Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1910

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Chronique n° 1888
14 décembre 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Aux agitations produites par la grève des cheminots, la reconstitution du ministère, les interpellations de la Chambre, a succédé un calme relatif, mais peut-être provisoire. Le budget était là, qui attendait ; la Chambre a dû s’y mettre et la discussion s’en poursuit, d’une manière normale, sans attirer grande attention. S’il en est ainsi, c’est que le budget et sa discussion n’ont rien de remarquable. Les préoccupations vont ailleurs : elles se portent sur la question de la représentation proportionnelle, qui s’imposera aux délibérations de la Chambre dès que le budget sera voté, et sur les projets de loi que le gouvernement prépare pour prévenir le retour d’une grève des cheminots. Il en a fait connaître les dispositions générales par des notes communiquées à la presse et l’opinion s’en est émue.

On se demandait, et d’ailleurs on se le demande encore, quelle serait l’attitude finale du gouvernement à l’égard de la représentation proportionnelle. Avant les élections dernières, M. Briand s’était montré peu favorable à la réforme ; s’il en admettait la nécessité du bout des lèvres, c’était seulement pour l’avenir ; on était, disait-il, trop près des élections pour avoir le temps de la faire, et au surplus il laissait, ou même il faisait entendre qu’il la concevait tout autrement que M. Charles Benoist et ses amis. Comment la concevait-il au juste, on n’en savait trop rien ; il y avait quelque hésitation dans sa pensée, quelque équivoque dans son langage. Cependant les proportionnalistes ne lui en ont pas tenu rigueur à ce moment, parce qu’ils se rendaient compte de ses obligations envers la majorité qui le soutenait et qu’il devait ménager. Cette majorité, issue du scrutin d’arrondissement, lui restait secrètement, sournoisement fidèle, même lorsque, débordée par le mouvement de l’opinion, elle se sentait contrainte à le répudier. Elle ne le faisait que verbalement et pour la forme, et savait gré à M. Briand d’user de temporisation et d’adresse pour éloigner de ses lèvres un calice qu’il serait temps de boire après les élections, s’il était impossible de faire autrement. Les partisans de la réforme ne s’opposaient pas à ces manœuvres avec une grande énergie. Par une sorte de consentement général, tout le monde convenait que la représentation proportionnelle devait être la question électorale par excellence : quand le pays aurait prononcé, s’il l’avait fait clairement et nettement, il n’y aurait plus qu’à s’incliner. Le pays s’est-il prononcé avec clarté et netteté ? Oui, certes. Rarement sa pensée, sa volonté se sont dégagées des élections mieux qu’en cette circonstance. Le lendemain du scrutin, les proportionnalistes ont donc cru qu’ils avaient cause gagnée ; mais le surlendemain ils se sont aperçus que leur victoire, quelque éclatante qu’elle eût été, n’était pas encore définitive. Leurs adversaires n’avaient nullement désarmé. Ils l’ont montré par la manœuvre d’ailleurs assez puérile par laquelle ils ont disputé à M. Charles Benoist la présidence de la Commission nouvelle pour l’attribuer à M. Ferdinand Buisson. Remarquez que M. Buisson est pour la proportionnelle tout autant que M. Benoist ; mais enfin il n’est pas M. Benoist, il n’est pas l’initiateur de la réforme, il déplaît moins que lui. Son élection montre deux choses, l’impuissance des anti-proportionnalistes qui n’ont pu faire échec à M. Charles Benoist qu’avec un autre partisan de la réforme, et la persistance de leur mauvaise humeur. Ce dernier sentiment était chez eux très vivace et toujours prêt à l’agression. Qu’en résulterait-il ? Peu de chose sans doute, mais il restait à savoir quel était l’état d’esprit de M. Briand.

