Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1910

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Chronique n° 1887
30 novembre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’Angleterre tout entière, sans acception de partis, a éprouvé une grande déception lorsqu’elle a appris, à la veille de la rentrée des Chambres, que la Conférence des Huit avait échoué. Elle avait espéré le contraire et les déclarations du gouvernement avaient encouragé cette espérance. Le fait même que la conférence poursuivait activement ses travaux, — elle a tenu jusqu’à vingt et une séances, — semblait de bon augure : cette activité, cette assiduité ne pouvaient s’expliquer que par la probabilité du succès, c’est-à-dire d’une entente entre les huit représentans les plus distingués et les plus qualifiés des deux partis. Les moins optimistes se bornaient à croire qu’on aboutirait à un arrangement provisoire, grâce auquel on atteindrait sans encombre les fêtes du couronnement, et les choses ont tourné de telle manière que les fêtes même de la Noël se trouvent compromises par l’obligation qui s’impose de procéder sans délai à des élections nouvelles.

Les événemens de ces derniers mois sont présens à toutes les mémoires. A la mort d’Edouard VII, la crise constitutionnelle était dans toute son acuité. Avec le Roi disparaissait une grande force, un élément d’autorité du plus grand prix ; on éprouva partout le besoin de s’arrêter, de respirer, de se ressaisir, en un mot, d’ajourner la solution des problèmes ardus qu’on ne savait d’ailleurs comment résoudre. À ces motifs de renvoi s’ajoutait encore un sentiment de respectueuse sympathie à l’égard du nouveau souverain auquel on désirait, de part et d’autre, épargner des débuts trop pénibles. La Commission des Huit semblait être le moyen pratique d’atteindre le but désiré. Le parlement entra en vacances ; après le tumulte de la bataille, un grand silence s’étendit sur le pays ; les travaux de la Commission ne le troublaient nullement, car personne n’en connaissait le mystère : aucun bruit ne transpirait ; on savait seulement que quelques hommes de bonne volonté se réunissaient à intervalles réguliers pour trouver, entre les vues du gouvernement et celles de l’opposition, une transaction raisonnable, et les transactions de ce genre sont si conformes au génie politique de l’Angleterre qu’on avait confiance dans le résultat. Cette confiance a été subitement dissipée. Au moment où le Parlement s’est réuni, la Commission des Huit s’est avouée impuissante et M. Asquith a déclaré lui-même, avec une grande crudité d’expressions, que l’état de guerre était rétabli entre les conservateurs et les libéraux. La situation se retrouvait la même qu’au mois d’avril ; les élections apparaissaient de nouveau comme inévitables, et le gouvernement manifestait l’intention de les faire tout de suite, en quelque sorte, par surprise, sans même prendre le temps de soumettre à la Chambre, des Lords le Parliament bill, c’est-à-dire le projet voté par la Chambre des Communes pour régler les rapports des deux assemblées. Rappelons ici que le Parliament bill avait pour objet, non pas de réformer la, Chambre des Lords, mais de lui enlever tout pouvoir effectif dans le fonctionnement de la Constitution. On peut en effet le résumer en quelques mots : il enlève à la Chambre des Lords tout droit d’amendement ou de veto, en matière financière et ne lui accorde qu’un veto suspensif en matière législative, de sorte qu’après deux ou trois votes successifs par la Chambre des Communes, un projet deviendrait loi en quelque sorte mécaniquement. En fait, la conséquence du Parliament bill serait pour l’Angleterre le régime d’une Chambre unique ; la Chambre des Communes serait tout, et la Chambre des Lords ne serait plus qu’un décor.

