Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1865

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Chronique n° 807
30 novembre 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 novembre 1865.

La saison de Compiègne, terme extrême des vacances politiques, est le moment aussi où par un mouvement de curiosité générale on semble se préparer à la prochaine campagne des affaires publiques. Partout d’ailleurs à cette époque commencent les apprêts du travail politique. Cette année, chez nous, les approches de la session se sont annoncées par ces bruits de réductions de dépenses dont le décret du 15 novembre, escorté de deux notes du Moniteur, laisse encore la signification indécise. En Italie, les affaires sont engagées par la réunion de la nouvelle chambre, qui a déjà presque terminé la vérification des pouvoirs. En Autriche, le grand travail de reconstruction constitutionnelle commence au sein des diètes provinciales et va traverser une décisive épreuve dans les délibérations de la diète de Hongrie. En Prusse, le fringant M. de Bismark songe aux difficultés qu’il doit rencontrer dans sa lutte avec la seconde chambre. En Angleterre, lord Russell s’efforce de compléter son cabinet et de prendre position en face de la question de la réforme parlementaire, naturellement évoquée par l’accident qui l’a replacé a la tête du pouvoir. En Espagne, on est à la veille d’élections nouvelles et au début d’une crise qui met en jeu non-seulement les principes et la fortune des partis, le crédit de l’état, une politique étrangère animée de périlleux caprices, mais la situation de la couronne elle-même. Aux États-Unis, le congres va se rassembler dans peu de semaines et ses mouvemens ne peuvent manquer cette année d’exciter une attention particulière en Angleterre et en France, puisque les gouvernemens de ces deux pays ont eu la maladresse de se créer de gaîté de cœur des différends avec la démocratie américaine. De toutes parts, nous allons donc rentrer dans l’ornière des affaires ordinaires. Au surplus, les esprits réfléchis ne perdront point de vue qu’au-dessous des incidens vulgaires qui vont se produire il y a une situation générale qui peut a chaque instant donner à ces incidens une vaste portée, et que cette situation est déterminée par deux pôles : ici la question romaine, la question de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel ; là l’éclatant triomphe et l’irrésistible essor de la démocratie libérale aux États-Unis. C’est entre ces deux grands faits, la rupture des liens qui ont uni la religion au despotisme et l’élévation croissante du type de la démocratie libérale aux États-Unis, que vont se dérouler les variations de l’histoire politique contemporaine.

Avec une impartialité à laquelle nos lecteurs, nous en sommes sûrs, rendent justice, nous n’avions point hésité à louer les résolutions d’économie que l’on prêtait depuis quelque temps à notre gouvernement On devait opérer des réductions sur le budget de la guerre, sur le budget de la marine, sur le budget même du ministère des finances. Nous accueillîmes ces bruits heureux avec une sincère joie. Nous crûmes toucher à l’Inauguration d’une politique financière systématique qui élèverait nos revenus ordinaires au-dessus des dépenses ordinaires, qui se ménagerait chaque année un excédant disponible, et, à l’aide des excédans annuels, rendrait au crédit public le concours de l’amortissement, ou tenterait des expériences fécondes sur la taxation. Le Moniteur, avec une bizarrerie d’humeur inconcevable, a soufflé sur ces illusions optimistes. En réalité, on estime bien que les réductions de dépenses s’élèveront à une trentaine de millions. Ce n’est pas beaucoup sans doute, mais c’est quelque chose. Ce qui aurait eu plus de valeur que la somme, c’eût été l’intention annoncée, la tendance manifestée, le principe mis en avant d’une