Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1865
14 décembre 1865
Parmi les morts illustres enregistrées dans l’obituaire de 1865, celle qui aura le plus fortement ému l’opinion publique est la mort de Léopold Ier, roi des Belges. Certaines morts ont le don de produire dans les esprits de soudaines illuminations : telle a été celle du roi Léopold. Nous venons trop tard pour relever les circonstances personnelles de la carrière à la fois si calme et si remplie de cet homme remarquable. Le romanesque a été pourtant mêlé à la vie de ce sage. Ce cadet d’une petite maison d’Allemagne a fondé l’influence européenne de la maison de Cobourg. Le point de départ de cette série de succès fut la bonne fortune qu’il eut de plaire à la princesse Charlotte, cette pauvre enfant née du plus triste des mariages, qui eut le malheur d’avoir pour mère la princesse Caroline, pour père le prince-régent, et à qui la mort ravit d’avance le trône d’Angleterre. Léopold de Cobourg, veuf, demeura duc anglais de Kendal ; mais sa sœur avait épousé le duc de Kent. De cette union naquit bientôt la princesse Victoria ; le duc de Kent ne survécut guère à la naissance de sa fille, et Léopold servit de père à celle qui devait être la reine honorée que nous connaissons. Ce fut dans cette situation élevée et tranquille d’un homme qui avait dû d’abord se croire appelé à partager le pouvoir sinon la dignité d’une reine d’Angleterre, et qui plus tard eut à veiller à l’éducation d’une princesse destinée à régner, que les événemens vinrent convier le duc de Cobourg, transformé en patricien anglais, à jouer un rôle personnel. On voulait faire de lui au commencement de 1830 un roi des Grecs. Il mit à son consentement des conditions qui furent refusées par les puissances protectrices du nouveau royaume hellénique. Il accepta l’année suivante la couronne constitutionnelle de Belgique, fondée par une révolution. Depuis lors, tout le monde a vu la grande place que le roi Léopold a faite à lui-même et aux siens en Europe. Il s’allia à la famille qui présidait alors aux destinées de la France, et, par une princesse dont la Belgique mêle aujourd’hui avec une délicatesse touchante le pieux souvenir à son deuil, le sang français entra dans la dynastie belge. Peu d’années après, son neveu, le prince Albert, épousait sous ses auspices la reine Victoria d’Angleterre. De nombreuses alliances placèrent la maison de Cobourg aux approches des premières couronnes. Ce n’étaient là que les signes extérieurs de l’influence du roi Léopold, devenu le chef de sa maison. Ce souverain, par les qualités de son intelligence et de son caractère, a pu remplir en même temps deux grands rôles, un rôle extérieur européen et le rôle intérieur d’un roi constitutionnel parfait. Il était admirablement placé et il avait qualité pour intervenir entre les grandes cours par le conseil, les bons offices, la médiation. Il pouvait faire écouter ses avis avec une égale confiance par les chefs de gouvernement, en France, en Angleterre, en Autriche, en Russie, et on a pu dire de lui sans exagération qu’il était le juge de paix de l’Europe. On a été surtout frappé de l’ascendant amiable que le roi Léopold a ainsi exercé sur les grandes affaires du monde ; mais la cause profonde de cet ascendant, quoiqu’on y prît moins garde, n’était autre que la sagesse habile et heureuse avec laquelle il sut présider à l’organisation et au développement des institutions nationales et libérales de la Belgique. S’il fut écouté, s’il fut consulté, s’il fut respecté, c’est moins parce qu’il était le gendre, l’oncle ou le cousin de tant de souverains et de princes que parce qu’il s’était montré un excellent roi des Belges, et qu’il semblait avoir réalisé en lui le type du meilleur monarque constitutionnel qu’un peuple moderne puisse avoir. La mâle dignité de sa mort l’a fait enfin connaître tout entier : elle a montré que cet esprit sage et pacifique était appuyé sur une âme robuste. Le long spectacle de cette ferme nature aux prises avec la mort a été imposant ; au dernier moment, la scène sévère s’est tout à coup éclairée d’un noble sentiment humain quand on a vu l’illustre mourant, entouré de sa famille éplorée, saisir et passer à la duchesse de Brabant la main de M. Van Praet, le plus ancien, le plus précieux de ses amis, un homme en qui un si exquis bon sens s’unit à une si délicate modestie, et qui, comme le roi semble avoir voulu le rappeler par cette suprême étreinte, a tant de droits à l’estime reconnaissante de la Belgique et de ses princes.
L’effet moral de cette mort a été de rappeler les conditions qui, à l’époque où nous sommes, peuvent rendre encore utile et efficace la forme monarchique constitutionnelle, et de manifester les élémens de vitalité que possède la Belgique dans le système actuel de l’Europe.
À l’heure présente de l’histoire de la civilisation européenne, la monarchie a perdu sa vieille force de superstition ; elle ne peut alléguer d’autre raison d’être que l’utilité déterminée par le temps et les circonstances et subordonnée au consentement des peuples. La monarchie ne peut plus être envisagée que comme une haute magistrature d’une utilité relative. Encore à ce point de vue convient-il d’ajouter que ce sont les nécessités de la politique extérieure, bien plus que les bonnes conditions du gouvernement intérieur, qui expliquent et justifient de nos jours l’existence de la monarchie chez les peuples européens aptes à la liberté. Il faut que dans leurs rapports internationaux les peuples européens soient représentés par des souverains héréditaires, parce que des peuples arriérés, qui forment par leur masse et leurs ressources de puissans états, ne sont point propres encore à des institutions plus conformes au génie de la démocratie et de la liberté, et parce qu’il est nécessaire, pour contre-balancer les forces aveugles de ces états, de leur opposer une certaine concentration et une certaine perpétuité de pouvoir. C’est ainsi que dans notre vaste association européenne les plus avancés sont contraints de ralentir le pas pour attendre les retardataires. En de telles circonstances, un homme éclairé des lumières de notre époque, qui est appelé, sous les vieilles dénominations monarchiques, à exercer la souveraineté au nom d’un peuple libre, doit comprendre la distinction qui existe entre sa mission extérieure et sa mission intérieure. La formule d’un bon gouvernement libre à l’intérieur était l’autre jour indiquée avec beaucoup d’esprit à Paris même, dans une réunion d’Américains, par le général Schofield : — le meilleur des gouvernemens à l’intérieur est celui qui se fait le moins sentir. — Là est l’excellence de la forme monarchique que comporte encore l’esprit moderne, la monarchie constitutionnelle. Le bon monarque constitutionnel est celui qui n’abuse point des nécessités de politique extérieure, qui motivent surtout son existence, pour imposer arbitrairement son pouvoir sur la politique intérieure ; c’est celui qui fait le moins sentir à l’intérieur son gouvernement. Voilà, nous le répétons, la notion moderne de la monarchie qu’il faut opposer à l’anachronisme des théories césaristes. Or c’est ce rôle du roi constitutionnel moderne que le roi Léopold a rempli avec une intelligence et une bonne foi parfaites. Il n’a pris l’action pour lui, et encore dans l’intérêt défensif de son pays, qu’à l’extérieur ; à l’intérieur, il a laissé faire son peuple. Il n’a jamais aspiré à imposer aux Belges les caprices de son initiative ; il n’a jamais eu la méchante et niaise insolence de leur donner un maître. Il a laissé ce libre pays se gouverner librement et appliquer en toute sécurité le système représentatif à toutes les branches de son administration ; il n’a mis aucun obstacle à l’organisation et aux émulations naturelles des partis ; il a laissé le pouvoir aux hommes qui s’en sont montrés dignes par leur mérite, manifesté à la grande lumière du jour, et que le vœu de la majorité du pays y appelait. En un mot, sous l’antique pompe du nom de la royauté, il a permis à la Belgique d’être ce qu’elle est naturellement, une jeune république.