C’était, de la part du gouvernement, une singulière prétention que celle de procéder, à des élections immédiates, en dehors de toute discussion préalable qui aurait éclairé le pays sur les dispositions réelles des deux partis. Le pays savait bien ce que voulaient les Communes et le ministère, il connaissait le Parliament bill ; mais il ne savait rien des concessions que la Chambre des Lords était disposée à faire pour mettre son organisation en rapport avec les besoins politiques nouveaux qui venaient de se manifester. Il avait été convenu que les travaux de la Commission des Huit resteraient strictement secrets, et ils l’étaient restés, On comprend qu’il en ait été ainsi pendant que ces travaux se poursuivaient ; la moindre indiscrétion aurait pu y apporter une gêne et un trouble dont il était prudent de les préserver ; mais, une fois ces travaux terminés, une fois l’échec survenu et reconnu, le silence cessait de s’expliquer. L’Angleterre a un gouvernement parlementaire, c’est-à-dire de discussion et de lumière ; tout doit s’y passer au grand jour. La procédure imaginée par le ministère avait un air de conspiration qui devait au moins étonner dans un pays où le fair play est si fort en honneur. Des résistances se sont aussitôt produites. La Chambre des Lords a demandé qu’on lui soumît le bill. On n’avait pas le droit d’escompter son vote au point de s’en passer, et de lui interdire toute discussion sous prétexte qu’elle ne servirait à rien. Devant son insistance, le bill lui a été renvoyé, mais dans des conditions qui restent anormales : on y retrouve la trace des prétentions premières du gouvernement, ou plutôt des sujétions qu’il subit. D’ordinaire, lorsqu’une Chambre est saisie d’un bill, elle l’examine en lui-même, l’amende, le corrige, et le gouvernement le soumet ensuite à une nouvelle délibération de la seconde assemblée. L’accord finit toujours par se faire lorsque le projet correspond à une nécessité politique et qu’il est vraiment conforme au vœu du pays. Les choses se passeront-elles ainsi pour le Parliament bill ? Non, le gouvernement s’y oppose. Il a fait du bill un bloc que la Chambre des Lords doit prendre tel quel sans y rien changer : c’est comme un de ces objets de musée qu’il est permis de regarder, mais auxquels il est interdit de toucher. Et pour que la Chambre des Lords ne se fasse aucune illusion sur l’étendue des droits qu’on veut bien lui reconnaître, elle a reçu signification que, quoi qu’il arrive, la dissolution de la Chambre des Communes serait prononcée le 28 novembre. Que faire en si peu de temps ? La Chambre des Lords, qui sans doute a commis des fautes, qui a eu des torts et les expie cruellement, s’est retrouvée tout d’un coup avec les grandes qualités qu’elle a souvent montrées dans le passé ; elle a fait preuve du plus rare esprit politique ; elle a manœuvré avec une habileté qui a quelque peu déconcerté ses adversaires. Renonçant à discuter le Parliament bill en lui-même, elle a voté une série de résolutions qui lui ont été soumises les unes par lord Rosebery, les autres par lord Lansdowne. On avait voulu condamner les lords à l’immobilité, ils se sont mis en mouvement. On avait voulu les priver des droits les plus précieux, sous prétexte que leur origine et leur recrutement ne leur permettaient plus de les exercer ; ils ont proposé de se donner une origine et un recrutement conformes aux principes modernes. Trop tard ! leur dit-on ; il fallait vous réformer plus tôt ; vous le faites maintenant sous le coup d’une nécessité inexorable, et cela fait douter de votre sincérité. Ce reproche lui-même est-il-bien sincère ? Il aurait mieux valu sans doute que la Chambre des Lords n’attendît pas jusque aujourd’hui pour se réformer ; toutefois, si elle ne l’a pas fait hier, elle n’est pas sans excuses. Il y a beaucoup de choses en Angleterre qui sont vieilles d’aspect, portent les caractères extérieurs d’un autre âge et ne soutiendraient pas longtemps l’épreuve d’une critique sévère ; mais l’esprit politique et l’esprit logique sont très différens l’un de l’autre, et une des forces de l’Angleterre dans le passé est précisément de ne les avoir pas confondus ; on y aimait même à conserver les formes antiques, à la condition, bien entendu, qu’elles n’entravassent pas la marche du progrès. La Chambre des Lords l’a-t-elle entravée ? On ne s’en aperçoit pas lorsqu’on regarde l’Angleterre d’aujourd’hui et encore moins celle d’hier. La Chambre des Lords a eu ses défaillances ; toutes les institutions humaines ont les leurs ; mais à la prendre dans son histoire, jusques et y compris ces dernières années, on ne trouverait nulle part ailleurs une Chambre haute qui ait joué un rôle aussi utile et rendu d’aussi importans services à son pays. Si elle n’a pas vu plus tôt la nécessité de se réformer, c’est que personne encore ne la voyait à côté d’elle et ne la lui dénonçait. En tout cas, elle a eu le mérite de la reconnaître très nettement lorsque les événemens la lui ont montrée et elle en a pris son parti avec une merveilleuse rapidité.