politique nouvelle. Dans la façon même de présenter les économies, si minimes qu’elles fussent, on eût pu tenir un langage qui n’eût point été seulement habile, qui eût été utile, instructif, car il eût marqué un dessein arrêté, une pensée suivie. Jamais, au contraire, mise en scène n’a été plus malencontreuse. Vous ne les aurez pas de si tôt, vos réductions de dépenses, avait d’abord l’air de dire le journal officiel. Le lendemain cependant, le même journal publiait le décret du 15 novembre. — Ne vous hâtez pas de triompher, reprenait-il un autre jour ; vos économies sur l’armée ne monteront pas à la somme que vous pensez : ce sera tout au plus 10 ou 12 millions en 1867. Cette allure de polémique et ce système de commentaires atténuatifs ont compromis l’effet moral des mesures financières. Le public, qui, par le temps qui court, est complètement dénué d’enthousiasme, a pris volontiers au mot la leçon réfrigérante qu’on lui donnait. Vous voulez que ce soit peu de chose ? a-t-il eu l’air de dire. Soit, je ne veux point vous contrarier ; n’y pensons plus. Sérieusement, il est regrettable que ces réductions financières n’aient point été présentées au public dans un travail général qui en eût fait comprendre l’ensemble, l’importance et les conséquences. Exposées de la sorte, elles auraient pu avoir une double influence au dedans et au dehors : au dedans, elles eussent intéressé l’opinion publique au développement d’une politique économique dont le point de départ eût été bien déterminé ; au dehors, on eût pu, avec l’autorité de la France, les proposer comme exemple à ces gouvernemens européens qui se ruinent en armemens excessifs. Au lieu de les livrer en détail à la publicité et aux commentaires du Moniteur, peut-être eût-il mieux valu les réserver au rapport financier que M. Fould présente chaque année à l’empereur dans cette saison. Ce rapport, nous l’espérons, ne tardera point à paraître, et réparera en partie les fautes que nous regrettons. Il est également certain qu’en présence du corps législatif, M. Routier et M. Vuitry ne négligeront point de définir la véritable portée des économies financières. N’importe, la mesure des réductions a joué de malheur à sa venue au monde. Elle a, comme on dirait au théâtre, manqué son entrée.

Les motifs par lesquels on a expliqué les tiraillemens trahis par le journal officiel ne nous paraissent nullement fondés. On a prétendu que le bruit des réductions militaires inquiétait et mécontentait l’armée. En premier lieu, c’est précisément parce qu’une réduction de cadres, si minime qu’elle soit, est de nature à alarmer les officiers sur les chances d’avancement et l’avenir de leur carrière, que nous eussions souhaité que la mesure en question eût été expliquée dans ses rapports avec la politique générale du pays. Prise isolément, comme une résolution d’intérêt administratif, une mesure de ce genre risque de perdre son caractère élevé et de passer pour un acte de parcimonie mesquine et tracassière. C’est seulement dans cette forme, à ce point de vue, que ceux de nos concitoyens qui sont voués à la carrière militaire peuvent croire leurs intérêts lésés. Montrez au contraire à l’armée que c’est au nom d’un vaste et permanent intérêt national qu’on lui demande de légers sacrifices, et soyez sûrs qu’elle ne marchandera point son dévouement. En touchant à cette affaire des cadres, on soulève d’ailleurs une grande question qu’il sera impossible de résoudre dans l’avenir suivant les vieux erremens du passé. La perpétuité des cadres et l’immobilisation des officiers dans la profession militaire forment un système qui ne pourra pas être toujours compatible avec les intérêts des sociétés démocratiques, pacifiques et laborieuses. Ce qui vient à cet égard de se passer aux États-Unis est un exemple qui ne sera pas perdu pour le monde. Les États-Unis ont licencié cette