Chronique de la quinzaine - 31 août 1864

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Chronique n° 777
31 août 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1864.

La courte session des conseils-généraux marque le milieu de la saison de villégiature de la politique. Entre une cure d’eaux, une ascension au Righi, une station aux bains de mer et l’ouverture de la chasse, vient se placer à propos cette petite semaine consacrée aux affaires locales de nos départemens. Ce qui nous charme, c’est que les grands lions de la politique officielle ne laissent point échapper cette occasion passagère et en profitent pour faire du sport oratoire. Nous aimons à voir que la démangeaison de parler, même dans ce temps de vacances, saisisse quelques-uns de ces personnages qui ne comptent point cependant parmi les amateurs des chocs de la parole libre. Ce penchant pour les discours chez nos adversaires est un bon symptôme. Il est vrai que pour le moment leurs harangues d’été ne sont que des soliloques ; mais il est vraisemblable qu’ils n’auront pas toujours la prétention de parler tout seuls, et qu’ils se fatigueront à réciter sempiternellement en l’absence de contradicteurs des oraisons qui tiennent le milieu entre le discours de distribution des prix et le monologue tragique. En général aussi, le défaut de cette éloquence de campagne est de ne point correspondre à l’aménité et aux riantes familiarités de la saison : elle est pompeuse, elle est guindée, elle est déclamatoire, elle est absolument dépourvue de gaîté. Adressée à un peuple qui aime à s’amuser et qui est flatté de s’entendre appeler spirituel, elle ne lui donne pas le plus petit mot pour rire. La foule, emportée par une immense facétie, crie dans l’ivresse des trains de plaisir et des fêtes publiques : « As-tu vu Lambert ? » Et cependant M. le duc de Persigny, inaccessible à l’enjouement populaire, dominant avec une gravité que rien ne déride les étourderies de la rue, fait un appel laborieux aux enseignemens de l’histoire, manie avec effort les argumens de l’idéologie la plus subtile et la plus rébarbative, sue en un mot sang et eau pour nous convaincre que le régime actuel a fondé en France la liberté.

Nous serions injustes si, manquant de sérieux nous-mêmes, nous ne distinguions point parmi les effusions oratoires auxquelles a donné lieu la session des conseils-généraux l’excellent et encourageant discours de M. Rouher. Le ministre d’état a parlé du moins avec ce sens de l’opportunité qui appartient à l’homme pratique ; il nous a annoncé un progrès réel, une réforme positive, l’augmentation des attributions des conseils-généraux. Son discours a été l’exposé des motifs animé, éloquent, d’un projet de loi qui sera soumis l’année prochaine au corps législatif. Il s’agit de donner aux conseils-généraux pour la gestion des affaires départementales une plus large délégation de la puissance de l’état ; il s’agit d’une tentative de décentralisation justifiée par l’expérience de l’institution des conseils et réclamée par les besoins présens du pays. M. Rouher a tracé l’histoire des conseils-généraux, les rattachant à une des plus sages inspirations de Turgot et rendant justice à la loi organique de 1838, qui leur a donné leur constitution actuelle. Il a montré que cette institution a fait ses preuves depuis trois quarts de siècle par les services qu’elle a rendus au pays, par l’éducation administrative qu’elle a entretenue et répandue dans nos départemens, par l’esprit éclairé et sage qui a toujours animé les conseils. C’est une pensée vraiment politique de prendre son point de départ dans une institution ainsi éprouvée pour accroître la part que les citoyens doivent avoir dans la gestion de leurs affaires locales, et décharger le pouvoir central d’une partie de la responsabilité du labeur et des charges que lui imposait une intervention trop minutieuse dans la direction des intérêts départementaux. Nous verrons comment le projet de loi tiendra les promesses du ministre d’état. Nous ne nous dissimulons point que l’œuvre que l’on va tenter sera incomplète tant que les garanties nécessaires d’une véritable liberté politique feront défaut. Cependant nous accepterons comme un bienfait et un progrès toute mesure qui, en augmentant l’initiative des citoyens dans la sphère des affaires locales, aura pour effet inévitable de rendre plus sensible la privation des libertés politiques, et d’accroître le nombre de ceux à qui l’expérience apprendra à quel point elles sont nécessaires à la bonne direction des intérêts locaux et à la bonne conduite des affaires administratives.

