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Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1879

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Chronique n° 1139
30 septembre 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1879.

Oui vraiment, il y a encore, à ce qu’il paraît, de beaux jours pour les voyages à fracas, les représentations bruyantes et les vaines paroles. Oui, depuis plus d’une semaine, — la première semaine du « beau, vendémiaire, » selon l’expression orthodoxe, — il y a un certain nombre de nos contemporains, sans oublier quelques ministres, qui semblent fort contens d’eux-mêmes, heureux de vivre, de se montrer aux populations et de distribuer des harangues. Ce ne sont dans certaines régions de la France que fêtes, réjouissances, ovations, banquets et discours, tantôt à propos d’un monument qu’on élève, tantôt à propos d’un anniversaire, tantôt à l’occasion du passage d’un ministre et de l’article 7, tantôt pour rien.

Dans l’est, à Montbéliard, c’est la statue de M. le colonel Denfert-Rochereau, le défenseur de Belfort, qu’on inaugure, et M. le ministre de l’intérieur en profite pour aller de vide en ville, déployant une intarissable faconde entre le Jura et les Vosges, non loin de la retraite de M. le président de la république, qui ne paraît pas, quant à lui, aimer le bruit. A Perpignan, en plein Roussillon, c’est l’inauguration d’une autre statue, tardif hommage rendu à un grand homme de science, François Arago, et M. le ministre de l’instruction publique, en visite universitaire à Bordeaux et à Toulouse, arriva aussitôt pour être de la cérémonie, pour rivaliser d’éloquence avec M. Paul Bert auteur de la statue, comme dans le festin obligé. Les historiographes ne peuvent plus suffire à raconter les étonnans spectacles, — réceptions enthousiastes, multitudes joyeuses, illuminations, toasts, improvisations sans nombre. On parle partout et à tout venant dans ces bienheureux voyages, on parle sur le sommet du Lomont, on parle du haut des balcons ou dans les gares de chemins de fer. M. Jules Ferry, pour avoir dialogué avec quelques désœuvrés poussant des cris sur son passage, reste convaincu que la nation française tout entière, y compris les enfans de sept ans, a l’article 7 gravé dans son cœur. Et, comme il faut que les fêtes soient complètes, comme il faut qu’il y ait de l’enthousiasme pour tout le monde, M. Louis Blanc, à son tour, débarquant à Marseille, voit dételer les chevaux de sa voiture; quelques Marseillais, avec ce sentiment de fierté qui n’appartient qu’à des hommes libres, s’attellent civiquement à son char de triomphe, — ce qui fait un grand honneur à M. Louis Blanc ainsi traîné et à ceux qui le traînent. M. Blanqui, arrivant peu après, n’a pas obtenu tout à fait la même faveur, il n’en a pas moins eu comme d’autres son jour dans la grande semaine des fêtes, des banquets et des discours; il a trouvé l’occasion de dire que M. le président Jules Grévy était un despote et que la république était en danger! Tout cela est certainement assez ridicule et ne laisse pas cependant d’avoir sa gravité, d’autant plus qu’à ce jeu, au milieu de toutes ces excitations de la vanité et de l’esprit de parti, on s’échauffe à plaisir, on dit souvent ce qu’on ne devrait pas dire quand on est ministre; on a l’air d’accepter un rôle dans des manifestations qui ne sont pas toujours innocentes, et on risque d’engager le gouvernement, les pouvoirs publics plus qu’il ne le faudrait; on prend au sérieux des ovations puériles et on finit par perdre le sens de la réalité dans tout ce tapage, assourdissant, artificiel, de voyages et de fêtes qui, de loin, fait un si singulier contraste avec la paix laborieuse du reste de la France,