année une armée de plusieurs centaines de mille hommes et en ont dissous les cadres avec une facilité qui a étonné la routinière Europe. Un membre du parlement anglais, sir Morton Peto, un des plus grands entrepreneurs de chemins de fer de notre époque, et que ses compatriotes appellent l’homme qui emploie cent mille hommes, a visité récemment les États-Unis, et a porté principalement son attention sur les effets du licenciement de l’armée et de la dissolution des cadres. Il rendait compte, il y a peu de jours, de ses observations à ses électeurs de Bristol. Il leur disait l’étonnement avec lequel il a vu les officiers rentrer dans les professions civiles. Partout, dans les grandes manufactures, dans les grands ateliers, il rencontrait au travail des colonels, des majors, des capitaines, des sous-officiers de l’ancienne armée. Sans doute nos organisations militaires d’Europe ne peuvent être comparées de tout point à l’établissement militaire improvisé que la république américaine s’était donné depuis quatre ans. Le système des monarchies européennes nées de la guerre, fondées sur la force militaire et condamnées à d’éternelles et mutuelles défiances, impose à chacune d’elles une certaine ampleur et une certaine permanence de cadres. On peut objecter aussi que les professions civiles sont chez nous encombrées, et que les officiers n’y trouveraient point un accès aussi large et aussi constant qu’aux États-Unis. Cependant, tout en tenant compte des différences qui existent entre l’ancien monde et le nouveau, notre intelligence se refuse à admettre qu’il n’y ait pas des réformes considérables à opérer dans notre système des cadres. La difficulté et la lenteur de l’avancement, que l’on fait valoir au nom de la conservation des cadres, nous paraît être au contraire un argument décisif contre la routine qui chez nous enchaîne les officiers à l’état militaire.

Prenons les armes savantes. On sait combien est lent l’avancement dans le génie, dans l’artillerie : un officier d’artillerie, capitaine à trente ans, ne peut pas espérer d’être chef d’escadron avant quarante-cinq ans. À trente ans, il sait son métier ; il est donc obligé de perdre sans profit pour le public et pour lui-même les quinze plus belles et plus vigoureuses années de sa vie, avant d’arriver à un grade supérieur. On en peut dire autant des officiers du génie, condamnés à tant de besognes absurdes et stériles qui mettent au supplice des intelligences d’élite. Des observations semblables s’appliqueraient aux officiers des autres armes. Quand on voudra s’attacher à cette étude, on établira aisément qu’il est aussi peu profitable aux officiers qu’au public de faire de la carrière militaire une profession exclusive et fermée ; on reconnaîtra qu’il y a une sorte de barbarie à ne pas permettre aux officiers de se consacrer dans certaines limites et à certaines conditions, pendant la paix, aux carrières pacifiques. L’intérêt technique n’a rien à objecter contre ce passage d’une carrière aux autres. L’exemple des officiers des États-Unis élevés à West-Point prouve que les professions industrielles ne font point oublier le métier des armes. Grant, Sherman, Mac-Clellan, ont été des généraux distingués après avoir pratiqué le commerce, la banque et l’industrie ; Robert Lee a maintenant accepté la direction d’un collège : pense-t-on que, si dans l’avenir son pays lui demande de reprendre le sabre, il aura désappris l’art de commander ? On découvrira un jour non-seulement qu’il est possible d’accomplir d’importantes économies financières en renonçant à la routine des cadres immodérés et permanens, mais qu’il est conforme à la nature démocratique des sociétés modernes de ne point enfermer dans une profession immuable ceux qui auront été chargés d’étudier la science et l’art de la guerre. Le pays qui aurait eu le plus à profiter de notre exemple