Les résolutions par lesquelles elle a procédé avaient l’avantage de pouvoir être votées très vite et l’inconvénient de n’avoir pas la précision de projets de loi. Elles ont porté sur deux points : le recrutement de la Chambre haute et ses attributions. Déjà, au mois d’avril dernier, lord Rosebery avait déposé un projet de résolution relatif au recrutement. Lord Rosebery a une situation personnelle intéressante dans le débat. Doué d’un esprit critique qui l’a empêché de s’attacher définitivement à aucun parti et a fait de lui un isolé en politique, il a du moins été bien servi par sa perspicacité, qui est fine et aiguisée, dans la question qui se trouve actuellement posée. Il a été un précurseur et a eu le sort de tous les précurseurs, qui est de n’être pas suivis. Le premier il s’est aperçu que la Chambre des Lords n’était plus en harmonie avec les autres institutions anglaises, et il a prévu qu’on lui en ferait un jour un reproche. Inutile Cassandre, on l’a écouté à cause de son éloquence, mais on a négligé ses conseils : on s’en repent sans doute aujourd’hui. Il avait donc qualité plus que personne pour prendre l’initiative qu’il a prise. La résolution dont il a déposé le projet devant la Chambre haute porte, avons-nous dit, sur son recrutement. En voici le texte : « La Chambre des Lords décide : — 1° Qu’à l’avenir elle sera composée de Lords du parlement : a) choisis par le corps tout entier des pairs héréditaires parmi ces pairs et par nomination de la Couronne ; b) siégeant en vertu de leurs fonctions et de situations occupées par eux ; c) choisis en dehors. — 2° Que la durée du mandat sera la même pour tous les Lords du parlement, excepté pour ceux qui siègent ex officio, lesquels siégeront tant qu’ils occuperont les fonctions qui leur assurent le droit de siéger. » On voit tout de suite l’importance de cette résolution : les Lords cessent d’être héréditaires ; ils sont nommés pour un temps au lieu de l’être à vie ; enfin, bien qu’ils soient nommés par le Roi, — c’est une question de forme, — ils sont désignés par des électeurs. Ces électeurs sont de deux sortes. Les uns sont les Lords eux-mêmes, les Lords actuels, qui choisiront un certain nombre d’entre eux pour les représenter : il ne suffira donc plus d’être Lord pour siéger à la Chambre haute, il faudra y avoir été envoyé par ses pairs, et on n’y sera envoyé que pour un nombre d’années déterminé. Les autres Lords seront désignés par le pays, c’est-à-dire par un corps électoral qui sera formé lui-même par une loi organique. Reste à savoir dans quelle proportion figureront dans la nouvelle Chambre les Lords élus par leurs pairs et les Lords élus par le corps électoral, enfin quels seront ceux qui y siégeront en vertu de leurs fonctions. Si les Lords élus par le pays sont en nombre suffisant, l’air du dehors pénétrera largement dans la Chambre haute et on ne pourra plus s’armer contre elle des griefs que certains membres du gouvernement brandissent avec une véhémence et une violence dont nous donnerons dans un moment un exemple.