Il faut s’entendre. Tout est évidemment affaire de mesure. Des ministres sont à coup sûr dans leur droit et même dans leur devoir quand ils parcourent les provinces, étudiant avec sollicitude les besoins moraux et matériels du pays, écoutant tous ceux qui représentent les intérêts locaux, et si sur leur chemin ils trouvent un accueil empressé, cordial, rien n’est plus simple et plus honorable. De même, c’est assurément une pensée légitime, une inspiration digne d’un peuple intelligent, de vouloir honorer ceux qui l’ont défendu de leur épée ou illustré par leur science, et de consacrer ces souvenirs de l’héroïsme ou du génie par l’éclat des solennités publiques; mais lorsque des ministres passent à travers le bruit, les ovations et les banquets, ayant l’air de rechercher une popularité équivoque et lorsque les inaugurations de statues ne sont plus que l’occasion de manifestations intéressées de parti, tout cela devient réellement une assez triste comédie. Certes Arago, par sa science, méritait tous les honneurs, il était de ceux dont la renommée appartient à la France. Est-ce bien toutefois le savant illustre qui a reçu l’autre jour de si bruyans hommages à Perpignan? Non, vraiment, c’est avant tout et par-dessus tout le républicain, c’est le père du suffrage universel, et même aussi, à ce qu’il paraît, le père de l’article 7 de la loi Ferry; c’est le politique qui a été fêté, et M. le ministre de l’instruction publique, qui s’entend aussi bien à caractériser les hommes qu’à juger le passé, a même trouvé le moyen de transfigurer Arago, de faire de lui un «administrateur incomparable! » Soyez donc un des premiers personnages de la science dans votre siècle pour être exposé un jour à subir cette banalité de parti! Ce n’est pas tout cependant, et ce n’est pas même là ce qu’il y a de plus grave. La vérité est qu’il y a eu visiblement une intention, une préméditation dans la coïncidence de toutes ces fêtes, inaugurations de statues, commémorations, banquets qui ont eu lieu dans la même semaine, le même jour, — le 21 septembre : c’est le grand anniversaire républicain qu’on a essayé de remettre en honneur! M. le ministre de l’intérieur, au surplus, l’a dit lui-même à Montbéliard, M. Paul Bert l’a dit à Perpignan, tout le monde l’a dit plus ou moins. On a voulu célébrer, sinon officiellement, du moins moralement, la « date mémorable, » et c’est là justement ce qui fait la gravité de ces manifestations. Ce n’est rien, dira-t-on, c’est une fantaisie sans conséquence; c’est beaucoup, au contraire, puisque c’est le signe d’une sorte de superstitieuse faiblesse pour des souvenirs qu’on devrait répudier dans l’intérêt même de la république nouvelle.

Qu’a donc affaire cette république d’aujourd’hui, qu’on se plaît sans cesse à proclamer éternelle et à qui M. Thiers, avec son ingénieuse sagesse, souhaitait d’être simplement durable, qu’a-t-elle affaire, cette république nouvelle, avec cette autre république de 1792 qui naissait sous les effroyables auspices des journées de septembre, dont l’existence n’a été qu’une longue et sinistre convulsion? Assurément, si on veut dire que la révolution française dans son ensemble est la grande ère moderne, qu’elle a créé un monde nouveau, que nous venons d’elle, que ses œuvres et ses principes sont partout dans notre société, c’est un fait qui ne risque pas d’être oublié; c’est de l’histoire. Un peuple ne renie pas son passé sans doute; mais apparemment il n’est pas enchaîné dans sa vie présente à un mot, à une date, à des souvenirs qui ne peuvent que le troubler, et, en acceptant le passé, il accepte aussi les redoutables lumières de l’expérience, il garde le droit de choisir dans son histoire, dans ses traditions. Si on ne cède pas tout simplement à la plus vulgaire et à la plus dangereuse des superstitions, quel avantage politique trouve-t-on à évoquer ces sanglans anniversaires, à paraître rattacher un régime naissant à des temps qui heureusement ne sont plus, à faire revivre des confusions avec lesquelles on croyait en avoir fini? Y pense-t-on bien? Cette époque qu’on célèbre, d’où l’on prétend dater et qu’on propose sans doute en exemple, elle n’a vécu, à partir de 1792, que d’insurrections et de coups d’état : coups d’état sous toutes les formes, depuis celui qui a fait du roi un captif et une victime jusqu’à celui qui a fait des muets avec des révolutionnaires de la veille et des chambellans avec des jacobins! coup d’état contre la royauté, coup d’état supprimant la république modérée par l’exclusion de la Gironde, coup d’état supprimant Danton, coup d’état contre Robespierre lui-même ! Puis encore les vendémiaire, les prairial, les fructidor, jusqu’au moment où cette république, qui n’a pas un seul jour connu le règne de la loi, expire d’un dernier coup sous l’épée d’un victorieux! Il faut bien savoir ce qu’on fait : si on se passe la fantaisie de jouer avec ces malfaisans souvenirs, de réhabiliter la politique de sédition, l’ère des dictatures révolutionnaires, quel droit garde-t-on pour condamner les 18 brumaire? Cette « date mémorable » dont on parlait l’autre jour, elle ne rappelle qu’une carrière livrée à la force, ouverte par la force, close par la force; elle inaugure cette série d’attentats de toute nature qui faisait dire à M. Royer-Collard que « notre histoire était une grande école d’immoralité. » Est-ce là le genre d’histoire qu’on veut enseigner au peuple français d’aujourd’hui? Est-ce à cette école qu’on veut le conduire en recommandant à ses respects des temps où la force a régné?

