Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1870

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Chronique n° 923
30 septembre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1870.

Depuis que nous sommes entrés dans cette tragique aventure de la guerre, les épreuves ne nous ont pas été épargnées ; elles se sont succédé avec une intensité et des redoublemens tels que plus d’une fois on a pu se demander, sans paraître tomber dans un excès d’optimisme, si la mauvaise fortune n’allait pas enfin se lasser. On ne pouvait pas croire à cette implacable fatalité d’une invasion dévastant nos provinces, s’avançant jusqu’au cœur de la France et menaçant de submerger une civilisation florissante. Nous avons eu une obstination d’espérance égale à l’obstination du malheur. Il a bien fallu se rendre à la triste évidence. Chaque illusion a été suivie de croissans mécomptes, à chaque effort de confiance ou à chaque révolte de patriotisme ont répondu de nouveaux revers, Sedan après Wœrth et Forbach, et de déception en déception nous voilà conduits en moins de deux mois, comme dans un rêve sinistre, à cette douloureuse extrémité, à ce siège de Paris, qui est maintenant commencé.

Paris assiégé, cerné, investi, séparé du reste du monde, qui l’aurait dit, qui aurait pu le croire ? C’est cependant un fait. Depuis près de quinze jours, l’ennemi campe autour de nous. Versailles, la ville royale, est devenue le quartier-général des chefs de l’invasion, et le palais de Louis XIV sert d’hôtellerie au roi Guillaume ? Les Prussiens se promènent sur la ferrasse de Meudon et sur les hauteurs de Saint-Cloud, ils sont à Saint-Germain et à Montmorency, comme à Sceaux et à Fontenay, préparant leurs batteries ou cherchant une issue pour pénétrer à travers nos défenses. Ils ont coupé nos communications, nos chemins de fer, nos télégraphes ; leurs cavaliers courent la campagne, interceptant tout rapport, de sorte que depuis quelques jours Paris vit littéralement en lui-même, se suffisant par ses propres ressources, ne sachant plus guère s’il y a sous le ciel une Europe qui ait quelque souci des affaires de la civilisation et de l’humanité, ne communiquant avec le reste de la France que par des ballons à travers les airs ou par de hardis messagers qui franchissent les lignes prussiennes. L’extrémité est nouvelle et dure assurément. Il n’y a qu’une compensation dans cette suite d’épreuves dont le siège de Paris est le fatal couronnement, c’est que la France, délivrée de ceux qui l’ont étourdiment conduite dans ces hasards, rendue à elle-même dans un jour d’angoisse patriotique, n’a plus eu à consulter que sa propre inspiration, et a senti son courage renaître comme dans un accès désespéré, en mesurant la profondeur de l’abîme où on l’avait précipitée. Elle a laissé éclater son âme dans ce mot de défense nationale qui dès la première heure a couru à la surface du pays. On peut bien essayer d’éteindre ou de neutraliser cette électricité patriotique en interceptant les communications, en isolant Paris le plus possible, en empêchant nos forces de s’organiser ou de se rejoindre. Ce sont là, nous ne le contestons pas, des difficultés de plus dans une situation douloureuse. Ce qui est certain, c’est qu’on a maintenant affaire non plus à un gouvernement amolli et hébété, mais à une nation réveillée par le malheur, qui ne veut que se défendre, à une nation dont l’âme palpite, agitée d’un sentiment unique, partout à la fois, dans nos murs où une population tout entière attend virilement sous les armes le choc dont on la menace, dans ces villes de Lorraine et d’Alsace qui résistent à tous les assauts d’un cœur si fidèle et si intrépide, au camp de Bazaine comme dans toutes les autres provinces encore intactes, pour qui le siège de Paris est l’image émouvante des périls de la patrie, et d’une violence sans exemple tentée contre l’unité nationale et morale de la France.

La dernière illusion à laquelle on se soit laissé aller un moment dans ces quelques heures qui ont précédé l’investissement définitif de Paris, — et cette illusion était un peu permise, — c’est que de la situation nouvelle créée par la révolution du 4 septembre pouvait peut-être sortir encore une suprême chance de paix. Le gouvernement qui avait déclaré la guerre et qui la conduisait comme on vient de le voir par les papiers secrets trouvés aux Tuileries, ce gouvernement n’existait plus ; il avait disparu dans une explosion de ressentiment public, et la France vaincue, mais redevenue maîtresse de ses destinées, ne cachait pas ses dispositions pacifiques. Sans se dissimuler sa défaite, sans en décliner les conséquences dans la mesure de l’équité, elle prétendait seulement réserver ces deux choses dont on ne trafique pas dans une négociation : son honneur et son intégrité, et cette courageuse déclaration de paix, elle la faisait lorsqu’après tout, malgré la présence des Prussiens sur notre sol, nos forces n’étaient point épuisées, lorsque Strasbourg, Toul, Verdun, Montmédy, Phalsbourg, tenaient encore vaillamment, lorsque Paris attendait l’ennemi de pied ferme, prêt à opposer une formidable défense. De son côté, l’Allemagne n’avait certes plus rien à craindre pour son indépendance et pour son unité. Elle sortait de la lutte intacte et victorieuse, avec tout l’avantage moral d’une décisive attestation de puissance ; elle restait désormais bien libre de s’organiser comme elle le voudrait. Après ce qu’elle avait fait, la victoire la plus enviable et la plus utile était celle qu’elle pouvait remporter sur elle-même par une modération prévoyante et hardie. Entre les deux combattans, il est vrai, il y avait ce qu’on pourrait appeler une difficulté de communication. La république naissait à peine, elle n’était point reconnue par la Prusse, qui s’avançait à grands pas sur Paris sans dire un mot de ses desseins et des conditions qu’elle mettait à la paix. Comment négocier ? Pour une difficulté de forme ou d’étiquette, fallait-il cependant attendre que les premières hostilités sous Paris eussent rendu toute tentative de pacification impossible, et exposer deux grandes nations à sacrifier encore, dans un duel désormais sans but, des milliers de vies humaines ? Il est certain que, si à ce moment les puissances européennes l’avaient voulu, elles auraient pu exercer une action aussi décisive que salutaire, et la médiation qu’elles auraient offerte ou imposée aurait eu le caractère d’une intervention utile pour elles-mêmes tout autant que pour les deux adversaires placés en présence les armes à la main. Puisqu’elles ne faisaient rien et que les plus actives se bornaient à presser le nouveau gouvernement français d’aller droit à l’ennemi ou au vainqueur pour lui proposer la paix, devait-on négliger ce dernier moyen ? Dût-on ne pas réussir, ne valait-il pas mieux, avant de reprendre le combat, forcer l’ennemi dans ses retranchemens et lui arracher le secret de ses prétentions ? Voilà toute la question ; c’est de là justement qu’est née cette démarche, cette tentative de M. Jules Favre à laquelle s’est attachée un instant une suprême espérance ou une suprême illusion, qui n’a point réussi à rétablir la paix, il est vrai, mais qui en définitive a eu pour la France cet autre résultat, presque aussi favorable, de dissiper tous les doutes, de simplifier et d’éclaircir toutes les situations devant l’Europe, devant le monde entier, qui a maintenant les yeux fixés sur Paris.