Voilà le grand et fécond exemple qui a été donné par le roi Léopold. Jamais il n’a placé son intérêt de dynastie et sa volonté de roi en travers, nous ne disons pas d’un intérêt, mais d’une volonté sincèrement exprimée du peuple belge. Un bruit populaire veut qu’en 1848, sous le coup de la révolution de février, il ait mis en quelque sorte le marché en main à la Belgique et lui ait offert de rendre sa couronne, si elle préférait la république à la monarchie. On cite encore avec éloge cette calme détermination attribuée au roi. Le récit est plus légendaire qu’historique. On ne dit point avec quels négociateurs attitrés Léopold eut à discuter une résolution semblable : les hommes qui étaient alors au pouvoir à Bruxelles n’ont point eu connaissance d’une telle transaction ; mais, si la forme et les détails de la légende sont inexacts, la pensée qui l’a inspirée est juste au fond. L’instinct populaire ne s’est point trompé sur l’honnêteté intellectuelle et la vraie fierté du roi lorsqu’il a cru qu’il était de ces hommes qui pensent qu’à notre époque l’acquisition et la conservation d’un trône ne valent point un effort de violence sanguinaire et de compression despotique.
Les heureux effets de cette sage conduite du roi Léopold se voient aujourd’hui dans le beau spectacle que donne la nation belge durant l’interrègne. Il y a des gens qui dédaignent la Belgique parce qu’elle n’est point ancienne comme état indépendant, parce qu’ils voient en elle l’œuvre de traités récens et non le travail des siècles, parce qu’elle est petite. Il y a des amateurs de symétrie territoriale qui voudraient, supprimant tout ce qui constitue la vie morale du peuple belge, annexer ses provinces à la France. Toutes ces critiques et toutes ces convoitises se fondaient sur l’hypothèse que la Belgique ne devait une existence viagère qu’à la grande situation personnelle du roi Léopold, et s’étaient donné rendez-vous à la mort de ce prince. L’événement critique est arrivé, et il se trouve que la Belgique s’affirme par une manifestation qui commande à tous la sympathie et le respect. On n’avait oublié qu’une chose dans les pronostics défavorables au royaume créé par la conférence de Londres, c’est qu’il y a un peuple belge qui a pratiqué la liberté sans relâche pendant trente-cinq ans, et qui proteste contre les menaces frivoles adressées à son indépendance avec l’énergie qu’un peuple puise dans de vieilles traditions nationales et dans l’expérience des institutions libres. Les Belges ne sont point aussi jeunes que le veulent dire les diplomates. Leurs libertés et leurs mœurs politiques sont assises sur le fonds vivace des franchises communales. Leur esprit municipal a survécu à la tyrannie espagnole, et à la veille de 1789 la révolution brabançonne, devançant et excitant la nôtre, répondait aux réformes arbitraires de cet initiateur absolutiste qui s’appelait Joseph II. L’œuvre de 1831 ne fut point seulement une combinaison diplomatique, elle ne fut que la reconnaissance par la diplomatie d’une révolution spontanée et populaire placée d’ailleurs sous la sauvegarde de la révolution française de 1830. Il y a une méprisable petitesse d’esprit à vouloir méconnaître ce qu’il y a eu de grand, de généreux, d’utile à la France dans la constitution de la Belgique. Qu’on ne l’oublie point, on était seulement à seize années de distance de 1815, et ce fut alors qu’on ne se contenta point de dire, mais qu’on écrivit dans les faits et dans le droit public de l’Europe que les traités de 1815, en ce qu’ils avaient de plus hostile à la France, avaient cessé d’exister. Une des œuvres auxquelles tenaient le plus nos ennemis en 1815 était la création du royaume des Pays-Bas, qui unissait contre nous la Belgique à la Hollande et nous mettait en quelque sorte une seconde Prusse sur les flancs. C’était la conception chérie du cabinet anglais et de son représentant opiniâtre, lord Castlereagh. Grâce au courageux soulèvement des Belges, grâce aux inspirations généreuses de 1830, la sainte-alliance fut condamnée à voir démanteler sous ses yeux ce poste avancé du royaume des Pays-Bas qu’elle avait voulu construire contre nous, — et comme c’était l’époque où lord Grey avait fait entrer des idées morales dans le gouvernement de l’Angleterre, un ministère libéral anglais nous aida à défaire l’ouvrage de lord Castlereagh. Nous le répétons, même au point de vue des intérêts extérieurs de la France, la création de la Belgique a été une transaction politique considérable, et on n’en a guère connu depuis lors qui l’ait égalée par la générosité des motifs et l’importance durable des résultats obtenus.
Parmi ces résultats, un des plus heureux est assurément la vitalité démontrée d’un peuple qui a maintenant, pour ainsi dire, la liberté dans le sang, et qui a tiré aux yeux du monde un si grand profit de ses institutions démocratiques et représentatives. Aucun péril intérieur ne menace la Belgique : les deux ardens partis qui la divisent ne sont point en dissidence sur le fond des institutions ; ils placent l’indépendance nationale et les libertés publiques au-dessus des intérêts pour lesquels ils combattent ; un deuil national qui attire sur eux les regards du monde suffit, on le voit en ce moment, pour les réunir dans une imposante unanimité ; n’ayez pas l’idée qu’aucun d’eux, pour soutenir sa querelle, aura jamais le lâche désespoir de livrer la patrie à l’étranger. Enfin il n’y a point à craindre que le nouveau roi, un fils de Léopold, oublie l’exemple qui lui a été donné, et se laisse aller, par une revendication surannée des prérogatives de la couronne, à jeter le trouble dans le jeu naturel des institutions intérieures. Un peuple qui n’a rien à redouter de lui-même dans son gouvernement intérieur semble être armé déjà d’une suffisante sécurité. L’existence de la Belgique est-elle aussi bien protégée contre les accidens extérieurs ? C’est le point sur lequel des doutes se sont élevés dans ces derniers temps, quand on a vu par l’exemple du Danemark que la force morale des traités ne défendait plus en Europe les faibles contre les puissans, doutes qui devenaient plus inquiets à mesure qu’on voyait approcher le terme de la carrière du roi Léopold.