Ce n’est point là sans doute absolument ce que veulent faire tous ceux qui à l’heure qu’il est célèbrent gravement ou naïvement le « quatre-vingt-septième anniversaire de la fondation de la république en France. » Ces réhabilitations choquantes, plus ou moins lyriques, qui se produisent par momens, qui se sont renouvelées l’autre jour dans les banquets du 21 septembre, ces réhabilitations, dit-on, sont l’œuvre de quelques fanatiques obstinés, de quelques radicaux excentriques, insensibles à toute expérience; elles ne sont pas dans la pensée de la masse du parti républicain d’aujourd’hui. C’est probable en effet, c’est certainement désirable. Il est évident que les républicains sérieux qui sont entrés dans les affaires depuis quelque temps n’ont pas envie de faire une république à la façon de 1792 et des années qui ont suivi. Nous l’entendons bien ainsi; mais alors que signifie cette coïncidence de fêtes de toute sorte célébrées le 21 septembre, à l’est et au midi, avec la complicité de quelques ministres? Pourquoi ne pas saisir cette occasion de marquer par un généreux désaveu des excentricités révolutionnaires, par l’affirmation claire et ferme d’une politique nouvelle la distinction nécessaire entre le passé et le présent ? Qu’on le remarque bien : la république française d’aujourd’hui a eu cette fortune unique de naître dans des conditions toutes particulières de légalité et de régularité, avec la sanction graduelle du pays, Elle s’est promptement établie et accréditée, un peu sans doute parce que tout le, reste était devenu impossible, mais en même temps parce qu’elle a ressemblé aussi peu que possible à la république d’autrefois, parce qu’elle a été entourée dès l’origine de toutes les garanties d’une organisation sérieuse, parce qu’en un mot elle est apparue comme un régime d’équité libérale et conservatrice. C’est sa force, c’est son titre. Tout ce qui tend à la dénaturer en la rattachant à d’autres traditions est un danger pour elle. Tout ce qui la fixe de plus en plus dans les conditions premières de son établissement est aussi pour elle une garantie de durée, et ce n’est qu’ainsi qu’elle pont remplir sans trouble son double rôle de protectrice de la sécurité à l’intérieur, de gardienne de la considération nationale à l’extérieur.

Qu’on voyage et qu’on pérore de Montbéliard à Perpignan, du Lomont au Canigou, soit. Pendant ce temps, il y a d’autres voyages qui ont certainement aujourd’hui un peu plus d’importance pour l’Europe, pour les relations générales du continent. Après l’entrevue de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur de Russie à Alexandrovo, c’est maintenant M. de Bismarck qui vient de faire une excursion passablement retentissante à Vienne. Le chancelier allemand ne s’est pas contenté des entretiens qu’il a eus il y a quelques jours à Gastein avec le comte Andrassy, il a tenu à se rendre en personne dans la capitale de l’Autriche, où il a été reçu avec un éclat exceptionnel. « Les peuples comme les hommes ont peu de mémoire, » aurait dit récemment, à ce qu’on assure, ce grand sceptique. Le fait est qu’il y a treize ans déjà que l’armée prussienne était aux portes de Vienne, que depuis ce jour bien des événemens se sont accomplis, et que cette fois M. de Bismarck a été accueilli par la population viennoise non-seulement comme un hôte illustre, mais encore comme un ami, messager de bonnes nouvelles. Il a été fêté partout. L’empereur François-Joseph est allé le visiter dans son hôtel et l’a reçu avec des honneurs particuliers à Schœnbrunn. Les entrevues et les conférences se sont succédé. Or, quand un politique comme M. de Bismarck fait avec un si grand apparat un voyage de ce genre, quand un souverain comme l’empereur François-Joseph témoigne à son hôte une courtoisie si marquée, quand de tels incidens se produisent dans certaines circonstances, il est assez simple qu’ils soient aussitôt l’objet de tous les commentaires, qu’ils soient interrogés curieusement comme le signe d’une situation nouvelle, de quelque évolution dans les rapports publics. Quelle est donc cette situation nouvelle? quelle est cette évolution de diplomatie que le voyage de M. de Bismarck à Vienne pourrait inaugurer?