Évidemment M. Jules Favre a été obligé de se faire quelque violence et de passer par-dessus toutes les considérations vulgaires pour s’élever à la hauteur du devoir qu’il s’imposait. À n’écouter qu’un premier sentiment, il devait éprouver plus de répugnance que d’empressement, et il pouvait s’abstenir sans qu’on songeât même à s’en étonner. À ne s’occuper que de la correction diplomatique, il n’avait rien à faire, il ne pouvait que laisser aux événemens le soin de débrouiller cette situation terrible. Aller ainsi, l’amertume du sang versé dans le cœur et en diplomate volontaire, au camp prussien pour présenter la paix à un ennemi qu’on savait plein de l’orgueil de ses victoires, c’était certes de toute façon une démarche extraordinaire ; mais c’est précisément par ce qu’elle a d’extraordinaire que cette démarche a eu tout son effet, qu’elle a été un grand acte moral fait pour parler à toutes les âmes, à toutes les imaginations et même à la raison. On a vu dans le ministre des affaires étrangères de la république nouvelle bien moins un diplomate empressé de se donner une mission difficile qu’un plénipotentiaire de l’équité et de l’honneur cédant à une sorte d’émotion religieuse de sa conscience, mettant au-dessus de tout le prix du sang des peuples, écartant toutes les subtilités, toutes les formalités d’une diplomatie ordinaire, et allant en patriote, en honnête homme, à l’ennemi, pour lui dire en quelque façon à brûle-pourpoint : Voulez-vous la paix ? quelles sont vos conditions ? Avant qu’une guerre d’extermination commence, expliquons-nous, arrêtons-nous.

M. Jules Favre a donc fait au nom de la paix, de l’humanité, de la civilisation, ce douloureux pèlerinage qu’il a raconté lui-même dans un émouvant rapport adressée ses collègues du gouvernement de la défense nationale, à la France et au monde. Sans autre secours qu’une introduction assez sommaire, à ce qu’il semble, et peu significative, ménagée par la diplomatie étrangère, il est allé, à travers les lignes prussiennes et les campagnes dévastées des environs de Paris, chercher M. de Bismarck, qu’il a fini par rencontrer d’abord dans un château près de Méaux, puis à Ferrières, au quartier-général du roi, et ici en vérité s’est passée une scène tout aussi extraordinaire que la démarche de notre ministre des affaires étrangères. M. Jules Favre portait dans cette négociation étrange une pensée parfaitement nette, parfaitement honorable, qu’il a du reste avouée et précisée lui-même. Il ne pouvait supporter l’idée de voir commencer le siège de Paris sans tenter un effort suprême pour prévenir de nouvelles effusions de sang. Si la Prusse voulait « traiter sur les bases d’une indemnité à déterminer, la paix était faite. » Si le cabinet prussien hésitait à se lier avec le gouvernement sorti de la révolution du 4 septembre, rien n’était plus simple que de convenir d’un armistice qui permettrait à la France de nommer en toute liberté une assemblée constituante. Quinze jours suffisaient. En définitive, il y avait deux questions : la condition première de la paix et l’armistice. Quant à la Prusse, on ne savait point encore au juste ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait ; on pouvait certes le soupçonner sans un grand effort de divination. Depuis le commencement de la guerre, la presse allemande a fait assez de bruit de ses ambitions conquérantes, et les journaux anglais eux-mêmes, trop empressés à se faire les échos du cabinet de Berlin, ont plus d’une fois tracé le programme des prétentions germaniques avec une précision singulière, avec des expressions que le chancelier de la confédération du nord n’a eu qu’à reprendre au courant de ses conversations avec M. Jules Favre ; mais enfin ces prétentions n’avaient pas pris une forme authentique, elles n’étaient pas encore un programme de gouvernement. Il n’y a plus aujourd’hui d’équivoque possible. La lumière est faite. M. de Bismarck n’a point eu recours à de grands subterfuges pour dire ce qu’il veut, et ce qu’il veut, c’est tout simplement le démembrement de notre pays. Avec cette politesse froide et sarcastique qui se permet tout, il a parlé en vérité comme un homme qui croit avoir déjà la France tout entière sous ses pieds, parce que le hasard de la guerre l’a conduit jusque sous les murs de Paris, et qui pousse l’infatuation au point d’imaginer qu’il peut faire la loi, que rien ne peut plus lui résister désormais.

La vérité est que M. de Bismarck tient, à ce qu’il paraît, à ne se ranger d’aucune manière parmi ceux qui font la guerre pour une idée. C’est un homme positif. Faire de la générosité serait parfaitement inutile à ses yeux. La France n’oubliera pas plus Sedan qu’elle n’a oublié Waterloo, qu’elle n’a oublié Sadowa, « qui ne la regardait pas. » Depuis longtemps, depuis des siècles, la France menace perpétuellement l’Allemagne du côté du Rhin. Il faut en finir, il faut que l’Allemagne prenne ses sûretés ; elle ne les aura qu’en restant en possession des deux départemens du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, d’une partie de celui de la Moselle avec Metz, Château-Salins, qui forment un appoint indispensable auquel on ne peut renoncer. « Strasbourg est la clef de la maison, je dois l’avoir, » s’écrie lestement M. de Bismarck, sans se douter qu’il imite tout bonnement le héros célèbre d’un de nos vaudevilles. « Cette malle est-elle à nous ? — elle doit être à nous. » Et voilà qui est réglé. Après cela, si on objecte à ce victorieux inassouvi que l’assentiment des populations dont il dispose ainsi est plus que douteux, que le droit public européen ne lui permettrait pas de se passer d’un titre, on ne le prendra pas au dépourvu ; il a réponse à tout. Le droit public, c’est lui qui le fait, il ne s’en occupe pas ; pour les populations, c’est une autre affaire, quoique cela ne le gêne pas davantage. « Je sais fort bien, dira-t-il, qu’elles ne veulent pas de nous. Elles nous imposeront une rude corvée ; mais nous ne pouvons pas ne pas les prendre : je suis sûr que dans un temps prochain nous aurons une nouvelle guerre avec vous, nous voulons la faire avec tous nos avantages. » Quant à un armistice, il ne s’y opposera pas, si l’on y tient, quoiqu’il n’attende rien de bon de cette assemblée dont on lui parle, et qui voudra la guerre, si elle obéit au sentiment français ; il y met seulement quelques légères conditions : il occupera Strasbourg, Toul, Phalsbourg, puis, au cas où l’assemblée se réunirait à Paris, un fort dominant la ville, « le Mont-Valérien par exemple. » — Quoi ! direz-vous dans un soubresaut d’indignation, le Mont-Valérien ! Pourquoi pas tout de suite Paris ? Comment une assemblée française pourrait-elle délibérer sous le canon prussien ? — Qu’à cela ne tienne, répondra-t-il, l’assemblée se réunira à Tours, on ne prendra pas de gage à Paris ; mais la garnison de Strasbourg, — de l’héroïque Strasbourg, — doit rester prisonnière de guerre : c’est tout au plus en vérité si le chancelier prussien ne demande pas que le maréchal Bazaine se rende, lui aussi, prisonnier de guerre.