Quoi qu’il en soit, M. Rouher, avec le sens droit d’un homme pratique, ne nous signale la réforme projetée des conseils-généraux que comme un progrès utile et un acheminement au gouvernement du pays par le pays, Il ne vient pas proclamer que nous n’avons plus rien à conquérir en fait de libertés, et que la liberté est fondée en France. Il appartenait à M. le duc de Persigny d’émettre un si étrange paradoxe. M. le duc de Persigny est plus royaliste que le roi. L’empereur nous.avait fait entrevoir le couronnement de l’édifice par la liberté ; suivant M. le duc de Persigny, l’édifice ne sera point couronné, il l’est déjà, il l’a été dès les premiers jours. Nous possédons la seule forme sous laquelle la liberté puisse être organisée en France. Chose non moins curieuse, M. le duc de Persigny se donne pour libéral. Singulière fortune de ce mot de liberté ! Quand, il y a quelques années, nous commencions à le prononcer ici avec quelque fermeté, on s’étonnait de notre audace, et de timides amis nous prédisaient que nous ne pourrions pas soutenir longtemps la campagne du libéralisme, et aujourd’hui M. le duc de Persigny écrirait volontiers sur son chapeau : C’est moi qui suis le fondateur de la liberté ! Si l’ancien ministre de l’intérieur n’est pas l’auteur de la constitution actuelle, il s’en fait du moins le commentateur attitré ; il en est le Delolme. Au fond, sa harangue imprévue vise à être la réfutation de l’admirable discours que M. Thiers prononça au début de la dernière discussion de l’adresse. Nous n’avons pas l’intention de discuter ce manifeste. Comme nous l’avons dit, il se compose d’une théorie historique et d’une théorie de métaphysique politique. La théorie historique repose, sur l’éternelle comparaison entre l’Angleterre et la France, comparaison à laquelle M. de Persigny se plaint qu’on l’oblige de revenir sans cesse. Cette composition d’histoire de M. de Persigny est connue ; il est inutile d’en réfuter les erreurs obstinées. Pour la partie qui touche à l’histoire de France, il faut la donner à corriger à M. Duruy ; pour la partie qui concerne l’Angleterre, il suffit de renvoyer l’essayist politique de Saint-Étienne à la presse anglaise. Notre théoricien pourra voir dans le Times d’hier le cas que les Anglais font de ses vues ou, pour mieux dire, de ses visions historico-politiques sur l’Angleterre. On rit beaucoup à Londres de ce fantôme des conquérans normands et d’une toute-puissante noblesse anglaise qui hante l’imagination du plus récent de nos ducs. « Si M. de Persigny, dit le Times, se donnait seulement la peine de lire les discours de nos orateurs aussi attentivement que nous lisons nous-mêmes ceux des orateurs publics de la France, il aurait pu voir, il y a une semaine, un portrait des Anglais tracé par l’un d’eux bien, différent de celui qu’il a présenté à ses auditeurs… M. de Persigny peut s’assurer par lui-même que notre corps électoral est beaucoup plus considérable et moins exclusif qu’il ne se le figure, que le lord d’un comté n’est que très rarement le représentant d’un baron normand, et que jamais il ne décide de la taxation du peuple. Le pouvoir politique dans nos institutions réside principalement dans les mains d’une classe, de la vaste et prépondérante classe moyenne qui représente l’industrie, la richesse, l’éducation et l’intelligence de la nation, excitée par l’influence de la classe qui est au-dessus et enrichie par les accessions incessantes venant de la classe qui est au-dessous. Dire que cette classe se gouverne elle-même, c’est dire que le pays se gouverne lui-même conformément à la meilleure théorie de gouvernement qui existe. »

La philosophie politique du duc de Persigny n’est pas moins chimérique et moins contradictoire que ses fantaisies historiques. Notre commentateur constitutionnel rêve une séparation complète et une indépendance absolue dans l’organisme de nos institutions entre l’autorité et la liberté. Il n’a pas l’air de se douter qu’une liberté qui ne peut rien sur l’autorité, qui n’a pas de moyen d’atteindre le pouvoir pour influer sur sa conduite, n’est qu’une liberté négative, une liberté qui ne peut faire que ce que l’autorité lui permet ou plutôt lui prescrit de faire. Nous demandons pardon à nos lecteurs d’effleurer d’aussi puériles abstractions. M. le duc de Persigny en est encore à la théorie artificielle du bonhomme Sieyès, qui offrait au premier consul une constitution où chaque pouvoir devait agir dans une sphère séparée, sans engrenage, sans contact, sans frottement et sans choc avec les autres pouvoirs. On sait ce que le premier consul pensa du rôle que cette constitution faisait au chef du pouvoir exécutif. Bonaparte, suivant son énergique expression, ne voulut pas que le chef du pouvoir fût un porc à l’engrais ; il prit tout pour l’autorité, et laissa subsister les autres rouages de Sieyès se mouvant dans le vide au gré du pouvoir. Il tira de ce système ingénieux le despotisme ; dès lors, malgré ce qui survécut, du mécanisme de Sieyès, il n’y eut plus de liberté, ou, pour parler comme Bonaparte, ce fut la liberté qui fut le porc à l’engrais. C’est ce qui devra arriver toutes les fois qu’on réalisera cette séparation entre les pouvoirs, si vantée par M. de Persigny. Quand les organes de la liberté ne pourront avoir aucune prise sur les organes de l’autorité, ceux-ci seront omnipotens ; on n’aura qu’une des formes du pouvoir absolu. Sur la question de la variété des formes de l’absolutisme et de la liberté, nous sommes de l’avis de M. de Persigny. Des constitutions diverses qui placent l’influence politique dans des classes différentes ou qui organisent d’une façon différente les relations mutuelles des pouvoirs publics peuvent produire également la liberté. C’est là un fait d’observation et d’expérience. À coup sûr, la constitution des États-Unis n’est pas la même que celle de l’Angleterre, la constitution de la Belgique est autre que celle de la Suisse ; cependant les États-Unis comme l’Angleterre, la Belgique comme la Suisse, la monarchie aristocratique, la monarchie démocratique, la république démocratique, vivent et prospèrent sous nos yeux avec et par la liberté. En Suisse, en Belgique, en Amérique, en Angleterre, la pensée est libre, la parole est libre, on s’associe librement, on se réunit librement, le peuple élit librement ses représentans, et par toutes les fonctions de la liberté politique agit à chaque instant sur l’autorité, ou, pour mieux dire, s’infuse dans l’autorité elle-même. Nous faisons à la constitution actuelle de la France l’honneur de croire qu’elle n’est point incompatible avec ces libertés ; mais, pour prouver qu’elle a déjà fondé la liberté parmi nous, il eût fallu que M. de Persigny pût être en mesure d’affirmer qu’elle nous a donné ces libertés essentielles et vitales dont jouissent autour de nous, avec des institutions à la vérité très diverses, l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, quelques états d’Allemagne et l’Italie. Cette affirmation, hélas ! quel est l’intrépide qui oserait se la permettre avec le système qui régit la presse, et au lendemain du procès des treize ? Le régime de la presse, cette exception énorme au droit commun, embarrasse M. de Persigny lui-même, on le voit bien aux efforts qu’il fait pour en justifier la durée provisoire. C’est d’abord la distinction connue entre le livre et le journal. La presse est libre, dit M. de Persigny, car on peut publier des livres ; les journaux seuls sont soumis au régime administratif. Cette distinction nous émerveille toujours chaque fois que nous la voyons reproduire. Le journal a depuis longtemps en matière politique tué le livre. Le journal est la forme moderne, la seule forme de la publicité et de la polémique politique ; la forme du journal, non moins que de merveilleuses inventions mécaniques ou appropriations physiques que tout le monde admire, le chemin de fer, le télégraphe électrique, répond pour la rapide communication des idées, pour la prompte transmission des faits qui touchent aux intérêts, pour le rapprochement actif des esprits, aux plus importans besoins de la vie moderne. On ne peut plus faire de politique dans les livres, nous avons la liberté des livres. On ne peut faire de politique que dans les journaux, nous n’avons pas la liberté des journaux. Il est heureux que l’imprimerie n’ait pas été découverte de nos jours. Quel engin redoutable n’eût-on pas vu dans le livre imprimé ! Certes on nous eût laissé la liberté des manuscrits ; le livre seul eût été dévolu de droit au régime administratif.

