Chronique de la quinzaine - 30 juin 1880

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Chronique n° 1157
30 juin 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 juin 1880.

Comme il est bien vrai, éternellement vrai, qu’on ne va jamais plus loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va ! Dès qu’on s’est engagé sur ce chemin scabreux de l’inconnu, sans s’être tracé d’avance une direction et des limites, sans avoir une idée précise de ce qu’on doit ou de ce qu’on peut, ou même de ce qu’on veut, tout devient piège et écueil, tentation et péril. Les déviations commencent avec les incertitudes ; les fautes s’enchaînent par une irrésistible logique ; aux difficultés réelles et inévitables, avec lesquelles il faut toujours compter, viennent s’ajouter les difficultés factices, inutiles ou irritantes, nées de la confusion des volontés et des excitations impérieuses, des impatiences aveugles. Le désordre se met dans les conseils et dans la marche ; le mouvement prend bientôt une accélération redoutable, et l’on se retrouve tout à coup, sans y avoir songé, avec toute sorte de questions insolubles, en face de véritables impossibilités, dans une situation la veille encore favorable, le lendemain compliquée de toute façon et singulièrement compromise ; on touche au point où l’on ne peut plus ni avancer, ni reculer, ni même rester en place.

Rien certes sous ce rapport de plus démonstratif, de plus saisissant que ce qui arrive aujourd’hui, que cet état indéfinissable où les complications s’accumulent de jour en jour, où sans raison, sans nécessité, pour obéir à cette sorte de fatalité d’agitation, on se plaît à créer, à préparer une crise aiguë dans un pays qui ne demande qu’à rester tout entier au travail et à la paix. Rien de plus étrange que ce gâchis croissant, il faut bien dire le mot, et les dernières discussions qui se sont engagées dans les deux chambres sur l’amnistie, sur l’exécution des décrets du 29 mars, ces discussions n’ont servi qu’à mieux préciser, à mieux mettre en lumière les élémens incohérens d’une situation où il n’y aura plus bientôt une issue raisonnable. Sait-on comment elle se caractérise et se délimite réellement, cette situation singulière ? Elle a d’un côté l’amnistie qui a été votée par la chambre des députés, mais qui reste encore en doute devant le sénat, d’un autre côté la guerre aux communautés religieuses, qui va exciter les passions, qui conduira on ne sait où, — et en perspective, le 14 juillet, une journée d’effervescence populaire qui deviendra ce qu’elle pourra, dont on commence dans tous les cas à se préoccuper. Le gouvernement n’a sans doute voulu ni même peut-être prévu ce qui arrive. Le gouvernement que nous avons est pavé de bonnes intentions, c’est bien connu. C’est lui cependant qui a tout fait parce qu’il n’a su avoir à propos ni une opinion décidée, ni une volonté précise, parce qu’il a laissé s’élever ou s’aggraver des questions qu’il aurait pu, avec un peu plus de résolution, dominer ou simplifier. Le gouvernement subit les conséquences de la condition équivoque et subordonnée qu’il s’est créée. Il a bien l’air parfois de ne marcher qu’à contre-cœur, de sentir remuer en lui quelque velléité de résistance : il est aussitôt poussé en avant, il obéit à l’aiguillon qui le presse. Pour avoir cédé hier, il doit céder encore ; il ne s’appartient réellement plus, faute d’avoir accepté au moment décisif les devoirs et la responsabilité d’une politique mûrement réfléchie. Il a proposé l’amnistie parce qu’il s’est cru menacé. Il a fait les décrets du 29 mars parce qu’il a cru désarmer certaines passions et parce que, dans l’intervalle des trois mois qu’il se donnait, il a espéré trouver une solution soit par la soumission volontaire des communautés religieuses, soit par quelque diversion imprévue. L’échéance arrive aujourd’hui, — elle arrive infailliblement un jour ou l’autre pour les politiques d’irrésolution, — et la difficulté pour le gouvernement est de savoir jusqu’où il sera conduit dans la voie où il est entré. Il peut être conduit fort loin justement parce qu’il ne sait pas où il va, parce qu’il ne dispose ni des événemens, ni même de ses propres volontés.

Comment va-t-il maintenant en finir avec cette amnistie dont il a pris assez brusquement l’initiative il y a quelques jours et sur laquelle le sénat a encore à se prononcer ? Certes, on ne peut en disconvenir, lorsqu’une proposition de ce genre se produit sous la forme officielle, par l’initiative d’un gouvernement, la question n’est plus entière ; elle est à demi résolue, tout au moins assez engagée pour ne pouvoir être écartée sommairement, et, tout bien examiné, le mieux serait encore peut-être d’en finir comme on pourra, de façon à ne pas laisser se perpétuer un ennuyeux embarras. Quelques grâces de plus sous le nom d’amnistie ne seront pas un péril pour l’ordre public, c’est vraisemblable ; mais ce n’est pas là évidemment la question, et ce qu’il y a de grave est moins dans la rentrée de quelques condamnés que dans la manière dont cette amnistie s’est présentée, dans la signification qu’elle prend par son extension même, dans les calculs qui l’ont inspirée, dans les procédés qui ont été employés pour la mettre au jour. La vérité est, que, telle qu’elle apparaît, cette amnistie, au lieu d’être l’inspiration spontanée et opportune d’une politique supérieure, habilement généreuse, n’est qu’une concession d’imprévoyance et de faiblesse, une cote mal taillée entre les partis et un ministère, et c’est là justement ce qui en fait une œuvre équivoque qui a tant de peine à aller jusqu’au bout. On sent qu’elle est née artificiellement, qu’elle ne répond à rien de sérieux, et que, loin de simplifier la situation, elle peut la laisser compliquée et aggravée de difficultés nouvelles.

Lorsqu’il y a quelques mois, peu après l’avènement du ministère qui existe encore, M. le président du conseil avait à traiter la même question qui se présentait sous la forme d’une proposition individuelle devant la chambre des députés, il prenait le soin de déterminer les conditions qui pourraient rendre un jour une mesure de haute clémence nationale réalisable. Il traçait pour ainsi dire l’idéal de la situation où l’amnistie définitive lui semblerait possible. Il fallait que le calme et l’apaisement fussent complets sur la question, que l’amnistie cessât d’être en dehors des assemblées « un instrument d’agitation, » qu’elle ne fût plus présentée « comme un droit, comme une revendication et surtout comme une réhabilitation ; » il fallait que l’opinion fût préparée à accepter cette grande mesure. Le chef du cabinet ne craignait pas d’ajouter qu’à défaut de ces conditions, une amnistie complète pourrait être considérée, non comme un acte d’autorité supérieure, comme un gage de stabilité, mais « comme le symptôme d’une politique moins prudente et moins ferme. » M. le président du conseil parlait ainsi et il mettait dans sa démonstration une persuasive éloquence qui ralliait une majorité considérable. Que s’est-il donc passé depuis quatre mois qui ait pu modifier les résolutions du gouvernement ! On nous permettra de ne pas prendre au sérieux les images de M. le ministre des affaires étrangères demandant si « les heures de l’histoire se marquent sur une horloge dont les aiguilles ne varient jamais. » C’est trop de modestie de prendre pour modèle les variations des aiguilles d’une horloge, c’est se tirer un peu trop lestement d’affaire.