si la France eût réalisé des réductions considérables sur son armée eût été certainement l’Italie. L’intérêt financier n’est point pour l’Italie un thème sur lequel il soit possible de broder des variations capricieuses. En présence de la convention du 15 septembre 1864 et d’un parlement nouveau, il est indispensable que l’Italie donne à ses finances une assiette certaine. Cet intérêt est d’autant plus pressant que la plupart des gouvernemens européens laissent voir chaque jour des besoins d’argent plus impérieux. De toutes parts, on voit les états recourir au crédit et se faire une concurrence ruineuse sur les marchés financiers par les conditions de jour en jour plus onéreuses auxquelles ils se soumettent à l’envi. L’arme financière de l’Italie a été jusqu’à présent le crédit. L’Italie vit d’emprunts ; mais elle doit prendre garde qu’elle rencontrera dans la compétition des emprunts des concurrens de plus en plus redoutables, et que si elle se fiait encore trop longtemps à cette ressource, elle serait obligée de subir des conditions intolérables. L’Autriche vient de contracter en France un emprunt sur le pied d’un intérêt supérieur à 8 pour 100. La Turquie est devenue, elle aussi, une emprunteuse chronique et allèche les capitaux par des intérêts de 12 pour 100. L’Espagne, dans ses expédiens de trésorerie, paie l’argent aussi cher, et il faudra bien qu’elle finisse, elle aussi, par contracter un gros emprunt. Les conditions de crédit, par le fait seul de la concurrence générale, vont donc devenir très onéreuses pour l’Italie. Il importe de bien faire comprendre cette situation à la nouvelle chambre des députés. Le ministère actuel semble fortement pénétré de cette nécessité. On se rappelle la franchise avec laquelle M. Natoli révéla le déficit au pays dans sa circulaire aux électeurs. M. Sella, en un récent discours, a montré avec beaucoup de sagacité que c’est dans les finances que l’Italie doit maintenant chercher sa principale force politique et le moyen d’accomplir ses projets d’affranchissement. Que peut-on donc faire et que va-t-on faire pour les finances italiennes ? Réduire les dépenses, ce sera difficile, car les Italiens prétendent qu’ils ne peuvent plus rien retrancher de l’armée, et bientôt d’ailleurs les garanties considérables de revenus données par le gouvernement aux compagnies de chemins de fer vont devenir effectives. Peut-on accroître les revenus ? M. Sella l’espère au moyen de l’impopulaire et terrible impôt sur la mouture. Y a-t-il à réaliser quelque ressource extraordinaire qui puisse apporter au découvert une atténuation notable ? C’est probablement à cette recherche que s’appliquera de meilleur cœur la nouvelle chambre. Une ressource de ce genre existe : ce sont les propriétés ecclésiastiques. Une appropriation radicale à l’état des biens d’église parait être le plus prochain moyen de salut des finances italiennes. C’est là une mesure révolutionnaire dont l’équité ne peut être contestée par nous, les héritiers de la révolution française. Par cette mesure, il faut s’y attendre, on ajoutera une difficulté nouvelle, et des plus irritantes, aux rapports de l’Italie avec Rome. La reprise des négociations qui donnèrent tant d’espérances il y a quelques mois deviendra impossible. D’un autre côté, l’esprit de la nouvelle chambre, où la gauche et le centre gauche occupent une plus grande place que dans l’ancien parlement, sera favorable à une politique décidée de sécularisation. On voit qu’il est impossible de lutter en Italie contre la force des choses. Les embarras que cause à ce pays la longue résistance hostile de la cour de Rome l’obligeront, à s’emparer des biens du clergé. Comment peut-on s’imaginer que cette œuvre de sécularisation, puissante comme la nécessité, s’arrêtera devant l’acte qui en est l’achèvement inévitable, la séparation des deux pouvoirs à Rome même ?