Le régime administratif ! Si le mot est nouveau, s’il est aride et incolore comme une expression technique, la chose malheureusement est vieille dans notre histoire. M. le duc de Persigny, qui aime à rattacher l’œuvre politique de notre temps aux traditions historiques de la France, n’a-t-il jamais réfléchi à ce qu’était le régime administratif avant 1789, et au nom tristement pittoresque sous lequel il était alors connu ? Les ministres et le roi dans l’ancien régime, avaient le pouvoir de frapper, en dehors du droit commun et de l’action des tribunaux réguliers, des pénalités contre les personnes. Ces actes du pouvoir arbitraire s’accomplissaient au moyen de ces avertissemens redoutables que l’on appelait les lettres de cachet. Aux yeux de la nation, le symbole menaçant de cette juridiction sommaire et discrétionnaire était la vieille Bastille, et ceux qui prétendent que la révolution française a été faite contre l’inégalité et non pour la liberté peuvent-ils oublier que le premier élan de l’émancipation populaire, que le premier bond de la révolution renversa la Bastille, cette représentation monumentale de l’odieuse lettre de cachet ? Certes la lettre de cachet n’a plus reparu depuis dans notre histoire avec son terrible mystère, avec la cruauté des longues détentions, avec cette menace qui planait sur la liberté de tous les citoyens ; la lettre de cachet n’exile plus dans leurs terres les courtisans disgraciés, n’envoie plus à la Bastille les écrivains turbulens, n’enferme plus dans les couvens les pécheresses récalcitrantes. Néanmoins, malgré toutes les atténuations, tous les adoucissemens, tous les ménagemens le progrès des mœurs a imposés depuis aux actes les plus sévères du pouvoir, l’homme d’état qui, comme M. le duc de Persigny, s’inquiète du sens philosophique des traditions et des expressions politiques ne reconnaît-il pas dans le régime administratif une suite de cette prérogative du pouvoir arbitraire qui portait avant 1789 d’autres noms et d’autres emblèmes ? Il n’y a que les journaux aujourd’hui qui puissent craindre la lettre de cachet, frappant la chose et non directement la personne, soit ; mais n’est-ce pas trop encore ? C’est un état de choses transitoire, nous crie M. de Persigny ; mais qu’est-ce qu’une transition dont on ne veut pas nous indiquer le terme ? — Vous êtes dans une époque viciée, répond M. de Persigny ; vous êtes passés par de trop longues révolutions ; les classes mêlées aux affaires publiques y ont perdu le sens politique ; elles ont vu trop de changemens, elles ont trop crié tour à tour vive le roi et vive la ligue ; elles doutent trop de l’avenir de tout gouvernement ; on les surprend, à chaque émotion publique, tendant la main dans l’ombre aux ennemis de l’état. — Il y a dans cette fin de non-recevoir une défiance que nous trouvons injuste pour ceux qui ont placé les questions de principes au-dessus des questions de personnes, et à qui on ne peut pas reprocher d’avoir eu deux devises dans leur vie, une défiance que nous trouvons surtout peu flatteuse pour ceux qui, après avoir crié vive le roi et vive la république, ont crié vive l’empereur ! — M. de Persigny, impatienté, nous congédie par ces mots : « Pour que la liberté de la presse soit un bienfait réel, il faut que dans un pays nouvellement constitué une nouvelle génération politique, jeune, vigoureuse et indépendante, soit venue remplacer les âmes énervées par les révolutions. » Ne sommes-nous donc pas à seize ans de distance de 1848, à treize ans de 1851 ? Et quelle idée M. de Persigny a-t-il donc des jeunes générations qui se sont formées dans une aussi longue période ? Manquent-elles de vigueur et d’indépendance, ou bien M. de Persigny a-t-il prononcé contre elles l’inexorable arrêt de la fatalité antique : Delicta majorum immeritus lues ?

