rendu le Centre plus traitable : peut-être s’en contentera-t-on. Mais nous ne sommes qu’au début de cette grande opération politique, et personne encore n’a une vue bien claire de ce que peuvent en être les suites.


FRANCIS CHARMES.