Pouvait-il être le même après les élections qu’avant ? Non sans doute ; M. Briand a trop de perspicacité pour n’avoir pas compris que le pays attendait, désirait, voulait la proportionnelle et qu’il n’accorderait définitivement sa confiance qu’à l’homme qui la lui promettrait, ou plutôt la lui donnerait. Il est trop avisé pour n’avoir pas senti que sa force personnelle était dans le pays plutôt que dans la Chambre, et que s’il perdait jamais la confiance du premier, il ne conserverait pas longtemps celle que la seconde ne cessait de lui marchander. On s’attendait, en conséquence, à le voir entrer résolument dans les voies de la proportionnelle et la surprise a été grande lorsqu’on a constaté qu’il n’en était pas tout à fait ainsi. M. Briand reconnaît la nécessité d’une réforme ; il la reconnaissait d’ailleurs avant les élections ; mais il y a réforme et réforme, et la sienne n’est pas celle qui a été exposée au pays aux élections dernières et sur laquelle il s’est prononcé. La déception a été grande, l’embarras n’a pas été moindre. On sait que la proportionnelle compte des partisans dans tous les partis, et que M. Jaurès y voisine avec M. Benoist ; cependant les proportionnantes sont généralement favorables au ministère et désireux de le maintenir ; ce n’est pas sans regrets qu’ils voteraient contre lui et contribueraient à sa chute. Mais nous ne voulons pas croire que les choses en soient là, et qu’il n’y ait pas de conciliation possible entre le gouvernement et la Commission. M. Briand a montré, en maintes circonstances, trop de ressources d’esprit, et la Commission est animée d’un trop sincère désir d’entente pour qu’il faille désespérer que cette entente se produise en effet.

En attendant, il y a dissentiment, et nous essaierons d’expliquer sur quoi il porte ; mais, pour y réussir, il faut renvoyer à plus tard la comparaison de détails entre les divers systèmes qui ont pour but d’introduire dans le scrutin de liste, sur le principe duquel tout le monde est d’accord, la Commission dit la représentation proportionnelle et le gouvernement la représentation des minorités. Ce n’est pas la même chose. Dès l’origine, les proportionnalistes ont été frappés d’une idée de justice peut-être un peu absolue, mais qui n’en était que plus frappante. On aime chez nous les idées simples : nous sommes loin de croire que ce soient toujours les meilleures, mais ce sont les plus accessibles aux masses. L’idée dominante de la réforme a été que le Parlement devait être la représentation exacte du pays ; puisque c’est le pays qui est son propre souverain, il doit exercer sa souveraineté au moyen d’un organe fait à sa parfaite ressemblance, et dans lequel il peut se regarder comme dans un miroir ; majorité et minorité y figureront chacune pour sa part proportionnelle, rien de plus, rien de moins. Tel est le principe ; il est difficile, du moins en théorie, d’en contester la justice ; mais M. Briand en conteste la justesse pratique, la convenance politique et parlementaire et, sur quelques points, son argumentation n’est pas sans valeur. Un gouvernement, dit-il, ne peut pas se passer d’une majorité : ce sont les majorités compactes et solides qui les rendent forts ; or il pourrait arriver, et il arrivera fatalement, une fois ou l’autre, qu’une coalition de minorités dont aucune, réduite à elle seule, ne serait capable de gouverner, mettra en échec la majorité et la frappera elle aussi d’impuissance ; alors l’impuissance sera partout. De pareilles possibilités effraient, et il est sage, après les avoir prévues, de prendre quelques mesures pour en atténuer les conséquences. Il faut renforcer artificiellement la majorité, et lui donner une prime qui ne sera pas assez forte pour dénaturer la volonté du pays, mais qui le sera assez pour soutenir cette volonté et la faire prévaloir. Il y a là sans doute une préoccupation de gouvernement digne d’être prise en considération ; mais il y a aussi une part de théorie et de doctrine. En fait, il se forme toujours dans une Chambre une majorité et une minorité, et il arrive souvent que la majorité soit composée de pièces et de morceaux disparates aussi bien que la minorité ; on en a, en ce moment même, un exemple en Angleterre ; on en a eu un chez nous pendant les plus beaux jours du Bloc. La majorité peut être, elle aussi, le produit d’une coalition hétérogène, et alors elle reste fragile, quoiqu’elle puisse être nombreuse, parce qu’elle est continuellement menacée de dislocation. M. Briand ne la garantit nullement de ce danger qui est pour elle le principal ; il lui ajoute du nombre, mais il ne lui donne pas de la force véritable qui vient de l’homogénéité ; son système est déplorablement empirique. Celui de la Commission échappe mieux à la critique. Dans son système, à elle, il ne s’agit pas de donner comme par grâce une représentation aux minorités, mais d’assurer la représentation proportionnelle de la majorité et de la minorité, en faisant entrer en ligne de compte tous les élémens dont elles se composent. On comprend maintenant en quoi diffèrent le projet du gouvernement et celui de la Commission. M. Charles Benoist l’a indiqué d’un mot en disant : Il n’y a de proportionnelle que la proportionnelle. Or, c’est elle qui a triomphé aux élections dernières, et non pas le système bâtard de M. le président du Conseil.