En somme, au lieu d’entamer avec M. de Persigny un débat inutile et que l’on ne pourrait soutenir avec ses coudées franches qu’en recourant à la liberté réservée aux volumes de vingt feuilles, il vaut mieux se borner à prendre acte des tendances réactionnaires que révèle sa manifestation oratoire. Dans ces derniers temps, une opinion s’était formée, même dans les régions officielles, qui donnait à espérer que les ministres ne tarderaient point à paraître devant les chambres pour y soutenir directement leurs projets de loi. On s’est aperçu depuis longtemps à la pratique que le système qui confie la défense des projets de loi à des intermédiaires n’est point le plus conforme à la nature des choses. On commençait à être généralement d’avis que la présence et l’action directe des ministres dans le corps législatif seraient plus utiles à la bonne expédition des affaires. Quelques-uns pensaient que la prochaine session du corps législatif verrait l’accomplissement de ce progrès. Nous avons à diverses reprises mentionné les bruits qui couraient à ce propos. Ces bruits avaient évidemment un fondement sérieux, puisque M. le duc de Persigny combat avec une chaleur particulière l’idée seule de l’apparition possible des ministres dans la chambre des députés. L’ancien ministre verrait dans un tel fait un abaissement du pouvoir, une corruption de la constitution. L’opinion de M. de Persigny nous toucherait peut-être davantage, s’il était un grand orateur, s’il possédait la faculté divine de conduire par l’autorité de sa parole les délibérations d’une grande assemblée ; son opinion alors se recommanderait par un désintéressement et une abnégation qui donneraient à réfléchir. Peut-être la modestie de M. de Persigny lui fait-elle illusion ; peut-être, s’il redevenait ministre, soutiendrait-il sa politique avec plus de saveur, de verdeur et de piquant qu’un commissaire du gouvernement. Lâchant à brûle-pourpoint aux représentans du pays les idées dont il est imbu, peut-être ferait-il faire à l’éducation politique de la France d’utiles progrès auxquels il participerait lui-même. Quoi qu’il en soit, nous ne voyons pas pourquoi les ministres qui ont la langue bien pendue se la couperaient pour se mettre au niveau de collègues moins heureusement doués. Le mérite sinon le talent de la parole ne s’est en aucun temps séparé, chez les hommes d’état, de l’élévation des facultés intellectuelles et de l’expérience acquise dans les grandes affaires. Il n’est point naturel, à notre époque surtout, que des hommes d’état, se condamnant au silence, renoncent à l’action de leur talent sur les assemblées et sur le public. Mais la tribune est pour des ministres une sellette au gré de M. de Persigny ! Nous sommes fâchés que la tribune ait cet effrayant aspect à ses yeux ; qu’en sait-il ? Qu’il demande à M. Guizot, à M. Thiers, s’ils se sont jamais sentis humiliés sur ce glorieux piédestal où rayonnera longtemps leur figure historique ? Qu’il demande à, M. Gladstone, à M. Frère-Orban, qu’il demande à M. Rouher s’ils sentent leur personne ou leur pouvoir abaissés quand ils unissent en face d’une assemblée la force ou l’éclat de leur talent au prestige de l’autorité gouvernementale. M. de Persigny est ici obsédé d’images du passé, et ces images, il n’était pas placé au bon point d’optique pour en saisir la vraie lumière et la vraie couleur. Non-seulement il résiste à la tendance qui semble devoir conduire les ministres devant les chambres, mais il gémit des pas qui ont été déjà faits dans cette direction ; il déplore qu’on ait vu le conseil d’état s’absorber peu à peu et se personnifier, en face des chambres, dans un président, puis dans des ministres sans portefeuille, puis encore dans des vice-présidens, en attendant peut-être d’autres incarnations. Le progrès à ses yeux consisterait à revenir en arrière. Il est autorisé à croire, dit-il, que l’expérience fera renoncer à des combinaisons qui présentent en partie les inconvéniens du régime parlementaire sans en avoir les avantages. Il est convaincu qu’on reviendra tôt ou tard à l’idéal de la constitution, et que le conseil d’état seul, cessant de s’absorber et de se personnifier dans son président et ses vice-présidens, conduira au sein des chambres la discussion au nom du gouvernement. Ainsi, suivant M. de Persigny, il faut revenir sur le décret du 24 novembre au lieu d’en développer les tendances. Telle est en réalité la conclusion politique de son discours. Nous nous trouvons bien, comme nous l’indiquions il y a plusieurs mois, en présence de deux politiques qui s’accusent de plus en plus dans les régions officielles, l’une qui veut revenir sur la mesure du 26 novembre, l’autre qui veut au contraire en poursuivre le développement naturel. Qui l’emportera de la politique réactionnaire ou de la politique progressive ? Nous attendons sans impatience les incidens destinés à nous l’apprendre.