Au fond, de toutes ces conditions que M. le président du conseil énumérait il y a quelques mois, qu’il considérait comme nécessaires pour la mesure qu’il propose aujourd’hui, quelles sont celles qui se sont si rapidement, si heureusement réalisées ? Est-ce que cet apaisement proclamé indispensable s’est accompli ? il faudrait vraiment une bonne volonté rare pour prétendre que l’amnistie a cessé d’être un moyen d’agitation au moment même où un quartier de Paris livré au radicalisme vient de jeter comme un défi à la loi, aux pouvoirs publics, l’élection d’un condamné de la commune qui est encore à la Nouvelle-Calédonie, qu’on se plaît à appeler un « forçat, » comme pour mieux accentuer la manifestation. Il faudrait un prodigieux optimisme pour assurer que l’amnistie n’est plus considérée comme un droit, « comme une revendication » légitime, lorsque de toutes parts il y a une sorte d’émulation âpre et hautaine de « réhabilitation » des insurgés de 1871, lorsque, changeant tous les rôles, on s’est efforcé de diffamer la répression de mal, de représenter l’armée de Versailles comme portant le massacre dans Paris. Tout cela s’est cependant fait sous nos yeux avec tranquillité, avec hardiesse. Est-ce que l’opinion générale du pays serait mieux préparée, plus vivement prononcée qu’elle ne l’était il y a quatre mois ? Il suffit d’avoir vu depuis peu la province pour avoir la certitude que l’amnistie ne répond à aucun mouvement réel d’opinion, pas même au vœu de beaucoup de républicains, qui restent plus froids, peut-être plus inquiets qu’on ne le dit. Le gouvernement lui-même devait bien avoir ses scrupules, puisqu’il y a peu de temps encore il en était à hésiter, puisque personne n’ignore que, pendant quelques jours, il s’est épuisé en délibérations contradictoires et qu’il a paru un moment plus près d’une extension nouvelle du système des grâces que de l’amnistie plénière. Il a fini par se décider pour l’amnistie : soit ! Ce n’est point évidemment par une inspiration soudaine et spontanée ou parce qu’il a cru à la réalisation complète et définitive des conditions exigées il y a quatre mois par M. le président du conseil. Il faut parler franchement et voir la vérité là où elle est. C’est M. le président de la chambre des députés qui a décidé l’évolution du gouvernement, qui a pressé cette marche « des aiguilles de l’horloge » dont M. le président du conseil a parlé. C’est M. le président de la chambre qui, après avoir aidé le ministère à arrêter son opinion, a enlevé le vote de l’assemblée elle-même par son intervention, par un discours retentissant. M. Gambetta a parlé, le ministère a obéi, la chambre a voté : c’est l’histoire de cette proposition d’amnistie par laquelle M. le président de la chambre a espéré sans doute assurer sa position électorale à Belleville, et peut-être se délivrer dès aujourd’hui d’une affaire embarrassante pour mieux préparer sa candidature à la présidence de la république !

Tout n’est cependant pas fini encore : que va-t-il maintenant arriver ? Déjà on a pu remarquer que, dans la chambre des députés, même après le discours de M. Gambetta, il ne s’est trouvé qu’une majorité extrêmement réduite pour repousser un amendement qui excluait de l’amnistie les incendiaires et les voleurs. La question est bien plus grave devant le sénat, où le principe même de l’amnistie parait être mis en doute, où la commission qui vient d’être nommée se compose en majorité d’adversaires de la proposition du gouvernement. Le sénat, dans la discussion publique et, dans le vote définitif, poussera-t-il jusqu’au bout l’opposition qu’il a paru manifester par le choix de ses commissaires ? Reprendra-t-il, sous forme de transaction, l’amendement qui a failli réussir dans la chambre des députés et qui tend à restreindre les effets de l’amnistie en excluant les incendiaires et les voleurs ? Accueillera-t-il une proposition qui aurait pour résultat de laisser au gouvernement l’initiative et la responsabilité de l’amnistie ou des grâces amnistielles qu’il lui plaira d’accorder ? Se bornera-t-il au contraire à sanctionner simplement la loi, par résignation, par des raisons toutes politiques, uniquement pour épargner un échec trop direct au ministère et pour éviter une crise ? Tout est possible : il est clair seulement que l’instinct de l’assemblée est contre l’amnistie. De quelque façon que le sénat se prononce, voilà, dans tous les cas, on en conviendra, une question singulièrement engagée, destinée à une étrange fortune ! On prétend qu’elle est mûre, M. Gambetta dit même dans son élégant langage qu’elle est « pourrie ; » on soutient, qu’il faut en finir, qu’il faut se hâter de la voter dans l’intérêt de l’union du parti républicain, pour ne pas laisser planer les souvenirs de la guerre civile sur les élections prochaines, pour inaugurer d’une manière définitive une ère de « conciliation et d’apaisement. » On prétend tout cela, et la première conséquence de cette proposition qu’on dit si nécessaire, si vivement attendue, si politique, c’est de remettre partout le désarroi, de faire éclater toutes les divergences, de rouvrir des perspectives de conflits entre les deux assemblées, de surprendre, d’inquiéter peut-être la masse laborieuse et paisible du pays, en ne donnant satisfaction qu’aux impatiences irritées, des partisans plus ou moins déguisés de la commune. Non assurément, ce ministère n’est pas heureux : il ne s’est pas douté qu’une mesure qui aurait pu à la rigueur être sans danger, si elle eût été librement accomplie, comme un acte d’autorité et de force, ainsi que le disait autrefois M. le président du conseil n’est qu’un péril de plus dès qu’elle est si visiblement un acte de faiblesse, et de résipiscence.

