Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1878

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Chronique n° 1119
30 novembre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1878.

La vie publique a ses contrastes et ses diversions étranges. Tandis que nos affaires intérieures suivent leur modeste cours en attendant le scrutin du 5 janvier, tandis que la chambre des députés passe son temps à invalider de vieilles élections ou à expédier le budget, tandis que la majorité du sénat attend une occasion pour interpeller le gouvernement, M. le comte de Chambord vient de prendre encore une fois la parole et de jeter un discours ou une lettre de plus dans nos débats, dans la mêlée de nos partis. M. le comte de Chambord a le mérite de mettre dans son langage comme dans ses actions une loyauté d’esprit qui n’est égalée que par la candeur de son âme. On ne peut se défendre d’un sentiment de respect devant ce représentant de toute une tradition de rois que les considérations politiques ne touchent jamais, qui ne consulte ni les circonstances, ni la raison pratique, ni les intérêts de tous les jours, qui, au contraire, toutes les fois qu’il prend la parole, semble se faire un point d’honneur de s’exiler de plus en plus dans l’histoire, hors de toutes les réalités contemporaines. C’est le caractère de cette nouvelle lettre, de ce nouveau document de l’exil qui répond désormais si peu à tout ce qui existe.

On ne dira pas de l’illustre exilé de Frohsdorf qu’il est un opportuniste et qu’il cherche les succès immédiats, qu’il serait homme à payer Paris d’une messe. Lorsqu’il y a quelques années déjà, — c’est presque un siècle, tant les événemens ont marché ! — lorsqu’il y a quelques années une tentative de restauration monarchique était savamment, laborieusement préparée et semblait près de réussir, soudain, au dernier moment, M. le comte de Chambord intervenait et bouleversait d’un mot toutes les combinaisons ; il confondait ses amis les plus fidèles, qui avaient besoin de quelques mois pour se reconnaître et retrouver la parole. Aujourd’hui les circonstances ne sont plus les mêmes, sans doute, l’occasion est passée ! La France, lasse de provisoire, s’est décidée à se fixer dans des institutions nouvelles, œuvre de nécessité et de raison, de telle sorte qu’un changement serait désormais une révolution. Une question assez grave néanmoins, une question de conduite et de direction s’est récemment ravivée et a partagé encore une fois les royalistes jusque dans leur défaite. Un jeune député, un nouveau venu dans la politique, M. le comte Albert de Mun, avec cette bonne grâce d’intrépidité qui n’appartient qu’à un officier de cuirassiers transformé en apôtre, a levé un drapeau sur lequel il a inscrit le mot fatidique de « contre-révolution. » M. de Mun a porté son drapeau dans les congrès catholiques ; il l’a porté il y a quelques jours à peine dans le parlement en défendant le scrutin de Pontivy, qui l’a fait député, contre une invalidation trop visiblement décidée et préméditée. La « contre-révolution, » le règne de Dieu sur la terre, le droit divin de la monarchie opposé au droit humain des institutions libres, la négation de la France moderne, la guerre déclarée au suffrage universel, tout se retrouve dans cette harangue parlementaire plus encore que dans les discours prononcés devant les congrès catholiques. Le programme est complet ! Un homme qui n’a pas servi dans les cuirassiers, mais qui est un politique clairvoyant, M. le comte de Falloux, n’a pas manqué de saisir aussitôt ce qu’il y avait de périlleux dans cette recrudescence de déclamations et d’excentricités retentissantes. Il a cherché dès le premier moment, dans un journal de province, à arrêter au passage ce mot de « contre-révolution, » et depuis il a publié quelques pages d’une éloquence pressante et vive, où il désavoue ces théories d’absolutisme religieux et politique, appelant à son aide l’expérience, le passé, les lumières de la raison, l’enseignement des catastrophes, la puissance irrésistible des choses. O jeu bizarre des partis ! M. de Falloux se trouve être devenu le côté gauche dans le camp royaliste et catholique.

A l’heure qu’il est, entre des opinions si sensiblement différentes, M. le comte de Chambord n’était peut-être pas obligé de se prononcer par un nouveau motu proprio. Il pouvait se taire sans inconvénient pour sa dignité comme pour sa cause, et s’il voulait parler, s’il voulait écrire à M. de Mun, il pouvait se borner à consoler le jeune invalide de sa disgrâce parlementaire en l’engageant à une lutte nouvelle. Il aurait pu même, s’il avait voulu, se faire une arme de cette fureur d’invalidation qui en se prolongeant, en survivant au combat, finit par n’être plus qu’une représaille de parti. M. le comte de Chambord, — c’est une justice à lui rendre, c’est son honneur, c’est aussi sa faiblesse, — M. le comte de Chambord considère comme au-dessous de lui l’art des tactiques habiles ou d’un silence opportun. Il a reconnu ses couleurs dans le drapeau élevé à la tribune de Versailles par le jeune champion des doctrines théocratiques, il l’a dit. Il a tenu à sanctionner de son approbation la politique de M. le comte de Mun au risque de paraître désavouer la politique de M. le comte de Falloux. Il a fait son choix depuis longtemps, et il n’y met certes aucun subterfuge : il se distingue plutôt par une audacieuse ingénuité.

Ce qu’il veut, ce qu’il avoue pour son dogme, c’est « la vérité tout entière, » la vérité catholique et monarchique, telle que la comprend, telle que l’a exposée l’élu de Pontivy. Ce qu’il appelle c’est un avenir préparé par des hommes de foi et de courage « ne craignant pas de dire en face à la révolution triomphante ce qu’elle est dans son essence et son esprit, et à la contre-révolution ce qu’elle doit être dans son œuvre de réparation et d’apaisement… » A ses yeux, la France, telle que la révolution l’a faite ou menace de la faire, est « l’état sans Dieu, c’est-à-dire contre Dieu… » Il faut rétablir les bases fondamentales, les vérités éternelles, les principes nécessaires, renouer les anneaux de la chaîne séculaire, et en recommandant à M. de Mun d’être son interprète dans l’œuvre apostolique auprès des ouvriers, l’héritier de la monarchie légitime ajoute : « Répétez-leur sans cesse qu’il faut, pour que la France soit sauvée, que Dieu y rentre en maître pour que j’y puisse régner en roi ! » M. de Falloux, dans les pages qu’il a écrites il y a quelques semaines, avant la dernière lettre de M. le comte de Chambord, raconte fort spirituellement que saint Thomas, ayant à juger trois candidats proposés pour la direction d’un monastère, demanda quel était le caractère de ces trois candidats. « Faites-moi leur portrait, dit-il ; qu’est-ce qui caractérise le premier ? — Doctissimus ! Saint Thomas réfléchit un instant, puis répondit : Doceat. Et le second ? — Sanctissimus ! Le saint réfléchit encore et répondit : Oret. Et le troisième ? — Prudentissimus ! Le saint reprit sans hésiter : Régal… » Que le prudent, que l’habile règne et gouverne ! — M. le comte de Chambord, et ce n’est pas lui manquer de respect, est certes digne par sa foi et par sa piété d’être le second de ces candidats de saint Thomas : Oret !