Voilà bien des questions obscures qui depuis quelques jours ont fait le tour de l’Europe. Et d’abord il faudrait, ce nous semble, écarter la France de tout ce travail dont le but est jusqu’ici invisible et insaisissable. Un journal anglais, hardi dans ses interprétations, disait récemment que l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche inaugurée par le voyage de M. de Bismarck devait avoir pour résultat de contenir « les aspirations agressives attribuées à la Russie et à la France, » et qu’à ce point de vue, elle ne pouvait être considérée que « comme une garantie de plus du maintien de la paix en Europe. » Si le chancelier allemand n’avait que cette pensée, il n’avait pas besoin d’aller à Vienne, il pouvait tout aussi bien continuer sa cure à Gastein ou aller se reposer à Varzin. Assurément la France, en ce qui la touche, n’a pas la moindre « aspiration agressive, » pas même l’intention d’ajouter aux difficultés que les autres suffisent parfaitement à se créer. Depuis longtemps elle n’a pas fait un geste qui puisse être malignement interprété, et le mérite de M. le ministre des affaires étrangères est justement d’avoir maintenu nos relations dans les termes les plus simples et les plus corrects, d’avoir mis sa droiture à défendre notre politique de toute intrigue. La France ne menace personne, et elle a la confiance de n’être menacée par personne. Elle n’a pas plus à briguer qu’à accepter des alliances de fantaisie qui ne répondraient à rien, qui ne sont que de vaines imaginations, et ce serait vraiment la croire par trop facile, par trop crédule que de la supposer si prompte à prendre feu au premier signal, à la première tentation. Ce qu’elle a de mieux à faire pour le moment, c’est de rester ce qu’elle a été jusqu’ici, attentive, réservée, exacte dans ses rapports, zélée dans ses efforts pour la paix commune, et de voir passer les combinaisons nouvelles qui peuvent se produire comme elle a vu passer déjà bien d’autres combinaisons, bien d’autres incidens qui se sont produits et se sont succédé depuis sept ou huit ans. Toute sa politique, c’est de garder sa liberté et son indépendance, avec la certitude qu’une nation de trente-cinq millions d’hommes relevée par degré d’incomparables malheurs, unie par une même pensée de patriotisme, conduite avec prudence, retrouve un jour ou l’autre son action utile, bienfaisante, efficace dans le mouvement des influences et des intérêts européens. M. le ministre des affaires étrangères, avec le sentiment qu’il a de ses devoirs, ne semble nullement disposé à dévier de cette politique bonne aujourd’hui comme hier, et tout ce qu’il peut demander, c’est qu’on ne lui crée pas capricieusement à l’intérieur des difficultés de nature à affaiblir l’action et la considération de notre pays au dehors.