Pour peu qu’on y songe, ces inquiétudes paraîtront mal fondées. La Belgique ne pourrait cesser d’exister que de deux manières : ou bien si elle devait aspirer elle-même à fondre entièrement ses destinées dans celles de la France, ou si elle était entraînée dans les combinaisons militaires qui accompagneraient une perturbation générale de l’équilibre actuel de l’Europe. La première hypothèse, celle d’une annexion volontaire, ne pourrait elle-même se réaliser sans des mouvemens politiques qui se feraient sentir à tout le continent. Examinons-la cependant en dehors de tout préliminaire ou corollaire européen. Il est manifeste, dès le premier aspect des choses, que dans la situation intérieure actuelle de la Belgique et de la France l’aspiration de la Belgique à devenir française est dénuée de vraisemblance, et qu’un pareil vœu ne saurait être non plus soutenu de notre côté par l’opinion démocratique et libérale. Naturellement il faut mettre ici en réserve les questions dynastiques ; mais, ces questions écartées, il est évident que la Belgique ne saurait avoir ni intérêt ni goût à échanger son régime politique intérieur contre celui de la France. Quel attrait à lui offrir que de lui demander de renoncer à la liberté de la presse, à la liberté de réunion, à la liberté d’association, à l’élection de ses bourgmestres, aux attributions de ses conseils municipaux et provinciaux, à son système de magistrature élue, à toute cette liberté de discussion et d’élection qui circule à travers la vie politique belge ! Qu’avez-vous à offrir aux Belges en échange ? La parfaite organisation bureaucratique que l’Europe nous envie, comme disent les Prudhommes absolutistes de chez nous, la gloire et le bonheur d’être administrés en silence ? Les conditions du troc ne sont point égales ; il n’y aurait aucun parti en Belgique pour les accepter. Le parti clérical à cet égard n’aurait pas le cœur moins haut que le parti libéral. Il faut le dire à l’honneur du parti catholique belge, il est trempé dans des traditions libérales, il est à l’abri de cette peste du cléricalisme absolutiste que nous avons eu la douleur de voir renaître en France avec les réactions de 1851. Dans cet ordre d’idées, on le voit, l’union de la Belgique à la France ne serait acceptable et moralement possible que si cette union ne devait imposer à la Belgique aucun sacrifice de liberté, que si la Belgique pouvait retrouver chez nous ce qu’elle possède chez elle. À ce compte, l’union serait bienvenue chez nous, car elle nous vaudrait bien plus que des territoires, bien plus que des populations à soldats, bien plus que des charbonnages que la liberté du commerce met d’ailleurs à notre portée : elle nous donnerait les libertés dont nous sommes privés, l’achèvement de la révolution française, le couronnement de l’édifice, que nous continuons, paraît-il, à ne point mériter, et qui risque de se faire attendre plus longtemps que l’attique du nouvel Opéra. Si au contraire l’union de la Belgique à la France ne devait point nous enrichir des libertés belges, l’opinion démocratique et libérale n’aurait nul motif de la souhaiter. Si nous ne savons point être libres, plaignons-nous et subissons notre sort ; mais du moins ne nous laissons point entraîner, par l’ambition d’une grandeur matérialiste, à supprimer l’autonomie des petits peuples voisins qui nous donnent la preuve constante que l’on peut parler notre langue et conserver la liberté. Semblables au cheval fantastique de Victor Hugo, notre mission à nous est d’être énormes ; qu’elle nous suffise, et consentons à laisser vivre les petits qui ont réussi à être libres et à réjouir la dignité humaine sous un moindre volume. Sérieusement ces petites indépendances qui demeurent françaises par tant de côtés, tout en étant séparées de nous, font honneur à notre race, et ce serait pitié qu’elles fussent anéanties. Il y a dans le dernier livre de M. Quinet une belle page sur les services qu’ont rendus en tout temps à notre génie et à l’âme française nos honnêtes et persévérans réfugiés, les fuorusciti de notre histoire. Une pensée semblable vient à l’esprit quand on considère ces petits peuples français de Belgique et de la Suisse romane qui ressemblent à des fragmens détachés de notre système et qui ont acquis une vie propre et indépendante. On dirait des colonies séparées de la métropole, quelque chose d’analogue en petit à ce que les États-Unis sont à l’Angleterre. Échappées aux servitudes de notre histoire, ces heureuses communautés nous précèdent comme des avant-gardes, nous provoquent à émigrer de nos routines, et font reluire devant nous quelques-unes des qualités que nous ne devons point désespérer de posséder un jour. Il est donc d’un vrai patriotisme de leur souhaiter bonne chance et longue vie.
Il n’y a point à discuter l’hypothèse de l’avenir de la Belgique dans un ébranlement qui changerait en Europe l’équilibre des territoires. Rien, grâce à Dieu, n’annonce l’imminence d’une pareille perturbation, dont les conséquences déjoueraient d’ailleurs les prédictions de tous les prophètes. Cependant il ne faut pas se lasser de le rappeler, une seule chose rend encore possible ce terrible jeu des ambitions territoriales et des guerres arbitraires de conquête, c’est l’absence d’une liberté intérieure suffisante au sein des grands états continentaux, c’est cette façon de gouverner à la lanterne sourde qui laisse la paix du monde à la merci des caprices ou des combinaisons secrètes de tel ou tel potentat. Avec des peuples éveillés, voyant clair dans leurs affaires, admis à en contrôler efficacement la conduite, ce péril des ambitions absurdes et inhumaines, des intrigues mystérieuses et des surprises diplomatiques, n’existerait plus. En cela, on peut le dire sans faux orgueil, la France tient en ses mains le sort de l’Europe. Qu’elle fasse un pas en avant dans la voie libérale, et dans tous les pays de l’Europe, même en Russie, où la noblesse de Moscou demande le régime représentatif, la liberté fera irruption sur les despotismes mal déguisés qui nous énervent et nous épuisent ; l’ascendant populaire s’imposera aux vieilles politiques des cabinets, les ambitions territoriales n’auront plus de sens et perdront toute force. Il est visible depuis longtemps, depuis les affaires de Pologne et de Danemark, depuis l’échec du projet de congrès proposé par l’empereur, que la seule bonne politique étrangère pour la France est de hâter en Europe l’avènement du régime représentatif large et sincère, et que par conséquent c’est à nous de donner l’impulsion générale par un exemple éclatant et retentissant. En dehors de cette régénération intérieure, il n’y a plus, sous une morne couche d’ennui, qu’un alanguissement universel qui laisse place aux coups de tête ; il n’y a point de sécurité certaine et durable, point de confiance clairvoyante dans l’avenir.
Quel contraste entre la Belgique sereine dans son deuil et s’apprêtant à saluer avec un consentement réfléchi son nouveau chef couronné et la malheureuse Espagne qui fait un si mauvais usage de ses institutions parlementaires si tristement faussées ! On éprouve un singulier embarras à parler de l’Espagne. Si l’histoire de ce pays n’était écrite que par les télégrammes officiels, tout semblerait aller suivant l’ordre ordinaire. Il y a là un cabinet malheureusement orné d’un ministre des affaires étrangères trop adonné à écrire des dépêches vides et ampoulées, à susciter à son pays des affaires lointaines et coûteuses ; mais ce cabinet, après tout, a pour chef un général distingué, loyal, énergique, le maréchal O’Donnell, qui pourrait, ce semble, donner des garanties à la liberté sans mettre l’ordre en péril. Des élections viennent d’avoir lieu. Sans doute le pays s’est désintéressé de la lutte électorale, — des abstentions nombreuses et notables ont semblé dire que les opinions mécontentes n’attendaient plus rien du jeu légal des institutions ; mais les partis ont eu quelquefois en d’autres pays de ces caprices d’abstention boudeuse qui n’ont fait de tort qu’à eux-mêmes et n’ont point eu de conséquences funestes. Il va sans dire que la chambre sortie des élections donne au ministère une majorité considérable. Il semble donc que le gouvernement pourrait marcher, et cependant les préoccupations des Espagnols ne s’arrêtent point à cette surface et se portent en ce moment sur des sujets plus graves. Si l’on peut bien comprendre les agitations qui remplissent Madrid, et dont le télégraphe lui-même laisse transpirer quelque chose, on croirait que ce qui est en jeu, ce n’est point la question ministérielle, — que la partie qui se débat est la question de la couronne, de la dynastie même, au dire de quelques-uns. Une série de contre-temps, de fausses mesures, de maladresses, font maintenant peser sur la personne de la reine le poids de toutes les fautes commises par ceux qui ont pris part depuis vingt ans au gouvernement de l’Espagne. La reine est grosse, elle doit accoucher dans un mois ; elle avait quitté Madrid cet été, froissée de la perte de sa popularité dans la capitale ; elle avait pris plaisir au contraire à prolonger ses excursions dans les provinces du nord, au sein de populations qui fêtaient sa bienvenue avec enthousiasme. Le choléra survint au commencement de l’automne à Madrid ; on sait les cruels ravages qu’il y fit. La première pensée de la reine fut, dit-on, de courir au danger et de le partager avec les Madrilègnes. On n’a pas de peine à le croire, car les adversaires de la reine ne lui ont jamais refusé le courage et la générosité des premiers mouvemens ; mais la reine ne fut point maîtresse d’elle-même, elle fut le jouet des influences qui l’entourent, nonnes, confesseurs, médecins, et le reste. On allégua l’hostilité des Madrilègnes, les ménagemens commandés à la femme par sa situation ; on la retint confinée dans le château de San Ildefonso, où la camarilla se mit en quarantaine. Le choléra diminuait à Madrid ; on finit par la conduire, il y a deux semaines, au Pardo, tout près de la capitale. Ce séjour au Pardo a compliqué la délicatesse qui existait entre la population de Madrid et la souveraine. Il semblait que celle-ci était partagée entre le désir et la crainte d’entrer à Madrid, et l’opposition populaire s’excitait par la peur qu’on en montrait. Les voitures royales lancées à Madrid comme par essai étaient assaillies aux écuries par des attroupemens tumultueux. On annonçait que quarante mille sifflets avaient été achetés et distribués pour faire à la reine à son entrée un accueil outrageant. La reine est donc restée au Pardo ; elle ne peut guère braver une émotion comme celle dont on la menace dans l’état de grossesse avancée où elle se trouve. On voit d’ici cette situation lamentable ; il y a une conspiration des sifflets dont l’effet certes est bien produit, puisque tous les journaux de Madrid, à ce que nous apprend le télégraphe, la réprouvent et la découragent ; il y a pis encore, puisque le parti ibérien, celui qui veut constituer l’unité de la Péninsule en appelant au trône le roi de Portugal, préparait à ce prince des manifestations qu’on n’a cru pouvoir prévenir qu’en le priant de renoncer au voyage de Madrid. La royauté, et ce qui est certes bien plus cruel, la femme avec la reine est tenue en échec. Il n’est pas surprenant que la camarilla effarée qui entoure cette reine abattue et cette femme malade, par peur ou par trahison, fasse entendre à ses oreilles le mot inexorable d’abdication.