Ce qu’il y a de plus étrange, et on pourrait dire de plus choquant, c’est cette sorte de coïncidence que le gouvernement n’a pas recherchée, nous le voulons bien, qu’il n’est laissé imposer, entre l’amnistie qu’il propose pour les crimes de la commune et la guerre qu’il engage contre les ordres religieux par l’exécution des décrets du 29 mars. Les deux questions marchent ensemble ; elles occupent simultanément les assemblées ; et tandis que l’autre jour l’amnistie était débattue, et votée dans la chambre des députés, une discussion aussi sérieuse qu’émouvante s’engageait dans le sénat au sujet des rigueurs qui menacent les congrégations religieuses. A parler franchement, le ministère n’est pas plus habile et plus heureux avec ses décrets qu’avec sa proposition d’amnistie, et les récens débats, auxquels ont pris part M. le duc d’Audiffret-Pasquier, M. le duc de Broglie, M. Bocher, ont dévoilé une fois de plus la violente et périlleuse inconsistance d’une politique qui semble ne pas encore se rendre compte des difficultés qu’elle soulève, des crises qu’elle peut déchaîner dans le pays. M. le duc Pasquier, M. le duc de Broglie, ont parlé avec éclat. M. Bocher a précisé et résumé cette situation du moment avec la netteté lumineuse de son esprit, avec cette sincérité émue qui fait le charme de sa parole ; il s’est exprimé en libéral et en politique. Ce qu’il a défendu, c’est la liberté mise en cause et menacée par des mesures condamnées à être forcément arbitraires et persécutrices, si elles ne restent pas impuissantes.

A quel propos donner en pleine paix publique ce signal de guerre et ouvrir cette triste campagne qui atteint à la fois les croyances religieuses et les sentimens libéraux ? Qu’on ait sur les jésuites ou sur d’autres congrégations l’opinion qu’on voudra et qu’on se réserve de sauvegarder l’indépendance de l’état, de la société civile, soit, jusque-là il n’y a rien de plus simple. Est-ce que, aux yeux de certains républicains de peu de loi, la civilisation moderne, la société de la révolution française, seraient si faibles, si peu assurées qu’elles auraient à craindre quelques moines, qu’elles ne pourraient supporter la présence, la liberté de quelques ordres religieux ? Où donc était la nécessité d’invoquer des mesures d’exception, d’aller chercher dans l’arsenal de tous les vieux régimes des dispositions surannées qui datent d’un ordre de civilisation ou d’un ordre politique tout différent, — sur l’autorité desquelles on n’est même pas d’accord ? Si les lois qu’on invoque n’existent pas, a prétendu l’autre jour le chef du ministère, les tribunaux le diront. — Si les lois existent, peut-on dire à M. le président de conseil, à quoi bon vos décrets ? Ils sont inutiles, les lois elles-mêmes suffisent, il n’y avait qu’à les appliquer. Si les lois n’existent pas, si elles ont cessé d’être applicables à un ordre nouveau, les décrets ne leur rendront pas la force et la vie, ils ne sont qu’un acte d’arbitraire. De toute façon, le gouvernement lui-même devait bien avoir ses doutes, puisqu’il s’est cru obligé de faire ses décrets du 29 mars sans s’apercevoir qu’il ne faisait que compliquer la question et se jeter, tête baissée dans une aventure.

Tout en vérité est bizarre et incohérent dans la marche de ces malheureuses affaires. Chose curieuse ! pendant une année entière, on a enflammé les passions avec un article de loi proclamé indispensable. M. le ministre de l’instruction publique a parcouru toutes les routes de France avec son article 7 attaché à son chapeau ! Sans l’article 7 excluant les jésuites de l’enseignement, tout était perdu ; l’état, la république, la société moderne, la France, tout allait périr ! Les lois anciennes ne suffisaient plus ou elles étaient jugées inapplicables. Il fallait au plus vite forger une arme nouvelle contre les jésuites ! Le sénat s’est permis d’avoir une autre opinion, il a repoussé l’article 7, — et aussitôt tout change de face. Ce malheureux article 7, après tout, on n’en avait pas besoin, on avait les vieilles lois. L’article 7 n’interdisait aux congrégations religieuses que l’enseignement, les lois anciennes leur interdisent jusqu’à l’existence, c’est bien plus simple ! Fort bien ; mais alors si cet article 7 était si inutile, pourquoi agiter le pays pendant toute une année ? pourquoi mettre la politique tout entière du pays à la merci d’une imagination de M. le ministre de l’instruction publique ? Que signifie ce perpétuel décousu d’un pouvoir mettant les esprits en feu la veille pour conquérir un bout d’article proclamé indispensable et se souvenant le lendemain qu’il est assez armé, qu’il a les lois de la monarchie et de l’empire ?

On ne s’est pas sans doute aperçu qu’en procédant ainsi on ne donnait pas seulement l’exemple de la plus étrange inconsistance, on s’exposait à paraître offenser le sénat dans sa dignité, dans son indépendance en répondant à un de ses votes par une sorte de représaille. C’était inévitable, assure M. le président du conseil ; le vote du sénat conduisait fatalement à cette extrémité. Dès que l’autre chambre réclamait l’application des anciennes lois, que pouvait-on faire ? Ce qu’il y avait à faire ? Il y avait tout simplement à maintenir devant la chambre des députés l’autorité des délibérations du sénat ; il y avait à faire sentir à une majorité impressionnable et confuse, mais après tout capable d’entendre la raison, que les pouvoirs publics doivent commencer par se respecter et par respecter la première des lois, la loi constitutionnelle, les garanties parlementaires. Il y avait à faire ce qu’a fait M. Dufaure en proposant une loi sur les associations conçue de manière à dégager ces délicates questions du fatras des législations surannées et à les replacer sur le terrain du droit commun. On aurait du moins évité ainsi de se jeter dans la voie des mesures exceptionnelles et discrétionnaires. M. le président du conseil se plaint avec une certaine mélancolie qu’on méconnaisse ses intentions bienveillantes, qu’on ne lui facilite pas la modération, qu’on lui crée des embarras. Il a souscrit, il est vrai, aux décrets du 29 mars, il en convient, il y était obligé ; il ne demandait pas mieux cependant que d’appliquer ces décrets avec douceur si on l’avait voulu. Les congrégations n’avaient qu’à se soumettre, à demander une autorisation que quelques-unes auraient peut-être obtenue. M. le président du conseil y met vraiment un peu de candeur. D’abord ses bonnes intentions ne sont pas une garantie, et sa bonne volonté n’est pas une institution. Il n’était peut-être pas bien sûr lui-même d’avoir une volonté, et il serait encore moins sûr de faire prévaloir cette volonté insaisissable auprès des partis qui l’assiègent, même parmi ses collègues ; mais, de plus, il ne s’agit pas des intentions d’un ministre, il s’agit de la loi, du droit commun, de l’inviolabilité des croyances, de la liberté pour tous. C’est tout cela qui est en jeu dans ces cruels conflits qui commencent à peine, dont il serait difficile de prévoir et de calculer les suites.