Il y a une corrélation naturelle entre l’origine d’une Chambre et les droits dont l’exercice lui est attribué. Après s’être donné une origine plus large, plus démocratique, plus en rapport avec les idées actuelles, les Lords auraient pu revendiquer le maintien des droits qu’ils ont eus, jusqu’à ce jour ; ils n’en ont pourtant rien fait ; ils ont renoncé à une partie de ces droits et ils ont consenti à exercer ceux qu’ils conservent dans des conditions nouvelles. C’est ici qu’est intervenu lord Lansdowne, le leader du parti conservateur à la Chambre haute ; il pouvait laisser à lord Rosebery le soin de présenter la motion relative au recrutement de la Chambre, mais il devait présenter lui-même celle qui se rapporte à ses attributions. Le mieux sans doute est d’en donner le texte, comme nous l’avons fait pour la résolution du marquis de Rosebery ; le voici donc : « La Chambre des Lords décide qu’il est désirable que des dispositions soient prises pour régler les différends qui peuvent s’élever entre la Chambre des Communes et cette Chambre, reconstituée et réduite en nombre conformément à ses dernières résolutions ; que pour les projets de loi autres que les projets de loi de finance, ces dispositions reposeront sur les bases suivantes : — Si un différend s’élève entre les deux Chambres au sujet d’un projet de loi autre qu’un projet de loi de finance, dans deux sessions successives et dans un intervalle de temps de moins d’une année, et si un tel différend ne peut être résolu par aucun autre moyen, il sera réglé dans une assemblée conjointe composée des membres des deux Chambres, à la condition que, si le différend a trait à une question qui soit de-haute gravité et qui n’ait pas été soumise d’une manière suffisamment effective au jugement du peuple, cette question ne sera pas soumise à une assemblée conjointe, mais qu’elle sera soumise à la décision des électeurs par voie de referendum ; — que, en ce qui concerne les projets de loi de finance, les dispositions seront établies sur les bases suivantes : — Les Lords sont prêts à abandonner leur droit constitutionnel de rejeter ou d’amender les projets de loi de finance d’un caractère purement financier, à la condition que des mesures efficaces soient prises contre l’emploi de ces projets dans un dessein autre que celui de finances et que, si quelque question se pose au sujet d’un projet de loi quelconque ou d’une de ses dispositions, cette question soit déférée à un Comité conjoint pris dans les deux Chambres sous la présidence du speaker de la Chambre des Communes, qui ne votera qu’en cas d’égalité ; des votes émis et aura alors le droit de départager les partis. Si, de l’avis du Comité, le projet et les dispositions en question n’ont pas un caractère purement financier, ils seront discutés dans une assemblée conjointe des deux Chambres. »

Il est difficile de dire plus de choses en moins de mots. L’étendue des sacrifices faits par la Chambre des Lords est si grande qu’on ne la mesure pas sans quelque surprise : si ces projets de résolution passent définitivement dans le domaine constitutionnel, la Chambre des Lords britannique aura moins de pouvoirs que notre Sénat français. Il devient, en tout cas, difficile, ou pour mieux dire impossible de lui attribuer des prétentions excessives, et de l’accuser, avec M. Winston Churchill, de s’arroger le droit exclusif de gouverner 40 millions d’hommes : L’origine du conflit actuel est dans le droit que revendiquait la Chambre des Lords, d’accepter, d’amender, de rejeter les lois de finance comme les autres. L’exercice de ce droit était d’ailleurs presque tombé en désuétude : cependant la Chambre en a usé contre le budget de M. Lloyd George ; Elle ne pourra plus rien faire de semblable, après le vote de la résolution de lord Lansdowne : la Chambre, en effet, renonce en bloc à tous ses droits en matière fiscale.

