Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1864

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Chronique n° 778
14 septembre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1864.

Ceux d’entre nous qui ont participé aux dernières émotions de ce qui fut la jeunesse de notre époque, ceux dont le cœur a battu, dont l’imagination a rayonné aux environs de 1830 et que l’usure de la vie n’a point encore flétris, ont assurément le droit de s’abandonner à un sentiment mélancolique lorsqu’ils comparent leurs souvenirs à l’aridité et à l’inertie qui distinguent l’esprit français de ce siècle, devenu sexagénaire. Il y avait alors des mots magiques, des mots où de vagues aspirations s’enveloppaient des formes les plus belles. Par exemple, comme on croyait au progrès ! Que de choses grandes, nobles, éblouissantes, on voyait en rêve quand on parlait de l’avenir ! L’avenir, c’était la poésie, c’étaient les féeries de l’art, c’était la joie des âmes, c’étaient tous les courans de l’esprit grossissant et s’élevant sans cesse ; c’était dans la politique la liberté, la générosité, l’éloquence, le progrès de la dignité humaine, la gloire honnête et sereine de la patrie. Un homme qui vient de mourir, qui a pu commettre bien des erreurs de doctrine, mais qui avait un riche fonds de charité et de bienveillance humaine, M. Enfantin, répétait alors après son maître Saint-Simon : « L’âge d’or est devant vous ! » Et l’on n’avait pas besoin d’être saint-simonien pour le croire. Quand on relit des écrits de cette époque, on ne peut se retrouver au milieu de ces naïves espérances et de ces crédules enthousiasmes sans en être touché. Hélas ! nous avons trop parlé en France du progrès et de l’avenir. Nous en portons la peine. L’avenir de 1830 est devenu le présent de 1864 ; aussi en 1864 on ne pense plus à l’avenir, on n’en par le plus, on n’y croit plus.

Nous sommes tombés d’un excès dans l’autre, et dans un plus triste et plus fâcheux excès. On ne vit, à vrai dire, que dans l’avenir ; ne plus songer à l’avenir, c’est mourir de la pire des morts, mourir d’inertie et d’ennui. C’est à la vie politique du pays que nous appliquons cette plainte. Une nation dans sa vie collective a le même tempérament et les mêmes besoins que l’individu. Une nation comme la nôtre surtout, au degré de culture qu’elle a atteint, avec les mœurs politiques qu’elle a eues pendant tant d’années, placée la première sous la loi qui régit les peuples civilisés et veut que ces peuples prennent librement part aux choses de leur gouvernement, une nation qui ne peut remplir dignement ses grandes destinées politiques qu’en excitant les facultés de tous ses enfans et en les élevant par l’émulation et la concurrence, une telle nation a besoin d’interroger l’avenir et de diriger ses forces vives vers les objets de son activité future. On a, depuis bientôt quinze ans, suscité chez nous plus d’une diversion à la préoccupation que doit nous inspirer l’avenir de notre politique intérieure. Nous avons eu la diversion de la politique étrangère et de la guerre, celle des concessions de chemins de fer données aux compagnies, celle des spéculations de bourse, celle de l’embellissement et de la reconstruction de nos villes ; mais le feu et l’élan que ces diversions pouvaient donner sont aujourd’hui épuisés. Après la triste fin des affaires de Pologne et l’abandon du Danemark, la politique étrangère ne saurait plus nous offrir d’illusions, et les chances de la guerre ne peuvent plus tenir les esprits en suspens. Notre grand réseau ferré est terminé, et n’a plus de quoi exciter l’appétit des capitaux par la promesse d’énormes et soudains bénéfices. Le public, en matière de spéculations de bourse, est arrivé au désenchantement ; la séduction des primes a fait place au décompte des bilans des banques et à la supputation de la hausse de l’intérêt. Nous sommes dans la période des gains difficiles et de l’argent cher. Nous avons embelli nos villes et percé des rues magnifiques ; mais l’exagération du mouvement des constructions rencontre sa limite dans l’insuffisance ou la cherté du capital, et les sociétés financières qui avaient pris la direction de la spéculation immobilière rencontrent des embarras qui les réduisent à l’impuissance. L’interruption des travaux de l’Opéra et l’achèvement de ce monument favori du plaisir ajourné jusqu’à la construction d’un nouvel hôtel-Dieu ont marqué d’une façon significative le terme où s’arrête cette passion de construire qui a pendant quelque temps emporté le