Il est convaincu sans doute que la France ne peut être sauvée qu’à ce prix. Il est absolument sincère dans ce mysticisme dont il fait sa politique. Seul, comme il le dit, il a « intact entre ses mains le dépôt sacré de nos traditions nationales et de nos grandeurs. » Seul, par son caractère de représentant de la monarchie traditionnelle, il a le droit de tracer des directions, et dans sa lettre à M. de Mun il ne fait que rappeler le programme « du salut de la délivrance » à la veille d’un nouveau scrutin. Fort bien ; mais alors quelle position fait M. le comte de Chambord à ceux de ses amis qui vont se présenter à ce scrutin du 5 janvier ? Quelle est la condition étrange de ces légitimistes ouvertement liés à un programme dont le premier mot est la négation, la destruction de tout ce qui existe, de la société même sortie de la révolution française ? Que peuvent-ils répondre désormais à ceux qui les accusent. de ne vouloir rentrer au sénat que pour préparer la ruine des institutions nouvelles, de déguiser sous leur titre vague de conservateurs toutes les arrière-pensées de réaction politique et religieuse ? Quel est d’un autre côté le rôle de ceux qui, en prétendant garder leurs sentimens libéraux et constitutionnels, se font les alliés des opinions dont M. le comte de Mun est déclaré le porte-drapeau ? Le récent message de Frohsdorf ne fait que rendre plus sensibles toutes les impossibilités, toutes les incohérences qui troublent la vie nationale, et c’est ainsi qu’avec toute sa sincérité bien évidente M. le comte de Chambord n’est pas plus heureux dans ses manifestations d’aujourd’hui qu’il ne l’a été il y a quelques années. En 1873 il renversait par une déclaration fameuse toutes les combinaisons de restauration monarchique dont il ne désirait peut-être pas bien ardemment le succès. Aujourd’hui avec sa lettre il risque fort d’avoir porté le dernier coup à cette alliance conservatrice qui publiait récemment son manifeste et qui va subir l’épreuve décisive des élections sénatoriales du 5 janvier.

Que veut-on et que peut-on faire sérieusement avec ces excès d’opinion, avec ces résurrections d’un idéal suranné, avec ces programmes de fantaisie, œuvre d’une pensée solitaire et devenue presque étrangère à la marche du monde contemporain ? Assurément M. de Falloux, qui est plus ou moins désavoué par la dernière lettre de M. le comte de Chambord, a un sentiment plus vrai et plus profond des choses lorsqu’il rappelle à tous les chercheurs de l’absolu qu’il ne faut pas « méconnaître les réalités qui nous enveloppent et poursuivre des chimères qui nous échappent. » M. de Falloux est-il un ami bien enthousiaste de tout ce qu’a fait la révolution, de cette société moderne qui nous enveloppe, qui est sortie du travail de près d’un siècle ? On n’a pas à le rechercher : il est du moins de son temps ; il sait, comme il l’a dit plus d’une fois et comme il vient de le répéter, que les fleuves ne remontent pas leur cours, qu’il y a des conditions de société désormais irrévocables, qu’il y a un ordre nouveau avec lequel et dans lequel il faut vivre. Il a assez de lumières pour voir ce qu’il y a de puéril et de dangereux dans ces condamnations prétentieuses de tout ce qui existe, dans ces confusions perpétuelles de la religion et d’un parti, dans ces déclarations d’incompatibilité entre les intérêts religieux, conservateurs, et une forme nouvelle de gouvernement. Assurément M. de Falloux reste un vrai politique lorsqu’il dit dans ses récentes pages sur la contre-révolution : « Il y a parmi les hommes loyaux des opiniâtretés difficiles à vaincre, il y a aussi des extrêmes qu’on ne réconcilie jamais entre eux ? mais entre les extrêmes il y a toujours un milieu où pénètre la modération et où elle fait germer ses fruits. Je crois fermement que, entre l’extrême droite et l’extrême gauche, entre la contre-révolution et le radicalisme, il y a la nation presque tout entière, et que, lorsque de part et d’autre on aura chassé les fantômes, notre grandeur nationale reprendra son équilibre… »

C’est la vérité même, c’est la raison évidente pour tous ceux qui, sans abdiquer l’honneur de leurs opinions, savent accepter patriotiquement ce que la nécessité a fait, se soumettre à un régime sanctionné par le pays, concourir au bien dans des conditions d’une légalité reconnue sans vaine hostilité, sans arrière-pensée de sédition, et si cette politique eût été suivie depuis longtemps, au moins depuis qu’il y a une constitution régulière, les affaires de la France auraient pris peut-être une autre tournure. Les partis qui s’appellent conservateurs, et qui en dehors de leurs dénominations dynastiques représentent assurément des intérêts sérieux, auraient gardé sans effort leur influence et leur action dans l’état, dans la république. Ils seraient restés les vrais modérateurs du régime nouveau, des conseillers accrédités, écoutés précisément parce qu’ils n’auraient pas été suspects. Ils ne seraient pas devenus cette incohérente coalition de groupes ennemis, discordans, unis en apparence dans la défaite, fatalement voués aux divisions dans une victoire éventuelle, et à qui le pays peut dire dans un moment d’élection : Quel genre de révolution ou de guerre civile nous promettez-vous si nous votons pour vous ? Franchement que peut-il sortir d’une situation créée par cette manière d’entendre et de pratiquer la politique conservatrice ? L’expérience a été déjà faite, elle est inscrite dans nos annales ; elle a été racontée plus d’une fois et elle vient d’être reproduite récemment encore par un écrivain sérieux, M. Victor Pierre, dans une Histoire de la république de 1848, dans ce tableau encadré entre deux dates significatives, — le 24 février 1848 et le 2 décembre 1851 ! À cette époque aussi les partis conservateurs, tour à tour vaincus ou vainqueurs, ne déguisaient pas leur antipathie contre la république ; ils ne cachaient pas qu’en la servant ils étaient prêts à la livrer. Alors aussi M. le comte de Chambord écrivait des lettres ou des manifestes pour tracer des directions à ses amis qui en pleine assemblée réservaient ses droits. Les républicains de leur côté ne négligeaient rien à coup sûr pour rendre la république impossible par leurs passions anarchiques, et ils avaient commencé par faire une constitution qui n’offrait aucune garantie. Qu’en résultait-il bientôt ? Les uns et les autres, royalistes et républicains, se ruinaient mutuellement au profit d’un troisième victorieux. L’empire naissait des aveuglemens réactionnaires et des emportemens démocratiques. Grande leçon pour les monarchistes et les républicains, que l’esprit de parti et des passions implacables entraînaient dans une défaite commune !