Lord Lansdowne fait pourtant une réserve qui semble très légitime. Il arrive souvent qu’une loi financière touche à des objets qui ne sont pas financiers. Avec la meilleure volonté et la plus parfaite bonne foi du monde, il n’est pas toujours facile de distinguer les uns des autres ; tandis qu’avec un peu moins de bonne foi, il est extrêmement facile de faire le mélange et la confusion. La plupart des lois politiques, sinon toutes, entraînent dans leur application des mesures fiscales, et des lois fiscales peuvent avoir des conséquences politiques et sociales très profondes. Si la Chambre des Lords renonçait à son droit de contrôle sur tous les projets de loi auxquels serait jointe une demande de crédits, son action législative et politique serait réduite à peu près à rien. Aussi ne va-t-elle pas jusque-là. Le Parliament bill avait résolu la difficulté d’une façon sommaire et vraiment simple. « Quand un projet de loi auquel la Chambre des Lords n’a pas donné son consentement est présenté, avait-il dit, à l’assentiment de Sa Majesté sous forme d’un projet de loi de finance, ce projet sera accompagné d’un certificat du speaker de la Chambre des Communes attestant que c’est un projet de finance. » Ainsi le speaker de la Chambre des Communes, représentant officiel de ladite Chambre, résoudrait à lui tout seul une question aussi complexe, et il lui suffirait de donner à une loi un « certificat » de sa main pour que le Roi n’eût plus qu’à contresigner. Le gouvernement a reconnu lui-même qu’il était allé trop loin sur ce point : c’est le seul du Parliament bill qu’il se soit montré disposé à modifier. Lord Lansdowne propose une procédure qui donne un peu plus de garanties à la Chambre des Lords, mais, bien peu encore : le dernier mot doit rester, en effet, au speaker de la Chambre des Communes qui intervient entre les représentans des deux Chambres pour les départager s’il y a lieu, et il y aura lieu de le faire presque toujours. En vérité, la Chambre des Lords se désarme ici presque complètement ; elle y met plus de formes et de décence que ne l’avait fait le Parliament bill ; mais dans les deux systèmes, à peu de choses près, le résultat est le même.

Voilà pour les projets de loi financiers ; mais les autres ? Ici encore, nous marchons d’innovations en innovations, et la Chambre des Lords mérite de moins en moins le reproche d’être routinière et rétrograde ; elle va si vite et si loin que nous avons de la peine à la suivre. Chez nous, lorsqu’un différend s’élève entre les deux Chambres au sujet d’un projet de loi, c’est-à-dire lorsqu’un projet est voté par l’une et rejeté par l’autre, il tombe à l’eau, et tout est dit. Les choses se passent rarement ainsi, parce que la Chambre opposante aime mieux d’ordinaire amender le projet que le rejeter ; il retourne alors devant l’autre Chambre, le temps fait son œuvre, les préventions s’effacent ou se modèrent ; enfin, pour peu que le projet de loi en vaille la peine, on se fait des concessions nouvelles et on finit par s’entendre. Mais le droit de rejet reste entier pour l’une et pour l’autre des deux assemblées, et personne n’a encore imaginé d’y porter atteinte.