Ces énormités, ces cupidités de vainqueur rapace et vindicatif, M. de Bismarck les expose avec une sorte d’abandon, avec une apparente tranquillité de conscience qui n’en est pas sans doute à se manifester, mais qui est toujours étonnante, comme un des signes les plus curieux des perversions de l’orgueil. Cette conversation douloureuse, poignante, M. Jules Favre l’a suivie jusqu’au bout, non certes sans protester, comme il le devait, sans se décourager cependant ; il l’a suivie avec une émotion qui a fini par éclater en sanglots et qu’on ressent comme lui, qui aura sur l’opinion universelle une influence plus décisive que toutes les stratégies diplomatiques, et qui donne à cette scène, désormais historique, du château de Ferrières un caractère unique. Qu’on se figure en effet ces deux hommes dans des situations si diverses, tenant dans leurs mains les destinées de la France et peut-être de l’Europe. L’un ne songe qu’à faire sentir la pointe de son épée et à pousser sa victoire jusqu’au bout, au risque de prolonger une lutte sanglante. De temps en temps, il sort pour aller prendre les ordres de son roi, qui est dans un appartement voisin, et il revient tout aussi implacable dans ses exigences. L’autre, seul au camp ennemi, représente son pays éprouvé par l’invasion, attristé, mais toujours fier et repoussant toute pensée de défaillance. Celui-là n’a pas à consulter un maître, car il a la conviction ardente et sérieuse que la France lui donnera raison, s’il rapporte la paix avec honneur, de même que s’il rapporte la guerre nécessaire, — et après avoir tout entendu, voyant échouer sa mission, il peut se relever à son tour en disant à son interlocuteur : « Je me suis trompé, monsieur le comte, en venant ici… » D’un côté est la force ou la victoire, quoique ce ne soit peut-être ni la victoire ni la force jusqu’au bout ; de l’autre est sûrement la grandeur morale. Non, quoi qu’il puisse arriver, M. Jules Favre n’a point à se repentir de ce qu’il a fait. La démarche qu’il a tentée n’était pas seulement la réalisation d’une pensée humaine et patriotique, elle était politiquement nécessaire. Tant qu’elle n’aurait pas eu lieu, on aurait cru à la possibilité d’un arrangement. Il n’y a rien à regretter, pas même en vérité l’insuccès sous la forme où il s’est produit. Si la Prusse en effet avait compris dès le premier moment quel fruit elle pouvait retirer aux yeux du monde d’un acte de souveraine modération, si, au lieu de se retrancher dans l’inflexibilité hautaine de ses exigences, elle s’était prêtée à des combinaisons qui, tout en étant dures encore, n’auraient point dépassé la limite d’une représaille mesurée, et, pour aller plus droit au fait, si la Prusse, sans prétendre porter la main sur l’intégrité française, n’eût avoué que l’ambition déjà bien grande d’obtenir le démantèlement de quelques places fortes, il n’est point impossible qu’il n’y eût eu au premier moment un certain embarras ; peut-être les opinions se seraient-elles divisées, peut-être bien des esprits émus de tant de malheurs se seraient-ils dit tout bas qu’il valait mieux encore payer la rançon de la guerre et subir un pénible sacrifice que de prolonger cette effroyable lutte. Cette épreuve du moins nous a été épargnée par la brutale audace de la politique prussienne. On sait maintenant à quoi s’en tenir ; on n’ignore plus ce que M. de Bismarck veut de nous, ce qu’il entend par la paix. La démarche de M. Jules Favre, telle qu’elle s’est faite, telle qu’elle s’est dénouée, a démasqué l’ennemi, dégagé la responsabilité de la république nouvelle, et infailliblement elle fera passer les sympathies universelles dans notre camp. En d’autres termes, cette tentative crée une nouvelle situation pour tout le monde : pour la Prusse, qu’elle place désormais ouvertement dans l’attitude d’une puissance implacablement agressive ; pour la France, dont elle a simplifié le devoir en frustrant la dernière espérance d’une transaction acceptable, en ne lui laissant d’autre issue qu’une lutte à outrance ; pour l’Europe, qu’elle réduit à l’alternative de s’annuler elle-même ou de tourner enfin les yeux vers ce grand et terrible drame de la guerre qui se déroule autour de Paris, sans qu’elle ait trouvé jusqu’ici un mot sérieux à dire.

Examinons un instant cette situation dans ses élémens essentiels et sous son triple aspect. Quel a été le mobile de la Prusse dans sa manière d’accueillir des ouvertures honorables ? que peut-elle attendre ? Comment pense-t-elle arriver à son but ? Par quelles considérations puissantes s’est-elle décidée à prolonger une lutte qui n’est plus pour elle ni une nécessité de défense, ni même une condition de grandeur et d’ascendant légitime ? Les Allemands doivent avoir beaucoup de sang de reste, puisque les politiques de l’état-major prussien en sont si prodigues. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck a des façons étranges de justifier des prétentions pour lesquelles il se dispose à immoler encore d’innombrables existences humaines. M. de Bismarck a des raisons véritablement curieuses, qui n’ont pas plus persuadé M. Jules Favre qu’elles ne persuaderont l’Europe. Il ne croit pas, il ne peut pas ou il ne veut pas croire à la possibilité d’une paix sérieuse entre la France et l’Allemagne ; il est convaincu que nous voudrons, un jour ou l’autre, laver ce cruel affront de Sedan, — et, comme la paix serait difficile sans être cependant impossible, sans être au-dessus des efforts de tous les esprits sincères, si elle était faite dans des conditions d’équité, le chancelier prussien remédie à tout cela en commençant, lui, par créer une cause certaine, immédiate, mille fois légitime et permanente de guerre ; M. de Bismarck ne se fait d’ailleurs aucune illusion. Il sait bien, comme il le dit lui-même, que les provinces qu’il veut prendre sont françaises de cœur, qu’elles resteront françaises, et qu’elles seront toujours difficiles à contenir. N’importe, c’est sa manière à lui de faire la paix, de fortifier la puissance germanique contre les agressions ; mais ces provinces dont on veut se faire un bouclier et qui seront en perpétuelle révolte morale, de quel secours seront-elles pour ceux qui les auront usurpées ? En quoi l’Allemagne sera-t-elle plus forte avec cette autre Pologne suspendue au flanc ? Ces populations, au lieu d’être une garantie de sécurité contre la France, seront au contraire dans nos mains un levier pour agiter et ébranler l’Allemagne ; au premier signal de guerre, elles seront nos complices. Voilà de belles sûretés qu’aura prises M. de Bismarck ! La vérité est que le roi Guillaume et son chancelier pouvaient se dispenser de donner de semblables raisons. Ils n’ont pas fait la paix à Ferrières, parce qu’ils ont l’orgueilleuse pensée de la dicter à Paris. Ils prétendent prendre la Lorraine, et l’Alsace comme Frédéric II prenait la Silésie, parce que tel est leur bon plaisir. Ils sont la force et la conquête ; ils ont surpris la fortune, et ils veulent en abuser. Le tout est de pouvoir aller jusqu’au bout, à travers ces ruines et ces haines dont on fait le cortège d’une ambition sans scrupule.

Roi et chancelier sont aujourd’hui, en 1870, ce que Napoléon était en 1806 et 1807. La Prusse ne se souvient-elle d’Iéna que pour essayer de le recommencer contre nous ? À cette époque aussi, il y avait un état où une cour présomptueuse s’était jetée impatiemment dans la guerre sans s’être préparée. En quelques jours, ce malheureux état expiait cruellement ses illusions. Une armée qu’on croyait la première de l’Europe disparaissait tout entière. Des capitulations, il y en avait à foison : Spandau, Prenzlow, Custrin, Stettin, Magdebourg ; trois hussards prenaient des escadrons, des chasseurs à cheval prenaient des places fortes. Des généraux qui une année auparavant n’avaient pas eu assez de clameurs contre la capitulation d’Ulm, Hohenlohe, Kleist, Blücher, se rendaient l’un après l’autre. Berlin était au pouvoir du vainqueur, et Napoléon, au lieu d’être prévoyant et mesuré dans sa victoire, poussait jusqu’au bout le démembrement et l’humiliation de la Prusse. Il était la conquête comme ceux qui prétendent l’imiter aujourd’hui dans ses violences et dans son mépris du droit des peuples. Eh bien ! à quoi donc cette politique a-t-elle servi ? Elle a été plus utile à ceux qui en ont été un moment les victimes qu’à celui qui a paru en profiter. Cette campagne d’Iéna qu’il ne nous déplaît pas de rappeler en ce moment où l’on prétend la recommencer contre nous et où l’on n’est pas encore arrivé au bout, cette campagne d’Iéna enseigne à la Prusse et à la France que les œuvres de la force sont sans durée et que les peuples qui ont des malheurs se relèvent quand ils le veulent bien. Les Iénas préparent des Sedans, les Sedans préparent des revanches inconnues. Par une inspiration heureuse et un saisissant à-propos, M. l’évêque d’Orléans rappelait récemment dans des pages d’une vive et patriotique éloquence une lettre de cette brillante, spirituelle et infortunée reine, Louise de Prusse, que Napoléon avait eu le tort d’insulter dans ses bulletins et dans ses gazettes. Retirée, à Mœmel après les désastres de son pays, vivant presque seule, abandonnée et vaincue, avec ses enfans, elle écrivait en 1810 à son père au sujet de celui qui l’avait si durement frappée : « Cet homme est un instrument dans la main de Dieu pour briser les branches gâtées qui avaient fini par se confondre avec le vieil arbre ; mais il tombera, la justice seule est stable. Désordonné dans son ambition, il est aveuglé par la bonne fortune, il est sans modération, et qui ne se modère pas perd nécessairement l’équilibre et tombe….. Je crois en Dieu, je ne crois pas à la force, et c’est pourquoi j’espère fermement que de meilleurs temps sont proches… Ce qui est arrivé devait arriver, la Providence veut remplacer le vieux monde politique usé. Tous ces événemens ne sont pas des résultats à accepter, mais de mauvais pas à franchir, à condition que chaque événement nous trouve chaque jour meilleurs et plus préparés. Voilà, mon père, ma confession politique… » Cette lettre écrite dans la solitude et le malheur par la mère du souverain actuel de la Prusse, elle va droit au roi Guillaume lui-même pour lui rappeler que « la justice seule est stable, » qu’on ne fonde pas la paix par les violences et les démembremens tyranniques, eût-on pour un instant la victoire, et que les guerres poursuivies au-delà de toute mesure comme de toute équité, pour des satisfactions d’orgueil ou pour la conquête, ne sont plus que des déchaînemens de barbarie en pleine civilisation. La Prusse en est là ; après s’être défendue, elle ne fait plus que la guerre pour la guerre. Elle tuera des Français, c’est bien certain ; elle sacrifiera encore plus d’Allemands, et, tout compte fait, à qui restera la victoire ?