Si ce qu’on rapporte de l’étrange crise de la cour d’Espagne est exact, on en ressentira à l’étranger pour la pauvre reine une commisération douloureuse qui ne fera point honneur à la troupe remuante des hommes d’état espagnols. Il faut bien dire enfin la vérité : ce sont les hommes politiques d’Espagne qui ont fait leur reine ce qu’elle est. Ils n’ont pas le droit d’adresser à Isabelle II un seul reproche qui ne rejaillisse contre eux. À été ministre qui l’a voulu, et malheureusement il s’est toujours trouvé à Madrid dix hommes prêts à être ministres quand il s’agissait d’escamoter le pouvoir à la faveur d’une complaisance envers la reine. Isabelle pour son malheur n’a que trop bien connu le milieu où elle vivait et où elle ne rencontrait aucune résistance vigoureuse et sachant commander le respect et la déférence à une tête couronnée. Après tout, les grandes fautes politiques commises par l’Espagne dans ces derniers temps sont du fait des ministres changeans de ce pays, non de l’autorité royale. Est-ce la reine qui a produit le gâchis financier où s’épuise l’Espagne ? Est-ce la reine qui a laissé fermer au crédit espagnol les bourses du continent ? Est-ce la reine qui a voulu conquérir la république dominicaine, et quoique son nom, aujourd’hui si durement humilié à Madrid, soit mis en avant avec une chevalerie si affectée dans la liste des griefs imputés au Chili, est-ce la reine qui pousse l’Espagne dans une aventure si sévèrement jugée par toutes les autres nations ? Nous ne savons ce qui sortira de la crise actuelle. Peut-être quelque bonne inspiration servira-t-elle Isabelle auprès du peuple nerveux de Madrid, ou peut-être succombera-t-elle aux embûches dont elle est entourée. En tout cas, les hommes qui ont gouverné la Péninsule depuis vingt ans ne pourront point dégager de ces événemens l’honneur de leur nom. Quelles espérances pourraient encore donner à leur pays des politiques qui, avec l’étroitesse de leurs idées, l’emphase frivole de leur langage et la flexibilité de leur conduite, ont laissé arriver à ces extrémités honteuses la royauté constitutionnelle d’Espagne ? Le jeune parlement italien s’est enfin constitué, et la chambre des représentans a montré par la composition de son bureau qu’elle incline vers le parti avancé. Ce résultat ne nous surprend point. En général c’est à leur début que les assemblées apportent le plus de vivacité dans leurs opinions : l’âge et le contact des affaires ne les refroidissent que trop tôt. La question d’Italie n’est point d’ailleurs terminée ; elle demeure suspendue par deux bouts à Rome et à Venise ; cette prolongation d’une situation indécise fatigue naturellement la patience italienne malgré la bonne réputation dont elle jouit. Nous ne craignons point que la tendance un peu avancée qu’ont accusée les premiers scrutins de la chambre compromette la marche régulière et sage de la politique italienne. Il y a là cependant un symptôme auquel on doit prendre garde. Les Italiens ont une raison positive de se montrer un peu moins patiens qu’on ne voudrait, c’est l’état de leurs finances. En face de dépenses qui entraînent des déficits annuels si considérables, il est permis de prendre l’alarme et de demander à en finir d’une façon quelconque. Le véritable intérêt de la session sera dans les questions financières que M. Sella est en train, à l’heure qu’il est, d’aborder résolument. Nous attendons avec curiosité l’exposé financier du ministre italien. Il est clair que de toute nécessité M. Sella devra demander de grandes économies aux ministères dépensiers et de grandes ressources à l’impôt. Il y aura plus tard sans doute à recourir encore à l’emprunt ; mais il serait désastreux de vouloir emprunter avant que le crédit de l’Italie ait été amélioré par l’établissement d’une proportion meilleure entre les recettes et les dépenses. En ce moment aussi, l’Autriche tente sa grande expérience de réorganisation. Le problème que l’empereur François-Joseph cherche à résoudre est la formation d’une confédération, sous l’unité monarchique, d’états peuplés de races diverses. Pour qu’il y ait une bonne solution, il faut que chaque état confédéré soit doté d’une représentation partielle organe de son autonomie, et entre pour sa quote-part dans une représentation générale organe central de la monarchie. Ce problème est des plus compliqués, et il nous semble qu’à s’imposer la tâche de le résoudre, l’empereur d’Autriche a montré autant de loyauté que de hardiesse. Les projets de l’empereur sont heureusement secondés par les races slave et hongroise. La diète hongroise sous la conduite du respectable M. Deak parait disposée à faire à l’empereur le meilleur accueil. En attendant, c’est dans les provinces allemandes qu’éclatent les murmures et les impatiences. Les représentans des provinces allemandes se vantent à bon droit d’avoir toujours donné à l’empire le concours le plus persévérant et le plus utile ; c’est justement parce qu’ils sont les fils aînés de l’empire qu’ils devraient se montrer mieux disposés à seconder une expérience d’où peut dépendre la régénération de la grande monarchie autrichienne. Le centralisme allemand s’est essayé en Autriche sous deux formes, la forme absolutiste avec le prince Schwarzenberg et la forme parlementaire avec M. de Schmerling, Les deux systèmes, quoiqu’on ne doive point les confondre dans leur inspiration et leurs effets, ont également échoué. Ils n’ont réussi ni l’un ni l’autre à persuader la Hongrie et à la faire sortir de l’espèce de sécession par laquelle elle tenait en échec les forces morales et matérielles de l’empire. Les Allemands ont mis deux fois la main à l’œuvre ; il est juste que les autres aient leur tour.