La France d’aujourd’hui, sans doute, la France de la république nouvelle n’est point heureusement dans la même situation intérieure. La constitution qui existe a précisément le mérite de ressembler aussi peu que possible à la constitution de 1848, d’être au contraire une œuvre de raison pratique, de transaction et de pondération : elle a même le mérite, si incomplète ou si sommaire qu’elle puisse paraître, d’avoir déjà prouvé qu’elle pouvait suffire à tout. Le chef du gouvernement, loin d’être une menace, est par l’honneur du caractère, par une loyauté de conduite déjà éprouvée, une garantie vivante contre les projets ambitieux et les coups d’état. L’esprit général a singulièrement changé depuis trente ans. Les intérêts se sont presque transformés, et en s’accroissant, en s’étendant, ils sont devenus une force avec laquelle on doit compter. Les conditions de crédit et de viabilité pour un régime public ne sont plus entièrement ce qu’elles étaient autrefois. La république, par cela même qu’elle est née lentement, qu’elle s’est organisée laborieusement et qu’elle a eu besoin de se modérer pour conquérir des adhésions, la république a certainement plus de chances d’échapper à des crises violentes que ses partisans seuls pourraient désormais provoquer. Que faut-il donc pour que cette situation devienne complètement régulière et définitive, pour qu’elle ne soit plus sérieusement contestée et que les appels à des révolutions nouvelles, de quelque côté qu’ils viennent, restent sans écho ? C’est bien simple à l’heure qu’il est, dira-t-on : pour le moment, il y a une dernière épreuve à traverser, il y a une suprême garantie de durée et de sécurité à conquérir. Les élections du 5 janvier, tout est là ! Que l’ancienne majorité du sénat disparaisse, qu’une majorité républicaine sorte du scrutin, c’est le grand secret ; c’est le vrai moyen de remettre l’harmonie entre les pouvoirs, de décourager les hostilités et les conflits, de dissiper les défiances et les inquiétudes de l’opinion en fixant définitivement l’équilibre des institutions. — Est-ce bien sûr ? n’est-ce pas plus désirable que certain ?

Qu’on y réfléchisse bien : ce n’est pas la première fois qu’on tient ce langage qui au fond cache un vague et indéfinissable sentiment d’instabilité, s’il ne déguise pas plus simplement une impatience inavouée de parti. Voilà bien des années déjà qu’on parle ainsi, qu’on va d’étape en étape, en se promettant à chaque épreuve nouvelle ce qu’on désire et ce qu’on attend. Lorsque la république n’existait encore que de fait et restait livrée à toutes les contestations, c’était un point acquis et d’ailleurs évident : le mal était dans le provisoire, l’établissement d’un régime définitif pouvait seul créer la sécurité et tout simplifier. La république a été votée et organisée par les lois constitutionnelles. Alors cela n’a plus suffi, la question n’a pas paru absolument tranchée. La solution restait incomplète tant que l’ancienne assemblée n’avait pas disparu, tant que le pays ne s’était pas prononcé lui-même par l’élection des nouveaux pouvoirs législatifs, de la chambre des députés et du sénat. C’était en définitive assez logique. L’assemblée qui avait voté la constitution a disparu ; la chambre des députés et le sénat ont été élus, les deux assemblées se sont réunies, — et à ce moment encore il s’est trouvé que la question n’était pas entièrement résolue, les conflits ont commencé, les tiraillemens se sont multipliés, et à la place de la paix il y a eu une année durant une confusion singulière, d’où a fini par sortir une crise plus violente, plus aiguë que jamais, qui a eu pourtant comme compensation l’avantage d’être une épreuve décisive pour les institutions nouvelles. Il est certain que, si la république n’a pas péri dans la tourmente du 16 mai, c’est qu’elle ne doit pas périr de la main de ses ennemis. Maintenant, tout cela est passé et c’est sur les élections du 5 janvier que les regards se fixent comme sur le point de l’horizon d’où doit venir la lumière. Il semblerait que le scrutin du 5 janvier, s’il répond aux espérances qu’on a conçues, va délivrer de tous les périls et ouvrir une carrière désormais assurée.

Eh bien ! c’est là justement que peut recommencer le mirage. La majorité nouvelle du sénat sera vraisemblablement républicaine, on peut le présumer : ce sera un gage de paix entre les deux chambres, une garantie contre des conflits de parti pris, contre des crises où la république serait directement en jeu, et c’est déjà beaucoup sans doute ; mais après comme avant, demain comme aujourd’hui, au commencement de 1879 comme à la fin de 1878, la question essentielle reste à peu près la même, parce que tout dépend de la manière dont on saura user de cette victoire encore plus que du résultat numérique d’un scrutin. Ce serait une singulière illusion de se figurer que cette date du 5 janvier, fût-elle signalée par le succès qu’on attend, peut devenir le point de départ d’une politique nouvelle, qu’avec un déplacement de majorité dans le sénat il sera plus facile de tout se permettre, de tout oser, et qu’il serait sans inconvénient par exemple d’ouvrir l’ère de stabilité de la république par des crises de pouvoir, par des compétitions ministérielles. Il y a, dit-on, des impatiens qui s’agitent déjà, qui s’essaient au rôle de tacticiens de couloirs. Ils ont leurs combinaisons, ils comptent les jours ou les semaines que le ministère a encore à vivre pour arriver à l’étape qu’ils ont fixée dans leurs calculs ; ils savent quels sont ceux des membres du cabinet qui pourront rester, quels sont ceux qui devront se retirer, ils distribuent les portefeuilles. Ils commencent par l’intrigue au risque de finir par la confusion. C’est une manière de disposer de la victoire avec profit ! En réalité ce n’est pas encore un travail bien sérieux. Il y a toujours, même à part le chef de l’état, un homme avec lequel il faut compter, c’est M. le président du conseil, qui attestait si récemment encore son autorité dans une foudroyante réponse à M. de Fourtou et qui jusque dans sa sévérité donnait à tous l’exemple de la mesure. Cette vigueur de raison et de parole reste une de ces garanties qu’on n’affaiblit pas ou dont on ne se prive pas impunément. M. Dufaure, par son nom, par son caractère comme par son talent, est l’honneur et la force d’une situation, et si l’autre jour il n’a pas laissé échapper l’occasion de relever les présomptueuses attaques d’un ministre du 16 mai, on peut être assuré qu’il n’hésiterait pas à repousser des entreprises d’une autre nature qui tendraient à altérer la politique dont il est la personnification au pouvoir. M. Dufaure représente plus que tout autre la république régulière, constitutionnelle, modérée, à laquelle l’appui de la majorité renouvelée du sénat ne manquera sûrement pas, et si les chefs de la majorité de la seconde chambre ne se laissent pas troubler par leurs passions, ils s’apercevront bien vite qu’ils ne peuvent rien gagner à changer sensiblement cette situation ; ils comprendront qu’au lieu de tomber dans le piège des agitations, des revendications exclusives et des conflits violons, ce qu’ils ont de mieux à faire c’est d’éviter toutes les occasions de crises nouvelles, de montrer la république s’affermissant par la modération, s’occupant avant tout des affaires et des intérêts du pays. Le vote du 5 janvier, s’il est une victoire, doit être une raison de plus de ne pas s’écarter de cette voie.