Qu’en sera-t-il en effet ? Il est certain jusqu’ici que les congrégations de toute sorte ont refusé de se prêter au rôle de subordination qu’on leur offrait ; elles n’ont rien demandé, elles ont attendu en silence, et, le 29 juin est déjà passé ! Le gouvernement se trouve désormais fatalement conduit à cette extrémité qu’il aurait voulu éviter, nous le croyons bien, qu’il s’est gratuitement, imprudemment créée, — où il est obligé d’agir. Le jour qui vient de se lever a vu commencer partout, à Paris comme en province, l’exécution des décrets du 29 mars, et voilà la singulière campagne qui s’ouvre sous le pavillon de la modération de M. le président du conseil ! On fait la guerre aux moines, on va surprendre de paisibles religieux dans leurs cellules. On sera obligé de forcer quelques portes, de procéder par des sommations de police, d’escorter peut-être quelques prêtres. Ce sont des spectacles qu’on croyait ne plus revoir ! Tout se passera sans désordre matériel, c’est vraisemblable, il faut l’espérer. L’ébranlement moral n’est pas moins profond, les difficultés qui commencent ne sont pas moins sérieuses, et dès le début on peut s’en apercevoir par les démissions nombreuses de magistrats du parquet qui, à Versailles, à Douai, à Lyon, dans beaucoup d’autres villes, refusent de s’associer à cette triste campagne. Le gouvernement n’en est qu’au premier jour de l’exécution de ses décrets, et déjà, s’il garde quelque sang-froid, quelque prévoyance, il ne peut plus s’y méprendre ; il peut voir les sentimens qu’il blesse, les parties de la population qu’il s’aliène, comme aussi les instincts révolutionnaires qu’il soulève, qui lui offrent leur malfaisant concours. Ce n’est rien que quelques religieux qu’on expulse, quelques couvens qu’on ferme, une église où l’on met les scellés par la main de la police. C’est beaucoup lorsque la conscience publique commence à se sentir remuée, et lorsque, dans ces crises dangereuses, le gouvernement apparaît plus ou moins comme l’allié, le complice ou l’exécuteur des plus mauvaises passions qu’il met en mouvement. Le ministère peut mesurer le chemin qu’il a parcouru depuis six mois et s’il est tenté encore de parler de ses bonnes intentions ou de ses embarras, il n’y a qu’une chose à dire : c’est qu’il s’est créé lui-même ces embarras en subissant toutes les conditions, en laissant s’aggraver une situation où, de faiblesse en faiblesse, il en vient à mettre toute sa politique dans l’exécution des décrets du 29 mars et dans l’amnistie.

Que cette situation soit arrivée par degrés depuis quelque temps à être assez sérieuse pour inspirer des inquiétudes, pour donner tout au moins à réfléchir, ce n’est point douteux. Nous ne voulons pas dire qu’elle est irréparablement compromise, qu’elle ne peut plus être redressée : elle est assez grave pour que tous les esprits modérés qui se préoccupent de ces déviations, de ces confusions croissantes de la politique n’hésitent pas à affirmer leurs opinions, à se concerter dans l’intérêt de la sécurité du pays aussi bien que des garanties libérales sans lesquelles la république ne serait qu’une honteuse dérision, Oh ! sans doute, nous le savons bien, les modérés, tout le monde en fait grand cas et les caresse au besoin. M. le président du conseil leur adressait l’autre jour les plus touchans appels et allait jusqu’à leur présenter l’amnistie sous la forme séduisante d’une mesure conservatrice : il tenait absolument à leur appui. M. Gambetta lui-même ne dédaignait de flatter le centre gauche de la chambre et de déclarer qu’il savait « ce que valent, aux heures de péril, les hommes modérés et fermes. » Il ne craignait pas d’avouer que ces « hommes modérés » avaient singulièrement aidé à rendre la république nouvelle possible et qu’il y aurait une, « noire ingratitude » à l’oublier. Oui, assurément, les modérés, on les flatte quand on croit avoir besoin d’eux, et au besoin on ne demande pas mieux que de leur faire leur place, une petite place dans la république ; mais à quelle condition veut-on de leur alliance et consent-on à les ménager ? Tout simplement à la condition qu’ils abdiquent, qu’ils suivent le mot d’ordre à la condition qu’ils votent l’amnistie si on veut la leur imposer, et qu’ils se prêtent à voter l’article 7 ou à approuver les décrets du 29 mars si on veut faire la « guerre au cléricalisme. » S’ils ont par hasard la prétention de garder l’indépendance de leurs opinions, s’ils essaient de résister aux emportemens de parti, aux épurations à outrance, aux violences d’irréligion, oh ! alors ils ne comptent plus, ils sont traités en ennemis. Alors le sénat n’est plus une assemblée de sages, on le menace de marcher sur lui ou de le livrer au radicalisme jacobin. Les modérés ne sont plus que des cléricaux, — ou des « orléanistes, » c’est, à ce qu’il paraît, la dernière injure. Eh bien, c’est là une situation équivoque avec laquelle tous les modérés prévoyans doivent désirer en finir. Ils ont pu se prêter jusqu’ici à bien des transactions pour laisser subsister cette apparence trompeuse d’une alliance de tous les groupes républicains. Le moment est venu où ils doivent accepter la responsabilité d’une action indépendante. Ils seront une minorité, des dissidens, des isolés, dirait-on. C’est possible. Ils resteront dans le parlement et partout des hommes de raison défendant les conditions de l’ordre, des libéraux défendant pour tous les garanties de liberté, et un terrain où ils peuvent s’établir est tout indiqué : c’est celui de la constitution même, où peuvent se rencontrer tous les esprits sensés, prévoyans, patriotiques, défendant ensemble la paix, la France et tout ce qui peut en définitive rendre la république possible.