Une crise regrettable, car elle a fait couler le sang, mais qui n’est que passagère, vient d’attirer l’attention sur Genève. Les faits qui ont troublé un instant Genève sont aujourd’hui bien connus, et il est inutile d’y revenir en détail. Il s’agissait de l’élection d’un membre du conseil d’état, qui représente et exerce le pouvoir exécutif. Les élections de cette nature se font au suffrage universel, par la majorité des voix des électeurs du canton. L’élection actuelle mettait aux prises les deux partis genevois sur une question irritante de personnes. On peut dire qu’à Genève il n’y a plus entre les partis que des questions de cette nature. Sur les questions politiques proprement dites, il n’y a plus en effet de dissentiment sérieux. La constitution qui régit Genève, constitution qui concilie les principes démocratiques les plus avancés avec une complète liberté, a été l’œuvre du parti radical. Cette constitution n’est plus contestée par personne ; tout le monde s’y rallie, l’ancien parti conservateur l’accepte sans arrière-pensée, et il fait bien, car cette constitution à la pratique, si elle a demandé au parti conservateur plus de vigilance, plus d’énergie, n’a en définitive compromis aucun intérêt et n’a opprimé aucun droit. Genève, sous cette constitution, a développé sa prospérité, a continué à donner aux étrangers qui la visitent une agréable et comfortable hospitalité, et s’est maintenue au rang qu’elle a toujours occupé parmi les métropoles européennes. Les divisions, ne portant plus sur les principes politiques proprement dits, se sont établies et envenimées sur les questions de personnes, questions où il serait difficile aux étrangers désintéressés de s’immiscer sans s’exposer à commettre de gratuites injustices. Le parti radical s’était longtemps personnifié dans M. James Fazy, qui avait dirigé la révolution de 1846 et qui a conservé le pouvoir jusque dans ces derniers temps. M. James Fazy, quoiqu’il ait gouverné un petit pays, a tenu une place assez grande dans les mouvemens politiques contemporains. Par la révolution qu’il fit réussir en 1846 à Genève, il sembla déterminer le triomphe général que le radicalisme obtint bientôt dans la Suisse entière, et l’on sait les affinités que les événemens qui s’accomplirent en Suisse en 1847 eurent avec le mouvement révolutionnaire de 1848. On peut dire que dans cette période l’influence politique de M. Fazy a souvent dépassé le canton de Genève, et que le magistrat d’un petit état acquit une importance supérieure à sa fonction par la part qu’il prenait aux affaires si agitées du dehors. Cet ensemble de circonstances a donné à M. James Fazy une physionomie politique originale et caractérisée, elle lui a valu pendant une longue suite d’années une sorte de dictature, si une dictature est possible en Suisse, et si ce nom peut convenir à un pouvoir qui n’abolit point la liberté. Que M. Fazy ait rendu des services à ses compatriotes, qu’il ait détourné les mauvaises passions de 1848 en dirigeant la main-d’œuvre vers des travaux publics qui ont embelli Genève, qu’il ait commis des fautes, il y a là ce mélange de bien et de mal qui est inévitable dans la conduite des affaires humaines. Il a eu le sort des hommes arrivés au pouvoir par des coups d’audace qui laissent après eux des ressentimens invétérés, le sort des hommes qui gardent longtemps le pouvoir, s’usent par la durée, perdent des amis par la force des choses, redoublent l’irritation de leurs adversaires en les fatiguant par une trop longue domination. En un mot, avec le temps un grand parti s’est formé à Genève contre M. Fazy, parti comprenant les conservateurs, des radicaux dissidens, des hommes nouveaux et des jeunes gens étrangers aux vieilles divisions de 1846, mais tous acceptant les institutions actuelles dans leur radicalisme absolu. Ce parti, qui s’est donné le nom de parti des indépendans, a réussi dans les élections du grand conseil, assemblée représentative de Genève, et a écarté du pouvoir exécutif M. Fazy. Les amis de celui-ci voulaient le faire rentrer au conseil d’état dans la dernière élection, qui a amené des désordres que M. Fazy doit déplorer plus que personne, car ils portent un tort profond à son parti et à sa cause.

Pour ceux qui ont vu Genève le jour même de cette élection, rien ne pouvait faire présager le conflit qui l’a suivie. Le parti indépendant opposait à M. Fazy un citoyen honorable, M. Chenevière. Ce candidat représentait principalement l’opposition à la gestion économique de M. Fazy, que ses adversaires accusent d’avoir grevé les finances genevoises de dettes énormes. Les forces des deux partis semblaient devoir se balancer de si près que tous deux comptaient sur la victoire. Le dépouillement du lendemain donnait à M. Chenevière une majorité de plus de trois cents voix sur plus de onze mille votans. C’est ici que le parti radical a commis une première et impardonnable faute. Il avait la majorité dans le grand bureau chargé du dépouillement des votes. Cette majorité radicale, désappointée par un insuccès auquel elle ne s’attendait pas, n’a pu se résigner patiemment à sa défaite : elle a cru pouvoir invalider l’élection sur de futiles prétextes qu’elle n’a pas même formulés dans un procès-verbal. Au point de vue de la logique démocratique, il était impossible de commettre un plus révoltant abus de pouvoir. L’élection dont il s’agissait était faite par le peuple entier de la république. Le devoir du bureau était de compter les votes et de constater le résultat comme l’expression de la volonté souveraine du peuple genevois ; comment dix-sept citoyens, qui ne tenaient de la loi qu’un simple rôle de scrutateurs, ont-ils pu avoir la pensée de placer leur appréciation au-dessus de la volonté souveraine-du peuple se manifestant par la majorité incontestable donnée à un candidat ? La passion et l’entêtement de l’esprit de parti expliquent seuls une pareille aberration. Cette usurpation de pouvoir commise par la majorité du grand bureau est la cause du malheur qui a bientôt suivi. Il est naturel que l’excès de pouvoir du grand bureau ait excité l’émotion et l’indignation du parti qui venait en réalité de triompher. L’acte de violence inexcusable auquel des radicaux se sont portés sur la foule désarmée des indépendans n’a été que la conséquence de la décision arbitraire du grand bureau. Après avoir commis la faute de ne point céder de bonne grâce au verdict de la majorité, une fraction du parti radical a eu le tort plus grave encore de s’armer, de faire feu sur des concitoyens et de protester par la violence contre l’essence même de la légalité démocratique, le tort de rendre l’intervention du pouvoir fédéral nécessaire dans les affaires intérieures de la république, le tort d’exposer les institutions libérales et radicales de Genève à l’animadversion de cette portion de l’opinion publique européenne qui n’est que trop prompte à s’effrayer quand on lui par le des périls de la liberté et des excès de la démocratie.