Nous avons dit que nous n’entrerions pas aujourd’hui dans le détail des procédés employés pour assurer l’application de chacun des deux systèmes : il faut expliquer cependant, en termes sommaires, quels sont ces procédés. Dans chaque circonscription électorale, les électeurs doivent choisir entre plusieurs listes. Le gouvernement prend pour base de ses calculs le nombre des électeurs inscrits et la Commission le nombre des votans, et ils appliquent à ce nombre des diviseurs qui ne sont pas les mêmes, mais qui aboutissent à peu près aux mêmes résultats et déterminent des quotiens : chaque liste a droit à un nombre de députés égal au nombre de fois qu’elle contient le quotient ainsi obtenu. Le chiffre des inscrits étant plus considérable que celui des votans, le quotient sera plus élevé dans le système du gouvernement que dans celui de la Commission, et par conséquent il y en aura moins de réalisés par chaque liste ; par conséquent aussi il y aura plus de chance pour qu’un plus grand nombre de sièges restent sans attribution. Que fera-t-on de ces sièges qui n’auront été obtenus par personne ? Là gît l’ingéniosité du système de M. le président du Conseillées sièges en déshérence seront attribués à la liste qui aura réuni le plus de voix. C’est bien là une prime, puisque, en sus de sa part légitime, on donne encore quelque chose à la liste qui a gagné la course. Est-ce juste ? Non certainement. Est-ce politique ? Pas davantage, et nous avons dit en partie pourquoi. Mais il y en a d’autres motifs. On a beaucoup répété que, dans le système de la représentation proportionnelle, il serait difficile de faire comprendre aux électeurs que, la concurrence étant entre des listes et non pas entre des personnes, un candidat figurant sur une liste à laquelle on aura attribué le contingent qui lui est dû, se verra préférer un autre candidat figurant sur une autre liste, bien que le second ait eu moins de voix que le premier. Cela choque en effet d’abord ; les électeurs en seront surpris et auront de la peine à l’admettre la première fois qu’ils en feront l’épreuve ; c’est seulement à la longue qu’ils s’y habitueront ; mais s’il y a là une difficulté, raison de plus pour ne pas la compliquer par une autre et pour ne pas demander un nouvel effort à l’intelligence de l’électeur. Nous ne nous chargeons pas de lui faire entendre pourquoi on donnerait à la liste la plus favorisée plus que son dû ; cette manière de voler au secours de la victoire a, elle aussi, quelque chose de choquant. Mais, demandera-t-on, n’y aura-t-il pas aussi des sièges en déshérence dans le système de la Commission ? Il y en aura sans doute, mais moins, puisque le quotient à atteindre sera moins élevé, et la Commission propose de les attribuer aux différentes listes dans des conditions plus proportionnelles et dès lors plus équitables. Nous reviendrons sur tous ces points quand la discussion s’ouvrira. Nous y reviendrons s’il y a lieu de le faire : il faut espérer que, d’ici là, s’ils ne sont pas intransigeans l’un et l’autre, le gouvernement et la Commission trouveront une solution transactionnelle. Toutefois, nous n’accuserons pas la Commission d’intransigeance, si elle se contente de rester fidèle au principe de la proportionnalité.