Il est des spectacles qu’il faut parfois se donner, ne fût-ce que pour échapper un instant au tourbillon des incidens éphémères, des vanités bruyantes et des importances factices. Le plus rare, le plus fortifiant de ces spectacles est celui d’une grande et saine nature qui, au courant d’une longue carrière, s’est trouvée aux prises avec toutes les épreuves de la vie et du pouvoir sans se laisser ni atteindre ni déformer dans le tumulte des choses, sans rien perdre de son intégrité première, M. Guizot, comme d’autres de ses contemporains, a pu être l’objet de contestations passionnées pour son œuvre politique, pour ses idées, pour ce qu’il a fait et pour ce qu’il n’a pas fait dans son passage au gouvernement. Ce n’est plus là que du passé ; depuis longtemps le ministre a disparu, il avait disparu dès 1843 pour ne plus reparaître. L’homme même, en M. Guizot, offre un singulier et profond intérêt qui a survécu aux événemens et aux révolutions. Lorsqu’au déclin de l’âge, il y a déjà quelque vingt ans, il écrivait ses Mémoires, il semblait continuer encore un rôle public ; il racontait son temps en historien, avec une certaine sobriété de détails personnels : il ne soulevait qu’à demi, par échappées, le voile sur lui-même. Ses meilleurs, ses plus intéressans mémoires sont peut-être dans ce livre tout récent, — Monsieur Guizot dans sa famille et avec ses amis, qui a été inspiré à Mme de Witt par un sentiment de dévotion filiale, qui est une suite de souvenirs, d’impressions et de lettres tout intimes. Ce n’est pas un homme nouveau qui se révèle dans ces pages, c’est toujours le même homme, mais replacé dans un cadre familier, dans la vie de tous les jours, vu au naturel avec ses goûts, ses mœurs, ses préoccupations, ses habitudes, ses affections, M. Guizot se plaignait un jour, sans amertume d’ailleurs, qu’on s’obstinât à faire de lui « un personnage tragique, solitaire, tendu, qui finira par devenir une espèce de légende, fausse comme toutes les légendes. » Les dehors du doctrinaire, l’accent superbe de l’orateur, ont souvent en effet donné de M. Guizot une idée inexacte. Sous cette apparence rigide, un peu officielle, pourrait-on dire, il y avait une âme généreusement douée, humaine, accessible aux émotions pathétiques et aux tendresses intérieures ; il y avait un homme dans toute l’étendue, dans toute la noblesse du mot. C’est l’intérêt de ce livre, dû à la piété filiale, de montrer cette partie intime, moins connue, d’une grande et retentissante existence.

Ce sévère et puissant athlète de l’arène parlementaire, qui était tout à la fois un historien, un philosophe, un politique, un orateur, avait ses cultes domestiqués auxquels il se sentait invinciblement lié au milieu des luttes les plus ardentes et des agitations d’une vie laborieuse. M. Guizot n’avait pas connu son père, mort victime des fureurs révolutionnaires pendant la terreur. Il n’avait connu que sa mère, qui avait surveillé son éducation, son enfance austère, et dont l’influence avait certainement contribué à développer en lui les plus précieuses qualités du caractère et de l’esprit. Rien de plus touchant que les relations de M. Guizot et de cette mère d’élite qui, après avoir suivi son fils dans sa carrière agrandie, après avoir toujours vécu auprès de lui, allait s’éteindre à Londres, au lendemain du naufrage de 1868.

C’est à cette mère que M. Guizot faisait la confidence de ses premiers projets d’avenir, de ses premières ambitions, de même que, plus tard, c’est auprès d’elle qu’il trouvait un dévoûment passionné, souvent des conseils utiles. « Je crois la voir encore, a dit Sainte-Beuve, dans cette mise antique et simple, avec cette physionomie forte et profonde, tendrement austère, qui me rappelait celle des mères de Port-Royal… Je crois là voir encore dans le salon du ministre, où elle ne faisait que passer… » Mme Guizot représentait la gravité affectueuse et simple dans ce foyer où se mêlaient les joies et les deuils vivement ressentis. En peu d’années, M. Guizot avait perdu successivement les deux personnes de mérite qui s’étaient associées à sa vie, Mlle Pauline de Meulan et une de ses nièces ; il avait perdu un premier fils mort dans l’éclat de sa jeunesse. L’aiguillon de la douleur lui arrachait parfois des accens pathétiques ; il ne se consolait qu’à la vue des enfans qui lui restaient, qu’il entourait de ses affections. Dans les jours les plus occupés de son ministère, il trouvait le moyen de passer quelques momens auprès d’eux, auprès de sa mère. Quand les enfans étaient loin, il leur écrivait ; il leur disait : « Je ne vous ai pas là pour aller cinq ou six fois par jour me délasser, me rafraîchir en vous voyant. C’est avec vous que j’oublie ma vie de travail et de lutte. Il me semble en entrant chez vous que je laisse mon fardeau à la porte… » Parfois à ses témoignages de tendresse paternelle il mêlait des leçons plus graves. Pendant son ambassade à Londres, il racontait à une de ses filles une séance de la chambre des communes où l’on avait discuté sur l’Irlande et il ajoutait : « Prends toujours de l’intérêt à l’Irlande, mon enfant. Ta mère lui en portait beaucoup comme à l’ancienne patrie de sa famille… Il y a cent cinquante ans que la famille de ton grand-père quitta l’Angleterre à la suite de Jacques II. Ils fuyaient l’Angleterre parce qu’ils étaient catholiques. Presque au même moment, les protestans fuyaient aussi la France. Aujourd’hui c’est un protestant qui représente la France à Londres, et ly trouve des catholiques puissans dans cette même chambre des communes qui les chassait il y a cent cinquante ans. Tout cela, ma chère fille, c’est le fruit d’une raison plus éclairée, d’une religion mieux comprise… » Au plus fort de ses luttes, M. Guizot se plaisait à cultiver ces jeunes esprits, à se créer par intervalles quelques jours de liberté qu’il allait passer au Val-Richer, dans cette campagne dont il s’était fait un paisible et aimable asile.

Retiré de tout dès 1848, M. Guizot n’avait plus cherché à reparaître sur la scène. Il était resté l’homme de la famille et de la pensée libre, du travail assidu, dans une retraite animée par l’affection, noblement occupée par l’étude. Il ne se désintéressait d’ailleurs ni de son temps ni de son pays ; il les jugeait parfois avec sévérité, et dans une lettre à un de ses amis, il laissait échapper ces mots, qui ne sont pas sans à-propos : « L’indécision et l’impotence sont les caractères du temps actuel. Ils n’ont ni idée arrêtée ni volonté efficace sur rien de ce qu’ils font. Ils flottent et suivent le cours de l’eau. » L’habitude d’esprit de M. Guizot cependant était l’optimisme, la confiance. Il se décourageait peu pour son pays, même quand il était personnellement atteint, et dans un jour de crise plus violente, il écrivait : « Je crois très grave la maladie de notre société, et nous sommes dans une des plus honteuses phases de notre maladie ; mais je suis décidé à ne pas croire et je ne crois réellement pas que ce soit là le dénoûment de la glorieuse histoire de la France. Nous nous en relèverons. » La guerre de 1870 l’avait rempli d’angoisse, et à la veille du conflit, il écrivait qu’il savait gré à M. Thiers d’avoir donné ses pathétiques avertissemens, d’avoir dit qu’il « tenait à l’honneur de sa mémoire. » M. Guizot, à la vue des cruels et rapides désastres de 1870, avait pu être ébranlé dans son optimisme, non dans son patriotisme, et au moment d’expirer, entouré de ses enfans, de ses petits-enfans, il murmurait encore le nom de la France : « Il faut, disait-il, servir la France, pays malaisé à servir, imprévoyant et inconstant : il faut le bien servir, c’est un grand pays. » Les politiques peuvent varier avec les circonstances ; les chefs d’état et les ministres peuvent se tromper dans leurs combinaisons, cela s’est vu. La noblesse morale d’une grande vie, d’une âme d’élite s’exhalant dans un dernier souffle de patriotisme, ne trompe pas. Elle est toujours une lumière et un conseil !