Cela dit et la France écartée, quelle est la signification réelle de ce bruyant voyage de M. de Bismarck à Vienne? quel peut en être l’objet direct et positif? M. de Bismarck est-il allé chercher une garantie de plus pour l’exécution du traité de Berlin, une alliance contre la Russie? Est-il allé préparer des événemens destinés à surprendre le monde un de ces jours? Vraisemblablement on exagère beaucoup en attribuant au chancelier allemand toute sorte de projets compliqués ou de profonds calculs. Que M. de Bismarck ait eu l’intention de rétablir entre l’Allemagne et l’Autriche des habitudes d’intimité, une entente politique plus ou moins permanente complétée par quelques arrangemens commerciaux et qu’il ait espéré par ce rapprochement créer au centre de l’Europe une force particulière de résistance faite pour avertir la Russie, c’est possible. Dans ces limites d’une certaine solidarité d’intérêts, d’un certain accord général, ce n’est rien de nouveau. C’est la politique qu’a suivie jusqu’ici le comte Andrassy et à laquelle s’est prêté le chancelier allemand, qui a fait son apparition au congrès de Berlin et qui a survécu au congrès. Au delà il ne peut vraiment y avoir une alliance réelle affectant un caractère plus actif, ayant un objet déterminé, impliquant ou préparant des événemens prochains. Évidemment ce qui pourrait convenir à Berlin ne conviendrait pas à Vienne. Les combinaisons qui pourraient satisfaire les ambitions de l’Allemagne ne deviendraient possibles qu’avec des compensations qui altéreraient complètement les conditions essentielles d’existence de la monarchie des Habsbourg. L’Autriche aurait acheté trop cher une alliance qui pour des garanties douteuses l’enchaînerait à l’empire allemand. Rien de semblable n’a donc pu être débattu dans les conversations devienne. Il ne s’agit ni de destinées nouvelles pour l’Autriche engagée vers l’Orient, ni de nouvelles révolutions d’équilibre par des remaniemens territoriaux, provisoirement laissés sous le voile. Tout cela est du domaine de la chimère, en dehors de cette vie réelle où les plus puissans eux-mêmes ne font pas toujours tout ce qu’ils veulent, où ils risquent de se heurter à chaque pas contre l’invincible nature des choses.

Ce qu’il y a de plus clair, c’est que M. de Bismarck, provisoirement à demi détaché de la Russie, a laissé son empereur aller à Alexandrovo et a pris, quant à lui, le chemin de Vienne. Après tout, ce n’est pour M. de Bismarck qu’une phase de plus, une évolution de plus. C’est la tactique assez ordinaire du chancelier allemand de modifier, non pas sa politique, mais ses amitiés, ses alliances, ses combinaisons selon les circonstances. Il procède dans sa diplomatie comme dans les affaires intérieures de l’empire. Hier, il faisait campagne avec les libéraux allemands, il dirigeait la guerre du Kulturkampf et il disait fièrement qu’il n’irait pas à Canossa; aujourd’hui, il se replie vers les conservateurs, les catholiques et le centre parlementaire, qui l’ont aidé à rétablir la protection commerciale en Allemagne, et à qui il doit bien quelques ménagemens. S’il ne va pas à Canossa, il négocie la paix religieuse, et ces jours derniers encore, il mettait une certaine affectation à rendre visite au nonce du pape à Vienne. Selon toute apparence, il attend le résultat des élections qui se font en ce moment pour fixer la mesure d’une évolution qui se manifestait il y a quelque temps déjà par les discussions du parlement et par la modification partielle du ministère de Berlin. Il en est de même dans les affaires extérieures. C’est M. de Bismarck lui-même qui, il y a quelques années, mettait la main à cette œuvre merveilleuse de l’alliance des trois empereurs, qui représentait cette alliance intime comme la sauvegarde de la paix. Il n’y a pas trouvé sans doute tout ce qu’il espérait, ou du moins il a fini par y découvrir des inconvéniens qu’il n’avait pas entrevus d’abord, et maintenant il se détourne de Saint-Pétersbourg pour concentrer ses prédilections sur Vienne. C’est avec l’Autriche qu’il veut resserrer ses liens. A l’alliance à trois il substitue plus ou moins l’alliance à deux. Il n’est toujours préoccupé que de la paix, c’est entendu, il ne cesse de le répéter, et il faut l’en croire. Il n’a aucun des projets chimériques et démesurés qu’on lui prête; il ne songe tout simplement qu’à la paix, à l’exécution du traité de Berlin, au maintien des rapports existans. Il a courtoisement visité l’ambassadeur de France, M. Teisserenc de Bort, et il a tenu à ne point laisser ignorer à notre représentant que sa présence à Vienne n’avait aucune signification propre à inquiéter notre pays. Rien de mieux. Seulement il est bien permis de le dire, si M. de Bismarck n’a en vue que la Russie en se rapprochant de l’Autriche, s’il voit un danger dans l’extension de la puissance russe en Orient, c’est lui-même qui a contribué à aggraver ce danger contre lequel il sent le besoin de se prémunir aujourd’hui; s’il ne veut que la paix, le meilleur moyen de garantir cette paix précieuse n’est pas de faire de ces voyages mystérieux qui laissent toujours des impressions équivoques, qui réveillent tous les doutes et ouvrent la carrière aux imaginations défiantes.