gouvernement, les villes et le public. Quelle autre diversion pourra-t-on trouver à la préoccupation de l’avenir de notre politique intérieure ? On n’en pressent aucune. M. le ministre du commercé a bien parlé, dans un discours adressé aux membres du conseil-général des Bouches-du-Rhône, d’une autre campagne de travaux publics qui achèverait l’outillage industriel de la France ; mais il a subordonné ce grand projet à la réalisation d’une vaste et vague combinaison financière dont il n’a pas fait connaître le secret. Or qui dit combinaison financière dit une formule plus ou moins adroite, plus ou moins élégante, pour attirer et diriger sur un point l’argent du public ; c’est la pipée aux capitaux. Nous n’avons donc pas besoin d’être informés de la combinaison financière que M. Béhic à en vue. Du moment où il s’agit d’appliquer des millions par centaines à un surcroît de travaux publics, n’est-on pas en droit de penser que la combinaison caressée par le ministre sera inopportune et inefficace ? C’est en très grande partie l’application disproportionnée des capitaux aux travaux publics qui est cause de la hausse de l’intérêt dont souffrent aujourd’hui le commerce et l’industrie, et cette hausse de l’intérêt sera le frein qui arrêtera tout projet financier grandiose à l’aide duquel on voudrait imprimer aux travaux publics un mouvement d’accélération trop rapide. La meilleure formule pour préparer et renouveler les ressources après lesquelles on courrait vainement, c’est de se reposer et d’attendre pendant quelque temps que la situation financière se dégage, que des réserves applicables aux travaux publics se reforment. Là, comme sur d’autres points, un moment de halte est nécessaire.

C’est surtout quand on tient compte de ce fait que les grandes diversions sont épuisées et que tout doit nous ramener au souci de la politique intérieure, qu’on est surpris, frappé, alarmé presque du vide et du néant que l’on rencontre de ce côté. Pour pâture à une polémique de politique intérieure, nous n’avons rien, pas même, comme il y a quinze jours, une élucubration de M. de Persigny. La session des conseils-généraux, plus éteinte encore cette fois que les autres années, ne nous a rien fourni. Dans quelques conseils, on aurait voulu avec une extrême modération appeler l’attention du gouvernement sur une question bien intéressante, relative à la nomination des maires. Dans le conseil du Lot notamment, notre collaborateur M. A. Calmon et deux de ses amis auraient désiré exprimer le vœu que les maires des communes fussent toujours choisis par le gouvernement parmi les membres des conseils municipaux. Les raisons de bonne administration ne manquent point assurément à la justification d’un vœu semblable. Quoi de plus naturel d’ailleurs que les conseils-généraux s’intéressent à la bonne administration des communes ? Le vœu n’a pu être exprimé ; bien plus, il n’a pu devenir l’objet d’une discussion, le président du conseil du Lot, M. le maréchal Canrobert, ayant refusé de mettre la question en délibération, sous prétexte qu’elle est politique et dépasse les attributions des conseils-généraux. De ce qu’on ne veut point l’aborder, même par les plus petits côtés, le grand problème de la politique intérieure de notre temps en subsiste-t-il moins ? Ne peut-il pas, d’un jour à l’autre, s’imposer à nous à l’improviste en réclamant une solution soudaine ? La question intérieure, c’est la participation libre, rapide, régulière, des citoyens au gouvernement. Nous sommes dans une civilisation où le gouvernement ne peut plus descendre d’une région supérieure à la société, où il doit sortir au contraire de la société elle-même, poussant librement au pouvoir les citoyens les plus dignes. Il y a là comme une loi de la raison et de la nature à laquelle il faut savoir se conformer par le travail incessant des institutions politiques. La constitution actuelle ne s’était pas proposé une autre tâche en nous promettant le couronnement de l’édifice. Elle aussi, elle nous invitait à avoir foi dans l’avenir. Si les uns par obstination et les autres par lassitude et découragement ferment les yeux à cet avenir, le problème, pour être négligé, n’en subsistera pas moins. Et ces lois générales qui gouvernent le monde moral et politique avec la même inflexibilité que d’autres lois régissent le monde physique, ces lois qu’il serait de notre intérêt et de notre gloire de nous approprier par notre vigilante industrie feront quelque jour sentir-désagréablement leur empire à notre imprévoyance.