D’autres questions sont posées, d’autres discussions se préparent, et là encore, malheureusement, d’autres dangers apparaissent déjà. On se rappelle que la Déclaration ministérielle a annoncé le dépôt de projets de loi destinés à prévenir le retour d’une grève des chemins de fer. Les jours se sont écoulés et les projets de loi ne sont pas encore venus, sans doute parce qu’on a trouvé à les mettre sur pied plus de difficultés qu’on n’en avait prévu. Le gouvernement s’est contenté, comme s’il voulait interroger et tâter l’opinion, de communiquer à la presse, sous forme de notes, les idées générales qui l’inspirent. Si tel a été son but, il tiendra sans doute compte des objections qui lui ont été faites, elles ont été nombreuses.

La grève des cheminots et les incidens qui l’ont accompagnée ont montré, à la fois, l’insuffisance de la législation pénale contre des actes d’un caractère en partie nouveau, comme le sabotage ou l’abandon de leur poste par certains agens, et les inconvéniens que présente cet abandon lorsqu’il se généralise sous forme de grève. De là deux séries de projets : les premiers créent des peines nouvelles ou renforcent les peines existantes contre des actes qui mettent en péril le matériel des chemins de fer ou la sécurité des voyageurs ; les seconds interdisent la grève aux cheminots et leur donnent certaines garanties. Il n’y a qu’un trait original dans la première série de ces projets ; on ne saurait attribuer ce caractère aux peines créées ou renforcées, quelque nécessaires qu’elles soient d’ailleurs ; mais « la provocation ou l’excitation à commettre des actes de sabotage, » qui échappait jusqu’ici à toute pénalité, y sera désormais soumise. Sur ce point, la législation actuelle était muette ; après les actes dont nous avons été les témoins indignés et impuissans, ce mutisme, cette omission ne pouvaient se prolonger. Le gouvernement l’a compris ; il faut lui en savoir gré.

Il nous est malheureusement impossible d’adresser les mêmes éloges à son projet sur la conciliation et sur l’arbitrage. Ce projet est excellent en ce qu’il réalise la promesse de la Déclaration ministérielle d’interdire la grève au personnel des chemins de fer ; l’interdiction est formelle, et il n’y aurait qu’à approuver si elle comportait des sanctions pénales efficaces. Mais celles du projet ne le sont nullement. « Le Conseil des ministres, dit la note communiquée à la presse, n’a pas voulu comme sanction la perte de la retraite ; il a préféré une pénalité. » Quelle pénalité ? On ne nous le dit pas encore : il ne peut s’agir toutefois que d’une amendé ou de la prison. S’il s’agit d’une amende et, s’il est interdit de la prélever sur les fonds de la Caisse des retraites, l’ouvrier ne fera qu’en rire.


Tu peux me faire perdre, ô fortune ennemie,
Mais me faire payer, parbleu, je t’en défie !