M. de Bismarck y a-t-il d’ailleurs bien réfléchi ? Il y a dans cette situation poussée à toute extrémité un côté pratique dont semble ne point s’occuper ce vainqueur, qui ne passe pas cependant pour un héros d’idéalisme. Après tout, quand on s’engage dans une entreprise il est assez naturel de chercher d’avance à savoir comment on en sortirait de prévoir une certaine diversité de dénoûmens. Quand on fait la guerre, il n’est que prudent de se ménager toutes les possibilités d’une paix honorable. Le chancelier de la confédération du nord s’est-il posé sérieusement ces questions ? Ne s’est-il pas aperçu justement que, par l’insultant accueil qu’il faisait aux ouvertures de M. Jules Favre, il fermait toute issue raisonnable pour la Prusse ? Comment peut-il sortir-de là ? Le roi Guillaume et M. de Bismarck n’en veulent pas démordre ; la solution est bien simple pour eux, ils prétendent entrer à Paris et là s’approprier tranquillement nos provinces, c’est-à-dire le bien d’autrui, par cette souveraine raison que c’est leur avantage. C’est jusqu’ici leur dernier mot ; mais il ne suffit pas de vouloir, et il ne suffit même pas d’avoir des victoires.

Quand même les Prussiens auraient réussi à dompter cette énergique, cette ardente résistance qui se prépare, et qu’ils ont enflammée par l’excès de leurs prétentions, ils n’en seraient pas au fond beaucoup plus avancés. Leur orgueil serait comblé, ils seraient entrés à Paris, ils domineraient plus que jamais par la force, soit ; mais après ? Est-ce qu’il se trouverait quelqu’un pour traiter avec eux dans ces conditions ? Est-ce qu’il y aurait une main pour signer la déchéance de la patrie française imposée par la brutalité du vainqueur ? Les Prussiens seraient donc obligés de camper indéfiniment en France, faute de trouver avec qui traiter ! En d’autres termes, ce ne serait point la paix, ce serait la continuation aggravée de la guerre, non plus de gouvernement à gouvernement, mais d’homme à homme, d’opprimé à oppresseur ; ce serait l’invasion fixée, organisée et offrant au XIXe siècle le spectacle d’un des plus monstrueux attentats de la force. M. de Bismarck, dit-on, ne s’inquiète pas outre mesure de ces perspectives ; avec cette confiance superbe d’un homme gâté par le succès, il est persuadé que des victoires nouvelles de l’armée allemande arrangeront tout, et dans son éclectisme au sujet des gouvernemens intérieurs de la France avec lesquels il peut avoir à traiter, il n’exclut en vérité aucune combinaison. La république, par exemple, est peu en faveur au camp prussien, on peut s’en douter. Depuis que le roi Guillaume l’a vue de près en 1848, il en a conservé un vilain souvenir, et ce n’est probablement qu’à la dernière extrémité qu’il se résignerait à traiter avec elle. En dehors de la république, la Prusse préférerait sans doute un prince d’Orléans, mieux encore le comte de Chambord ; mais la Prusse fait à ces princes l’honneur de croire qu’ils ne seraient pas plus disposés que la république à signer la paix qu’on leur offrirait au prix d’un démembrement du pays. Est-il vrai enfin que le roi Guillaume et M. de Bismarck aient pu croire qu’à défaut d’autre chose ils pourraient rétablir une ombre d’empire, une régence avec laquelle ils s’entendraient plus aisément ? Pour le coup, l’idée serait bizarre, et M. de Bismarck, qui a si souvent et si justement accusé nos diplomates de ne point se douter de ce qui se passe en Allemagne, M. de Bismarck montrerait cette fois qu’il ne sait guère lui-même ce qui se passe, ce qui s’est passé en France depuis deux mois. Le moins qu’il aurait à faire pour sa baroque restauration serait de laisser à son service une armée suffisante d’occupation. La légende impériale serait complète ! Nous ne prenons évidemment cette fantaisie, attribuée au premier ministre du roi Guillaume, que pour ce qu’elle vaut et comme un signe des inextricables difficultés où conduisent les excès de la force. Sous prétexte de prendre des précautions pour maintenir une paix durable, on veut créer une guerre éternelle, implacable, une haine inextinguible entre deux nations. Par l’aveu d’une politique de spoliation et de conquête opposée à l’offre d’une transaction équitable, on crée une de ces extrémités redoutables où pour la Prusse il n’y a qu’un système d’usurpations sans issue, où pour la France il n’y a plus que le combat sans trêve et sans merci.

Est-ce là ce que voulait M. de Bismarck ? C’est étrange. Si habile que puisse être le chancelier de la confédération du nord, il ne nous semble pas avoir été des plus heureux pour sa propre cause dans ce dernier essai de négociation, et ce n’est vraiment pas. À nous de le regretter. La fumée du succès lui a monté au cerveau. Il a trop laissé voir l’impatiente rapacité du vainqueur, il s’est trop dévoilé comme le porte-drapeau d’un absolutisme envahissant, plein de mépris pour tous les droits. Peut-être s’est-il figuré que par l’audace de ses prétentions il allait nous intimider ; peut-être a-t-il cru qu’il était de bonne guerre d’exagérer ses forces et de paraître au courant de nos faiblesses. Il s’est trompé dans ses conjectures et dans ses calculs ; il a produit un effet tout contraire, et c’est là pour ce qui nous touche le résultat des négociations avortées de Ferrières. Ces négociations ont mis de notre côté le droit et dans le cœur du pays la passion généreuse d’une résistance désespérée. Il y a longtemps qu’on a dit que le plus difficile en certaines circonstances était non pas de faire son devoir, mais de le connaître. Cette fois la France voyait où était le devoir, elle le sentait. Le rapport de M. Jules Favre lui a révélé la suprême puissance d’une vérité faite pour enfanter l’héroïsme, c’est qu’une nation « peut périr, non se déshonorer. » Dès ce moment, il n’y a plus eu, il ne pouvait plus y avoir qu’une pensée, qu’une volonté, et Paris s’est tenu prêt à affronter ce siège, qui a eu déjà ses combats, ses engagemens, à Châtillon, à Villejuif, du côté de Saint-Denis. Paris s’est accoutumé comme un bon soldat à vivre au bruit du canon.