La politique pour nous n’est plus dans la réflexion, dans le travail de l’opinion publique sur elle-même, dans l’activité des idées : nous avons pris l’habitude passive de ne la voir que dans le spectacle. Or le trait du moment présent, c’est non-seulement que les idées sont assoupies, mais que le spectacle est vide. De spectacle, nous en avions un l’année dernière dans la lutte désespérée de la Pologne et dans la controverse diplomatique engagée à ce sujet. On nous en faisait entrevoir un autre dans le congrès, et, celui-ci ayant été contremandé, nous ayons eu cette année pour dédommagement le conflit dano-allemand et le démembrement du Danemark. La dernière pièce est achevée. On ne prétendra point apparemment nous intéresser aux conférences de Vienne, où il s’agit simplement de savoir dans quelle mesure le Danemark et les duchés auront à payer les frais de la guerre. Au moins le drame danois a-t-il le dénoûment d’une honnête comédie bourgeoise, et finit-il par des mariages. Le roi de Danemark perd des provinces, mais il établit bien ses enfans : une de ses filles va épouser le grand-duc héritier ; le futur roi d’Angleterre sera le beau-frère du futur empereur de Russie, et même, dit-on, une fille de l’empereur Alexandre est destinée au roi de Grèce. Le rôle que jouent les mariages princiers dans la politique actuelle est un des anachronismes les plus comiques de notre époque. Au surplus, ces mariages de princes, comme les allées et venues des souverains et leurs entrevues, ont beau être la fête des chambellans et faire la joie des maîtres d’hôtel, — pour le public, le divertissement est bien maigre. Le théâtre européen est donc vide et en chômage. En ce moment, le véritable spectacle s’ouvre de l’autre côté de l’Atlantique avec les apprêts de l’élection présidentielle et la question de paix ou de guerre suspendue à l’issue de la compétition dont la première magistrature des États-Unis va être l’objet. Il faut même convenir qu’il y a là quelque chose de plus qu’un spectacle, et que la perspective d’une élection qui rétablirait la paix en Amérique affecte déjà en Europe d’importans intérêts de commerce et d’industrie.

Trois faits sont venus donner aux chances de l’élection présidentielle une tournure qui excite un vif mouvement de curiosité et d’attente : c’est d’abord jusqu’à ces derniers temps les médiocres résultats d’une campagne militaire que les états du nord avaient cru devoir être rapidement décisive ; c’est un incontestable courant d’opinion pacifique qui se manifeste bruyamment dans les états du nord ; c’est enfin l’union des démocrates, de ceux de la paix et de ceux de la guerre, qui vient de se consommer à la convention de Chicago et de prendre pour expression la candidature du général Mac-Clellan.