Si engagée qu’elle ait été depuis quelque temps dans le vaste mouvement des affaires européennes, l’Angleterre ne semble pas s’émouvoir d’une manière particulière aujourd’hui de ce qui se passe sur le continent. Elle peut, comme d’autres nations, suivre avec curiosité, interroger le nouveau travail diplomatique dont une partie reste plus ou moins mystérieuse; elle commente avec sa liberté d’interprétation le voyage de M. de Bismarck, les incidens de Vienne, de même qu’elle commentait dernièrement l’entrevue de l’empereur Guillaume et de l’empereur Alexandre. Elle observe toute cette agitation à demi énigmatique entre les puissances du nord; elle n’y voit évidemment rien qui soit de nature à altérer la position qu’elle a prise, rien qui puisse troubler ou modifier les récens arrangemens des affaires orientales.

L’Angleterre a, il est vrai, d’autres affaires plus pressantes, d’autres sujets de préoccupation; elle a surtout cette question de l’Afghanistan, qui vient de renaître à l’improviste et qui ne se simplifie nullement, qui semble au contraire s’aggraver et se compliquer, qui nécessite dans tous les cas de nouveaux efforts. Les troupes anglaises en viendront à bout, cela n’est point douteux; elles réussiront à dominer le mouvement insurrectionnel qui a éclaté par le massacre de Caboul, et à rétablir une paix telle quelle, avec quelques garanties de plus, avec un traité de Gandamak plus avantageux : elles sont déjà en marche de toutes parts. Ce n’en est pas moins une épreuve pénible, peut-être très meurtrière pour l’armée anglaise, une déception irritante pour le pays, un embarras pour le gouvernement, et pour l’opposition une occasion nouvelle de reprendre le procès de la politique ministérielle, de remettre en cause l’esprit d’aventure du chef du cabinet. La guerre contre lord Beaconsfield avait été déjà vivement engagée à la fin de la dernière session du parlement; elle continue et s’anime plus que jamais dans les meetings qui se succèdent. Le désastre de l’Afghanistan est devenu un prétexte de plus, et il y a quelques jours, dans des réunions populaires, à Newcastle, le chef de l’opposition, lord Hartington, a visiblement touché le point vulnérable du ministère, en évoquant quelques-uns des plus récens mécomptes de la politique anglaise. Est-ce par un savant calcul de stratégie, est-ce par une vieille habitude d’optimisme? le fait est que lord Beaconsfield, lui aussi, a eu récemment à parler au milieu des propriétaires et des fermiers d’Aylesbury, et il a mis son art le plus raffiné à ne pas même dire un mot de tout ce qui préoccupe l’opinion. On attendait peut-être de lui un discours politique, quelques explications sur l’Afghanistan : il a déconcerté tout le monde, il a parlé avec une imperturbable assurance de la crise agricole, des fermages, du Canada et des ressources qu’il offre à l’émigration. C’était se tirer d’affaire en habile homme, accoutumé à jouer avec les auditoires et les difficultés.

Au fond, lord Beaconsfield sait bien qu’en penser, et s’il avait eu d’abord l’idée de faire des élections au lendemain de ce qu’il considérait comme une série de succès diplomatiques ou militaires, il est probablement moins disposé aujourd’hui à risquer cette aventure sous le coup des sanglans incidens de Caboul. Les vacances sont longues en Angleterre; le parlement, tel qu’il est, ne se réunira guère qu’au mois de janvier ou de février. D’ici là tout aura pu être réparé. On en a déjà fini à peu près avec la guerre du Zoulouland par la récente capture de ce petit roi barbare Cettiwayo. Quelques mois suffiront sans doute pour mener à bonne fin la nouvelle campagne de l’Afghanistan. Lord Beaconsfield y compte bien, il compte toujours sur sa fortune, et il retrouvera sûrement la parole dès qu’il le faudra, quand il pourra aiguiser sa mordante et superbe ironie contre ses adversaires, contre l’opposition qui le menace de ses assauts. C’est un joueur audacieux qui ne réussit pas toujours, qui est souvent trahi par son imagination; il a eu du moins le mérite de relever l’Angleterre, de la replacer fièrement dans les conseils de l’Europe, de donner satisfaction à son orgueil aussi bien qu’à ses intérêts. C’est ce qui a fait sa popularité, et sous ce rapport comme pour sa belle humeur, il est de la race de ce ministre d’autrefois qui revit avec son originale physionomie dans un livre dont la seconde partie vient d’être mise au jour : Lord Palmerston et sa correspondance intime.