Quelle sera la durée et quelles seront les péripéties de ce siège extraordinaire ? Évidemment, après avoir pu concevoir une telle pensée, et surtout après avoir refusé de souscrire à une paix qui sauvait l’inviolabilité de la grande ville, les Prussiens emploieront tous les moyens possibles pour réussir, pour satisfaire cette espèce d’âpre désir de barbare qui les a poussés sous les murs de la cité rayonnante de la civilisation. Ils peuvent tenter des attaques de vive force sur nos défenses, et ce ne serait pas sans doute le plus grand danger. La cuirasse qui protège Paris, l’ardeur des combattans, la multiplicité croissante de nos moyens d’action, tout cela est fait assurément pour ménager à l’audace d’une attaque soudaine quelque rude et décourageante réception ; mais, il ne faut pas s’y méprendre, d’autres moyens peuvent entrer dans les plans de l’ennemi. Les Prussiens peuvent s’établir autour de Paris, essayer de nous enfermer dans un blocus étouffant, et le caractère défensif qu’ils donnent à certains de leurs travaux semblerait révéler cette pensée. C’est là une des chances du siège ; seulement cette tactique est, si l’on peut ainsi parler, une arme à deux tranchans qui peut devenir meurtrière pour les Allemands eux-mêmes. En prolongeant un investissement, pénible sans doute pour une ville telle que Paris, les Prussiens donnent d’un autre côté à la France entière le temps de rassembler toutes ses forces, d’envoyer vers nous des armées nouvelles. Si les Prussiens tentent d’aller, selon l’expression, attribuée à M. de Bismarck, étouffer dans l’œuf ces armées en formation, ils dégagent à demi Paris, et tout ce qu’il y a dans nos murs de forces actives peut se frayer un chemin et rouvrir nos communications en se jetant sur les lignes ennemies. Si les Prussiens restent obstinément autour de Paris, ils peuvent être bientôt attaqués, harcelés par les corps de toute sorte qui s’organisent à Tours ou dans les autres provinces centrales de la France.

C’est un drame plein de péripéties qui commence à peine, et qui aura, nous en avons l’espérance, un victorieux dénoûment. Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck a évidemment compté parmi ses meilleures chances de réussite la lassitude, l’impatience d’une grande population énervée par l’isolement, et il a compté surtout sur les dissensions intérieures qui pourraient éclater. M. de Bismarck ne l’a même pas caché, il a dit à M. Jules Favre : « Votre gouvernement est plus que précaire, Si dans quelques jours Paris n’est pas pris, il sera renversé par la populace. » Ainsi nous voilà bien prévenus. Il faut que cette populace, si dédaigneusement et si injurieusement traitée par M. de Bismarck, se montre, comme M. Jules Favre s’en est porté garant, une population intelligente, dévouée, décidée à ne point entraver dans leur mission de défense les seuls pouvoirs restés debout. Sans doute, dans une ville comme Paris, il y a inévitablement des agitateurs toujours prêts à exciter les passions, à opposer un pouvoir à un pouvoir, une commune révolutionnaire à un gouvernement de défense nationale, à demander des élections quand il s’agit de combattre. Au fond, la masse du peuple parisien reste et restera inaccessible à ces suggestions, parce qu’elle sent bien que pour le moment il n’y a qu’une loi, un intérêt : l’union de toutes les forces contre le Prussien, et que tout ce qui n’est pas cela fait les affaires de l’ennemi.

La France unie de cœur et de patriotisme soutiendra cette guerre qui lui est imposée par une ambition implacable, et qu’il n’a pas dépendu d’elle de faire cesser. Il reste à savoir si l’Europe, qui depuis deux mois a élevé l’inertie et l’indécision à la hauteur d’une politique, demeurera jusqu’au bout indifférente à une lutte où se débattent après tout ses intérêts aussi bien que les intérêts de la France. Il s’agit de savoir si on laissera s’introduire d’une façon en quelque sorte authentique et officielle dans les relations des peuples ces habitudes de la force et de la conquête si hautainement affichées par le premier ministre du roi Guillaume de Prusse. Que l’Europe au commencement de la guerre ait été incertaine, ou plutôt qu’elle n’ait témoigné aucune sympathie pour la France, ce n’est que trop évident, et il n’y a plus à y revenir ; mais en définitive les circonstances ont singulièrement changé. Ce n’est plus apparemment la France qui menace la sécurité publique, ce n’est plus la France qui a la passion de la guerre, et sans illusion, sans aucune préoccupation d’égoïsme national ; nous nous demandons encore si tout ce qui porte un cœur européen peut rester insensible à ce spectacle d’une ville telle que Paris placée sous le canon qui peut détruire les plus belles œuvres de l’art, les plus riches merveilles de la science, comme il a détruit la bibliothèque de Strasbourg.

Qu’on ne s’y trompe pas en effet, le siège de Paris n’est pas seulement un événement français, c’est un événement d’un caractère universel ! On nous dit maintenant de Tours, où séjourne une partie du gouvernement, que tout le monde commence à le sentir, que le rapport de M. Jules Favre a produit en Europe le même effet qu’en France, qu’il a ravivé dans tous les pays le sentiment d’une situation périlleuse pour tous. Quelle est la portée réelle de ces déclarations venues de Tours ? Quel est le vrai sens d’une allusion faite à des négociations qui se poursuivraient et où les cabinets porteraient des sympathies plus actives ? M. Thiers est-il à Vienne ou à Saint-Pétersbourg, et à quoi aura servi son voyage ? Paris ne le sait pas, Paris combat ou est toujours prêt à combattre, et si des interventions sérieusement sympathiques se produisaient, elles le trouveraient sous les armes, décidé à n’accepter volontairement que la paix de l’équité et de l’honneur.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

L’HYGIÈNE ET L’ALIMENTATION DE PARIS PENDANT LE SIÈGE.

Dans les circonstances que Paris traverse aujourd’hui et qui pourraient devenir dangereuses pour une grande agglomération d’hommes, les soins hygiéniques deviennent un des plus impérieux devoirs de la défense. Le gouvernement a été bien inspiré en nommant aussitôt une commission chargée d’organiser tous les services urgens que la situation réclame. La commission a déjà publié d’utiles avis concernant la propreté des rues, des maisons et des ménages. Elle a suscité d’efficaces améliorations dans le commerce et l’emploi des alimens et des boissons. De son côté, l’Académie des Sciences n’est pas restée inactive, et ses Comptes-rendus nous ont fait connaître les meilleurs procédés de désinfection, à la suite d’une discussion qui a révélé des faits trop ignorés. Ainsi dans les graves conjonctures du moment, à l’heure du suprême effort, tout le monde rivalise de zèle pour adoucir les rigueurs, alléger les charges, conjurer les périls. Circonscrire autant que possible les maux de la guerre, empêcher la maladie d’y joindre ses ravages, préserver la santé de nos combattans, c’est prolonger la défense, c’est travailler à la victoire. Dans les pages qui suivent, nous n’avons qu’un but, tracer rapidement l’ensemble des mesures d’hygiène dont la nécessité ressort à la fois des études théoriques et d’une pratique assurée. Nous y joindrons les remarques spéciales que suggère l’état de Paris, c’est-à-dire sa situation de ville assiégée, inévitablement transformée en camp, caserne et ambulance.

La première condition de salubrité de la grande ville, c’est la pureté relative de l’atmosphère, qu’on n’obtient que par un moyen, la désinfection. Les principes qui vicient l’atmosphère sont de nature très multiple et très diverse ; aussi convient-il, pour les atteindre tous, d’employer plusieurs agens distincts. On a cru longtemps que le chlore était l’agent purificateur par excellence, parce qu’il décompose ou détruit les gaz odorans tels que les hydrogènes sulfuré, phosphore, carboné, auxquels on attribuait l’infection miasmatique. On sait aujourd’hui que les miasmes n’ont rien de commun avec de tels gaz, et que le chlore ne détruit pas les miasmes. Tandis que ces gaz méphitiques, bien connus des chimistes et innocens à petite dose, proviennent de la décomposition des matières organiques, les miasmes, poisons subtils et insaisissables, émanent des agglomérations vivantes dans des conditions encore indéterminées.