Il se peut que les récens succès obtenus à Mobile par l’amiral Farragut, en Géorgie par le général Sherman, surtout s’ils sont poursuivis et soutenus par de nouveaux avantages, modifient encore une fois les mobiles impressions populaires ; mais il n’est pas douteux que les grandes espérances fondées au printemps sur la campagne de Virginie n’aient été suivies dans le nord d’une sorte de découragement qui s’est tourné en désir de paix quand on a vu Grant échouer dans ses premières et impétueuses attaques et recourir à de lentes et douteuses opérations de siège. Qu’il y ait eu alors un revirement dans l’opinion et que le gouvernement lui-même en ait tenu compte jusqu’à un certain point, c’est ce qui apparaît dans une curieuse démarche tentée au commencement de juillet par le président Lincoln. Le vieil Abraham, old Abe, comme on l’appelle en Amérique, montra bien dans cette circonstance ce mélange de sagacité, de finesse et de prudence qui lui fait une physionomie originale. L’histoire a été racontée minutieusement par le ministre des affaires étrangères des états confédérés, M. Benjamin, dans une dépêche adressée à M. Mason, à Paris. Dans les premiers jours de juillet, le général Grant adressa au général Lee une lettre où il le priait de permettre que le commissaire confédéré pour l’échange des prisonniers, le colonel Ould, reçût des communications de la part de deux fédéraux, le colonel Jacques et M. Gilmore. Dans le cas où le général Lee ne se croirait pas en mesure d’accorder cette autorisation, Grant le priait de transmettre sa demande au président Davis lui-même. C’est ce qui arriva. M. Davis consulté permit au colonel Ould de se mettre en rapport avec MM. Gilmore et Jacques. Après avoir vu ces messieurs, le colonel Ould revint à Richmond et dit à M. Davis que leur mission n’avait aucun rapport avec l’échange des prisonniers, qu’ils demandaient la permission de venir a Richmond afin de voir le président. Leur démarche était connue et approuvée de M. Lincoln ; ils avaient sa passe. Ils étaient, sans caractère officiel, des messagers envoyés pour préparer la voie à la réunion de commissaires officiels qui seraient chargés de négocier la paix. Ils désiraient s’entretenir avec M. Davis afin de lui faire connaître les vues de M. Lincoln et de s’informer en retour des idées du président confédéré. M. Davis permit à MM. Gilmore et Jacques de venir à Richmond sous la garde et la surveillance du colonel. Le ministre des affaires étrangères confédéré s’assura que c’était sur l’invitation de M. Lincoln que le général Grant leur avait ouvert l’accès des lignes confédérées, et le président eut avec eux, chez M. Benjamin, l’entrevue désirée. Les messagers du vieil Abe étaient enfin devant M. Davis. Celui-ci se montra disposé à les entendre et curieux de connaître les ouvertures de M. Lincoln. Ces ouvertures n’étaient pas compromettantes pour le cauteleux président des États-Unis. M. Gilmore était venu, dit-il, dans la pensée que M. Davis accepterait la paix sur la base de la reconstruction de l’union, de l’abolition de l’esclavage et d’une amnistie générale pour les confédérés. Pour l’abolition de l’esclavage, M. Lincoln proposait de soumettre la question au suffrage universel des populations réunies du nord et de la confédération. M. Davis répondit que les états du nord formant dans la réunion proposée la majorité, en faisant dépendre d’une question de majorité l’abolition de l’esclavage, on demandait aux états confédérés de se rendre à discrétion, d’avouer qu’ils avaient eu tort depuis l’origine du conflit, et de s’abandonner à la merci de leurs ennemis. L’extermination était préférable à un tel déshonneur. M. Davis ajouta qu’il n’avait pas qualité pour recevoir une proposition semblable, car le gouvernement confédéré n’avait pas le droit d’agir sur les institutions intérieures des états de la confédération, et par conséquent de soumettre une question comme celle de l’esclavage au vote d’une population étrangère. Il n’était autorisé à recevoir des propositions de négociation que comme président d’une confédération indépendante, et c’était sur cette base que les propositions devaient lui être faites. On se sépara, et les messagers de M. Lincoln repassèrent les lignes confédérées. Quoique cette tentative soit demeurée sans résultat et n’ait fait que mettre en présence les prétentions connues des deux partis, elle méritait d’être remarquée. Des pourparlers analogues, et se terminant de la même manière, avaient lieu vers le même temps au Canada, entre MM. Clay et Holcombe, amis de M. Davis, et un ami de M. Lincoln, M. Horace Greeley. Dans cette façon de se tâter réciproquement, le désir de la paix était déjà visible. Dans les paroles échangées entre M. Gilmore et M. Davis, on voit bien aussi que la vraie cause de cette terrible lutte est la question de l’esclavage ; c’est contre l’abolition de l’esclavage, réclamée par la majorité de la nation américaine, que M. Davis invoque toujours l’argument du particularisme et des state-rights et le moyen violent de la guerre. Si un autre intérêt était en jeu, qui croirait que des hommes sensés eussent poussé le fanatisme des state-rights jusqu’à une sécession, et refuseraient encore d’accepter une paix nécessaire sur la base du rétablissement de l’union ?