L’intéressante expérience qui se poursuit en Autriche est bien digne d’attirer la curiosité de l’Europe à côté des efforts d’organisation intérieure tentés par l’Italie. La politique inaugurée à Vienne par la patente de septembre demeure fidèle à elle-même et nous paraît continuer à mériter la confiance des esprits libéraux. Cette politique est évidemment bien accueillie dans les régions non allemandes de l’empire, en Hongrie, en Galicie, en Bohême ; Il serait fort heureux qu’elle fût sanctionnée par le travail des diètes provinciales. L’œuvre tentée est difficile assurément, puisqu’il s’agit de constituer l’empire en une sorte d’état fédératif. Les politiques de centralisation arrivent plus aisément à leurs fins immédiates quand elles ont la force ; la force, pour un moment du moins, supprime en effet les résistances. Au contraire l’établissement d’une fédération a besoin du concours de toutes les parties, et, au lieu de briser les volontés diverses, doit les attirer et les réunir par la persuasion. L’intérêt de cette tentative se concentrera dans les délibérations de la diète de Hongrie. Les Magyars sauront-ils se concilier ces parties annexes de leur vieille monarchie, la Transylvanie, la Croatie, auxquelles ils tiennent tant ? Quand ils auront accompli le travail de fusion qui les concerne, leurs arrangemens avec la cour de Vienne deviendront faciles. Avoir les choses à distance, il semble que l’on assiste à l’exécution progressive d’un plan convenu d’avance entre les divers acteurs. Les chefs hongrois, l’honnête et populaire M. Deak par exemple, doivent être d’accord avec M. de Mailath sur le système qui devra régir les rapporte de la Hongrie avec l’empire. Une fois que ce système aura été adopté, la reconstruction fédérative de l’Autriche sera bien avancée. C’est alors que l’on pourra dissiper les craintes exprimées par les provinces allemandes et apaiser leur mécontentement. L’opposition libérale des provinces allemandes a paru croire que la politique nouvelle équivalait à l’abandon du système constitutionnel en Autriche. Nous croyons le contraire. Puisqu’il s’agissait de vaincre par la persuasion le long dissentiment de la Hongrie, il fallait bien suspendre la constitution qui était la pierre d’achoppement du patriotisme hongrois ; mais, après avoir gagné l’adhésion de la Hongrie, toutes les institutions provinciales définitivement arrêtées devront se coordonner dans une constitution générale de l’empire où les exigences légitimes des libéraux allemands trouveront sans doute satisfaction. Nous le répétons, ce travail de réorganisation est une œuvre très complexe, très délicate, soumise à d’inévitables lenteurs, mais l’intention inspiratrice et le but poursuivi sont honnêtes et sensés, et il faut faire des vœux pour que le succès soit au bout. La réussite aura des conséquences heureuses à plusieurs points de vue. Nous verrons rentrer sur la scène de la politique publique de l’Europe ces Hongrois, si bien doués pour la politique et pour la liberté, avec la brillante générosité de leurs sentimens et leur éloquence originale. L’empire autrichien, devenu un état définitivement libre, se classera à un rang élevé dans le mouvement des sociétés modernes. Il s’appliquera pacifiquement à l’exploitation de ses vastes ressources économiques ; il fera cesser le long désordre de ses finances, il s’affranchira des routines bureaucratiques, il s’initiera par les traités de commerce aux bonnes pratiques industrielles. La conduite de M. de Belcredi, de M. de Mailath et de leurs collègues nous autorise à espérer qu’ils poursuivent de semblables résultats. Si l’Autriche devenait ainsi un état vraiment moderne, si elle s’habituait à placer les intérêts positifs au-dessus des susceptibilités vaniteuses, si elle reconnaissait équitablement dans son propre sein les droits des nationalités, en conciliant dans la liberté commune les races diverses qui forment l’empire, peut-être alors ne serait-il pas chimérique d’espérer que le jour viendrait où elle adapterait sa politique étrangère à sa politique intérieure, où elle se fatiguerait de ne plus retenir la Vénétie que par une domination tyrannique et ruineuse, et où elle consentirait, moyennant des compensations du genre de celle dont M. Sella parlait l’autre jour, à céder Venise à l’Italie et à ne plus menacer la sécurité d’un peuple dont l’existence et l’indépendance sont désormais une des conditions essentielles de la paix de l’Europe.