Y aura-t-il désormais, dans notre monde moderne si changeant, y aura-t-il même en Angleterre de ces grandes existences vouées tout entières aux affaires publiques, confondues pour ainsi dire avec la vie nationale? Palmerston avait eu cette fortune d’être membre de la chambre des communes avant vingt-cinq ans, d’être ministre, même ministre de la guerre dès 1810 en face du premier empire napoléonien et il ne s’est éteint qu’en 1865 : il est mort debout, premier ministre de l’Angleterre, après avoir vu quatre ou cinq révolutions passer sur la France et un autre Napoléon reparaître sur la scène. Pendant plus de soixante années, il n’a cessé un instant de voir de près les plus grandes affaires, d’être mêlé à tout, d’avoir un rôle souvent prépondérant soit dans le parlement, soit au pouvoir, de manier tous les ressorts de la puissance de son pays. Il a parcouru cette carrière d’un pied léger, en homme à l’esprit toujours vif, aux goûts mondains, à la parole prompte aux railleries, accomplissant les choses les plus sérieuses sans se départir de sa bonne humeur et gardant jusqu’au bout assez de force pour faire à quatre-vingts ans de longues courses à cheval ou pour aller haranguer des multitudes sous la pluie et le vent. C’était un tempérament robuste et gai. A-t-il été un whig ou un tory ? Il a été avant tout un grand Anglais au pouvoir, Anglais de caractère, de préjugé, d’ambitions. Il ne connaissait que sa nation dans la politique qu’il suivait, il se refusait à admettre qu’il y eût des alliés éternels ou des ennemis perpétuels pour l’Angleterre et il répétait volontiers : «Il n’y a que nos intérêts qui sont éternels et perpétuels. » Il reprenait pour lui le mot de Canning disant que « pour un ministre les intérêts de l’Angleterre devaient être le shibboleth de sa politique. » Le point culminant de cette carrière est évidemment ce jour de 1850 où, dans une discussion solennelle, lord Palmerston revendiquait fièrement pour tous les sujets britanniques dispersés dans le monde le privilège d’invoquer le Civis romanus sum, avec la certitude d’être protégés par « l’œil vigilant et les bras vigoureux de l’Angleterre. » C’est là le secret de sa force, de son crédit grandissant à travers les règnes et les révolutions. Lord Palmerston parlait au sentiment anglais par cette combinaison singulière d’un égoïsme superbe dans les affaires nationales et d’un certain libéralisme allant jusqu’aux connivences révolutionnaires dans la politique extérieure. Tel il était, tel il se peint dans cette Correspondance intime qui touche à tous les incidens d’une longue vie, aux révolutions de 1848, à la bourrasque du 2 décembre 1851, à la période agitée de l’empire jusqu’à ces derniers jours de 1865 où le vieux Pam récite encore quelques vers de Virgile avant de se livrer à la mort qui attend.

Et Palmerston, lui aussi, était de son vivant accusé de faire de la politique de coups de théâtre, de la « politique de sensation : » c’était Cobden qui lui faisait particulièrement ce reproche que M. Gladstone et l’opposition d’aujourd’hui adressent à lord Beaconsfield. Palmerston lui aussi était accusé de jeter l’Angleterre dans les aventures, dans des campagnes diplomatiques inutiles, dans des guerres lointaines, d’imposer au pays des armemens ruineux par sa politique agitatrice. Lord Palmerston, bien loin de s’émouvoir, remerciait galamment M. Cobden de ces accusations qui, selon lui, ne pouvaient que constater son zèle pour l’agrandissement de la puissance anglaise. Il savait que les nations pardonnent beaucoup à ceux qui se font les représentans jaloux et passionnés de leurs intérêts, de leurs ambitions et même de leurs préjugés. Lord Beaconsfield le sait comme lord Palmerston, et c’est ce qui fera probablement sa force dans les luttes qu’il aura un jour ou l’autre à soutenir devant le parlement d’abord, puis devant l’opinion publique de l’Angleterre.


CH. DE MAZADE.


Le Directeur-général, C. BULOZ.