On sait ce qu’est dans un peuple ardent comme le peuple américain le sort d’une idée lorsqu’elle est soutenue par de grands intérêts et d’activés ambitions, et lorsque les représentans de l’idée contraire se laissent paralyser un moment par l’hésitation et le doute. Les mouvemens d’opinion semblent y procéder par coups de vent : il y éclate des tempêtes d’opinion. C’est cet état moral de l’Amérique, et surtout la connaissance qu’en ont les meneurs du parti démocrate, qui ont relevé tout à coup les chances de ce parti et ont donné une importance soudaine aux dispositions pacifiques diversement manifestées. La convention de Chicago, la désignation du général Mac-Clellan et la plateforme de sa candidature prêtent pour le moment au parti démocrate une attitude redoutable et un air de prépondérance dans la lutte présidentielle. La convention de Chicago a été précédée à Niagara, sur le territoire canadien, par d’actifs pourparlers entre les délégués des confédérés et les délégués du parti démocrate. Est-on arrivé dans ces conférences à une entente bien réelle et bien précise sur les bases d’une pacification future ? C’est peu probable ; mais ces conférences donnent du moins à penser au public que les chances de paix seraient meilleures avec un président démocrate qu’avec M. Lincoln. De même, dans la convention de Chicago, les délégués n’ont été nets que dans leur opposition contre M. Lincoln et le parti républicain ; mais ils ne se sont pas réellement entendus sur le programme d’une politique positive. Tous leurs efforts se sont nettement concentrés sur l’union des votes ; ils ont systématiquement laissé dans l’ombre l’union impossible des idées. Le parti qui a réuni sa convention à Chicago porte sa contradiction dans son sein, puisqu’il se partage en démocrates de la guerre et en démocrates de la paix. Oublions ces divisions, ont dit à l’envi les délégués les plus influons, né parlons ni de war-democrats ni de peace-democrats, unissons-nous pour renverser du pouvoir des hommes qui n’y sont arrivés que grâce à nos anciennes divisions. La contradiction est restée néanmoins dans leur plateforme, puisqu’ils y demandent à la fois et la paix et le rétablissement de l’union, deux choses que M. Jefferson Davis et les confédérés n’ont guère l’air de regarder comme conciliables. La contradiction existe même dans la personne de leur candidat. N’est-il pas curieux que pour le représentant d’une politique pacifique on choisisse un général ? Et ce général, qui en politique et à la guerre a fait preuve d’indécision de caractère et d’irrésolution d’esprit, est celui qui a commandé les deux premières campagnes de l’Union dans ce gigantesque conflit ! En dépit ou plutôt en raison de ces contradictions s’accroissent les chances de la candidature de Mac-Clellan et du parti qui la soutient. Le grand fait, c’est que cette fois le parti démocrate est uni dans le vote, et cette union est une grande force auprès de ceux qui, en Amérique comme ailleurs, indifférons aux principes, ne tiennent qu’à se faire d’avance une bonne place dans le parti du succès.