L’arrivée à Paris d’un brave général américain, d’un lieutenant de Sherman, le général Schofield, a fait sensation, comme on aime à dire, dans son pays. Le général venait-il en homme privé ou public ? Était-ce un simple touriste, ou nous arrivait-il chargé d’une mission ? Était-ce un porteur de paroles, ou un interrogateur officieux que le cabinet de Washington envoyait au cabinet des Tuileries pour causer un peu à fond des affaires du Mexique ? Cette curiosité était oiseuse ; sans y répondre, le général a trouvé l’occasion de l’éluder gracieusement. Les Américains résidant à Paris, voulant se conformer à l’ordre présidentiel, ont célébré la fête d’actions de grâces en l’honneur du triomphe final de la république. Le général Schofield était présent au banquet et a porté un toast à la perpétuité de l’alliance entre la France et les États-Unis. Nous ne savons si nous nous trompons, mais nous croyons, quant à nous, que la France ne doit appréhender aucun mauvais procédé de la part des États-Unis dans l’affaire du Mexique. Les Américains ne sont ni des ignorans ni des lourdauds. Ils savent que l’entreprise mexicaine n’est point née chez nous d’une inspiration de l’opinion publique, et qu’elle n’a point chance de devenir pour nous l’objet d’une manie nationale. Ils sont assez pratiques pour comprendre que la France est bien plus intéressée à s’en aller du Mexique qu’eux à nous en voir sortir. Le Mexique nous coûte gros chaque jour à nous : l’entretien d’un corps de trente mille hommes, des dépenses dont le remboursement serait bien hypothétique, si le public ne prenait les obligations mexicaines à loterie. Notre entreprise ne coûte rien au contraire aux États-Unis, si ce n’est une atteinte portée à un principe abstrait posé par un des fondateurs de leur politique étrangère, principe qu’il leur suffit de revendiquer verbalement pour mettre à l’aise leur honneur. C’est donc nous qui avons intérêt et devons avoir hâte de convenir avec les États-Unis de quelque chose qui puisse nous permettre de rappeler nos troupes du Mexique. Le jour où une conversation s’entamera sérieusement à ce sujet entre le cabinet français et le cabinet américain, on se trouvera probablement d’abord dans un cercle vicieux. La France dira aux États-Unis : Reconnaissez l’empereur Maximilien, et je ramène mes troupes ; les États-Unis répondront : Partez, retirez au nouvel empire la couleur d’une protection et d’une intervention étrangère, et nous reconnaîtrons Maximilien. Mais il faudra bien que le cercle se resserre et qu’on y trouve une issue. Nous le répétons, c’est à nous qui donnons du sang et de l’argent d’être plus pressés de trouver cette issue. Les États-Unis peuvent attendre ; ils attendent si bien qu’ils vont réduire leur armée à cinquante mille hommes, effectif qui ne sera guère supérieur aux troupes dont l’empereur Maximilien peut disposer lui-même. Quant aux sentimens que les Américains professent, pour la nation française, ils ont été fidèlement exprimés, nous en sommes sûrs, par le président du meeting américain, M. Jay de New-York. « L’élément français, a-t-il dit dans une allocution que nous avons été fâchés de ne rencontrer dans aucun de nos journaux, l’élément français a été de bonne heure et largement mêlé à notre sang transatlantique. Parmi les cinq commissaires des états qui signèrent la paix de 1783, il y avait deux descendans de huguenots. Dans la guerre qui vient de finir, comme dans celle de la révolution, des officiers français ont combattu à côté des nôtres, et à côté l’un de l’autre sont suspendus dans notre chambre des représentans comme un témoignage de la prompte alliance des deux peuples, les portraits de Lafayette et de Washington. Enfin le premier Napoléon nous a cédé pour une chanson en quelque sorte le vaste territoire d’Orléans, qui va de l’extrémité du golfe au Mississipi, où les noms, les mœurs et les traditions perpétuent les plaisans souvenirs de France. » À coup sûr, devant un auditoire français, ces témoignages d’amitié cordiale entre les deux peuples eussent reçu les mêmes applaudissemens unanimes qui les ont couverts dans l’assemblée américaine du Grand-Hôtel. e. forcade.
La science, comme la guerre, comme l’art, comme la politique, a ses soldats emportés souvent dans le feu du combat, frappés en plein essor de la vie. Gratiolet, l’éminent professeur mort il y a dix mois, était certainement un de ces soldats, et des plus nobles. Il est tombé sur son champ de bataille à lui, au milieu de ses attachantes et fécondes expériences, presque la main à l’œuvre. Il est passé du travail à la mort à l’improviste, jeune d’âge, — il n’avait pas cinquante ans, — jeune surtout de sève et d’esprit, ayant fait beaucoup déjà et promettant plus encore, à l’heure enfin où ses facultés allaient pouvoir s’ouvrir dans une atmosphère plus favorable. Lorsqu’il y a moins d’une année il se sentait subitement frappé dans son laboratoire et qu’il employait ses dernières forces à gagner sa demeure, sans illusion sur un mal dont mieux que tout autre il comprenait la gravité inexorable, il achevait à peine la révision de cette leçon sur la physionomie qui venait de le signaler comme un maître non-seulement de la philosophie naturelle, mais de la parole : œuvre ingénieuse et profonde d’un esprit si fortement armé de science, si vigoureux dans l’analyse, dans la discussion, et en même temps si charmant, si enfant, dirai-je, dans la familiarité. C’est justement cette conférence de la Sorbonne qui, avec des notes et des observations nouvelles laissées par Gratiolet, forme ce livre De la Physionomie[1], dernier et brillant témoignage d’une intelligence façonnée aux plus sévères et aux plus délicates investigations scientifiques, fécondée par la maie pratique de tous les problèmes de l’organisation humaine.
Le savant était de haute valeur chez Gratiolet, et je n’ai point à le suivre dans les études d’anatomie comparée, les découvertes, les travaux de toute sorte par lesquels il s’est signalé ; mais il y avait avec le savant, se mêlant au savant et ne faisant qu’un avec lui, l’homme et le penseur ; il y avait l’écrivain, l’écrivain de pure et vigoureuse race qui, dans l’anatomie du système nerveux, a tracé l’analyse des fonctions de l’intelligence humaine, qui a écrit ces pages courantes et neuves sur la physionomie. Fils du midi, né dans une de ces familles où l’éducation première fait les natures saines, élève de l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, l’ingénieux et bienveillant Pariset, qui lui ouvrit la carrière, disciple de l’illustre naturaliste de Blainville, Gratiolet semblait tenir quelque chose de toutes ces influences, surtout de son pays, de sa famille et de Blainville, un de ces hommes de race, d’autorité et d’originalité, dont aucun de ceux qui l’ont approché n’a gardé des souvenirs médiocres. Je me souviens, pour ma part, de m’être trouvé quelquefois, il y a bien des années, auprès de ce maître homme, et j’ai toujours présente cette figure intelligente, éclairée d’un regard si fin, et qui savait se faire si séduisante quand elle n’était pas enflammée par la controverse. Gratiolet, on pourrait le dire, avait de Blainville, et à sa manière à lui, la force et la grâce. Il avait surtout l’intégrité du caractère, qui se manifestait dans sa physionomie ouverte et loyale.
C’était une nature toute spontanée, cordiale, expansive, pleine de feu et d’élan. Au milieu des plus faciles abandons, il gardait je ne sais quelle distinction native. Avec un sentiment supérieur de dignité morale, il avait une véritable candeur. Ambitieux pour la science, il avait de la modestie pour lui-même, et dans les déceptions de sa carrière il ressentait plus vivement ce qui blessait la justice que ce qui blessait ses intérêts. Avec la haine de tous les charlatanismes et des petites transactions, il avait l’indulgence et la bonté du cœur. Il avait enfin beaucoup de choses qui sont d’une nature supérieure et franche et qui n’aident pas toujours au succès immédiat, à l’avancement de la fortune personnelle. Le penseur, en lui, exprimait l’homme et égalait, complétait le savant. L’étude de la nature, aux yeux de Gratiolet, ne se bornait pas à l’analyse patiente et méthodique des phénomènes sensibles de l’organisme humain que le scalpel peut atteindre ou que le microscope peut saisir ; il avait un sentiment élevé de l’unité de la science. Pour lui, la biologie n’était qu’une partie de la philosophie. Il aimait à manier les redoutables, les délicats problèmes des rapports du moral et du physique, à fréquenter les régions où la physiologie et la psychologie se confondent. Ce n’est pas qu’il se méprît sur les difficultés. Il écrivait un jour, au moment de suppléer Blainville dans sa chaire : « Enfin je vais avoir un public ! je lui parlerai gravement de ce que je ne sais pas, de ce qu’on ne saura jamais peut-être. Voilà une affaire bien importante… Allons, d’autres lancent leur citadelle dans les eaux de la mer, moi je vais élever la mienne sur les nuages. Nous sommes dans le siècle des grands aéronautes !