Ch. de Mazade.


ESSAIS ET NOTICES.



Recueil des traités, conventions, lois et autres actes relatifs à la paix avec l’Allemagne, publié par M. Villefort, ministre plénipotentiaire, sous les auspices du ministère des affaires étrangères, 5 vol. gr. in-8o ; Paris, Imp. nationale, 1872-79.

Un homme ne peut guère mieux comprendre les événemens qui se déroulent sous ses yeux, qu’un soldat ne peut concevoir l’ensemble d’une grande bataille à laquelle il a pris part. Les choses auxquelles on est mêlé n’apparaissent pas avec leurs justes proportions : tantôt on leur attribue une importance exagérée, tantôt on n’en saisit pas toute la valeur. Plus tard seulement, quand elles seront entrées dans le passé, on pourra les apprécier avec leur portée exacte, parce qu’alors on en aura vu les résultats, qui sont ici le plus sûr criterium. Il n’y a donc pas de véritable histoire des époques contemporaines : tout ce qu’on peut demander, ce sont les faits, les faits dans leur nudité, qui sont le squelette de l’histoire : plus tard viendront les appréciations, les jugement qui en sont le sang et la chair.

C’est à ce point de vue des faits que le Recueil des traités, conventions, lois et autres documens relatifs à la paix avec l’Allemagne se recommande à l’attention publique. M. Villefort, ministre plénipotentiaire, qui a conçu le plan de ce grand ouvrage et qui vient de l’achever, a rendu par là un service signalé à tous ceux qui prennent intérêt aux affaires de la France. Sans doute tous les documens n’étaient pas inédits : il en est beaucoup qui ont déjà vu le jour : mais comment et où l’ont-ils vu ? Dans des journaux quotidiens dont chaque numéro pousse celui de la veille dans le néant. Il était nécessaire de coordonner les pièces éparses çà et là dans des collections de journaux qui deviendront de plus en plus rares et que leurs dimensions même rendront inaccessibles. C’était la seule manière de les sauver de l’oubli. Nous songions en parcourant ce vaste Recueil à la sûreté d’informations qu’il assurerait aux historiens de l’avenir, qui seront tentés d’étudier par le menu la sinistre période de nos annales, marquée par la guerre contre l’Allemagne et par l’insurrection de Paris. Et ce n’est pas seulement par les futurs annalistes de la France que ces textes seront utilement consultés. L’œuvre de M. Villefort a un intérêt plus actuel : elle s’adresse aux hommes d’état qui pourront y voir comment le gouvernement français a su faire face à la plus terrible crise qu’ait traversée la France depuis bien des années, — aux hommes d’affaires qui ont besoin de consulter journellement certains documens dont la connaissance est nécessaire pour la solution de mille questions pratiques, — au public enfin, j’entends le public instruit qui aime à se rendre un compte exact des choses, sans se borner aux données vagues et superficielles dont on se contente trop souvent.

M. Villefort s’est mis à l’œuvre immédiatement après la guerre, sans penser alors que son travail prendrait les proportions d’un véritable monument. « Dans l’année qui a suivi la guerre, dit-il, on n’avait pu que pourvoir au plus pressé, satisfaire tout d’abord le vainqueur, et préparer la délivrance du territoire en rentrant dans un état normal et régulier : cette première besogne accomplie, une tâche immense restait à remplir pour consolider l’œuvre de la paix. Les intérêts publics et privés avaient été si profondément atteints par six mois de guerre et de bouleversement intérieurs, de telles transformations s’étaient opérées et s’imposaient au nouvel ordre de choses, le rétablissement du pays dans ses relations intérieures et extérieures était si ardemment poursuivi, qu’une foule de lois, de décrets, de mesures administratives, de projets de toute sorte allaient se succédant et apportant chaque jour une nouvelle pièce à l’édifice de notre reconstitution. Il y avait une utilité réelle et comme un devoir de patriotisme à rechercher le lien qui unissait tous ces actes dans un dessein commun, le relèvement de la France, à démêler et à grouper une masse de documens épars, connus aujourd’hui, oubliés demain, qu’il ne serait plus possible de retrouver sans de longues recherches… » Nous ne saurions mieux expliquer le mode de composition qui s’imposait par la force des choses à l’auteur du Recueil. Il a réuni tout d’abord les documens qui, par leur nature, se rattachaient directement à la conclusion de la paix avec l’Allemagne : c’est-à-dire le traité de paix, les nombreuses conventions additionnelles qui le complètent et tous les documens relatifs à la préparation et à l’exécution des engagemens internationaux. Ç’a été l’objet de deux premiers volumes, parus en 1872. Rien ne saurait donner une idée plus exacte des liens qui unissent aujourd’hui les peuples civilisés que l’examen des difficultés auxquelles donne lieu le rétablissement de ces liens lorsqu’ils ont été brusquement rompus par la guerre. Cette première portion du Recueil est une sorte de code du droit international conventionnel en vigueur entre la France et l’Allemagne. On y voit vivre le droit international, tel qu’il est compris dans le monde moderne, c’est-à-dire avec ses tendances à la réglementation et la complexité singulière qu’il doit aux relations existant de nos jours entre les différens états. A côté d’un traité solennel de paix et d’amitié, qui eût suffi dans l’ancienne Europe pour que les rapports entre les peupes se renouassent régulièrement, mille détails sont aujourd’hui prévus et réglés par des conventions spéciales : les questions de limites et de douanes, le raccordement des chemins de fer et des canaux, l’entretien des routes sur certains points de la frontière, la protection des œuvres d’art et de littérature, l’extradition des malfaiteurs, etc. Enfin l’abandon de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine a donné lieu à tout un ordre de stipulations particulières relatives au partage des dettes départementales, à la liquidation des comptes des personnes morales, à la nationalité des habitans. On ferait un curieux livre seulement en réunissant et commentant toutes les conséquences de la cession d’un territoire, telle qu’elle a lieu suivant les usages du droit des gens moderne.