Il s’en faut cependant que le parti républicain et son candidat naturel, M. Lincoln, doivent déjà désespérer de la victoire. L’éclat et le retentissement de la manifestation de Chicago ne manqueront pas de réveiller l’énergie du parti républicain. Ce parti est en face d’un adversaire trop sérieux pour que ses diverses fractions puissent s’abandonner à leurs fantaisies et négliger la concentration de leurs forces. Déjà l’on annonce que le général Fremont, qui voulait combattre M. Lincoln, renonce à sa candidature. Quelques fautes qu’il ait pu commettre en exerçant le pouvoir dans une crise sans exemple et dans une guerre qui s’étend sur le plus vaste échiquier où les peuples se soient jamais combattus, le parti républicain n’en demeure pas moins le parti des intérêts et des principes de la civilisation moderne dans l’Amérique du Nord ; c’est le parti qui veut purger l’Amérique de l’esclavage, qui représente la grandeur du patriotisme américain, qui défend l’avenir d’un continent où la nature, comme si elle eût voulu qu’il ne fût point partagé, n’a pas tracé de frontières naturelles contre des divisions anarchiques où s’éteindraient misérablement la puissance d’un grand peuple et les institutions les plus conformes aux droits et à la dignité de l’homme que l’univers ait jamais vues. Le grand parti républicain des États-Unis saura donc surmonter, nous l’espérons, les obstacles que lui suscite la formidable rivalité du parti démocrate. Son tort aux yeux d’une portion des Américains et des juges partiaux qu’il rencontre en trop grand nombre en Europe est de n’avoir pas terminé la guerre qu’il soutient depuis trois années. Cependant, pour des observateurs désintéressés, si cette guerre a été conduite quelquefois, avec désordre, si elle a été surtout trop dispendieuse, il s’en faut que l’Union américaine n’y ait pas conservé l’avantage sur ses ennemis. Au point surtout où elle est arrivée, elle semble toucher à des résultats qui pourraient exercer une influence décisive en faveur des républicains, s’ils se produisaient, même partiellement, avant l’élection présidentielle.

Pour apprécier ce que le parti républicain a fait en moins de quatre ans, il faut se rappeler dans quel état de dénûment au point de vue militaire il a pris le pouvoir. Les derniers temps de la présidence de M. Buchanan furent une véritable trahison contre l’union ; les postes les plus importans du gouvernement appartenaient alors à ceux qui sont devenus les chefs des confédérés. Ces hommes prévoyaient la victoire présidentielle du parti républicain et préméditaient la sécession ; ils dégarnirent le nord de tous les élémens qui auraient pu lui permettre, par l’emploi immédiat de la force, d’empêcher la dissolution de la république. Le parti républicain n’avait rien en fait d’armée et de marine quand il est arrivé au gouvernement ; ce qu’il a produit depuis lors en fait d’armée et de marine est si prodigieux que nous ne craignons pas de dire que, la France révolutionnaire mise à part, on n’a jamais vu dans l’histoire militaire une pareille improvisation de ressources et de forces. Les États-Unis ont donné là une idée de leur vitalité et de leur puissance qui ne s’effacera pas. Après ce déploiement d’énergie, ce qu’il faut constater, c’est que, malgré les fautes et les échecs partiels, les armées fédérales ont pris pied à peu près partout sur le territoire confédéré, qu’elles occupent les positions stratégiques les plus importantes, et que les sécessionistes, malgré leur admirable bravoure, non-seulement n’ont rien conquis sur le territoire fédéral, mais n’ont pu recouvrer aucun des points essentiels qu’ils ont perdus. Les fédéraux ont repris le Kentucky et le Tennessee ; ils ont la Virginie occidentale ; ils ont Wiksburg et la