Nous devons dire à l’honneur de Genève et de la Suisse que la triste fusillade de la rue du Mont-Blanc et du Pont-des-Bergues n’a éveillé aux bords du lac Léman aucune de ces lâches pensées de réaction politique dont nous avons eu ailleurs si souvent le honteux spectacle en des occasions semblables. Il ne peut pas venir à la pensée d’un Suisse de chercher en dehors de la liberté même une défense contre les accidens d’une liberté tumultueuse. On ne songe pas, dans ces vieilles républiques dont l’Europe devrait être fière, à découvrir des sauveurs de sociétés pour s’abriter derrière eux. On se fût virilement battu à Genève, s’il l’eût fallu, et le lendemain, quel qu’eût été le vainqueur, la vie libre eût recommencé pour tous ; mais, grâce à Dieu, la lutte ne s’est point portée à ces extrémités. Le conseil d’état a fait appel à l’autorité fédérale, et dès que ce recours a été connu, la sécurité est aussitôt rentrée dans toutes les âmes. On a eu foi dans le droit et dans la loi représentés par l’autorité fédérale.

Deux bataillons de milice vaudoise,. composés de citoyens de toutes les classes enlevés subitement à leurs occupations, mais qui sous les armes ont un aspect militaire séduisant, même pour un Français, sont arrivés sur-le-champ à Genève. Nous étions en ce moment dans le canton de Vaud, et nous avons vu partir gaîment cette belle milice : elle jugeait sévèrement, quoiqu’elle appartienne à un canton radical, la brutale et cruelle conduite des radicaux genevois : elle était prête à défendre la loi et à maintenir l’honneur de la confédération. Elle n’a trouvé heureusement à Genève que la confiance dans l’équité de la médiation fédérale. L’affaire est aujourd’hui entre les mains de l’autorité et de la justice fédérales. Nous autres étrangers, sans nous mêler aux ressentimens trop naturels qu’excitent sur les lieux les violences d’une fraction des radicaux, nous n’avons plus qu’à attendre le verdict des autorités suprêmes de la confédération. Nous ne doutons point que ce verdict ne soit conforme à l’équité et au droit, et ne maintienne la bonne renommée politique de la Suisse.

Les faits de guerre sont toujours si confus aux États-Unis, que nous éprouvons une sorte de répugnance à déchiffrer les télégrammes qui nous racontent au jour le jour les vicissitudes contradictoires de cette interminable lutte. Malgré les commentaires malveillans auxquels la situation et la politique du nord donnent lieu dans la majorité des journaux européens, il s’en faut encore pour le moment que les chances de l’Union américaine soient plus mauvaises que celles des confédérés. Quand on examine de sang-froid la situation des deux partis, on est plutôt convaincu du contraire. Sans doute la campagne de Grant, si terriblement commencée en Virginie, n’a point réussi ; mais l’armée de Grant garde toujours l’offensive et ne cesse point de menacer Richmond. Sherman, arrivé devant Atlanta après une marche hardie au cœur même des états confédérés, tient peut-être en ses mains l’événement décisif de la guerre. S’il s’empare d’Atlanta, il coupe ou domine tous les chemins de fer par lesquels le gouvernement de Richmond communique avec le sud. S’il est battu devant Atlanta, la campagne de cette année est entièrement perdue pour le nord, et il n’est pas impossible alors que le parti de la paix fasse passer son candidat dans l’élection présidentielle ; mais l’amiral Farragut, en forçant avec une heureuse énergie l’entrée de la rade de Mobile, vient, dans cette région, apporter des chances nouvelles à la cause fédérale. L’attaque contre Mobile contraint les confédérés à opérer une nouvelle division de leurs forces ; elle soutient ainsi par une diversion puissante l’entreprise de Sherman. En somme, quand on examine la carte de la guerre, on voit les fédéraux gagner sans cesse dans le territoire confédéré des positions importantes, tandis que les confédérés n’acquièrent rien sur le nord. Si l’issue de la campagne actuelle de la Géorgie est défavorable aux confédérés, il paraît difficile que le gouvernement de Richmond puisse continuer longtemps encore la lutte.

Nous demandons la permission de ne point parler des entrevues de souverains, de ne point nous joindre à la queue des nouvellistes empressés autour de ces têtes couronnées en voyage et tirant des horoscopes politiques des capricieuses conjonctions de ces astres. On n’attend point de nous que nous racontions les représentations de gala et la fête donnée à Versailles au roi d’Espagne. Nous espérons que la peinture conservera le souvenir de la visite du petit-fils de Philippe V à l’empereur Napoléon, et nous serons curieux un jour de voir ce pendant philosophique au tableau où M, Ingres a représenté les adieux de Louis XIV au duc d’Anjou. La visite du roi de Prusse à l’empereur d’Autriche ne nous intéresserait même pas en peinture. Que s’est-on dit à Schœnbrunn ? M. de Bismark a-t-il moins réussi cette fois à Vienne qu’à son précédent voyage ? Quand finiront les négociations pour la paix du Danemark ? Quand la diète aura-t-elle reconnu et proclamé les droits légitimes du duc d’Augustenbourg ? Quand le provisoire cessera-t-il dans l’administration des duchés ? Quand les bons radicaux allemands auront-ils la joie de voir la constitution de 1848 restaurée dans le Slesvig-Holstein par les propres mains de M. de Bismark ? Sous quelle forme et en combien de temps la Prusse s’appropriera-t-elle les dépouilles du Danemark ? M. de Rechberg, M. de Bismark, M. de Beust, échangent-ils des froncemens de sourcil ou des sourires ? Graves problèmes qui ne regardent plus la France depuis que nous ayons laissé tout faire contre le Danemark et que nous avons laissé se trancher, contre nous la question des alliances, problèmes dignes maintenant de défrayer ces bons cercles oisifs et bavards qui se tiennent les après-midi dans les pharmacies italiennes, et où l’on perce tous les mystères de la politique de l’Europe.