dit le Joueur de Regnard : c’est quelque chose d’analogue que diront, ou que penseront les ouvriers. Quant à la prison, l’impossibilité d’appliquer cette peine, à supposer qu’on y songe, sera du côté non pas des ouvriers, mais du gouvernement. On peut mettre en prison quelques individus, mais non pas des centaines ou des milliers, et, si une nouvelle grève éclate, c’est plus par milliers que par centaines que les ouvriers y prendront part. Comment se faire illusion à ce sujet ? Dans la dernière grève, il y a eu plus de 3 000 révocations : cependant, on peut le dire aujourd’hui que l’incident est terminé, le personnel des chemins de fer, dans son ensemble, n’a montré aucune ardeur à suivre les mots d’ordre qui lui ont été donnés ; mais le jour où il obéira, il y aura beaucoup plus de 3 000 délinquans à poursuivre et à condamner. Que fera-t-on d’eux ? L’amende est une sanction pour rire, la prison est une sanction irréalisable : si donc le Conseil des ministres les a préférées à la retenue de la retraite, nous en sommes fâchés, mais il a perdu son temps. Pourquoi, d’ailleurs, reculer devant la retenue de la retraite ? Il est bien entendu qu’on restituerait à l’ouvrier les versemens opérés par lui, et qu’il serait seulement privé du bénéfice de ceux qui auraient été versés par les Compagnies et par l’État. Dès lors, de quel droit se plaindrait-il ? Il aurait violé le contrat qui lui assurait certains avantages : ne serait-il pas juste qu’il les perdît ?

Le gouvernement semble avoir trop oublié, dans la préparation de ses projets, qu’il s’agit en effet d’un contrat entre la Compagnie ou l’État agissant lui-même comme Compagnie de chemin de fer, et l’ouvrier qui, après s’être engagé dans des conditions qu’il connaissait, manque à rengagement qu’il a pris. De cet oubli vient la conception dangereuse et fausse du projet que le gouvernement annonce sur la conciliation et sur l’arbitrage : de tous ses projets, c’est le plus grave, celui qui mérite de retenir le plus longtemps l’attention. Les cheminots ont-ils, oui ou non, le droit de faire grève ? S’ils l’ont, comment peut-on les en priver ? S’ils ne l’ont pas, pourquoi leur donner des compensations à ce qu’on leur enlève, puisqu’on ne leur enlève rien ? C’est pourtant ce que fait le projet ministériel. — Nous vous privons d’un droit qui appartient aux autres ouvriers, dit-il aux cheminots ; mais rassurez-vous : nous allons entourer votre situation de toute une série de garanties qui n’appartiendront qu’à vous et vous mettront dans une citadelle inexpugnable ! — Et le gouvernement imagine, en effet, tout un système de conseils de conciliation et d’arbitrage, à quatre ou cinq étages superposés, qui est bien l’œuvre la plus compliquée et à quelques égards la plus singulière qu’on ait encore vue. Au surplus, si sa conception pouvait se réaliser, le gouvernement est-il sûr que le privilège en appartiendrait longtemps aux seuls cheminots ? Croit-il que les autres ouvriers n’en réclameraient pas impérieusement et n’en obtiendraient pas prochainement le bénéfice ? S’il le croit, il n’est pas un grand psychologue et il tient peu de compte de l’expérience. En réalité, ce qu’on fait aujourd’hui pour une catégorie d’ouvriers deviendra demain le droit commun pour tous, et alors les cheminots, se retournant vers le gouvernement, lui demanderont où est pour eux l’avantage qu’il a reconnu leur devoir en échange de la privation qu’il leur a exceptionnellement infligée. Que répondra le gouvernement ? Nous n’en savons rien : nous serions bien embarrassés de répondre si nous étions à sa place, c’est-à-dire si nous nous étions mis dans une situation aussi fausse. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à tant d’inconvéniens : c’est de dire que le contrat entre les Compagnies de chemin de fer et les cheminots est un contrat d’un genre particulier, où la grève ne saurait être tolérée d’un côté parce qu’elle est impossible de l’autre. Un patron ordinaire se met en grève comme ses ouvriers ; les cas de lock-out ont été assez fréquens depuis quelques années ; mais une Compagnie de chemin de fer ne peut pas le faire, parce qu’elle est l’État lui-même qui exploite par son intermédiaire, en vertu d’une concession provisoire qu’il lui a accordée, et que l’État ne saurait interrompre sa fonction. La garantie des cheminots, si on veut leur en accorder une spéciale, est dans la publicité qui entoure toutes les questions de chemins de fer, dans l’intervention constante de l’État qui fixe les tarifs et impose des règles à l’administration, dans les débats des Chambres où, si la bonne volonté des Compagnies à l’égard des ouvriers venait à faiblir, on trouverait tout de suite des orateurs pour la ranimer. Voilà les garanties des cheminots ; les ouvriers des industries privées en ont-ils de comparables ?