Le chlore, les hypochlorites, les vapeurs nitreuses, doivent donc être employés pour la destruction chimique des gaz délétères, c’est-à-dire pour la désinfection de l’air et du sol viciés par toutes les vapeurs qui émanent de la décomposition putride[1]. Contre les miasmes, la chimie nous fournit des agens d’une efficacité remarquable, parmi lesquels il faut placer au premier rang la créosote et surtout l’acide phénique. Il est curieux de remarquer que des traces de ces agens énergiques se retrouvent dans les substances que la vieille médecine préconisait autrefois, la suie, la fumée et le goudron. L’action de l’acide phénique est très remarquable. Appliqué sur les matières organiques en décomposition, il arrête celle-ci et opère une sorte de tannage. Répandu à l’état de vapeur dans l’atmosphère ou versé dans un liquide fermentescible, il tue les spores, les fermens, toutes les molécules vivantes dont le développement engendre ou propage les maladies épidémiques. A Paris, l’administration des pompes funèbres fait usage depuis cinq ou six ans, dans tous les cas de maladies épidémiques, d’un mélange d’acide phénique et de sciure de bois. L’assistance publique l’emploie beaucoup aussi dans les hôpitaux. Cependant il n’est pas encore assez répandu, et nous espérons qu’on n’hésitera pas, durant le siège de Paris, à s’en servir plus fréquemment. Associé au chlore, ce mélange rendra les plus grands services, car, ainsi que l’a dit M. Dumas dans les observations judicieuses qu’il a faites ces jours derniers à l’Académie des Sciences, désinfecter et assainir font deux. Le chlore désinfecte, l’acide phénique assainit. L’emploi de ces deux substances devra donc être journalier dans les casernes, les hôpitaux, et en général dans tous les établissemens où sont agglomérés beaucoup d’individus. L’odeur n’en est pas très agréable, mais au moins elle est salutaire.

L’eau ne nous manquera pas, et c’est heureux, car c’est une des principales sources de salubrité. L’ennemi a coupé, il est vrai, les eaux de la Dhuis et de l’Ourcq, mais les autres prises sont à l’abri de ses atteintes. Des machines à vapeur fixes et locomobiles ont été installées sur divers points de la berge de la Seine pour remplir d’eau les tonneaux d’arrosage. L’arrosage des rues et des boulevards contribue pour une grande part à la fraîcheur et à la pureté de l’atmosphère en retenant dans le sol les poussières de toute sorte. Le service si important de l’extinction des incendies n’est pas moins assuré. Tous les locataires des étages supérieurs des maisons sont tenus d’avoir chez eux des seaux pleins en prévision de l’embrasement produit par l’explosion des bombes. Sitôt l’explosion terminée, le feu se déclare, mais très lentement, et il n’y a nul danger à l’aller immédiatement éteindre.

L’eau de la Seine, bien filtrée, fournit une boisson très potable. Nous avons en outre l’eau des puits ; l’administration municipale a fait curer les anciens puits pour en tirer parti et en a creusé de nouveaux. Un honorable industriel, M. Say, a mis à la disposition du public un puits artésien d’un débit très considérable, et qui sera d’une grande ressource pour les habitans. Malgré cela, on devra économiser cette eau le plus possible.

L’hygiène des habitations appelle la sollicitude particulière des citoyens. Une ventilation active et énergique, c’est-à-dire une aération constante des appartemens, leur est recommandée par la commission d’hygiène. L’air qui ne se renouvelle pas est très rapidement vicié par les gaz et toutes les émanations du corps humain ; il devient alors irrespirable et propre à favoriser le développement des germes malsains. On aura soin de ne pas brûler de charbon à découvert soit dans l’intérieur des appartenons, soit dans les corridors, à cause du gaz toxique qui s’en exhale, et de n’opérer cette combustion que sous une cheminée. Toutes les parties de la maison doivent être journellement lavées à fond et à grande eau depuis ; le rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes. En temps d’épidémie, les premières victimes sont les habitans des hôtels borgnes et des locaux malpropres. Il faut se débarrasser de toutes les substances corrompues ou près de se corrompre et de tous les résidus de cuisine. La municipalité s’est arrangée de façon à maintenir dans son intégrité le service des véhicules d’enlèvement. C’est ici qu’il faut une régularité continue. Il est à souhaiter de plus qu’elle fasse surveiller par des agens spéciaux l’état des maisons et principalement de celles que leur destination peut rendre suspectes. Les cloaques et autres foyers d’infection doivent être assainis à fond. Enfin une autre précaution plus urgente que jamais, et qu’il faut recommander vivement dans l’intérêt de la santé de tous, c’est la vaccination : des cas de variole se sont déjà présentés dans l’armée ; ne les laissons pas se multiplier, et pour cela vaccinons en masse, avec célérité mais aussi avec le plus grand soin.

Dès les premiers jours du mois de septembre, le gouvernement de la défense nationale a prévenu la population parisienne qu’il y avait dans la ville de quoi subvenir largement à la nourriture de deux millions de personnes pendant deux mois. On peut aujourd’hui augmenter hardiment cette période de moitié, si l’on songe à tout ce qui est entré depuis et aux moyens divers d’économiser ce qu’on a, car la question est aujourd’hui dans l’économie, dans l’épargne. Il faut renoncer maintenant au gaspillage des jours de luxe, à la prodigalité des heures où la fortune semblait nous sourire, et compter la nourriture avec autant de parcimonie que l’argent. Pour ce qui est de la farine, le gouvernement nous paraît avoir sagement agi en se réservant l’acquisition de cette denrée de première nécessité. La viande devrait être très abondante, vu les quantités énormes de bétail qu’on a pris soin d’accumuler à Paris[2] ; il n’y a ici qu’une chose à craindre, c’est que ces animaux ne maigrissent trop rapidement dans les conditions un peu anormales où ils se trouvent. Aussi plusieurs personnes proposent-elles d’en tuer une certaine quantité pour les saler, ce qui remédierait à plus d’un inconvénient, et aurait en outre l’avantage de réaliser une grande économie de fourrages. Il ne faut pas oublier en effet que nous avons beaucoup de chevaux à nourrir, et que ces bêtes peuvent, à un moment donné, devenir précieuses pour l’alimentation même. Déjà du reste un certain nombre de boucheries de viande de cheval ont été ouvertes par les soins de nos hygiénistes.

Le rétablissement provisoire de la taxe de la boucherie et de la boulangerie assurera dans des conditions régulières et modérées le débit du pain et de la viande. Des difficultés se sont élevées dès le début sur l’application de ces taxes ; mais les marchands qui se croient lésés arriveront à comprendre qu’il est juste de faire participer tout le monde au sacrifice commun. L’institution d’un grand nombre de fourneaux économiques de cantines municipales où les indigens trouveront là des prix, insignifians une suffisante nourriture, est aussi une fondation qui fait honneur aux magistrats de la ville. On ne saurait trop louer non plus la surveillance sévère exercée par l’administration sur tous les commerçans, afin de découvrir ceux qui, profitant des malheurs publics, ne craignent pas de vendre à des prix odieusement exagérés les objets de première nécessité. On les a menacés, ceux-là, de publier et d’afficher leurs noms. Espérons, qu’ils tiendront compte de l’avertissement et subordonneront leur cupidité aux exigences du salut public, qui sont celles du plus vulgaire patriotisme.

Abordons maintenant la question à un autre point de vue, recherchons s’il n’est pas possible de remédier, dans certaines mesures, aux effets d’une alimentation insuffisante et de soutenir d’une façon commode les forces de l’organisme. Un tel résultat n’est pas à dédaigner dans un moment où il convient de ménager autant que possible les ressources alimentaires dont on dispose. En 1850, Gasparin communiquait à l’Académie des Sciences, des observations très intéressantes concernant les effets du café. Il faisait voir que les mineurs de Charleroi conservent la santé et une grande vigueur musculaire en absorbant une nourriture moitié moindre que celle qu’indiquent la théorie et la pratique journalière. Seulement ces ouvriers belges ajoutaient à cette nourriture deux litres d’une infusion préparée avec 30 grammes de café. Grâce à cette addition, ils pouvaient travailler bien plus que les ouvriers français, nourris plus abondamment. Le docteur Jousand publia en 1860 des expériences d’un caractère plus décisif. A l’aide de 120 grammes de café en poudre et de 3 litres d’infusion obtenue avec 200 grammes de cafés de provenance diverse, soit en moyenne 46 grammes par jour, il put lui-même supporter sans inconvéniens, sans rien changer à ses occupations, un jeûne absolu de sept jours entiers et consécutifs.