Mais si, en 1872, la paix était rétablie et les relations reprises, en fait et en droit, avec l’empire allemand, il s’en fallait de beaucoup que la France fût revenue à son état normal, et M. Villefort a dû se remettre bientôt à l’œuvre pour nous montrer jusqu’à son achèvement ou peu s’en faut, ce qu’on peut appeler la liquidation de la guerre. Par ce mot, pris ici dans son acception la plus large, il faut entendre à la fois l’acquittement des cinq milliards à l’Allemagne, la réparation des dommages causés par la guerre étrangère et la guerre civile aux villes et aux particuliers, enfin la restauration de la puissance française par la réorganisation de l’armée, la reconstitution d’une frontière fortifiée et d’un matériel de guerre à la hauteur des progrès de la science moderne. Les plus importans documens officiels relatifs à cette triple tâche sont contenus dans les trois derniers volumes ; les uns sont reproduits in extenso, les autres, dont les dimensions n’eussent pas permis une insertion intégrale, sont condensés dans des résumés succincts. — Le tome III est spécialement consacré à la question des indemnités payées par l’état français pour réparer les dommages de guerre. On sait qu’à la suite de très intéressantes discussions au sein de l’assemblée nationale, après avoir écarté l’idée de la réparation intégrale demandée par quelques orateurs, on a admis le principe du dédommagement partiel des dommages causés par les armées belligérantes. Il n’a été fait d’exception à la règle que pour les dommages causés par l’armée française opérant contre Paris insurgé ; dans ce cas, un droit à la réparation intégrale a été reconnu aux intéressés sur la demande de M. Thiers. Des sommes considérables, plus de 900 millions, ont été réparties entre les départemens, les villes, les communes, les particuliers, les chemins de fer, etc. Le tome IV s’ouvre par l’acquittement de l’indemnité de guerre à l’Allemagne, : il faut lire l’admirable rapport présenté à ce sujet à l’assemblée nationale par M. Léon Say, au nom de la commission du budget de 1875 ; rien n’est saisissant comme cet exposé des difficultés qu’il a fallu vaincre et des précautions que l’on a dû prendre pour mener à bien les colossales opérations financières au succès desquelles était attachée la libération du territoire de la France. Si la vitalité d’un pays se mesurait seulement à sa richesse, nous aurions le droit de nous enorgueillir d’avoir pu, sans crise monétaire, presque sans trouble dans les transactions intérieures, diriger sur l’Allemagne la plus énorme rançon qu’aucun peuple ait jamais payée. Le même tome IV contient encore les lois relatives à la réorganisation de l’armée, aux forteresses, et, à ce propos, l’étude du compte de liquidation, espèce de budget extraordinaire pour lequel les ressources n’ont jamais manqué. C’est ce compte de liquidation qui a permis au ministère de la guerre de couvrir d’ouvrages défensifs notre nouvelle frontière de l’est, de faire de Paris le centre d’une région puissamment fortifiée, et d’emplir en même temps nos arsenaux d’armes et de munitions. — Au tome V et dernier ont été renvoyés tous les documens qui, par leur date, n’avaient pu. être insérés à leur place dans le cours de la publication.

Nous venons de montrer l’ordre général de ce vaste Recueil. Nous avons également indiqué les conditions dans lesquelles le travail avait été exécuté : c’est dire que le plan d’ensemble n’a pas pu être exactement suivi. L’auteur a voulu prévenir lui-même le reproche de manquer d’ordre qu’après un examen sommaire on serait peut-être tenté de lui adresser. Dans une remarquable préface insérée en tête du tome V sous le titre trop modeste d’Avertissement de l’éditeur, il reconnaît que « les documens mis au jour à des époques diverses se trouvent souvent divisés ou dispersés dans plusieurs volumes de telle sorte que, pour voir l’ensemble, il est nécessaire de se reporter d’un tome à l’autre. De là un défaut d’unité… » Cette unité, M. Villefort a eu l’heureuse idée de la rétablir au moyen d’une table systématique qui englobe toutes les matières en les répartissant en huit parties. On voit ainsi se dégager en quelques pages toute la synthèse de l’œuvre, et chaque document vient ici prendre la place qu’il aurait dû logiquement occuper dans l’ouvrage.


GEORGE COGORDAN.



Vaugelas, Remarques sur la langue française. Nouvelle édition par M. A. Chassang, inspecteur-général de l’instruction publique, 2 vol. in-8 ; Paris, Baudry, 1880.


Au-dessus ou à côté de ceux qu’un contemporain a appelés les Grotesques, il y a eu, dans la première partie du XVIIe siècle, beaucoup d’auteurs qui ont brillé d’un vif éclat et qui sont aujourd’hui tombés dans l’oubli. On ne connaît plus ni Conrart, ni Godeau, ni Chapelain, ni Gombauld ; on n’a jamais perdu de vue le nom de Vaugelas. Il doit peut-être sa popularité à quelques vers des Femmes savantes ; il n’a jamais cessé toutefois d’être apprécié par les doctes. Molière même ne devait pas rendre Vaugelas responsable des sottises des Précieuses ridicules : le grammairien devait trouver grâce devant l’homme de génie. Pour s’en convaincre, il suffit de relire Vaugelas lui-même. Cette lecture est facile, attrayante ; M. Chassang n’a rien négligé pour nous y engager. Il ne faudrait pas croire du reste que les Remarques sur la langue française eussent le moindre point de ressemblance avec ces horribles manuels qui ont eu longtemps la prétention, sans art aucun, de nous apprendre l’art de parler et d’écrire correctement. Il y a dans l’homme et dans l’œuvre un air de bon ton, de gravité sans raideur, mais non sans élégance, qui plaisait autrefois et qui ne déplaît pas aujourd’hui. Disons ici un mot de l’un et de l’autre. Claude Favre, baron de Péroges, sieur de Vaugelas, né à Meximieux, petite ville de l’ancienne Bresse, le 6 janvier 1685, était le deuxième fils du président Antoine Favre, l’ami de François de Sales. Voici son portrait d’après Pellisson. « C’était un homme, dit-il dans son Histoire de l’Académie, agréable, bien fait de corps et d’esprit, de belle taille ; il avait les yeux et les cheveux noirs, le visage bien rempli et coloré. Il était fort dévot, civil et respectueux jusqu’à l’excès, particulièrement envers les dames. Il craignait toujours d’offenser quelqu’un. » Des autres renseignemens que nous avons sur Vaugelas, il faut conclure que c’était un honnête homme, comme l’entendait le XVIIe siècle, consciencieux, travailleur obstiné, écrivain exact et non sans esprit. Jadis son père avait obtenu pour lui une pension de 2,000 livres ; mais la pension fut supprimée, puis rétablie par Richelieu, et toujours fort inexactement payée. Aussi Vaugelas fut-il toute sa vie criblé de dettes. Il ne savait pas demander : il savait cependant bien remercier. On ne rappellera jamais assez sa douce et fine réponse au cardinal de Richelieu, qui, en lui rétablissant sa pension, ajoutait : « Eh bien ! vous n’oublierez pas dans le Dictionnaire (de l’Académie, dont la rédaction était confiée à Vaugelas), le mot de pension. — Non, monseigneur, répondit le grammairien -gentilhomme et moins encore celui de reconnaissance. » Néanmoins Vaugelas vit et meurt pauvre, alors que le terrible cardinal, qui battait Cavoye, le capitaine de ses gardes, était généreux autant qu’Henri IV était ladre. Timide et crédule, voilà l’homme ! Tout autre est l’écrivain.