On aurait peu de goût à songer à l’Espagne, si de temps en temps on n’était réveillé en sursaut par quelque excentricité nouvelle de l’un des mobiles cabinets qui passent au gouvernement de ce pays désorienté. Tandis qu’on croyait l’Espagne occupée à se remettre de la panique du choléra, ou à panser les blessures de ses finances, ou à méditer quelque révolution de palais, le commerce européen s’est trouvé tout à coup très sérieusement lésé par une équipée de l’amiral Pareja mettant le Chili en état de blocus. Le Chili est justement la république de l’Amérique espagnole qui fait le plus d’honneur à son origine par la sagesse de sa conduite, par sa politique libérale et par sa tranquillité intérieure. C’est à cette honnête république que le gouvernement espagnol n’a pas craint de chercher une mauvaise querelle. Les longues et diffuses circulaires de M. Bermudez de Castro ont manqué complètement leur objet ; bien loin de justifier la conduite de l’amiral Pareja, elles ont choqué le bon sens du public français et anglais par la futilité des prétextes invoqués contre le Chili. Les grands griefs du ministre espagnol sont quelques cris poussés contre l’Espagne dans un rassemblement populaire, et des injures contre le gouvernement de Madrid publiées par un journal. En vérité, il faudrait rire d’une susceptibilité si ridicule, alors même qu’elle ne fournirait pas prétexte à un acte de prépotence si abusif. Est-il permis à un gouvernement qui se dit constitutionnel de se montrer si délicat à l’endroit d’une manifestation populaire ou d’une déclamation de journal ? Aucun ministre espagnol ne s’avisera de tirer son grand sabre pour demander compte à la France, à l’Angleterre ou aux États-Unis du langage des journaux de Paris, de Londres ou de New-York sur le compte du gouvernement espagnol. Dans le blocus dénoncé contre le Chili, il y a un étrange abus de puissance de la part du plus fort contre le plus faible. Ce scandale blesse d’ailleurs les intérêts très positifs des commerces français, anglais, américain. L’émotion qu’il a causée parmi les classes commerçantes à Paris et à Londres a dû déjà éclairer M. Bermudez de Castro sur la témérité de sa politique envers le Chili. On doit supposer que les effets de cette intempestive étourderie seront réparés par une médiation anglo-française.

Entre les deux tendances qu’il pouvait suivre dans la reconstruction de l’administration qu’il dirige, lord Russell a fait son choix. Lord Russell pouvait fortifier son ministère de deux façons, en s’adressant ou aux whigs conservateurs ou aux whigs radicaux. C’est aux radicaux qu’il a donné la préférence. Les whigs conservateurs lui offraient deux hommes d’un vrai mérite : l’un, M. Horsman, plus orateur qu’homme d’affaires ; l’autre, M. Robert Lowe, très apte aux diverses fonctions administratives et capable en même temps de prendre une part remarquable aux discussions parlementaires ; mais MM. Lowe et Horsman se sont très énergiquement prononcés contre de nouveaux essais de réforme parlementaire. C’est du côté de la réforme que lord Russell s’est tourné en appelant à des postes secondaires de l’administration qui ne donnent point accès au cabinet M. Goschen et M. Forster. L’accession de M. Forster surtout a une signification réformiste. Peu de jours après avoir accepté la sous-secrétairerie des colonies, M. Forster a harangué ses électeurs de Bradford, et, bien loin de se couvrir des réserves qu’il pouvait tirer de sa nouvelle position officielle, il a plaidé énergiquement la cause de la réforme. Les membres du meeting de Bradford, en présentant une adresse à lord Russell, ont fourni au premier ministre l’occasion d’indiquer sa politique. Lord Russell veut une réforme parlementaire, mais il semble dire que c’est au pays d’en fixer le moment par la manifestation publique de ses vœux. Cette exhortation à l’agitation réformiste sera certainement entendue ; elle ne produira point d’effet, il est vrai, avant la session qui commencera dans deux mois. Il n’y aura point de bill de réforme présenté l’année prochaine ; ce sera aux partisans d’un remaniement de la constitution parlementaire de mettre ce temps à profit pour formuler leurs idées et recruter des adhérens. On peut donc dire que si elle n’est traversée par un accident, l’Angleterre marche à une réforme électorale. La base de la représentation sera agrandie ; un élément populaire nouveau, fourni surtout par les classes ouvrières, sera admis à la représentation ou, pour parler comme les Anglais, introduit dans le cercle élargi de la constitution.