S’il fallait parler sérieusement encore de quelque chose, nous ne dissimulerions point que nous ne voyons pas sans inquiétude et sans ennui cette fermentation des populations musulmanes du nord de l’Afrique, qui se perpétue en Tunisie et qui recommence en Algérie.


E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.

PEINTURE MORALE A LONDRES.


Pendant la dernière saison à Londres, M. Herbert, artiste déjà connu par de bons travaux, a exposé au public une grande composition peinte sur mur, qu’il vient de terminer. Il avait été chargé de la décoration d’une salle du parlement qui doit servir de vestiaire aux membres de la chambre des lords. Le sujet choisi par l’artiste est le retour de Moïse dans le camp d’Israël, où il rapporte les deux dernières tables de pierre écrites de la main de Dieu. Aaron et les anciens, un peu embarrassés de leur conduite pendant l’absence de Moïse, s’avancent à sa rencontre ; la foule s’écarte, attendant avec curiosité l’explication qui va avoir lieu. Il y a dans un pareil sujet matière à un beau tableau.

À la première vue, le spectateur est frappé de la disposition générale, qui est bien conçue, claire, traitée simplement, et non sans grandeur. Les lignes des différens groupés, de même que la dégradation des couleurs, dirigent forcément en quelque sorte l’attention sur la scène principale et sur le protagoniste, si l’on peut ainsi désigner la figure la plus importante du tableau. On s’aperçoit que l’artiste a étudié avec fruit les grands maîtres ; n’a su profiter de leur expérience, il s’est servi de leurs moyens, mais sans descendre a ces plagiats audacieux de quelques peintres allemands de Munich ou de Berlin, qui ont fait des tableaux comme les écoliers font des vers latins, pillant les maîtres sans scrupule.

Le ton général est lumineux, et je ne sache pas de tableau plus clair. Les ombres sont légères, et il n’y a pas d’apparence de ces masses sombres qu’on appelle bottes dans les ateliers, et qui servent de repoussoir et de contraste aux couleurs brillantes. Un ciel bleu, un terrain de grès lilas, des draperies blanches, des chairs reflétées ou frappées du soleil, tout rappelle l’Orient et la splendeur de ses jours. On oublie qu’on est à Londres, et on se croit dans le désert. Peut-être l’artiste, en voulant être vrai, a-t-il manqué un des grands buts de l’art. Sans une opposition savamment calculée de lumière et d’ombre, il est impossible de donner du relief à des figures peintes sur une surface plane. Dans le tableau de M. Herbert, la lumière, trop également diffuse, nuit au modelé ; parfois les plans de ses groupes se confondent, et la perspective aérienne fait défaut. On peut répondre que dans la nature, en Orient surtout, des effets semblables se rencontrent. Là nos yeux, habitués aux tons indécis et vaporeux qu’ont dans le nord les objets un peu éloignés, jugent fort mal des distances, et souvent on se croit bien proche d’une montagne qu’on n’atteindra pas dans la journée. La nature est la nature ; l’art pour l’imiter a des moyens si imparfaits qu’il ne doit pas se créer à plaisir des difficultés insolubles et choisir pour les copier des effets qui trompent nos sens. On est d’ailleurs tout disposé à pardonner des tricheries comme les Vénitiens et les Flamands n’ont pas craint de s’en permettre, lorsque le résultat est agréable aux yeux. Sans doute des tons crus, des silhouettes sèchement découpées se trouvent dans la nature : est-ce à dire qu’il faille les imiter ?

M. Herbert s’est appliqué à donner à ses personnages le caractère du pays où sa scène est placée. À Londres, les types juifs ne manquent pas, et il les a fidèlement reproduits. Je crains toutefois qu’il n’ait pas toujours très heureusement choisi ses modèles. La race juive, partout reconnaissable, se fait remarquer tantôt par son extrême beauté, tantôt par son extrême laideur. Elle offre quelquefois la plus grande noblesse que puisse revêtir la physionomie humaine ; d’autres fois elle montre l’expression des passions les plus basses et les plus ignobles. On peut regretter que l’artiste ait mis dans le camp d’Israël un trop grand nombre de marchands de haillons, tels qu’on en voit dans les échoppes de Saint-Gilles. Il faut cependant lui savoir gré d’avoir échappé à l’influence des habitudes de son pays. Il est à ma connaissance le premier peintre anglais qui nous ait représenté d’autres hommes que des Anglais.

Le Moïse n’est pas tel que je l’aurais désiré ; mais quelle tâche difficile que de peindre un prophète ! Michel-Ange a conçu son Moïse comme un athlète. J’oserai dire que ce géant farouche, avec ses bras de portefaix et sa barbe de cordes, ne me représente nullement le guide et le législateur des Hébreux. C’est un homme que personne n’aimerait à rencontrer au coin d’un bois, mais qui jamais ne saurait se faire obéir d’un peuple au col roide. Le Jules II, dont il garde le tombeau, a au contraire un air d’autorité, et je ne doute pas que si un idolâtre de quelque pays lointain entrait dans l’église de Saint-Pierre-in-Vincoli, il ne prit Jules II pour le maître et Moïse pour son valet.

M. Herbert s’est gardé de donner au prophète la tournure d’un Hercule, mais il n’a pu en faire un voyant, un homme inspiré, un élu de Dieu. Tenant une table de pierre sous chaque bras, ayant soin d’engager l’angle de chaque dalle dans sa ceinture pour être plus à l’aise à porter son fardeau, le Moïse du parlement me représente un négociant juif qui va montrer ses registres à un syndicat. J’aime bien mieux les figures des anciens qui vont au-devant de lui. Il y a dans ce groupe des types excellens, des expressions très variées et très finement rendues. En somme, dans cet immense tableau, il y a beaucoup à louer, beaucoup à critiquer, mais il règne dans la composition un sentiment de grandeur qui, à mon avis, rachète tous les défauts. Dans l’art, le trivial est ce qu’il y a de pire. M. Herbert est quelquefois incorrect, incomplet, mais on voit dans toutes les parties de son œuvre de nobles aspirations.