Nouvelle-Orléans. Ils détiennent les abords de Charleston, ils viennent de s’emparer de ceux de Mobile. La campagne actuelle n’a pas répondu aux espérances impatientes qu’elle avait excitées dans le nord ; mais quand on en étudie avec attention et impartialité la conduite, elle semble avoir été conçue avec une fermeté qui en rend le succès probable. Grant, qui dirige l’ensemble des opérations sur ce vaste champ des hostilités, semble avoir porté son effort sur les grandes voies de communication qui alimentent l’ennemi. C’est une guerre faite au moyen des chemins de fer contre des chemins de fer. Le corps d’armée de Sherman en Géorgie, en s’emparant d’Atlanta, est maître de trois têtes de lignes ; si, en descendant au-dessous d’Atlanta, il réussit à s’établir à Maçon, où l’on annonce qu’il a livré une grande bataille, il se rend encore maître de plusieurs chemins de fer ; alors toutes les voies de communication rapide qui existaient entre les états du golfe et la Virginie seront possédées par les fédéraux : la Géorgie et la Floride seront séparées, comme l’Alabama, le Mississipi et la Louisiane, du gouvernement confédéré, qui ne tiendra plus sous sa main, pour le recrutement et le ravitaillement de ses forces, que la Virginie et les deux Carolines. Quand on songe à la position que Sherman occupe depuis tant de mois en Géorgie, c’est-à-dire au cœur de la sécession, ayant au nord le Tennessee et le Kentucky, dont la fidélité à l’Union est représentée comme douteuse, à l’ouest l’Alabama et le Mississipi, au sud la Floride, à l’est la Caroline du sud ; quand on voit que, si éloigné des états où s’exerce véritablement le pouvoir fédéral et par conséquent de sa base d’opérations, il se maintient, il avance toujours, il s’empare des positions vitales de l’ennemi, peut-on avoir une grande idée de la force active des confédérés et n’aperçoit-on pas au contraire le secret de leur faiblesse ? Sur un terrain plus étroit, les opérations de Grant en Virginie tendent à un résultat semblable. Grant derrière Petersburg coupe, en s’emparant de positions qu’il fortifié, les chemins de fer qui approvisionnent Richmond. L’affaire qui a eu lieu a la fin d’août sur le chemin de Weldon a été un incident de cette stratégie. Deux divisions fédérales du corps de Hancock venaient de détruire plusieurs kilomètres de ce chemin, et évacuaient la voie dévastée quand elles ont été attaquées par deux corps de l’armée confédérée. Dans cet engagement, que les journaux anglais et la télégraphie électrique ont représenté comme une défaite pour les fédéraux, ceux-ci ont perdu 2,000 hommes et les confédérés 5,000. Les fédéraux du corps de Warren n’ont pas cessé d’occuper sur le chemin de fer plus près de Petersburg la position qu’ils veulent garder, qu’ils fortifient chaque jour, et qui a été attaquée deux fois, mais en vain, par les confédérés. Chose curieuse, Grant relie lui-même cette position à son quartier-général par une ligne de fer qui sera construite en dix ou douze jours avec les rails mêmes qui ont été enlevés du Weldon-railway. Si, comme on lui en prête le dessein, il peut s’étendre ainsi sur sa gauche jusqu’au chemin de fer de Lynohsburg, il aura enlevé à Richmond toutes ses communications ferrées avec le sud. Richmond se voit dès lors menacé et cerné par la perte de ses chemins de fer. Il est naturel, dans cette situation délicate, que Lee rappelle à lui les troupes qu’il avait détachées dans la vallée de la Shenandoah, et il faut s’attendre à le voir essayer bientôt de percer par un assaut furieux l’arc de cercle un peu imprudemment étendu, mais fortifié avec soin, où Grant fait mine de vouloir l’enfermer et l’affamer. Qui sait ? c’est peut-être la fortune de ce prochain combat qui décidera de l’élection présidentielle.