Est-ce que cela n’est pas possible ? Est-ce que le budget ne vient pas d’être discuté le plus paisiblement du monde en dehors de toute préoccupation de parti ? Entendons-nous bien toutefois. Ce n’est pas que cette discussion, qui n’est point encore terminée, mais qui ne paraît devoir soulever aucune difficulté sérieuse, ait absolument le caractère qu’elle devrait avoir. D’abord, quelques droits qu’ait une majorité, elle devrait être la première à désirer la présence de quelques membres de l’opposition dans la commission du budget. Les minorités sont les minorités dans les questions de gouvernement, elles ne sont pas exclues du travail parlementaire, et si par une intention d’impartialité elles sont admises à être représentées au bureau de la chambre, à plus forte raison doivent-elles avoir leur place dans la plus haute commission de contrôle financier. D’un autre côté, si cette discussion est fort paisible, il est clair qu’elle est conduite au pas de charge ; pour avoir été trop retardée, elle va maintenant par trop vite. Il ne serait vraiment pas bon qu’un budget de près de 3 milliards fût toujours discuté de cette façon, sans un examen approfondi de la situation financière. La commission du budget fait son travail pour la chambre, elle le fait sans doute avec zèle, — la discussion publique seule éclaire le pays. Cela dit, il est certain que cette discussion précipitée et sommaire est restée avant tout une discussion d’affaires. Le budget de la guerre notamment a provoqué des débats d’un ordre tout pratique, intéressans et rapides, où un député homme d’esprit, M. Margaine, s’est jeté vivement et où le rapporteur, M. Langlois, a trouvé l’occasion de prononcer ces paroles, qui ont certes leur application dans d’autres questions que celles de l’organisation militaire et des finances : « Ces choses-là, a-t-il dit à propos d’une réforme, ne se font qu’avec le temps, et c’est la seule manière de faire bien, car le temps ne respecte que ce qui a été fait avec lui ; si on veut aller trop vite, on risque de faire mal… » Ce n’est pas nouveau, cela a même été mieux dit, ce n’est pas moins précieux à retenir. Voilà qui est raisonnablement parler ! Que demande-t-on aux républicains ? On leur demande de s’inspirer de cet esprit, de se souvenir que les affaires ne se font pas avec des turbulences, des prétentions exclusives, des déclamations, des chimères ou des représailles. On leur demande de ne pas oublier que la république, comme tous les gouvernemens, a besoin de paraître sous la figure d’un régime sensé, impartial et sérieux, suffisant à protéger le pays dans sa vie intérieure et à représenter la France dans sa vie extérieure, dans la mêlée des intérêts du monde.

Ce serait à coup sûr moins que jamais le moment de se perdre en vulgaires querelles, de subordonner l’intérêt national à des intérêts ou à des passions de partis, de se désarmer en présence de tout ce qui se passe autour de nous, de l’orient à l’occident, du nord au midi. Tout est vaguement en fermentation depuis que la vieille organisation continentale s’en va, depuis que les peuples, sous l’apparence de cette civilisation dont la dernière exposition a été une représentation somptueuse, semblent être rentrés dans l’ère de fer. L’Europe et le monde sont agités de toute sorte de mouvemens intimes, extérieurs, diplomatiques, militaires, faits pour exciter l’attention vigilante des gouvernemens, même de ceux qui se font de la réserve un devoir et une politique. Assurément la situation que la dernière guerre russe a créée dans toutes les régions de l’Orient, cette situation n’a rien de brillant et de rassurant. Cette guerre, elle a laissé des embarras à tout le monde, à ceux qui en souffrent et qui en paient les frais, à ceux qui en profitent, à ceux qui y ont trouvé une occasion de relever leur crédit, et ce n’est pas sans peine, sans mille tiraillemens, que ce traité de Berlin, par lequel on a cru établir la paix de l’Orient, entre dans la réalité des choses. Avant de devenir une vérité, s’il doit être une vérité définitive, il se heurte à chaque pas contre un obstacle, contre des interprétations et des contradictions nouvelles, et ce qu’il y a de plus clair jusqu’à présent, c’est que la Russie garde ses positions, l’Autriche est en Bosnie, l’Angleterre est à Chypre. Tout le reste est confusion et incertitude, — délimitations toujours fuyantes, organisation des autonomies nouvelles, définitions des rapports de la Roumélie et de la Bulgarie, situation réelle de l’empire ottoman au milieu de toutes les compétitions. C’est un amas de complications, une source évidente de difficultés, même pour ceux qui, engagés au premier rang, s’efforcent de s’assurer les plus grands avantages. La Russie, aux prises avec les embarras de sa prépotence, entraînée souvent par des agens trop zélés, flotte entre l’ambition de rester maîtresse de l’Orient et la nécessité de se conformer à ses récens engagemens. Elle ne se retire qu’avec lenteur, disputant sur tout, dissimulant sa stratégie, et elle en est quitte parfois pour charger le comte Schouvalof d’expliquer ses intentions, d’assurer à tout le monde qu’elle ne désire que l’exécution du traité de Berlin. Au fond, elle joue avec le feu, un feu qu’elle a allumé, et cette politique pourrait n’être pas sans péril pour elle. L’Autriche, satisfaite d’avoir son armée en Bosnie et visiblement décidée à pousser jusqu’au bout son aventure, l’Autriche se trouve d’un autre côté aux prises avec toutes les difficultés d’une situation intérieure compliquée, Le comte Andrassy a fort à faire pour avoir raison des délégations austro-hongroises réunies à Pesth, pour obtenir le vote des crédits sans lesquels il ne peut aller bien loin. L’Angleterre, quant à elle, a pour le moment à faire face tout à la fois et à L’exécution du traité de Berlin, qu’elle poursuit résolument en Europe, et à une guerre asiatique, qui n’est qu’une suite de la dernière crise orientale.