Le gouvernement croit néanmoins devoir leur en donner de nouvelles, et il institue un système de conciliation, couronné par un système d’arbitrage, dont les partisans les plus fanatiques des assemblées délibérantes seront enchantés, car on en a mis partout. Dieu sait combien de paroles vont être prononcées dans ces administrations dont une activité bien ordonnée, bien disciplinée, était jusqu’ici le mérite principal, et nécessaire ! « Au premier degré, dit la note officieuse, le projet institue, dans chaque réseau, des conférences périodiques-devant permettre aux délégués élus dans chaque service, — à raison de deux par service, — de discuter, avec les directeurs des Compagnies, leurs intérêts professionnels. » Le mot de « conférences » est admirable, et tout à fait en situation. S’il est vrai que le besoin crée l’organe, il ne l’est pas moins que l’organe multiplie les besoins. On peut être sûr que les délégués s’ingénieront pour avoir quotidiennement quelque chose à demander et qu’ils ne resteront jamais à court. S’ils le faisaient, ils seraient bientôt remplacés ; mais ils tiendront à cœur d’avoir sans cesse des réclamations à présenter et de justifier par-là l’institution dont ils seront les représentans. Et l’on conférera indéfiniment dans les conférences périodiques ! Comme on ne se mettra pas toujours d’accord, « au deuxième degré, le projet institue des comités locaux de conciliation, » où l’on reprendra la conférence interrompue ; et comme, là encore, on ne s’entendra pas toujours, « au troisième degré est institué un Comité central de conciliation, qui peut être saisi des différends collectifs non résolus par les comités locaux. » Est-ce tout ? Non. Ne fallait-il pas prévoir le cas « où le Comité central de conciliation n’aurait pas réussi dans l’accomplissement de sa tâche ? » On le prévoit donc et ici finit la conciliation pour commencer l’arbitrage dont voici la procédure. « Chacune des deux parties désigne ses arbitres. Ceux-ci choisissent trois autres arbitres, soit par voie d’accord, soit par voie de tirage au sort sur une liste dressée de la manière suivante : Chaque année les deux Chambres dresseraient une liste de membres choisis parmi certaines catégories : Conseil d’État, Cour de cassation, Cours d’appel, Académie des Sciences, Académie des Sciences morales et politiques. La Chambre désignerait deux tiers des membres de la liste et le Sénat le tiers restant. Le tribunal arbitral ainsi constitué rendrait sa sentence qui deviendrait exécutoire, sauf pour le cas où cette sentence aurait une répercussion financière. Dans cette dernière hypothèse, elle devrait être soumise à la ratification du Parlement. » Pourquoi dans cette dernière hypothèse seulement ? Soyez sûr qu’une fois entré dans une si belle voie, on ne s’arrêtera pas à moitié route. Le Parlement n’admettra pas qu’on lui fasse sa part. Est-ce que les interpellations qui s’y produisent le plus souvent, au sujet des chemins de fer, portent sur les questions d’argent ? Point du tout, et sans aller plus loin, celle d’hier a porté sur la réintégration des révoqués. Presque toujours d’ailleurs les revendications des cheminots auront, si elles sont admises, des répercussions financières ; presque toujours dès lors, l’affaire se terminera au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Ainsi, au bout de cette échelle ascendante de comités délibérans, apparaît le Parlement dont l’intervention finale, sollicitée dans un cas spécial, s’étendra bientôt à tous. Faut-il l’avouer ? Lors de la dernière grève, on s’est félicité en secret que le Parlement ne fût pas réuni. On a mieux aimé entendre les discours de M. Jaurès après que pendant la grève. Désormais, si les cheminots ont la patience d’attendre que leurs revendications soient soumises aux Chambres, ils seront toujours assurés de voir toute la série des « conférences » se terminer par une discussion parlementaire. A la vérité, cette patience, ils ne l’auront pas, et l’inutilité de toute cette chinoiserie, si laborieusement hiérarchisée, pourrait, dans une certaine mesure, faire illusion sur son danger. Les ouvriers ont l’habitude de procéder par un Sic volo, sic jubeo ! immédiat et de se mettre en grève au moment où on s’y attend le moins et où la suspension du travail peut faire le plus de mal. S’imagine-t-on les arrêter au moyen d’une procédure qui durerait des mois ?