… » Mais c’était une raison de plus pour redoubler d’exactitude, de circonspection, de précision, de curiosité hardie dans l’étude des phénomènes naturels, et c’est sur cette solide base de l’observation, de la science expérimentale qu’il asseyait sa forte doctrine. C’était en un mot, chose qui n’est pas déjà si commune parmi les anatomistes de profession, un spiritualiste sincère et résolu, d’instinct et de conviction, un spiritualiste expérimental. Cette croyance lui portait bonheur : elle répandait sur ses travaux je ne sais quelle couleur généreuse ; elle animait ses recherches de je ne sais quel feu intérieur ; elle lui donnait cet accent qui devenait si facilement éloquent, lorsque, multipliant les preuves et les démonstrations, il arrivait à marquer les signes organiques de la prééminence de l’homme dans l’ordre de la création, et dans l’homme la prééminence de la pensée, de la partie immatérielle, — ou lorsque, démontant, démêlant tous les ressorts de la machine humaine, il montrait dans le jeu extérieur des organes l’expression visible de la nature morale. Gratiolet était maître de ces problèmes. Il les approfondissait par une étude scrupuleuse, il les fécondait par une intelligence inventive, il les colorait par l’imagination, et il les rendait ainsi saisissables pour le public sans en altérer la grandeur. C’est l’immense différence entre les vulgarisateurs de second ordre, même habiles, et cet éminent esprit. Les vulgarisateurs ordinaires diminuent et abaissent la science, sous prétexte de la populariser et de la mettre à la portée de tous. Lui, il la faisait comprendre en l’éclairant d’en haut ; il s’était donné pour idéal de l’animer sans lui rien ôter de sa sûreté, et cet idéal, il le réalisait avec une supériorité charmante dans cette leçon sur la physionomie devenue un livre fait pour nous, ignorans et profanes, comme pour les savans, et où le sculpteur, le peintre, le comédien lui-même, peuvent trouver de profitables leçons. Ce n’est plus l’empirisme d’autrefois, déchiffrant au hasard les signes extérieurs ; ce n’est plus même seulement la physiognomonique de Lavater, cherchant par un procédé moins douteux, quoique conjectural encore, les caractères et les inclinations dans la forme des traits et le dessin d’un visage ; c’est une science nouvelle, coordonnée, qui a ses lois, ses règles, dégagées de l’étude attentive des mouvemens d’expression, non-seulement du visage, mais de tout l’organisme. C’est la philosophie de cet autre langage complexe, mystérieux, mais aussi éloquent et non moins significatif que la parole elle-même. Tout s’enchaîne et tout vit dans cette substantielle leçon. C’est assurément un des plus brillans modèles de littérature scientifique, et celui qui a écrit ces pages était sans doute destiné par son savoir, par ses idées, aussi bien que par le don de la parole qui était en lui, à exercer un grand et sérieux ascendant ; mais il était trop tard. Vingt ans de travail dans les humbles fonctions de préparateur avaient laissé dans cette mâle organisation des blessures que Gratiolet sentait lui-même quelquefois. Il y a, dans la science comme partout, ceux qui font leurs affaires et ceux qui font les affaires de la science elle-même. Gratiolet était de ceux-ci : ce n’est qu’après la plus laborieuse carrière, après avoir suppléé pendant des années M. de Blainville, sans résultat pour sa position, qu’il arrivait enfin au professorat pour tomber presque aussitôt, au moment où l’avenir s’ouvrait devant lui. Gratiolet n’était pas même membre de l’Académie des Sciences ! Telle qu’elle est, cette vie de l’auteur de la Physionomie n’est pas dénuée d’enseignement. Elle est faite pour prouver à ceux qui entrent dans la carrière que la précision du savoir n’est point incompatible avec la généreuse élévation des doctrines, — j’en appellerais au besoin à ce maître de la science, M. Claude Bernard, — que le spiritualisme va avec tout et couronne tout ; elle est faite aussi pour tempérer les trop faciles illusions de ceux qui croient que même avec du talent ils vont tout emporter et se faire leur place sans effort ; mais ce qu’elle montre surtout par l’exemple d’une irréparable perte, c’est que, dans le choix des hommes appelés à enseigner, les considérations de la science devraient pourtant aussi avoir leur valeur, et qu’il ne faudrait pas toujours laisser les esprits d’élite se briser, pour cause de jeunesse et d’indépendance, sur le seuil où passe triomphante la médiocrité habile.
Analyser les phénomènes du monde sensible est toujours une œuvre laborieuse et absorbante ; analyser les phénomènes du monde moral et politique n’est peut-être pas plus aisé, et l’œuvre est d’autant moins facile que la passion est plus vivement excitée par le mouvement des faits. L’autre jour, je lisais avec l’intérêt qu’inspire naturellement une vive et ardente éloquence le discours prononcé par Mgr l’évêque d’Orléans sur le général de Lamoricière dans la cathédrale de Nantes. Le lieu, les souvenirs, le contraste émouvant d’une si brillante carrière et d’une fin douloureusement obscure, l’éclat de la parole retentissant sur ce sépulcre à peine fermé, tout était fait pour rehausser cette scène où un prêtre, belliqueux lui aussi, venait rendre les honneurs à un soldat en présence de quelques-uns des compagnons d’armes du valeureux mort, devant toute une population sympathique accourue à ces funérailles. Nous sommes un peu désaccoutumés de ces religieux spectacles des oraisons funèbres à la Bossuet. Aujourd’hui comme autrefois ils n’ont pas moins leur grandeur, quand l’homme vaut les hommages qu’on lui rend, quand l’orateur, sans être un Bossuet, est un esprit d’une certaine trempe, et surtout quand la fumée des passions du temps n’obscurcit pas la mâle gravité du langage chrétien. Certes, par sa brillante et honnête renommée, par l’éclat de sa carrière, par ce sentiment d’honneur qui a dominé toute sa vie, le général de Lamoriciere méritait bien tout ce qu’on a pu dire de lui. C’était un de ces hommes comme il s’en trouvera sans doute plus d’une fois tant que la veine française donnera du sang, mais qui plus que tout autre avait de ce vieux sang de la race et savait le prodiguer pour le service, pour l’honneur du pays. Il avait tous les dons d’une nature séduisante et virile, la bonne grâce impétueuse, l’audace spirituelle, le courage riant, l’activité inépuisable et entraînante. Il a eu cette heureuse fortune d’être l’un des premiers, l’un des plus populaires dans cette légion de soldats qui ont fait l’Afrique française par leurs travaux et par leur sang. A mesure qu’on suit ce discours, à mesure qu’on en saisit le plan et le but, une réflexion involontaire vient à l’esprit cependant : si le général de Lamoricière n’eût été que le héros de Constantine ou s’il eût tout simplement commandé un corps d’armée à Magenta, eût-il obtenu ce dernier, ce rare et solennel hommage que lui a rendu Mgr l’évêque d’Orléans ? Les montagnes de l’Atlas et les déserts d’Afrique ne sont-ils pas, à parler franchement, des chemins détournés pour arriver au grand, au glorieux champ de bataille de Castelfidardo ? En d’autres termes, cette oraison funèbre n’est, je le crains, qu’une apologie, une transfiguration passionnée, mêlée d’invectives contre l’Italie, de cette grande et désastreuse tentative de restauration temporelle du saint-siège dont le général de Lamoricière a été le héros, si l’on veut, mais bien plus encore la victime que le héros.
Tout cela est passé, tellement passé, que l’éloquence de M. Dupanloup semble aujourd’hui un peu échauffée, un peu démesurée. Par une coïncidence singulière, au moment où l’impétueux prélat parlait ainsi de l’héroïque vaincu de Castelfidardo, M. de Mérode, l’organisateur de la campagne de 1860, cessait de son côté d’être ministre des armes à Rome ! Le général de Lamoricière s’en va dans la mort, M. de Mérode s’en va dans la disgrâce ; le pape négociait hier avec l’Italie et demain peut-être renouera ces négociations qu’on croyait impossibles : voilà le résultat. Que le général de Lamoricière se soit fait un jour, d’un cœur sincère, avec une complète abnégation, le soldat du pape, comme il le disait, qu’il n’ait vu que le côté juste et généreux dans cette cause qui venait tenter son impatience d’action, dans ce rôle de défenseur d’une citadelle démantelée, ce n’est pas là ce qui est en doute. Le malheur des choses a été pour lui, la faute n’est point à lui. La faute est à la pensée aventureuse d’où est sortie cette entreprise sans avenir possible ; la faute est à ceux qui, fermant les yeux sur tout, ont cru que pour refaire la papauté temporelle il n’y avait qu’à l’armer, à lui donner des soldats et des arsenaux, à la présenter dans une attitude guerrière, sous l’éclair de l’épée d’un chef victorieux, et à la retrancher ainsi dans l’inflexibilité de la résistance. Ils n’ont pas vu que pour le saint-siège se remettre au sort des armes c’était tenter la force, ou tout au moins la mettre à l’aise en lui donnant un prétexte, et la force a répondu ; ils ont voulu faire une expérience, et l’expérience a prononcé. Leur erreur souve raine a été de ne point s’apercevoir que nous n’étions plus tout à fait au temps de Charlemagne ni même au XVe siècle, et que le saint-siège, pouvoir d’un ordre tout moral désormais, se défendait beaucoup mieux sans soldats et sans armes, par sa faiblesse même. Si on eût mieux compris cette puissance de la faiblesse, on eût évité Castelfidardo. Et qui sait si les Italiens eux-mêmes ne se fussent point arrêtés avant de passer ce Rubicon, avant de se jeter sur un pouvoir désarmé, résolu à ne point se défendre ? Dans tous les cas, il ne pouvait assurément arriver pire à la papauté, et, placée d’ailleurs sous la protection de la France à Rome, elle pouvait attendre sans souffrir de ce spectacle offert au monde, laissant les Italiens beaucoup plus embarrassés, à coup sûr, d’une telle victoire qu’ils ne l’ont été après leur courte campagne des Marches. La vérité est qu’avec le général de Lamoricière, dont la vie a été attristée par ces revers, c’est la papauté temporelle qui a souffert le plus ; elle a payé pour les aventureux et les absolus qui l’ont mise dans cette extrémité de triompher tout entière par les armes ou de périr tout entière. On a voulu tout ou rien. On n’a eu rien, — rien du moins de ce qu’on voulait ; on n’a eu qu’une irréparable défaite que M. Dupanloup s’est vainement efforcé l’autre jour de transfigurer dans la chaleur de son éloquence.