La question est tranchée en effet, l’Angleterre est désormais engagée dans une nouvelle guerre de l’Afghanistan. Vainement on a essayé de négocier avec l’émir de Caboul ; vainement les autorités anglaises de l’Inde ont employé leur diplomatie à lier le petit potentat afghan placé à la frontière de l’empire britannique : l’émir de Caboul s’est dérobé aux négociations. A-t-il été formellement encouragé à la résistance par la mission russe récemment envoyée à Caboul ? A défaut de promesses explicites a-t-il cru que dans tous les cas il serait soutenu ? Toujours est-il qu’il n’a voulu rien entendre et qu’en présence d’une attitude visiblement hostile l’Angleterre n’a plus hésité. L’armée anglaise, déjà disposée sur la frontière, surtout vers Peschawer, s’est ébranlée et a pénétré à travers les premiers défilés qui gardent l’Afghanistan. Elle s’est formée en trois colonnes dont deux marchent dans la direction de Caboul ; la troisième parait destinée à opérer sur Candahar. L’armée anglaise, forte de près de 30,000 hommes, dont la plus grande partie, il est vrai, est indigène, paraît suffisante pour faire face à tout. Jusqu’ici elle n’a rencontré aucune résistance sérieuse, elle s’est emparée des premiers forts qui gardent les défilés, rien n’a arrêté sa marche. Ce n’est là cependant qu’une campagne qui commence et qui, à mesure qu’elle avancera, doit inévitablement avoir à vaincre d’immenses difficultés dans ces contrées montagneuses et sauvages. En présence des colonnes anglaises, séparées par de longues distances, placées dans l’impossibilité de s’appuyer mutuellement, contraintes à des marches dangereuses, exposées à des souffrances inévitables, la retraite des forces afghanes n’est-elle pas le résultat d’un plan stratégique que l’émir a pu ne pas trouver tout seul ? N’a-t-elle pas pour objet de laisser les Anglais s’engager, se fatiguer dans une campagne où ils finiront par rencontrer des forces concentrées ? Les surprises et les péripéties ne sont pas impossibles. Les Anglais auront certainement raison des Afghans, ils iront à Caboul, c’est vraisemblable ; mais là d’autres complications ne se produiront-elles pas ? La paix que voudra imposer l’Angleterre en gardant ans doute des positions pour sa sûreté ne provoquera-t-elle pas quelque intervention de la Russie ? On pourrait certes prévoir des incidens s’il y avait quelque vérité dans les paroles récemment attribuées au général Kauffmann remettant une épée à un représentant de l’émir envoyé à Taschkend. Il ne serait point impossible, si la Russie s’en mêlait, que la question d’Orient, qui a tant de peine à s’apaiser en Europe, se relevât avec une gravité nouvelle en Asie. Ce n’est point impossible, quoique cependant il ne paraisse y avoir pour le moment aucune tenon particulière de rapports entre la Russie et l’Angleterre. C’est en présence de cette situation que le cabinet de Londres s’est décidé à convoquer le parlement pour le 5 décembre. Il a enlevé ainsi un de ses griefs à l’opposition qui accusait déjà lord Beaconsfield de poursuivre le cours de ses aventures sans consulter les chambres. La discussion pourra être vive ; la politique de lord Beaconsfield sortira vraisemblablement encore victorieuse de cette lutte nouvelle où elle gardera l’avantage des desseins suivis avec une persévérante et énergique résolution.

On n’en a pas fini avec les sinistres et honteux attentats qui depuis quelque temps menacent si souvent la vie des souverains. Après l’empereur d’Allemagne, après le roi d’Espagne, c’est le roi d’Italie qui à son tour vient d’être l’objet d’une odieuse tentative de meurtre. Le roi Humbert, avec la jeune et aimable reine, venait de parcourir une partie de l’Italie du nord et du centre où il a été reçu au milieu des ovations. A Florence même, dans cette gracieuse ville si éprouvée. aujourd’hui par des désastres financiers, il a été accueilli d’une manière touchante. Il entrait récemment à Naples escorté par la foule, lorsqu’il a été assailli dans sa voiture par un assassin furieux. Le roi n’a reçu qu’une légère atteinte. Le président du conseil, M. Cairoli, placé auprès du souverain, a eu une blessure plus sérieuse. Et ce meurtrier aussi, comme tous les autres, ce Passavanti ou Passanante, est un esprit perdu de rêves, de chimères, de prédications internationalistes, un sectaire qui met dans ses déclamations Brutus, Jésus-Christ, Mazaniello, Agésilas Milano, Orsini. Ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’au même instant des bombes incendiaires ont éclaté dans. diverses villes, notamment à Florence où elles ont fait des victimes. Ces criminelles tentatives ont fait éclater une fois de plus la popularité de la maison de Savoie. Elles ont mis aussi en relief la personnalité sympathique du président du conseil, M. Cairoli, qui a couvert le roi de son corps ; mais elles créent une situation. difficile qui est déjà évoquée devant le parlement, et c’est peut-être toute la politique de l’Italie qui est en jeu.


CH. DE MAZADE.

CORRESPONDANCE.

Mon cher directeur,

Il m’est échappé deux erreurs dans mon étude sur Boursault, et, bien qu’elles ne touchent pas au fond du sujet, je tiens à les corriger immédiatement.

L’une m’a été signalée par un des maîtres de l’érudition historique, un maître dont la droiture égale la compétence, l’éditeur des Mémoires de Saint-Simon, l’auteur de nombreux et excellons travaux sur le XVIIe siècle, M. A. Chéruel, ancien recteur des académies de Strasbourg et de Poitiers. La lettre qu’il m’a écrite à ce sujet faisant le plus grand honneur à sa loyauté, tous nos lecteurs me sauront gré de la mettre sous leurs yeux. La voici :

« Paris, 18 novembre 1878.

« Monsieur, dans les articles fort intéressans que vous avez publiés sur le poète et romancier Boursault, vous parlez de sa protectrice, la duchesse d’Angoulême, et vous dites qu’elle se nommait d’abord Françoise de Narbonne. C’est en effet le nom que l’on trouve dans les anciennes éditions de Saint-Simon. Comme je suis un des coupables de cette erreur, je m’empresse de vous la signaler : le véritable nom est Françoise de Nargonne.

« Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mon respectueux dévoûment.

« A. CHERUEL. »

En même temps que je recevais cette loyale communication, une lettre anonyme, — et, chose bien extraordinaire pour un envoi sans signature, — une lettre anonyme singulièrement aimable confirmait le renseignement de M. Chéruel au sujet de Françoise de Nargonne. Mon correspondant inconnu profite de l’occasion pour me donner des indications bibliographiques très précieuses sur le père de Françoise de Nargonne (M. de Mareuil, et non de Montreuil, comme l’écrit Saint-Simon), et son vieux mari le duc d’Angoulême.