La physiologie rend compte aujourd’hui de ces faits, que nous aurions pu citer en grand nombre. Le. café empêche l’organisme de se dénourrir, il ralentit la combustion des matières nutritives à l’intérieur de nos organes, il diminue la déperdition constante qu’éprouve la substance de nos tissus : c’ est comme la cendre jetée sur le feu. Quelques médecins ont proposé même de l’appeler un agent d’épargne. Tels étaient du moins les faits constatés, quand les expériences récentes, du docteur Rabuteau sont venues en fournir des preuves plus explicatives et péremptoires. Ce physiologiste a montré en effet que ce ralentissement de la combustion vitale se traduit par des phénomènes très nets. L’acide, carbonique de l’air expiré diminue, l’urée, diminue également, le pouls faiblit. Or ce sont là précisément les indices d’une moindre énergie dans la destruction opérée par notre flamme intérieure. Ajoutons que le thé, le cacao et une autre substance végétale exotique, la coca, sont doués de propriétés semblables à celle du café. La coca surtout possède au plus haut point une pareille vertu ; malheureusement cette substance est rare.

Le docteur Rabuteau, s’appuyant sur ces données et voulant en faire une application pratique, a exécuté de nouvelles expériences très démonstratives ; nous n’en citerons qu’une. Il prit deux chiens de même taille et dans les mêmes conditions. A l’un, il donna chaque jour pour toute nourriture un mélange de 20 grammes de cacao, 20 grammes d’infusion de café et 10 grammes de sucre ; à l’autre, il donna 20 grammes de pain, 10 grammes de beurre et 10 grammes de sucre. Au bout de huit jours, le premier se portait très bien, l’autre était près de mourir. — Le même physiologiste pense qu’un homme pourrait vivre plusieurs mois et conserver de la force en faisant usage quotidiennement de 150 grammes d’un mélange de 1,000 grammes de cacao, 500 grammes d’infusion de café, 200 grammes de thé infusé et 500 grammes de sucre ; ce mélange desséché ne pèse que 1,500 grammes. Il pourrait par conséquent suffire à l’alimentation pendant dix jours. Évidemment ce serait un avantage considérable de pouvoir renfermer de la nourriture pour un temps aussi long sous un volume et sous un poids aussi minimes. Les difficultés du transport sont ainsi réduites et les embarras de la cuisine supprimés, puisque cette composition se prépare à l’avance et pour un temps assez long.

M. Claude Bernard, en communiquant à l’Académie des Sciences le travail de M. Rabuteau, en a proclamé hautement l’intérêt aussi réel qu’opportun. Nous croyons comme lui qu’il y a là d’excellentes indications. Si les formules de l’auteur sont un peu absolues, l’idée en est exacte, et il en faut décidément tenir compte aujourd’hui. Sans renoncer complètement à la nourriture ordinaire, il convient de la ménager autant que possible et d’y suppléer par l’emploi de ces substances, qui, en petite quantité, conservent dans l’économie la matière et la force. Il convient d’avoir plus souvent et plus généralement recours, pour se préparer aux marches et aux fatigues ou encore pour s’en remettre, aux vertus bienfaisantes du café, du thé, du cacao. Ce sont les alimens les plus hygiéniques et en réalité les plus économiques.

L’alimentation des citoyens n’est pas seulement liée à la conservation de leur santé et de leurs forces, elle l’est encore à leur énergie et à leur courage. Les fatigues d’une campagne ou d’un siège exigent que les combattans soient très bien soutenus par une nourriture réconfortante. Frédéric le Grand disait que les soldats ont le cœur dans le ventre. C’est très vrai. Il est ici d’une importance capitale que l’estomac soit satisfait, et l’organisme entretenu. C’est aussi une condition pour résister aux influences d’une atmosphère viciée, propice au développement des épidémies. L’historien médical de la guerre de Crimée, Scrive, observe que, si les officiers y ont été épargnés par les maladies contagieuses, c’est qu’ils avaient de bons abris et une bonne nourriture. Il faut donc se pénétrer de ce principe, que l’alimentation insuffisante est surtout funeste à l’homme de guerre. Nos citoyens soldats ne devront rien négliger pour n’en pas souffrir, et il y a lieu de croire que les mesures prises par l’autorité assureront sans difficulté un aussi désirable résultat.

Nous devons nous occuper enfin des soins à donner aux blessés, non pas au point de vue chirurgical ou médical, ce qui n’intéresserait que les hommes de l’art et ce qu’il n’est pas besoin de leur apprendre, mais au point de vue de la salubrité de leurs demeures et des conditions de leur convalescence, ce qui intéresse tout le monde. Un des faits les mieux établis de l’hygiène, c’est l’innocuité des opérations et la rapidité de la guérison chez les malades habitant la campagne. Ils trouvent dans leur éloignement de toute agglomération, dans l’air et la verdure qui les entourent, des raisons certaines de guérir. Au contraire les opérés des grandes villes, principalement ceux des hôpitaux, à Paris surtout, sont victimes d’une forte mortalité, qui décroît cependant depuis quelque temps, grâce aux progrès de l’hygiène. Partout où des blessés sont accumulés, on reconnaît, du huitième au douzième jour, les lieux où ils séjournent à l’odeur de suppuration et de gangrène qui s’en dégage. Quelques jours plus tard, l’infection est générale, et alors peu d’opérés échappent à la mort. Le personnel médical et hospitalier est atteint également par des affections gastro-intestinales plus ou moins graves.

Quelle conclusion faut-il tirer de là, sinon la nécessité de disséminer le plus vite possible tous les blessés et de les placer dans des conditions hygiéniques favorables ? L’Amérique, dans la guerre de la sécession, avait rapidement organisé un admirable service pour atteindre ce but : transports et évacuations rapides par chemins de fer et navires appropriés, magnifiques baraquemens où s’accumulaient toutes les ressources eh viandes fraîches, conserves, fruits, légumes, laitage, glace, — pharmacies complètes, chirurgiens chargés, sans intermédiaires inutiles et par cela même dangereux, de la direction de tous les services. Ordre était donné de brûler les ambulances improvisées aussitôt qu’une apparence d’infection venait à compromettre la salubrité ; rien ne fut négligé par la grande république pour assurer le salut des blessés. la France, il faut le confesser, n’en est pas encore là. Cependant de grandes améliorations ont été introduites dans notre service sanitaire, et, grâce aux efforts combinés de la médecine militaire et de l’Association internationale de secours aux blessés, des résultats fort satisfaisans ont été obtenus sous ce rapport dans la campagne actuelle. A Paris, le service, sera plus facile, et par suite les résultats en seront plus heureux encore. Si les opérations sont bien pratiquées, si le transport des blessés est fait promptement, si une sévère hygiène est observée dans les ambulances, la mortalité pourra être réduite considérablement. Les blessés seront disséminés le plus possible ; outre les grandes ambulances des Tuileries, du Luxembourg, du Palais de l’industrie, du Val-de-Grâce, etc., où une active ventilation ne fera pas défaut, on construit d’immenses baraquemens sur le terrain de l’ancienne pépinière du Luxembourg, tout près du jardin actuel. Plusieurs des hôpitaux-civils de Paris possèdent également dans leurs jardins des baraques et des tentes bien isolées et destinées aussi à servir d’abri aux opérés. Les ambulances municipales ne manquent pas. Enfin un grand nombre de particuliers ont organisé des ambulances sur plusieurs points de la ville, et beaucoup ont mis dans leur propre demeure un certain nombre de lits à la disposition des blessés. Il serait à souhaiter que les jardins fussent affectés aux besoins du traitement chirurgical. L’autorité pourrait en désigner d’office un certain nombre. Enfin nous pensons qu’on devrait accueillir, avec empressement l’offre de tous ceux qui donnent chez eux deux, trois, quatre lits pour les blessés, et reconnaître à leur maison la qualité d’ambulance. — L’administration exige pour cela un minimum de six lits ; c’est une entrave fâcheuse apportée à la bonne volonté des citoyens. On dit qu’il ne faut pas abuser du drapeau de l’Internationale, sans quoi nos ennemis en viendraient à considérer comme mon avenus les privilèges qu’il confère. Cette raison n’en est pas une, attendu que, si les Prussiens bombardent Paris, ils ne distingueront guère que les drapeaux situés sur les édifices très élevés. Le drapeau blanc ne peut servir qu’au cas peu probable où l’ennemi entrerait dans la ville, et alors on ne saurait sauvegarder trop de maisons, si tant est qu’un pareil signe lui impose le respect. Quoi qu’il en soit, nous avons dès à présent dans Paris assez d’ambulances bien aménages pour recevoir tous les blessés qui arriveront soit du champ de bataille, soit des forts, soit des remparts. Il est à présumer de plus que tous ceux qui pourront se faire soigner dans leur famille le préféreront.