Quand même on y réussirait une fois par hasard, le moyen serait détestable parce qu’il est le renversement de tous les principes sur lesquels reposent les contrats. Il y en a un, avons-nous dit, entre les Compagnies et leurs ouvriers. S’il était onéreux pour ces derniers, comment expliquerait-on que, pour une place vacante dans les services des chemins de fer, vingt candidats se présentent et mettent en mouvement afin de l’obtenir toutes les influences dont ils peuvent disposer ? Tout le monde sait bien que la situation des cheminots est une des meilleures, sinon la meilleure qui existe dans le monde du travail, et que les Compagnies n’ont attendu aucune suggestion du dehors pour s’appliquer à la rendre telle : les candidats cheminots le savent mieux que personne. Mais là n’est pas la question. Nous le répétons, il y a un contrat : si l’une des parties y manque, les tribunaux sont là pour l’y rappeler. A quoi bon tous ces comités de conciliation et d’arbitrage qui, finalement, aboutissent à des assemblées politiques, aussi éloignées que possible de la sérénité de jugement qu’on peut attendre d’un tribunal indépendant ? Le jour où on aura créé le précédent redoutable de comités et, ce qui serait déjà une prodigieuse confusion, d’un parlement appelé, non pas même à interpréter un contrat, mais à le renouveler, à le corriger, à le refaire, la sécurité de nos industries sera compromise. Certes, nous sommes partisans de l’arbitrage et nous souhaitons qu’on y ait recours le plus souvent possible, mais qui dit arbitrage dit liberté pour les parties d’y recourir ou de n’y pas recourir, de lui soumettre avec précision la question qu’elles veulent et de choisir sur l’heure même les arbitres qui leur conviennent. Les mots d’arbitrage obligatoire, ce substantif et ce qualificatif, sont la contradiction l’un de l’autre : on viole la langue aussi bien que le droit lorsqu’on les juxtapose. Qu’on en cherche de nouveaux pour exprimer une chose nouvelle, mais qu’on n’enlève pas aux mots anciens le sens qu’ils ont toujours eu. Où il y a obligation, il ne saurait y avoir arbitrage. Il faut appeler autrement la juridiction impérative qu’on organise, et, puisque, en fin de compte, on mettra en œuvre la Chambre et le Sénat, nous ne voyons que l’épithète de politiques qui convienne à la fois au tribunal qu’on organise et à son jugement. En les qualifiant ainsi, on leur donnera leur vrai nom, et personne ne se trompera plus sur leur caractère. Tout le monde comprendra que la sainteté des contrats est livrée chez nous aux intérêts et aux passions des assemblées politiques, et on se demandera s’il ne vaudrait pas encore mieux laisser les cheminots se mettre en grève que de prétendre les en empêcher par des moyens dont nous ne saurions dire s’ils sont plus dangereux qu’inefficaces, ou plus inefficaces que dangereux.