Et de même, dans un autre ordre d’idées, c’est assurément la plus dangereuse des politiques d’engager la papauté, comme pouvoir moral, dans une lutte ouverte avec le courant des choses, de mettre son salut au prix de l’abdication du monde moderne, de l’armer de tous ses non possumus, comme on le fait trop souvent, comme vient de le faire encore une fois M. Keller, ancien député, dans son livre sur l’Encyclique et les principes de 1789, ou l’église, l’état et la liberté, livre sérieux, convaincu assurément, très sincère, un peu lourd, un peu nuageux, et procédant après tout de ce genre d’inspiration qui, dans la sphère temporelle, a valu au saint-siège le triomphe de Castelfidardo. Si les questions religieuses ne gardaient pas un intérêt de tous les instans et n’avaient pas toujours leur à-propos, parce que plus que jamais elles se mêlent à tout, on pourrait dire que ce livre ressemble un peu à un coup de feu perdu après le combat. Il y a un an déjà que l’encyclique a retenti dans le monde, ravivant un moment cet éternel problème des directions morales du temps. M. Keller n’a point été des premiers à prendre sa ligne de bataille ; il arrive du moins sur ce terrain, un peu délaissé aujourd’hui, avec un travail qui a l’ambition de dire le dernier mot de l’œuvre pontificale du 8 décembre 1864, de résumer toute une philosophie catholique, toute une théorie religieuse et sociale. M. Keller interprète, commente l’encyclique, il l’exagère même peut-être et il en dépasse la portée réelle, car il est une chose que ces théoriciens de l’absolu semblent ne pas comprendre, qu’ils méconnaissent le plus habituellement : c’est que la papauté est infiniment plus flexible, infiniment plus politique qu’ils ne la font. Elle sait reconnaître la puissance des choses, tout en proclamant de temps à autre l’immutabilité de ses doctrines traditionnelles ; elle souffre ce qu’elle ne peut empêcher, et, sans aimer les nouveautés, elle traite avec elles, au risque de laisser quelquefois ses aventureux conseillers, comme des sentinelles perdues, continuer le combat contre un ennemi avec lequel elle a déjà fait amitié. M. Keller n’est pas de ceux qui admettent les transactions, et il n’y va pas de main légère. Pour lui, le monde roule dans la corruption et la décadence depuis 1789, depuis qu’il s’est livré à l’avilissante fascination des idées modernes ; il faut qu’il revienne en arrière, qu’il se repente, qu’il frappe d’un éclatant désaveu les principes de 1789 et tout ce qui en est sorti ; il faut qu’il reconnaisse que tout ce qu’il a cru et pensé depuis quatre-vingts ans n’est qu’illusion. — Plus d’illusion, plus de pseudo-catholicisme libéral, plus de vains ménagemens pour les infatuations de l’esprit moderne ! Et ainsi toujours, après bien d’autres, M. Keller en revient à ces théories d’un catholicisme absolu qui n’ont rien de nouveau, qu’il ne rajeunit pas et qui restent ce qu’elles sont, un excès d’imagination se substituant à une véritable conception religieuse.
Tout ou rien, c’est bientôt dit, et en réalité à quoi cela peut-il conduire ? Qui donc peut se laisser prendre à ces semblans d’une logique supérieure du haut de laquelle il est si facile de se donner des airs de penseur ? Que M. Keller décrive les faiblesses et les profonds malaises du monde moderne, il se rencontre sur ce terrain avec tous les esprits réfléchis ; mais l’influence religieuse, dont il proclame la nécessité, comment prévaudra-t-elle ? est-ce par les moyens temporels, par l’appui du pouvoir civil, en un mot par la force, sous quelque apparence qu’elle se déguise ? Au fond, toute la question est là ; elle est dans ce petit mot : « L’église a-t-elle le droit d’employer la force ? » et ce simple mot contient toute la question du temporel, des rapports de l’idée religieuse avec les sociétés. M. Keller se fait peut-être l’illusion qu’il aura guéri les maladies morales de notre temps, que notre monde sera sauvé parce que les articles organiques seront supprimés, parce que l’église aura retrouvé des droits temporels, parce que les corporations auront reconquis leur toute-puissance, parce que l’état prêtera le secours de sa force et de ses lois à l’influence religieuse : il n’aura remédié à rien, il n’aura fait que restaurer très artificiellement un ensemble de choses qui a existé et qui a croulé devant les revendications de la conscience humaine pour ne laisser place qu’à la lutte des forces morales dans la liberté.
Sans doute il est plus commode de charger l’état de faire la paix autour d’une doctrine religieuse, de régner exclusivement et sûrement en tolérant tout au plus les dissidens qui ne font pas de bruit. La liberté est orageuse ; elle contraint à veiller, à lutter, à se tenir au niveau de toutes les grandes questions qui s’élèvent, à se respecter les uns les autres ; mais où donc la paix dans la domination a-t-elle été promise à ce monde livré aux disputes des hommes ? A travers les inconvéniens qu’elles entraînent, ces luttes elles-mêmes ont assurément une vertu plus féconde, une no blesse qui relève l’âme humaine. Et puis entre les deux systèmes, entre le temps ancien et le temps nouveau, quel est donc en vérité celui qui est le plus favorable à l’influence religieuse ? Où en était le monde vers cette heure de 1789 qu’on nous propose lestement d’effacer et qu’il est de bon ton aujourd’hui, dans certaines sphères, de railler presque agréablement ? La religion était-elle si florissante ? Les mœurs étaient-elles plus pures ? Les membres de l’église étaient-ils des modèles de science et de vertu ? Le progrès social avait-il pris un développement qui a été tout à coup interrompu par la révolution ? Où donc la domination ecclésiastique a-t-elle conduit particulièrement les états pontificaux ? Ici, il faut l’avouer, M. Relier est obligé de se jeter dans des explications un peu embarrassées ; il dit que « Rome est le centre où les misères de tous les temps et de tous les peuples sont venues se réunir et exercer sans relâche une influence fatale. » Retournant un mot de Lacordaire, il assure que ce n’est pas le saint-siège qui est un gouvernement d’ancien régime, que ce sont les Italiens qui sont devenus des peuples d’ancien régime. Comprenne qui pourra. — Quels sont au contraire les résultats de l’ordre nouveau partout où il a prévalu ? La liberté, par la séparation des pouvoirs, n’a-t-elle pas vu les chaires retrouver leur ascendant, les ordres monastiques reparaître, la science rentrer dans les études, dans les travaux d’apologétique chrétienne ? Il faut bien cependant juger les régimes par leurs fruits. Comparez les deux époques : j’aime mieux pour ma part, même dans cet ordre religieux, le temps qui produit Mgr Darboy, archevêque de Paris, et M. l’évêque d’Orléans, que le temps qui a produit le cardinal de Rohan, et ce serait presque une naïveté d’opposer ce présent à ce passé, si à tout instant ne revenaient ces vaines apologies où la frivolité se cache sous des airs de profondeur.