Aux difficultés du sujet se joignaient celles qui résultent de l’emploi d’un procédé de peinture nouveau. Les couleurs sont fixées sur le mur au moyen du silicate de potasse. Je me trompe fort, ou ce procédé est destiné à faire une révolution dans la peinture monumentale. On sait que le silicate est une substance à peu près incolore, et qui dans de certaines conditions est soluble dans l’eau. Lorsque l’eau est évaporée, il reste une sorte de verre d’une dureté extraordinaire. Depuis quelque temps, on en fait usage en France pour donner aux pierres tendres une résistance plus grande que n’en ont les pierres les plus dures. Le tuffeau et même la craie imprégnés de silicate mélangé d’eau deviennent aussi inattaquables aux intempéries que des cailloux, et en effet ils sont revêtus d’une couche de silex. Fixées par ce liquide sur le mur, les couleurs sont à peu près inaltérables. Pendant que je regardais le Moïse, le peintre frottait une clé contre un coin de son tableau et montrait qu’elle, s’usait rapidement sans que le frottement détachât une parcelle de couleur. J’ai appris, non sans étonnement, que M. Herbert tirait ses couleurs et son silicate de Lille. Je suis charmé de voir nos voisins recourir à notre industrie.

J’avais déjà vu en Allemagne plusieurs tableaux exécutés au moyen du silicate, qu’on appelle Wasserglass, verre liquide, nom qui, pour n’être pas aussi scientifique que le mot français, donne une idée très juste de cette substance. À Berlin, sous le porche du musée, on voit une grande composition, œuvre de M. Cornélius, je crois, dont il n’est pas trop facile de deviner le sujet, et dont le principal mérite est d’offrir un des premiers essais de peinture au silicate. Autant qu’on en peut juger, elle a été exécutée d’abord en détrempe, puis aspergée de Wasserglass. Il semble que le liquide qui a fixé les couleurs ait été projeté avec un goupillon ou bien un arrosoir : il s’est cristallisé en gouttelettes très fines, et l’aspect du tableau est celui que présente un vieux mur au moment d’un dégel.

Depuis lors, le procédé paraît avoir été bien perfectionné. On ne voit pas dans le tableau de M. Herbert ces gouttelettes scintillantes. Les tons sont mats comme ceux de la fresque, mais plus vifs, plus frais, plus lumineux. Je crois qu’on a mêlé le silicate aux couleurs avant de les appliquer sur la muraille. Rien ne rappelle davantage le ton des meilleures fresques de Pompéi, et par l’éclat et par l’apparente facilité de l’exécution. Cette facilité, je suis bien loin de la garantir. Des artistes m’ont dit que, le silicate séchant très rapidement, la peinture est courte, le pinceau peu flexible, et que les raccords se font mal entre les parties déjà sèches et celles qui sont encore humides. Tout ce que je puis dire, c’est que la peinture de M. Herbert ne porte pas de traces de ces difficultés. Au contraire on serait tenté de croire qu’elle n’en offre pas plus que la détrempe ordinaire. Je remarquais par exemple des plis de draperies très longs qui semblaient exécutés d’un seul coup de pinceau avec une couleur très fluide et très maniable. L’emploi de ce procédé fût-il en réalité un peu plus difficile que les autres, il faudrait encore examiner s’il n’a pas des qualités supérieures, à ses inconvéniens. Outre son inaltérabilité, la peinture au silicate a tous les avantages de la fresque, et le ton en est beaucoup plus fin et plus agréable. Je crois qu’on pourrait faire usage de glacis en revenant sur des parties déjà sèches et durcies, et qu’on obtiendrait de la sorte autant de transparence que dans la peinture à l’huile ; mais cela n’est pas nécessaire pour la peinture murale. La gamme des couleurs est très étendue, et sauf quelques couleurs végétales qui seraient altérées par le silicate, il n’y a guère de teintes qu’on ne puisse employer. En un mot, je ne crois pas qu’on.ait jusqu’à présent rien trouvé de plus propre à la décoration monumentale.

En France, nous sommes routiniers ; nous n’accueillons guère les novateurs, parce qu’involontairement ils se posent comme ayant eu plus d’esprit que nous autres, le vulgaire. Cependant nous avons aussi la noble fierté de ne pas vouloir demeurer en arrière des autres nations, et après nous être bien moqués de leurs modes, nous les imitons. Cela me fait espérer que nous verrons un jour de la peinture au silicate à l’intérieur et petit à petit à l’extérieur de nos monumens. Franchement, nous avons déjà largement usé de la sculpture. Nous couvrons nos édifices d’une ornementation sculptée qu’on prodigue peut-être, suivant l’axiome : quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. Pour varier, « nature se plaît en diversité ; » essayons maintenant un peu de la peinture. Le pis qui puisse arriver, c’est qu’elle soit maladroitement appliquée ; on y gagnera toujours. de mettre nos pierres à l’abri de la pluie qui les ronge. Croyez que dès qu’on aura fait connaissance avec le silicate, on en perfectionnera l’emploi ; il suffira d’en indiquer les inconvéniens à nos chimistes pour qu’ils y trouvent un remède. Qu’il se présente un artiste de talent comme M. Herbert, et bientôt nos rues deviendront un musée de tableaux.


PROSPER MERIMEE.


V. DE MARS.

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