Mais ces projets ne sont encore qu’en élaboration, et si on tarde si longtemps à les déposer sur le bureau de la Chambre, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas définitivement arrêtés. Le gouvernement peut encore se raviser. M. Briand a rendu de grands services à la cause de l’ordre au moment de la grève des chemins de fer : serait-il donc plus facile d’agir avec énergie, avec courage dans le présent, sous l’étreinte des circonstances, que de légiférer avec prévoyance et habileté pour l’avenir ? Nous ne méconnaissons pas ce que la situation de M. le président du Conseil a de difficile ; il est juste d’en tenir compte ; mais aux difficultés qu’il ne saurait éviter et qu’il vaut mieux par conséquent aborder de front, pourquoi en ajouter d’autres ? C’est bien à tort qu’on l’a accusé parfois de vouloir contenter tout le monde ; mais il ne faut pas non plus faire l’opposé et ne contenter personne. Quoi qu’il fasse, il ne ramènera pas dans son giron les élémens d’extrême gauche avec lesquels il a rompu et qui ne le lui pardonneront jamais. Il a paru aussi, récemment, repousser de parti pris les adhésions qui lui venaient de la Droite : elles n’étaient pourtant accompagnées d’aucune exigence. Sans doute il lui est resté encore une belle majorité, mais s’il en exclut les proportionnalistes et, après eux, les défenseurs intelligens du travail national, qui a besoin de discipline chez les ouvriers et de sécurité chez les patrons, et qui ne peut trouver cette sécurité qu’en dehors des interventions politiques, nous ne sommes pas sans inquiétudes pour un avenir assez prochain. M. Briand a fait beaucoup de bien dans le pays, et il n’est pas prouvé qu’un autre l’aurait fait à sa place. En prononçant, en répétant avec insistance les mots de conciliation et d’apaisement, il a donné à notre état politique une physionomie nouvelle, il a créé une atmosphère plus saine. Nous souhaitons sincèrement qu’il soit aussi bien inspiré dans la solution de problèmes nouveaux.


Il est trop tôt pour parler des élections anglaises, puisqu’elles ne sont pas encore terminées ; il est pourtant impossible de n’en rien dire, d’autant plus qu’elles sont assez avancées pour qu’on puisse en pressentir le résultat probable. Ce résultat sera négatif, en ce sens qu’il ne changera pas la situation antérieure et que le gouvernement, qui a imposé au pays cette épreuve nouvelle, n’aura résolu, au moins par la seule consultation nationale, aucune des difficultés avec lesquelles il était aux prises. Il espérait mieux évidemment, sans quoi la résolution d’en appeler au pays ne s’expliquerait pas de sa part. D’un côté comme de l’autre, on était disposé à se contenter d’avantages modestes. Si les libéraux avaient gagné une quinzaine de sièges, ils auraient crié victoire : il en aurait été de même des unionistes en pareil cas. Mais, après quelques oscillations d’ailleurs très faibles qui l’ont fait pencher dans le sens conservateur, l’aiguille s’est redressée et elle marque, pour les deux partis, exactement le même point qu’avant les élections. Quelle conséquence faut-il en tirer ? Si on avait affaire à l’Angleterre d’autrefois, il serait facile de le dire ; avec celle d’aujourd’hui, tout est incertain. On aurait dit autrefois que, puisque le pays s’était obstiné à deux reprises consécutives à ne donner un véritable avantage ni à l’un, ni à l’autre parti, il voulait une transaction entre eux. C’est la conclusion du bon sens ; sera-ce celle des partis ? Du parti conservateur, oui sans doute, puisqu’il a offert déjà un projet transactionnel très sérieux ; mais que décidera le parti libéral ? Bien qu’affaibli moralement, encore plus que matériellement, soit par la déception d’une campagne électorale sans résultats, soit par les divisions de l’Irlande, où l’influence de M. O’Brien augmente et où celle de M. Redmond diminue, il conserve la majorité. Est-elle assez forte pour lui permettre de briser la résistance de la Chambre des Lords ? La question est là : les scrutins qui se succèdent ne semblent pas devoir la résoudre.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.