Oui certes, ce temps, qu’on représente souvent comme entièrement perverti dans son esprit, et à qui on fait l’obligation de répudier tout d’abord ce qu’on nomme les idées modernes, ce temps vaut mieux que beaucoup d’autres temps, à n’en juger que par le côté religieux. Il ne faut pas que l’influence de ces idées soit si funeste, puisque nos églises, et, entre toutes, celles qui ont le plus vécu dans cette atmosphère, valent mieux assurément que les églises de bien d’autres époques. La papauté, même dans le naufrage de son pouvoir temporel, et peut-être à cause de ces épreuves, vaut mieux que la papauté telle qu’on l’a vue à bien des momens de son existence. Les élections des papes ne laisseront plus voir les scènes que M. Petruccelli della Gattina raconte dans l’Histoire diplomatique des Conclaves, qu’il achève aujourd’hui. Bannissez la politique, que d’intrigues de moins ! Une histoire des conclaves, dis-je, c’est aussi une histoire morale, philosophique de l’Italie : œuvre passionnée, un peu enluminée de couleurs voyantes, mais copieuse et instructive. L’auteur est trop Italien, il a l’imagination trop ardente pour ne pas céder au ressentiment qu’éprouvent beaucoup d’Italiens contre la papauté politique et pour garder autant d’impartialité qu’il se le propose. Son livre fait du moins pénétrer dans des ré gions peu frayées, curieuses, à la lumière de documens recueillis dans toutes les archives, à Paris, à Londres, à Florence, à Turin, et ces documens laissent entrevoir toute une partie intime du passé romain, où ce n’est pas précisément l’intérêt de la religion qui triomphe toujours, tant il est vrai que les théoriciens comme M. Keller, qui préconisent le passé et jettent sans cesse l’anathème au présent, ne prouvent pas essentiellement ce qu’ils voudraient prouver et risquent fort d’aller contre leur but.
La vérité en cela, comme en tout, n’est point sans doute une question de mesure. Elle existe par elle-même, indépendante et souveraine. Avouez cependant que la mesure ne nuit point à la vérité. Et la mesure n’est pas seulement dans la forme, elle est dans l’inspiration, dans le choix du point de vue, dans l’équité désintéressée d’un esprit qui brave les habitudes, les préférences, les préjugés de partis, qui ne s’asservit ni à son rêve ni à son idée. La mesure est surtout nécessaire dans la critique, dans cette vie multiple et dévorante qui fait sans cesse passer du vieux au nouveau, du livre d’hier au livre d’aujourd’hui, de l’histoire au roman et à la poésie. Après cela, je ne dis pas qu’elle ne gêne quelquefois un peu l’audace. L’auteur des Nouveaux Essais de Critique et d’Histoire, M. Taine, tiendrait sans doute, lui, pour l’audace. C’est un esprit fortement nourri et inventif dans l’analyse. Sa critique est moins une causerie ailée et libre qu’une science coordonnée, une science d’observation et d’expérimentation. Ses Nouveaux Essais de Critique et d’Histoire ne sont qu’une application de plus de cette science, qui se compose à la fois d’étude et d’invention, de curiosité analytique et d’interprétation. La critique de M. Taine est, à vrai dire, une énergique analyse des idées et des caractères, une vigoureuse anatomie des phénomènes de l’esprit. C’est le procédé invariable de l’auteur dans ses investigations. De là ce qu’il y a de neuf, de substantiel, d’original dans sa manière, et ce qu’il y a aussi quelquefois d’un peu uniforme. Le procédé de M. Taine, disais-je, est dans l’anatomie des phénomènes moraux, dans le rapport de ces phénomènes avec les circonstances, avec les lieux où ils se produisent, avec les époques. Il se complète par le classement de ces phénomènes dans un certain ordre d’après un système. C’est là souvent la source de jugemens neufs ou ingénieux, c’est aussi là quelquefois la source d’aperçus simplement spécieux. Le livre de M. Taine n’en est pas moins, comme tout ce qu’il écrit, de ceux qui font penser, que l’on peut contredire, mais où se manifeste toujours un esprit de forte trempe et de sève vivace.
CH. DE MAZADE.
Le public a été fort désappointé l’autre jour au Théâtre-Français, et les auteurs de Henriette Maréchal doivent savoir maintenant ce qu’il en coûte de promettre des hardiesses aux spectateurs quand on n’a guère à leur offrir que des réminiscences triviales. M. Théophile Gautier, dans un élégant prologue, a eu beau demander grâce pour l’audace des deux écrivains ; personne ne s’y est trompé, personne n’a pensé que ce fût un coup de génie de transporter les folles danses du bal de l’Opéra sur la scène de la Comédie-Française. Sans doute, même de cette peinture équivoque risquée à propos et encadrée avec art, un écrivain de talent eût pu faire jaillir une idée neuve qui vînt justifier son œuvre et l’absoudre. En voyant parmi les masques du bal ce monsieur en habit noir qui, à la veille de se marier, noie sa raison dans l’ivresse, insulte ses compagnons de débauche, s’avilit lui-même avec une gaîté convulsive, produit une sorte d’émeute charivarique dont les ricanements grossiers exaltent encore sa folie, on pouvait se dire : Ne serait-ce pas là le sujet d’une étude psychologique où apparaîtront enfin les hardiesses qu’on nous promet ? Cet être blasé, dégradé, n’aurait-il pas encore une étincelle qui va jaillir au choc des événemens de la nuit ? Il y a un dernier reste d’élégance dans sa voix éraillée. C’est un artiste peut-être, un grand enfant, un cœur où tout n’est pas mort, — et je me rappelais les beaux vers de l’auteur des Iambes flétrissant ces saturnales, il y a trente ans, dans le recueil même que MM. de Goncourt ne craignent pas de citer à ce triste endroit de leur pièce. La Revue a eu le malheur d’être un peu trop compétente dans l’appréciation de deux écrivains également et fraternellement médiocres ; on lui répond aujourd’hui par la bouche d’un masque aviné. En vérité ce n’est pas nous qui avons à nous plaindre, et nous pouvons juger l’œuvre nouvelle sans être soupçonnés du moindre sentiment de rancune. Quelles sont donc les hardiesses dramatiques dont ce premier acte est le prélude ? Une banale histoire d’adultère compliquée d’une rivalité non moins banale entre la mère et la fille. Pour relever ces vieilleries par quelque haut goût de corruption, les auteurs ont fait du personnage principal un jouvenceau imberbe séduisant une femme dont il pourrait être le fils. Nulle étude des passions, nulle peinture des luttes de l’âme ; la mère n’a horreur de son ignominie qu’au moment où elle apprend que sa fille aime chastement, silencieusement, le jeune et ridicule étourneau. Cette scène de remords aurait pu produire un certain effet, si elle fût arrivée à point ; mais toutes ces choses, la passion aveugle du jeune homme, la lâcheté de la mère, la douleur de la fille, la découverte de l’adultère, la vengeance inepte, le coup de pistolet du père tuant sa fille par méprise, tout cela est heurté, saccadé ; n’y cherchez pas la plus légère notion des devoirs de l’art et des lois de la scène. La conclusion de ces belles aventures, c’est cette vérité incontestable : qu’il est dangereux pour une honnête femme de se risquer au bal de l’Opéra. Telles sont les hardiesses de Henriette Maréchal ! Le style est à la hauteur des idées. On ne sait vraiment s’il faut applaudir ou plaindre les comédiens qui ont prêté leur diction habile à ces étranges dialogues, et qui luttent inutilement chaque soir contre les huées et les sifflets,
F. DE LAGENEVAIS.
V. DE MARS.
- ↑ Pierre Gratiolet, de la Physionomie et des Mouvemens d’expression, suivi d’une notice sur sa vie et ses travaux par Louis Grandeau.