La seconde erreur n’est guère plus grave en ce qui concerne le fond du sujet, elle a pourtant plus d’apparence et d’ailleurs j’en suis seul responsable. Je suis tenu en conscience de la réparer au plus tôt. Dans le préambule d’Artémise et Poliante, Boursault, expliquant pourquoi le parterre était presque désert à la première représentation de Britannicus, écrit simplement ces mots : « Le marquis de Courboyer, qui ce jour-là justifia publiquement qu’il était noble, ayant attiré à son spectacle tout ce que la rue Saint-Denis a de marchands qui se rendent régulièrement à l’Hôtel de Bourgogne pour avoir la première vue de tous les ouvrages qu’on y représente, je me trouvai si à mon aise que… » Avec un esprit ironique et enjoué comme celui de Boursault, j’aurais dû flairer là quelque piège. Je suis d’autant plus inexcusable. de m’y être laissé prendre que je m’étais donné à moi-même un avertissement, il y a de cela une dizaine d’années. Voici ce que je retrouve dans mes notes écrites en juin 1868, lorsque je m’occupais de Boursault en Sorbonne, à propos de Molière et de ses contemporains : — « Ne pas prendre au sérieux les paroles de Boursault sur le marquis de Courboyer. C’est une allusion comique à une tragédie du temps. Voir dans les lettres de Gui Patin la lettre à Falconet, en date du 13 décembre 1669. » Comment ai-je pu ne pas me souvenir de cette note ? Je pourrais dire qu’à dix années de distance, et quelles années ! les mémoires les plus fidèles ont oublié des choses plus importantes ; mais je tiens moins à justifier ma faute qu’à la réparer. Bien plus, je veux en tirer un certain profit pour nos lecteurs. Ces indications que j’avais recueillies en 1868, je n’aurais pu en faire usage dans mon récent travail, alors même que je m’en fusse souvenu à propos, tant elles étaient étrangères à mon sujet, L’erreur que j’ai commise me fournira du moins l’occasion de signaler les curieuses pages de Gui Patin. On sait avec quel soin M. Paul Mesnard a donné une édition définitive de Racine dans cette collection des grands écrivains de la France, si savamment dirigée par M. Ad. Régnier, si richement publiée par la maison Hachette. A propos de Boursault et de l’exécution capitale du marquis de Courboyer, le scrupuleux érudit s’est contenté de renvoyer au Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, publié par M. Chéruel en 1861, et assurément, pour le sujet qui l’occupait, il n’avait rien de plus à faire. A ceux qui désireraient des informations plus complètes sur le procès et la mort du marquis de Courboyer, je recommande la lettre de Gui Patin. Si le Journal d’Olivier d’Ormesson fournit des détails circonstanciés sur le fond de l’affaire, la lettre de Gui Patin en donne de très importans sur les émotions dont Paris fut agité pendant les huit jours qui suivirent la condamnation et précédèrent le suppliée. Évidemment, il n’y avait pas là matière à plaisanterie. — Dans l’édition de 1691, la lettre de Gui Patin, la cinq cent troisième du recueil, se trouve an tome III, page 260. Dans l’édition bien plus complète donnée en 1846 par le docteur Réveillé-Parise, elle est la sept cent quatre-vingt-dix-septième et se trouve au tome III, page 720.

Veuillez agréer, etc.

SAINT-RENE TAILLANDIER.

A MONSIEUR BULOZ, DIRECTEUR DE LA Revue des Deux Mondes.

Monsieur,

Le numéro du 1er septembre courant renferme un article de M. Maxime Du Camp, « le Louvre et les Tuileries pendant la commune, » qui me fait jouer up rôle odieux et absolument contraire à la vérité.

M. Du Camp paraît ignorer et laisse ignorer à vos lecteurs que, loin d’avoir jamais cherché à me soustraire aux conséquences d’une action judiciaire, je l’avais au contraire provoquée par écrit en offrant de me constituer prisonnier.

M. Du Camp parait ignorer et laisse encore ignorer à vos lecteurs que trois ans après les événements de la commune, je fus arrêté à mon domicile de Paris que je n’avais point quitté, que je fus détenu préventivement pendant un mois à la prison du Cherche-Midi, et qu’enfin le 1er mai 1874, jour de l’ouverture du salon, comme le fit observer ironiquement l’officier faisant fonction d’avocat général, je comparaissais seul de tous les artistes ayant fait partie de la fédération et de ses délégations devant le 3e conseil de guerre ; qu’après une éloquente plaidoirie de M. Albert Liouville, avocat à la cour d’appel, vice-président du conseil municipal de la ville de Paris, qui m’avait prêté le concours de son talent et de sa respectabilité, convaincu qu’il était que mon honneur sortirait sauf de ces débats, je fus condamné, tous les autres chefs d’accusation écartés, à six mois de prison pour immixtion dans des fonctions publiques.

Que, transféré à la prison cellulaire de la Santé, j’en suis sorti trois mois après, grâce à la généreuse intervention de trente de mes confrères.

Aujourd’hui que sept années ont passé sur ces douloureux événements, alors que tous les honnêtes gens s’efforcent d’en effacer les traces, lit. Du Camp semble vouloir me faire un nouveau procès dans la Revue des Deux Mondes.

Atteint dans mon honneur, dans ma considération, je proteste énergiquement devant cette nouvelle accusation et je viens vous donner la preuve que tout ce que M. Maxime Du Camp n’a pas craint d’affirmer sans prendre la peine de faire une instruction sérieuse n’est qu’un mélange d’inexactitudes graves et de faits déjà établis.

C’est ce que je vais faire, non avec des phrases ou des documents apocryphes, mais avec des citations que je le mets au défi de réfuter.

Son réquisitoire contre moi peut se résumer ainsi :

Des trois délégués, l’un n’avait accepté ses fonctions que dans l’intention nettement déterminée de protéger les employés et de sauver les collections. Il n’était pas l’homme qui convenait à la commune, car reculer devant une bassesse indiquait des sentiments d’un civisme peu exalté.

L’autre n’a laissé au Louvre aucun souvenir, il est resté neutre, ni bon ni mauvais.

Il n’en est pas de même de Jules Héreau (bête fauve) qui avait conçu un projet d’une perversité odieuse : livrer le conservatoire du Louvre, composé des plus honnêtes gens du monde, aux suspicions et aux accusations de la commune ; l’un de ses collègues l’en empêcha en déclarant qu’il ne tolérerait pas une pareille infamie.

L’accusation est nette : c’est dire que je n’avais accepté les périlleuses fonctions de délégué que pour livrer, moi artiste, à la fois nos admirables collections et les hommes courageux restés à leur poste pour les défendre. L’accusation est odieuse : jugez-en par ces citations que j’emprunte à un écrivain qui ne peut être suspecté de tendresse ou de complaisance à mon égard.

Voici ce qu’écrivait en 1871, trois mois après les événements, dans un article de la Gazette des Beaux-Arts, M. Darcel, ancien sous-conservateur des musées impériaux du Louvre, présentement directeur de la manufacture nationale des Gobelins : « Les trois délégués étaient de caractères différents, du reste « fort polis tous les trois.