Lord Lansdowne redoute si fort les conflits qu’il veut les éviter à tout prix : aussi propose-t-il, en cas de dissentiment, une réunion des deux Chambres en une seule, où la plus nombreuse aura nécessairement un avantage marqué sur l’autre. Or, la Chambre des Lords devant être réduite, la Chambre des Communes sera la plus nombreuse, dans une proportion qui n’a pas encore été déterminée, mais qui pourra être importante. Lord Lansdowne est un esprit trop éclairé pour ne s’être pas rendu compte des dangers que son projet de résolution présente ici : il y pourvoit au moyen d’un remède hardi, qui est le referendum. Le procédé a des inconvéniens sans doute. Lord Crewe, le représentant du gouvernement à la Chambre des Lords, les a mis en relief ; il a soutenu que le referendum, qui est un recours direct au peuple, était contraire au principe même du gouvernement parlementaire qui est un gouvernement représentatif. Soit ; mais lorsque le gouvernement parlementaire subit certaines altérations, comme cela arrive en ce moment en Angleterre et est d’ailleurs déjà arrivé chez nous sous d’autres formes, il faut bien user de moyens correctifs nouveaux. Malgré les efforts qu’elle fait pour conserver quelques restes de sa puissance, la Chambre des Lords est en voie de décroissance prodigieusement rapide. Si le Parliament bill était voté, elle n’existerait plus- ; si la résolution de lord Lansdowne l’est, elle existera peu, et la Chambre des Communes prendra sur elle une prépondérance absolue. Il, est donc naturel que lord Lansdowne cherche, en dehors de la Chambre des Lords, une force modératrice à opposer à la Chambre des Communes ; et où pourrait-il la trouver sinon dans le peuple lui-même ? Le referendum est un frein pour le Parlement quand il se croit le droit de tout faire, ou qu’il a une tendance à le croire. On sait qu’il a été employé, quelquefois très utilement, dans quelques petits pays comme la Suisse ; mais il ne l’a pas encore été dans un grand pays comme l’Angleterre ou comme la France, et si nos voisins d’outre-Manche veulent les premiers en faire l’expérience, ce n’est pas à eux seulement qu’ils auront rendu service. Ils ont été les créateurs du gouvernement parlementaire ; ils en ont fourni au monde les premiers modèles, qui sont aujourd’hui plus ou moins imités et reproduits partout. Pourquoi, puisque le gouvernement parlementaire est, en certains pays, en train de devenir celui d’une seule Chambre, ne lui donneraient-ils pas un contrepoids en dehors du Parlement ? Il serait digne d’eux d’être encore ici des initiateurs et des inventeurs.

Tels sont, dans leurs grandes lignes, les projets de réforme de lord Rosebery et de lord Lansdowne. Ils ont été l’objet d’une discussion rapide, sommaire, mais intéressante, et, comme il fallait s’y attendre, la Chambre haute les a votés ; mais ce à quoi on s’attendait moins, c’est à l’attitude de plusieurs lords libéraux qui n’ont pas hésité, cette fois, à se prononcer contre le gouvernement qu’ils avaient jusqu’ici défendu. On a remarqué notamment l’opposition de lord Weardale, créé lord par le Cabinet actuel (il était bien connu précédemment sous le nom de sir Philippe Stanhope), radical à tendances socialistes, ancien gladstonien, home ruler et pacifiste, d’ailleurs homme de talent et d’esprit, qui n’a pas pu se retenir de protester. Il en a été de même des archevêques d’York et de Cantorbery. Ce dernier, le très révérend Randall Dadvison, qui n’avait pas pris parti au sujet du budget et avait toujours entretenu les meilleures relations avec le ministère, s’est exprimé ainsi : « En cet âge démocratique, la démocratie doit prendre ses responsabilités. Mais on oublie trop qu’avant tout, ce qui importe aux classes les plus pauvres, c’est la qualité du gouvernement, car c’est elles que les mauvaises lois finissent toujours par atteindre. L’un des devoirs les plus importans du Parlement est de discuter en public les grandes questions sur lesquelles, par la suite, le peuple votera, afin qu’elles deviennent claires et compréhensibles. Or la semaine dernière, quand le Parlement s’est réuni, nous avons été terrifiés d’apprendre