Les grammairiens ont une place dans l’histoire de la littérature française ; celle de Vaugelas notamment y est bien marquée. Il vint à son heure. Les Remarques sont de 1647 ; c’est l’époque où tous les lettrés se portent vers l’étude de la langue. Après le XVIe siècle, qui roule pêle-mêle l’or et la boue, un travail d’épuration est nécessaire. Malherbe commence, tout le monde suit. Ce n’est pas seulement dans la « chambre bleue » de l’incomparable Arthénice, c’est dans vingt salons qu’on s’applique à rendre sa pensée dans les meilleurs termes. Il y eut alors les vraies précieuses ; il y eut aussi plus tard, mais plus tard seulement, après Vaugelas, les précieuses ridicules, ces dernières surtout, après 1648, date où finit l’hôtel de Rambouillet. L’Académie, qui, sous la protection de Richelieu, s’était constituée en compagnie officielle pour « nettoyer la langue des ordures qu’elle avait contractées, » était à la tête de ce mouvement de réformation. Elle chargea Vaugelas de travailler à son Dictionnaire ; en même temps, il écrivit ses Remarques. Que devaient-elles être ?

Correct dans son langage comme dans sa tenue, habitué du fameux hôtel, ami de Patru et de Conrart, « vieilly dans la cour, » modeste, patient sans être décisif, Vaugelas était fait non pour régler, mais pour régulariser les faits de langage, pour constater la valeur des mots, pour dresser leur acte de naissance ou leur acte de décès. Ce n’est pas un réformateur, un promoteur d’idées nouvelles, non, il fut, comme Conrart[1], son ami, probablement aussi son bienfaiteur, une sorte de greffier, de secrétaire de la langue. Il faut lire maintenant dans l’Introduction si sobre et si ferme de M. Chassang comment le grammairien comprit sa tâche, quelle fut sa doctrine (car il a une doctrine), en quoi il a mérité les éloges et les critiques des contemporains et de la postérité.

Vaugelas prend l’usage pour maître, en cela il est inattaquable ; mais c’est un usage particulier, celui de la cour, des honnêtes gens : le peuple n’existe pas pour lui. « Au reste, quand je parle du bon usage, j’entends parler aussi du bel usage, ne mettant point de différence en cecy, entre le bon et le beau ; car ces remarques ne sont pas comme un dictionnaire qui reçoit toutes sortes de mots, pourvu qu’ils soient françois, encore qu’ils ne soient pas du bel usage, et qu’au contraire ils soient bas et de la lie du peuple. » (T. Ier, p. 25.) Nous sommes loin des crocheteurs du port au Foin auxquels Malherbe renvoyait brusquement ses disciples. Vaugelas n’est cependant pas un puriste, un partisan du raffinage ; mais il incline trop au style noble. C’est par là qu’il est attaquable et qu’il a été attaqué ; c’est cette tendance naturellement qu’ont exagérée les Philamintes et les Bélises. D’où vient cependant cet engouement pour Vaugelas en 1672 ? C’est qu’en 1647 les Remarques ont frappé tout le monde par leur justesse. En effet, l’œuvre du grammairien existe, elle est réelle, et son influence sur la langue et l’orthographe est considérable : Sainte-Beuve en fait un fourrier de Racine. Sans doute il se trompe souvent dans la pratique, il s’appuie sur de faibles autorités en jurant par le cardinal du Perron et son M. Coeffeteau, évêque de Marseille ; il prend à tort quelquefois le ton de l’oracle ; mais que de fois aussi il voit juste ! Que de fois même il devine juste ! Non, impossible de taxer avec Ménage « de haute impertinence »

Qu’un étranger et Savoyard
Fasse le procès à Ronsard ;


le goût de la pureté et de la correction semble avoir été toujours dominant dans ce petit pli de terrain aujourd’hui français.

En parcourant les deux volumes que M. Chassang offre au public, on se plaît à voir le grammairien épier, peser, expliquer, le sens exact des locutions et des mots, et parfois comme tirer leur horoscope ; il ne nous déplaît même pas de le voir se tromper. Volontiers on se mettrait à discuter avec lui : les questions de langue, d’orthographe, de prononciation ont toujours eu le don en France de nous intéresser. « Oui, monsieur Vaugelas, lui dirait-on, vous avez raison d’établir une différence entre propriété et propreté. (T. Ier, p. 57. ) Les Parisiens de votre temps, comme ceux du nôtre, avaient tort de parler du bout des dents et de dire merry pour marry, et au contraire les provinciaux de dire norrie pour nourrie. Quoi que vous en pensiez, la postérité emploiera péril imminent, non éminent. (P. 411.) Que vous êtes bon prophète, quand vous prédisez un brillant avenir à sécurité (p. 113), que Patru, l’élégant Patru, ne trouve pas français ! Mais se condouloir passera. Nous laisserons fillol pour adopter filleul. Nous écrirons gangrène et prononcerons le mot comme il est écrit, non cangrène. Enfin banquet est et restera français ; si vous viviez de notre temps, il vous serait bien facile de vous en convaincre. » Et ainsi de suite !

Chacun de ces mots, chacune de ces locutions, sont étudiés avec autant d’intelligence que de sollicitude. M. Chassang fait suivre les Remarques de Vaugelas des observations de Patru, de Thomas Corneille et de l’Académie française. Les Remarques ont en effet été réimprimées plusieurs fois dans le XVIIe et le XVIIIe siècle ; mais le nouvel éditeur a pris soin de nous donner le texte original de 1647 et de restituer l’orthographe et la ponctuation de la même édition. Ainsi il rectifie et complète le travail de ses devanciers. De plus, il ajoute aux anciennes Remarques des Remarques inédites tirées d’un manuscrit rongé par les rats, opici mures. Enfin il a eu la bonne fortune de mettre la main sur une clé inédite trouvée dans les manuscrits de Conrart. Les notes, quoique trop discrètes, en sont une autre aussi précieuse. Donc, grâce à M. Chassang, nous avons là un Vaugelas original, complet, restauré, remis dans son cadre, — bel hommage rendu à un ancêtre, pour ainsi dire, par un des plus dignes et des plus savans grammairiens de l’école nouvelle.


AUGUSTE BOURGOIN.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.

  1. C’est la vraie orthographe du nom, et non Conrard ; que M. Chassang nous permette cette petite rectification.