Cette rénovation électorale et parlementaire, ne s’accomplira point sans soulever d’énergiques et longues contestations ; — À quoi bon la réforme, disent les libéraux, puisqu’il n’y ai plus d’abus crians à supprimer, et que le parlement actuel, de l’aveu de tous est assez éclairé et assez bien intentionné pour faire la guerre aux abus de ce genres s’il en existe ? — Le débat s’établira entre deux argumens : celui des libéraux conservateurs, qui disent : « Vous qui voulez réformer le parlement, indiquez les réformes que le parlement actuel ne veut ou ne peut point accomplir, » et celui des radicaux, qui disent, avec M. Gladstone : « Vous qui voulez exclure les classes ouvrières de la constitution, prouvez donc qu’elles ne sont point dignes, d’y entrer. » On se renvoie ainsi des uns aux autres la tâche d’une démonstration négative. Il est un autre argument mis en avant par les ouvriers de Glasgow dans leur adresse à M. Gladstone, et répété à Bradford par M. Forster, qui nous paraît devoir infailliblement décider la question en faveur du droit populaire : « Faut-il donc que, pour devenir citoyen, l’ouvrier anglais soit obligé de passer l’Atlantique ? » Cette allusion aux États-Unis, où le dernier émigrant anglais est admis à la souveraineté, doit donner à réfléchir aux adversaires de l’avènement du peuple au droit électoral. Après tout, l’aristocratie britannique aurait tort d’oublier que la république américaine est un rejeton spontané de la race anglaise, et que l’Angleterre repose sur une couche d’hommes identiques à ceux qui aux États-Unis savent si bien pratiquer le suffrage universel.

Nous sommes impatiens, nous l’avouons, de voir s’ouvrir la prochaine session du congrès américain. Nous attendons de cette réunion des représentans des États-Unis quelques éclaircissemens sur une question qui préoccupe en France tous ceux qui ne font point effort pour endormir leur patriotisme ; Nous voudrions être fixés le plus tôt possible sur la situation de la politique française au Mexique. Nous espérons assurément que le compte-rendu annuel de la situation de l’empire ou un de ces livres jaunes qui se publient ici au commencement de la session nous mettra au courant des communications diplomatiques qui ont pu être échangées entre la France et les États-Unis au sujet du Mexique, et nous édifiera sur la limite de temps que notre gouvernement compte mettre à cette entreprise. Notre vœu serait que la France assignât d’elle-même le terme du concours que nous nous proposons de donner à l’empereur Maximilien, afin de placer notre politique, si intéressée au maintien des bons rapports avec les États-Unis, à l’abri de tout péril de conflit. La France est mal renseignée sur les dispositions du gouvernement des États-Unis ; la plupart du temps, nos journaux gardent le silence, et la presse étrangère nous transmet souvent des informations contradictoires. Un jour on nous dit que le gouvernement des États-Unis ordonne le maintien de la plus stricte neutralité sur la frontière mexicaine ; un autre jour, on nous apprend que le président Johnson envoie une légation auprès du chef de la république mexicaine. On avait parlé d’une dépêche de M. Seward à propos d’un projet de recrutement en Égypte du corps de nègres que nous avait fourni le vice-roi ; des journaux ont nié l’existence de cette dépêche : réfutant naguère ces démentis, un correspondant du Times, écrivant de Washington, racontait la dépêche comme si le ministreaméricainla.lui eût donnée à lire. Le dernier steamer a apporté des propos graves du général Grant. Nous le répétons, à ces bruits contradictoires et confus il importe de faire succéder le plus tôt possible des explications amicales et nettes qui apprennent au public la marche que veulent suivre les gouvernemens de France et des États-Unis. La coïncidence de la session du congrès et de celle de notre corps législatif nous paraît indiquer l’opportunité des informations catégoriques après lesquelles nous soupirons.