« M. à O., méthodique et conciliant, tenait à ce qu’il fût bien entendu que ses fonctions n’étaient que provisoires et qu’il ne les avait acceptées ainsi que ses collègues qu’à la seule fin d’empêcher les gens de la commune d’envahir le Louvre ; nous n’avons pas cru que les artistes délégués qui ont remplacé l’administration légale eussent prêté la main à un incendie des musées. Le hasard a fait que nous en connaissions deux sur trois (M. O. et M. Héreau), de telle sorte que nous avons pu souvent converser avec eux. De ces conversations, du soin qu’ils prenaient pour constater, au moyen de scellés posés en notre présence, l’état actuel des galeries, du maintien à leur poste de quelques-uns de nos collègues que la notoriété n’avait pas désignés aux destitutions de la commune, nous inférions que bien que partageant à des degrés divers les opinions de la commune, ils s’étaient mis là afin de sauvegarder les musées contre les coquins qu’elle renfermait et qui tourbillonnaient autour d’elle. »

Et plus loin, M. Darcel trace de moi ce portrait : « Petit, nerveux, susceptible, plein de lui-même », il ajoute : « Néanmoins comme il était très honnête homme, il ne voulut prendre en charge les collections qu’après en avoir fait l’inventaire. »

« Il commença son inventaire par la galerie Lacaze, ce qui était facile, il changea même deux tableaux de place, et ce changement exécuté par lui a été respecté ; puis il inventoria la salle Henri II et enfin le salon des Sept-Cheminées, de façon à pouvoir ouvrir ces salles au public. Le même jour, on apposa les scellés sur les portes des armoires ou réduits où la plupart des joyaux, des gemmes et des émaux avaient été cachés. Ces réduits étaient dans le cabinet de M. Barbet de Jouy. »

Dans ce même article, à la page 22 :

« Les délégués Héreau et D… lui firent demander (à M. Barbet de Jouy) de les recevoir et lui présentèrent une déclaration par laquelle ils se constituaient gardiens des scellés en l’absence du personnel révoqué. M. Barbet de Jouy fit ajouter à leur acte : qu’ayant pris rendez-vous avec eux pour reprendre l’opération commencée et interrompue le 16, il resterait dans son cabinet comme gardien des collections, ce à quoi les délégués consentirent de bonne grâce. »

M. Darcel raconte alors comment j’ai soutenu M. Barbet de Jouy dans ses revendications, comment, grâce à la résistance des délégués des artistes aux ordres de la commune, les cachettes ne furent pas ouvertes. Je ne crains pas d’affirmer ici que M. Barbet de Jouy m’a dit depuis et à plusieurs reprises qu’il m’en gardait une éternelle reconnaissance. M. Darcel termine ainsi :

« Si nous reproduisons ces lignes, ce n’est pas pour le vain plaisir de nous répéter, mais afin de prouver à ceux qui nous trouveraient trop indulgents pour les délégués de la commission que nous rendions justice à leurs intentions, même à ce moment où nous étions encore évincés par eux de notre poste au musée. »

M. Maxime Du Camp, qui écrit sept années après la publication de cet article, devait nécessairement en avoir connaissance. Pourquoi n’y a-t-il pas puisé des l’enseignements ? Il avait en outre à sa disposition les déclarations du conservateur, dont le logement était situé rue de l’Université, et dont il n’a pas cité le nom, mais que je ne crains pas de nommer parce que j’ai toujours rendu hommage à sa noble conduite, et d’ailleurs M. Darcel avait lui aussi cité son nom à maintes reprises. Voici comment, dans sa déclaration écrite à l’officier faisant fonction de juge d’instruction, s’exprime M. Barbet de Jouy :

« Le mois dernier, M. Héreau s’est présenté à moi au Louvre ; il m’a appris qu’il était recherché par la justice militaire et m’a demandé mon témoignage. Je lui ai fait observer que j’aurais à déposer de faits bien graves ; je lui ai « rendu justice à lui-même pour les égards et le respect qu’il a toujours eus pour moi et sans lesquels je n’aurais pas pu accomplir le devoir qui m’était tracé. »

A l’audience, M. Barbet de Jouy a renouvelé cette déposition verbalement, et à une question du président si j’avais demandé une attestation, une grâce quelconque, il a répondu que j’étais trop fier pour cela.

Ces déclarations faites à la justice sous la foi du serment se passent de commentaires, elles sont la seule réponse que je doive faire aux accusations que mon honneur m’oblige à relever. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes peuvent déjà voir que M. Du Camp n’était pas suffisamment renseigné quand il dit que a seul je donnais des ordres, ordres fort incompréhensibles du reste et qui consistaient à mettre les scellés tantôt sur une porte, tantôt sur une autre, quitte à les briser immédiatement après pour les remplacer de suite. »

De quel document digne de foi M. Du Camp peut-il appuyer son appréciation, il se garde bien de le dire.

Quand, à propos de l’arrestation des gardiens par le docteur Pillot, il dit « que les délégués interpellés par un conservateur ne savaient que répondre, » il ignore que cette conversation n’a eu d’autre témoin que M. Barbet de Jouy et moi, il ne peut donc savoir que non seulement j’ai répondu que nous ne dénoncerions pas sa présence, mais qu’encore je lui ai reproché d’avoir eu un instant ce soupçon ; que notre conduite précédente envers lui témoignait assez en notre faveur ; que n’ayant pu opposer la force à la force, nous étions cependant prêts à faire tous nos efforts pour que les gardiens fussent rendus à la liberté et pussent reprendre leur service au musée. En effet, sur une réclamation écrite par moi, adressée à la mairie du 1er arrondissement, ces hommes nous furent rendus sains et saufs le lendemain. M. Maxime Du Camp ne dit pas que M. Barbet de Jouy s’excusa d’avoir pu nous soupçonner, et qu’il me donna la main comme il le fit encore le jour où nous quittâmes le Louvre sous sa protection.

Pourquoi M. Maxime Du Camp ne fait-il pas mention de la pièce suivante signée de moi et transcrite par M. Darcel dans son article : « Je soussigné déclare ne pas vouloir profiter de la liberté qui m’est offerte par M. Barbet de Jouy, je me constitue prisonnier et demande des juges, ma conscience ne me reprochant rien.

Abandonné ici par ceux qui m’y avaient délégué, je crois que mon devoir est de rester et non de fuir ; je tiens à la disposition de M. Barbet de Jouy la clef du tiroir où sont déposés les divers papiers concernant notre intervention au Louvre. Je dépose aussi dans ce tiroir un petit revolver dont j’étais porteur.

Mercredi 24 mai, 2 heures du matin. Jules Héreau, artiste peintre. »

Cette déclaration et la conduite de M. de Jouy envers nous proteste assez contre cette insinuation de M. Du Camp que : les deux délégués restés seuls avec lui pour défendre nos collections nationales auraient été capables de jouer un double jeu et de faire appel « aux incendiaires et aux pillards, » soit en leur ouvrant les portes du Louvre, soit en jetant « quelque billet ou quelque avis aux fédérés qui passaient. »

L’article de M. Darcel et la déposition de M. Barbet de Jouy suffiraient à me laver des accusations de M. Maxime Du Camp. J’ai le devoir, pour ma famille et mes enfants, d’y ajouter cette lettre écrite par le regretté et éminent sculpteur Paul Cabet à Mme Héreau.