que la dissolution allait immédiatement se produire. Il eût été lamentable que les chefs de l’opposition n’eussent pas pu définir leur altitude à l’égard du projet gouvernemental. Les résolutions du marquis de Lansdowne ont été décriées. Oublieux de lui-même et de ses fonctions, le premier ministre s’est abaissé jusqu’à parler du repentir du condamné à mort. Avant-hier, dans l’Est de Londres, un orateur (M. Lloyd George) a rappelé à ses auditeurs le cri de guerre poussé à la bataille de Nottingham, au début de la guerre civile, et il a ajouté : « Vous savez comment cette guerre a fini ! » Oui, nous le savons : la guerre civile n’a pas fini à Whitehall avec Charles Ier, mais bien dans la réaction des derniers Stuarts, dans l’abaissement moral, dans le mépris du progrès et de la liberté. Le conflit n’est pas aujourd’hui, comme certains le disent, entre les pairs d’un côté et le peuple de l’autre. Il est entre deux moitiés de l’Angleterre. De part et d’autre, il faut que chacun y mette du sien pour qu’un de ces compromis dont le bon sens anglais s’est enorgueilli dans le passé soit conclu. » Ce compromis, beaucoup le désirent qui n’osent pas encore le dire aussi nettement que l’archevêque de Cantorbery : on en trouve les élémens dans les résolutions de lord Rosebery et de lord Lansdowne. Si le gouvernement voulait y prêter la main, rien ne serait plus facile que de le conclure. Pourquoi ne le veut-il pas ? Les raisons qu’en a données lord Crewe à la Chambre des Lords sont-elles les bonnes, les vraies ? On ne le croit guère. On regarde du côté des socialistes et surtout des Irlandais. Ces derniers ne sont peut-être pas autant qu’on le dit les maîtres de la situation, mais ils sont ceux du gouvernement. M. Asquith est lié par les promesses qu’il leur a faites : ils ne lui permettent pas de s’y dérober. Quant à eux, ils se préparent à la lutte électorale avec ardeur et confiance. M. Redmond est revenu des États-Unis et du Canada avec un million que les frères d’outre-mer ont généreusement donné pour le succès électoral de la cause nationaliste. On fait sonner très haut ce million où l’on voit le nerf de la guerre et, comme l’a dit M. Asquith, la guerre est commencée. Veut-on savoir comment M. Lloyd George l’engage et s’apprête à la soutenir ? Qu’on nous permette une dernière citation : elle est un peu longue, mais elle caractérise admirablement la manière « oratoire du chancelier de l’Échiquier.

« Supposons, a-t-il dit dans un meeting, que nous nous rendions en Australie pour persuader aux habitans d’établir une Chambre des Lords sur le modèle de la nôtre. — Avez-vous une deuxième Chambre, bonnes gens ? Oui. Fort bien. Nous passerons la nuit ici. De quelle classe de personnes est-elle composée ? — De cette classe de personnes que vous voyez autour de vous. — Écoutez, nous sommes des missionnaires, nous venons convertir les païens que vous êtes au principe d’une deuxième Chambre héréditaire. — Que devons-nous faire pour nous sauver ? diraient les Australiens. Constituer une aristocratie ? Où la prendrons-nous ? — Rien de plus aisé, je vais vous conter comment la nôtre nous est venue. Commençons par la plus ancienne, c’est-à-dire la meilleure, parce que, comme le fromage, plus une aristocratie vieillit (Une voix : plus elle sent mauvais ! ) plus elle gagne en valeur… Des flibustiers français arrivèrent en ce pays, de Normandie : une vraie cargaison. Ils tuèrent tous les propriétaires qu’ils purent saisir et, le massacre accompli, frappèrent les biens des victimes d’un droit de succession de cent pour cent. Par malheur, leurs descendans, dans la suite des temps, se sont entr’ égorgés ; bien peu nous en restent : exemplaires rares et précieux ! Je n’ai pas besoin de vous certifier que la théorie de la survivance des plus aptes ne s’applique pas à eux. Si nous disions aux Australiens maintenant : Avez-vous rien de tel ? Ils nous répondraient : Voici bien des années, nous avions des coureurs de brousse, des voleurs de bestiaux. — Oh ! point de cela : il s’agit de preneurs de terres, d’accapareurs de terres. — Nous avons pendu le dernier de ces brigands avant qu’il ait