Il y a eu des temps où la publication d’un livre a pu être en France un grand événement. Nous ne vivons plus à une de ces époques généreuses où l’intelligence publique s’associait à ces nobles fêtes de l’esprit ; sinon, nous signalerions comme un événement d’une haute Importance l’apparition du beau livre de M. Edgar Quinet sur la révolution. Nous ne souscrivons sans doute point à tous les jugemens portés par M. Quinet sur les choses, les idées et les hommes de notre grande ère ; mais nous déclarons qu’il est impossible de lire cet ouvrage sans une sympathie et une admiration profondes.

M. Quinet a tout donné à cette pieuse et virile étude de la révolution française, la droiture de la conscience, le plus scrupuleux examen, la méditation la plus patiente et la plus concentrée, une volonté et une puissance égales d’intuition ; puis, et c’est encore un témoignage souverain de son culte pour la révolution et pour la patrie, il a paré son œuvre avec amour du plus pur et du plus éloquent français qu’il ait jamais lui-même parlé. Un grand nombre d’amis de la révolution française ont eu le travers de s’éparpiller en petites sectes orgueilleuses, farouches, intolérantes, qui, comme autant de petites églises, ont perpétué les vieux dissentimens des hommes de 1789, 1792 et 1793. Il y a des orthodoxes des doctrines républicaines qui sacrifient les principes et les intérêts de la liberté à de puériles antipathies. On a vu récemment, à propos des projets de décentralisation publiés par le comité de Nancy, une de ces manifestations d’aveugle intolérance révolutionnaire. Une sorte de dévotion jacobine a fait éclat contre la décentralisation : on eût dit qu’il s’agissait encore de mettre hors la loi les girondins fédéralistes. La grandeur et la bienfaisante influence du livre de M. Quinet sont de replacer la liberté à son vrai rang, le premier parmi les principes de la révolution, et de rattacher à leur tradition, qui est l’absolutisme de l’ancien régime, les procédés de centralisation excessive et de tyrannique arbitraire qui ont été adoptés par les factions révolutionnaires. Nous ne pouvons exprimer ici les motifs de l’admiration que nous inspire cette œuvre imposante ; mais ou nous nous trompons fort, ou elle est destinée à remuer puissamment les esprits. Elle comptera parmi les plus efficaces services qui aient été rendus à la cause de la révolution française, et marquera comme un signe de salutaire réveil des âmes, si l’esprit national n’est point condamné a une léthargie éternelle.

Nous faisions naguère allusion à la fin d’un homme d’esprit, d’un homme heureux, qui a tenu une grande place dans notre époque et dont l’âme n’a point été à coup sûr assaillie des nobles soucis qui tourmentent et élèvent la pensée de M. Quinet : nous voulons parler de M. Dupin. Il n’y a pas grand’chose à dire d’hommes de cette importance et de ce naturel tant qu’on est encore dans la période des oraisons funèbres officielles ; il faut pour les juger prendre plus de perspective et les considérer de plus loin. Constatons seulement que la bonne fortune suit M. Dupin jusqu’après sa mort : elle lui donne ou lui prépare dans ses fonctions judiciaires ou dans ses honneurs littéraires des successeurs qui honorent son héritage. À la cour de cassation il a été remplacé par le premier légiste de notre époque, M. Delangle. À l’Académie française, nous espérons que son fauteuil sera rempli par un des maîtres les plus laborieux et les plus estimés de l’école historique française, par M. Amédée Thierry, car cette fois nous ne doutons point que la modestie de M. Thierry ne cède aux vœux du monde lettré, qui depuis longtemps l’appelle à l’Académie. e. forcade.

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