Outre les soins de propreté vulgaire que les ambulances exigent plus que tout autre local, elles réclament une ventilation et un assainissement continuels. Il ne faut pas craindre d’ouvrir largement les portes et les fenêtres, d’y établir de larges courans d’air la nuit aussi bien que le jour. D’autre part, les murs, les plafonds, le sol, doivent être lavés avec de l’eau phéniquée. De fréquentes ablutions doivent être faites aux blessés, et leur linge de corps, de lit et de pansement doit être changé plusieurs fois par jour. Des fumigations chlorées seront établies partout où se dégagent des gaz délétères. De telles pratiques ne sauraient être trop multipliées, et il ne faudrait pas hésiter, dès le moindre symptôme d’infection, à faire évacuer l’ambulance. Il semble Utile aussi de prier tous ceux que leur position appelle à donner, dans un moment quelconque, des secours aux blessés, d’apprendre rapidement tout ce qui concerne ce rudiment chirurgical. Déjà M. Verneuil, professeur à la Faculté de médecine, a fait une conférence populaire sur ce sujet. Il serait bon de répandre cet enseignement.

Notre illustre chirurgien militaire, M. Sédillot, qui était à la retraite depuis quelques années et qui a repris le bistouri comme volontaire aux ambulances de l’armée du Rhin, vient d’adresser à l’Académie des Sciences des remarques d’un nouveau caractère sur l’hygiène des blessés. Il ne se borne pas seulement à recommander la dissémination des malades comme on l’entend en général ; il veut qu’elle soit absolue et qu’on emploie tous les moyens pour l’obtenir. D’après lui, tous les blessés, même ceux qui sont le plus grièvement, atteints, sont transportables, et il faut les évacuer au plus vite, les envoyer le plus loin possible du centre de mortalité. Larrey et d’autres chirurgiens ont signalé avec quelque étonnement l’état inespéré de blessés transportés à de grandes distances en raison des nécessités de la guerre et retrouvés en bonne voie de guérison. Le changement de lieu et une atmosphère plus pure les avaient sauvés. Les opérations les plus urgentes ayant été faites sans hésitation et sans retard, M. Sédillot recommande de répartir tous les blessés à des distances réglementaires, dans des locaux désignés à l’avance, de façon à en placer deux, jamais plus, dans une chambre suffisamment espacée. Les plus longs transports seront supportés par les moins atteints. Telles sont les mesures indispensables indiquées par l’éminent vétéran de la chirurgie militaire.

M. Sédillot prescrit encore d’autres mesures qui ne sont guère applicables en ce moment-ci aux blessés de la garnison de Paris, mais qui le seront peut-être dans quelques jours, et qui en tout cas méritent d’une façon générale d’être prises en considération. Il voudrait que les blessés reçussent leur solde de guerre jusqu’à guérison, et qu’ils eussent tous la faculté de se faire transporter sans frais dans leur famille ou chez les parens et amis qui les réclameraient, et dont les moyens d’installation seraient reconnus favorables. Si cette hospitalité spontanée était insuffisante, on la rendrait obligatoire avec des conditions de surveillance confiées à des commissions spéciales. Les honoraires des visites et opérations confiées, à un médecin de la localité seraient réglés par le gouvernement. Une commission supérieure nommée par l’Académie des Sciences, l’Académie de médecine, le Conseil de salubrité, etc., serait appelée à établir les règles de la dissémination des blessés, les distances à maintenir entre eux, la situation isolée et salubre des localités qui leur seraient affectées, le minimum de cubage d’air reconnu indispensable, et toutes les indications relatives au traitement. L’administration serait invitée à prêter son concours le plus efficace à ce service, qui pourrait couvrir toute la France. « L’adoption de ces mesures, dit M. Sédillot, nous paraît le plus sûr moyen de sauver des milliers de blessés et de prévenir une multitude de mutilations imposées à l’art par les fatales conditions d’encombrement, l’insalubrité et d’insuffisance de soins que déplorent l’humanité et la science. »

Aujourd’hui nous n’avons plus à craindre le manque de médecins, ni l’effrayante mortalité due soit à l’abandon, soit à l’encombrement des blessés, soit encore à la pénurie des objets de pansement, ainsi que cela s’est vu en Crimée et en Italie. Notre service d’ambulances de campagne et d’ambulances sédentaires est bien organisé ; mais, s’il est prouvé qu’en suivant les conseils de M. Sédillot on peut sauver beaucoup de malades, pourquoi négliger ces moyens d’arracher tant d’hommes à la mort et d’économiser tant de vies précieuses et si glorieusement compromises ? Le système de dissémination complète proposé par M. Sédillot implique sans doute des difficultés de plus d’une sorte, mais l’heure n’est-elle pas venue de vaincre les difficultés ?

Depuis le commencement de la guerre, la charité publique et l’initiative individuelle ont montré ce qu’elles pouvaient pour le soulagement des maux qu’entraîne cet affreux fléau. La philanthropie la mieux entendue s’est donné carrière, et l’on peut dire que, pour tout ce qui touche le soin des blessés et la sécurité des familles des victimes de la lutte, les particuliers ont fait plus que le gouvernement. Plus le malheur s’est découvert, plus la catastrophe s’est annoncée, plus on a vu grandir la générosité des citoyens. Ils n’ont rien voulu négliger pour assurer le salut final, ils n’ont reculé devant aucun sacrifice matériel. C’est à la fois beau et touchant. On dit que des difficultés se sont élevées entre les divers services sanitaires, soit dans leurs rapports avec le gouvernement. Il nous serait pénible de croire à des conflits qui ne peuvent provenir que de malentendus, à des compétitions dont le but serait absolument anti-patriotique. Il ne doit plus exister ni impédimens administratifs, ni questions de paperasse. La direction du service de santé militaire, qui avait d’abord été aux mains d’un éminent hygiéniste, M. Michel Lévy, a passé dans celles de M. Hippolyte Larrey. Celle des ambulances internationales appartient à MM. Nélaton et Chenu. La ville s’est chargée des ambulances municipales. Tout cela peut très bien fonctionner simultanément dès que l’entente patriotique est unanime, qu’on n’a en vue que le salut de la patrie. Ajoutons que celui-ci est assuré, si à l’hygiène du corps se joint l’hygiène des âmes, c’est-à-dire la résolution, la fermeté, le courage, la constance et la foi dans le triomphe. Voilà les mâles vertus qui rendront facile la lutte et certaine la victoire.


FERNAND PAPILLON.


C. BULOZ.

  1. Les essences et les parfums d’origine végétale ne détruisent rien, ils masquent simplement les odeurs méphitiques.
  2. Le Bulletin de la municipalité de Paris nous apprend qu’il y avait dans Paris, le 25 septembre, 24,600 bœufs, 150,000 moutons et 6,000 porcs.