« Madame, à la veille du jugement de M. Héreau, j’aurais voulu pouvoir, afin de vous rassurer, vous faire part de vive voix de l’entretien que j’ai eu avec M. Barbet de Jouy, mais mes occupations m’en ont empêché jusqu’à ce jour.

La déposition de M. Barbet de Jouy devant le conseil de guerre sera certainement d’un grand poids, et je ne doute pas que sur son témoignage, M. Héreau ne soit rendu à la liberté, puisqu’il a pendant l’insurrection de la commune aidé à préserver nos richesses artistiques et que beaucoup de mal aurait pu être fait sans sa présence au Louvre.

Soyez assurée, madame, de toute la sympathie des artistes pour votre mari, et quel que soit le verdict du conseil de guerre, M. Héreau conservera l’estime de tous ceux qui le connaissent.

Veuillez agréer, madame, l’hommage de mes sentiments respectueux. — Paul Cabot, 28 avril 1874. »


Vos lecteurs, Monsieur, ont maintenant les moyens de discerner la vérité.

Ces tristes débats peuvent se résumer, ainsi que l’avait fait mon honorable défenseur, Me Albert Liouville, devant le conseil de guerre.

« Pour que le Louvre fût sauvé, il a fallu la rencontre de deux éléments rares en ces temps de révolution, mais qui procédaient du même sentiment — l’amour de l’art, Il a fallu un homme courageux comme M. Barbet de Jouy, bien décidé à mourir à son poste comme un soldat, s’il était nécessaire, il a fallu en outre un homme ou des hommes assez forts de leur conscience pour faire au péril de leur vie ce que peu d’hommes leur enviaient à ce moment : coopérer à sauver nos collections nationales, et en vue de quelle récompense ? Eh bien, cette bonne fortune, le Louvre l’aura eue ; les deux éléments se sont trouvés réunis, la flamme a respecté le musée, aucune salle n’a été souillée par le contact des incendiaires ; pas un seul n’a pénétré dans ce sanctuaire de l’art, et on a pu dire ensuite : « Les différentes collections du Louvre ont reparu dans leur intégralité antérieure sans que la plus légère atteinte ait été portée même à la plus minime des choses que l’État y possède. »

Je n’ajouterai rien à ces paroles de mon éloquent défenseur.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments de considération.

JULES HEREAU.

La réclamation de M. Jules Héreau, ancien délègue de la commune aux musées nationaux, prouve simplement que ses souvenirs ne concordent pas avec ceux qu’a laissés son passage au Louvre. Il me sera facile de le démontrer dans une réponse que la Revue publiera le 15 décembre.

MAXIME DU CAMP.



ESSAIS ET NOTICES.
Mémoires et lettres de François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis (1715-1758), publiés par M. Frédéric Masson ; Plon, 1878.


Voilà deux volumes qui pourraient bien renouveler du tout au tout telle partie consacrée de l’histoire du XVIIIe siècle. En tout cas, ils modifieront singulièrement l’idée que la plupart de nos historiens nous ont donnée du cardinal de Bernis. Ils permettront de disculper un galant homme des accusations ridicules qui pesaient sur sa mémoire. Ils permettront de rendre enfin la justice qui lui est due à un ministre dont le patriotisme fut sincère et le rôle politique, non pas à dire vrai plus considérable, mais au moins plus raisonnable et mieux joué qu’on ne pense. C’est ce que le savant éditeur, M. Frédéric Masson, à très bien montré dans une copieuse introduction qui est un excellent morceau de critique historique. Et l’on fera bien de retenir ses propres paroles Sur cette alliance autrichienne de 1756, reprochée presque unanimement à Bernis, comme le plus éclatant abandon des traditions éprouvées du grand règne. « Cette alliance n’était pas seulement utile, elle était là seule que la France put conclure. Elle aurait dû la saisir, même au cas où elle ne lui eût rien rapporté, et c’était ce que Bernis avait fait le 1er mai 1756. Elle devait s’en servir au mieux de ses intérêts et c’est ce que fit Bernis le 1er mai 1757. »

Nous n’avons pas grand goût pour les « nouveautés » en histoire. D’une manière générale, il est toujours plus prudent et plus sûr de chercher la justification des opinions reçues que de proposer des doutes et des contradictions. Il y a presque toujours une raison secrète aux opinions reçues, et c’est en histoire surtout qu’il faut se défier du paradoxe. Mais ici, pour beaucoup de raisons, toutes claires comme le jour, c’est bien la tradition de nos historiens qui a tort. Il serait assez difficile en effet de montrer par où l’alliance autrichienne était boiteuse, comme il serait assez difficile de montrer l’intérêt que pouvait avoir la France à favoriser l’intrusion de la Prusse dans le système de l’équilibre européen. Et puis il est temps de cesser d’écrire l’histoire du XVIIIe siècle sur la parole unique et sur le témoignage, devenu pour ainsi dire sacro-saint, du fondateur de la grandeur prussienne. Grand dans la guerre, grand dans la politique, le grand Frédéric fut très grand encore dans l’art de mentir avec fruit. Nous l’avons trop et trop souvent oublié. Les lecteurs de la Revue[1] connaissent l’histoire de ce prétendu billet de Marie-Thérèse à Mme de Pompadour où la fière impératrice aurait qualifié de « cousine » et de « bonne amie » la demoiselle Antoinette Poisson, femme Le Normand d’Etioles et marquise de Pompadour. M. Masson suggère l’hypothèse que Frédéric aurait bien pu inventer sinon le billet, au moins la légende, pour faire pendant au billet plus que poli qu’il avait lui-même adressé jadis à la duchesse de Châteauroux. Et de fait c’est bien ainsi que ce grand homme « fertile en ruses » écrivait l’histoire. On sait d’ailleurs qu’il avait gagé un peu partout des courtisans de toute sorte, adorateurs nés du succès et de la force, éminemment propres à démontrer aux hommes qu’on a toujours tort quand on tombe et qu’un vainqueur a toujours raison. Il recrutait les grands écrivains comme son père, le même dont l’une des dernières paroles fut pour faire dire au cardinal de Fleury « qu’il mourait bon Français, » recrutait les grands grenadiers. Seulement le père ne savait qu’admirer ses grenadiers, le fils savait également jouer de ses écrivains et de ses grenadiers.

Que l’on admire donc autant que l’on voudra le vainqueur de Rosbach et le vaincu de Kollin, l’un des plus grands hommes de guerre de tous les temps, l’un des plus profonds politiques, et, si l’on y tient, le premier des rois philosophes ; c’est le strict devoir de l’histoire impartiale. Mais que l’on se mette en défiance de l’historien, et que l’on applique son témoignage les règles élémentaires qu’une saine critique doit appliquer au témoignage d’un intéressé, d’une partie au débat. Encore quelques efforts, encore quelques publications du genre de celle de M. Masson et ce vœu se réalisera.


Le directeur-gérant, G. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1877.