eu le temps de faire souche. — Fort bien, voici une seconde qualité d’aristocrates. Dans ce pays, nous avons eu une grande réforme religieuse. Beaucoup de gens en ont profité pour s’approprier des terres et des maisons consacrées au service des malheureux. (Une voix : Quelle honte ! ) Dans ce pays, ce fut une grande détresse. Les mendians s’assemblèrent et se révoltèrent. On dut établir la poor law, les aider aux frais des contribuables : et vous payez maintenant des impôts pour remplacer les fondations que de nobles personnages se sont adjugées. Récemment, avec le secrétaire d’État à l’Intérieur (M. Winston Churchill. — Applaudissemens) j’ai visité le pénitencier de Dartmoor. Sur le sol friable, détrempé, j’ai rencontré un vieillard de soixante-cinq ans, qui purge treize années de servitude pénale pour avoir volé 2 shillings, étant ivre, dans le tronc d’une église. La première fois que les descendans de ces gentilshommes m’appelleront voleur et bandit, pour avoir taxé le riche et ménagé le pauvre, je leur dirai : C’est le tronc des églises, le tronc du pauvre qui alimente maintenant votre vie. — Et je demande aux Australiens : Avez-vous rien de comparable à cela ? — Dans nos plus mauvais jours, répondent-ils, nous n’avons jamais été aussi bas. — S’il en est ainsi, je ne vois pas comment nous pourrons vous aider. Nous vous avons indiqué nos deux meilleures qualités d’aristocrates. Peut-être pourrions-nous encore vous citer les pairies créées pour anoblir les aventures de nos Rois ; ne pourriez-vous pas créer une aristocratie de cette sorte ? — S’il en est ainsi, concluraient les Australiens, nous préférons être gouvernés par un sénat de Kangurous. »

C’est là de l’éloquence populaire, si l’on veut, mais aussi et surtout de l’éloquence démagogique. Non content des motifs de haine et de discorde qui existent dans le présent, M. Lloyd George va encore en chercher dans l’histoire. Nous nous demandons toutefois si des discours de ce genre servent ou desservent la cause qu’ils ont pour intention de défendre. Les sentimens de M. Lloyd George à l’égard de la Chambre des Lords ne sont vraisemblablement pas ceux de tous ses collègues du Cabinet, et encore moins ceux du pays, mais ces sentimens et surtout la manière dont l’orateur les exprime nous font entrevoir une Angleterre nouvelle, qui ressemble peu à celle du passé. Où va-t-elle et quel est son avenir ? Nous n’en savons rien. Tant de nouveautés nous déroutent. Il est impossible d’émettre les moindres pronostics au sujet des élections prochaines. L’effort de la Chambre des Lords pendant ces derniers jours a eu du moins pour objet de rendre ces élections plus claires. Si elles avaient eu lieu sans répit et sans débat, comme l’aurait voulu le ministère, on se serait battu dans les ténèbres, et les libéraux auraient eu beau jeu pour accuser les Lords de prétentions arrogantes et intransigeantes : c’est un grief qu’on ne saurait articuler contre eux aujourd’hui. Les deux programmes opposés sont connus désormais. Le gouvernement dit : Pas de réforme de la Chambre des Lords ; modifier son origine serait la fortifier ; il faut la laisser à son archaïsme pour la déclarer incapable et lui enlever tous ses pouvoirs. — La Chambre des Lords dit au contraire : Je demande à devenir élective et renouvelable et j’abandonne une partie de mes pouvoirs pour conserver le reste. — Au pays de choisir, puisqu’on fait appel à son jugement. Il pourra du moins se prononcer en connaissance de cause. Quant à nous, nous n’avons pas de préférence à exprimer. Les deux partis en Angleterre sont également amis de la France ; ils pratiquent à notre égard la même politique. Que ce soit sir Ed. Grey ou lord Lansdowne qui dirige les Affaires étrangères, cette direction reste immuable, et par conséquent nos sympathies restent indivises. Les destinées intérieures de l’Angleterre sont ici seules en jeu ; mais, même ramenée à ces termes, la question est assez haute pour intéresser l’humanité tout entière, et nous moins que personne, qui sommes les amis de l’Angleterre, ne saurions y être indifférens.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.