On le voit, la campagne actuelle, malgré les mécomptes qu’elle a causés aux fédéraux, ne laisse pas moins, au point où elle est arrivée, les confédérés dans une position très critique. Grant et son armée, après avoir débuté avec une fougue terrible, mais impuissante, déploient des qualités de patience et de labeur qui méritent d’être comptées ; le général fédéral lui-même, avec la variété de moyens et la ténacité dont il fait preuve, peut passer, quoi qu’il arrive, pour un homme de guerre estimable. On voit aussi qu’il serait possible que l’on approchât de la paix par des voies plus conformes à l’honneur américain que celles auxquelles songe la faction démocrate des copperheads. Si la pacification de l’Amérique s’accomplit aussi vite que le supposent un grand nombre de personnes, quelle sera l’influence de cet événement sur les intérêts économiques de l’Europe ? C’est une question dont s’inquiète déjà le commerce anglais, et qui n’est peut-être pas étrangère à la récente hausse de l’escompte sur la place de Londres. On suppose que le commerce européen se précipitera vers les états confédérés avec des espèces pour y acheter du coton, qu’il résultera de ce mouvement des exportations de numéraire qui pourraient bien entraîner de ce côté de l’Atlantique des crises monétaires, que la baisse qui se produirait sur le prix des cotons causerait de grandes pertes aux détenteurs actuels de cette matière première, et qu’une crise commerciale en pourrait être la conséquence. À notre avis, des prévisions aussi pessimistes, fondées sur un événement aussi hypothétique, ne sont guère faites pour se réaliser. Il est douteux d’abord que les états confédérés aient encore en réserve autant de coton qu’on l’imagine. Pendant la guerre, leur production a été fort réduite. Une portion de leur stock antérieur s’est écoulée par la violation des blocus ou par les saisies des autorités fédérales. Le sud a dû absorber pour ses propres besoins une portion non moins importante. Beaucoup de coton a été brûlé. Il a dû s’en gâter aussi sur les plus vieilles récoltes des quantités considérables. Nous ne croyons donc pas qu’après avoir souffert de la famine cotonnière, nous soyons destinés à être inondés par un déluge cotonnier. Puis, quels ne doivent pas être les besoins de consommation des états confédérés après des privations si longues ! que de produits, au lieu d’or, n’ont-ils pas à demander à l’Europe ! La paix servirait notre commerce, gêné par les énormes et brusques variations des changes de New-York ; la paix enfin relèverait les cours des fonds fédéraux, répandus avec tant de profusion en Allemagne et en Hollande, et les bénéfices que cette hausse donnerait aux détenteurs des valeurs américaines auraient l’effet d’un accroissement subit de richesse. Nous nous refusons donc a croire que le bienfait de la paix américaine pût avoir pour contre-coup en Europe des embarras et des désastres même passagers. Quand des étrangers sont forcés d’assister aux dissensions civiles d’un peuple, ils manqueraient à un devoir élémentaire, s’ils pouvaient se complaire à la durée d’un tel désordre, s’ils épousaient les passions violentes et haineuses que l’un des partis en lutte nourrit contre l’autre, s’ils ne souhaitaient pas de bonne foi la fin honorable du conflit. Sans doute aussi entre deux causes qui se débattent au sein d’une nation, un étranger a le droit de faire des vœux pour le triomphe de celle qui lui paraît la plus voisine de la justice et de la vérité. C’est sous le bénéfice de ces deux observations que nous désirons la fin de la guerre américaine. Sans prévention hostile contre les confédérés, dont nous admirons les vertus militaires, nous souhaitons que cette guerre se termine par le rétablissement de l’Union et l’abolition de l’esclavage ; mais si malheureusement elle doit continuer encore, les principes de notre pays, ses intérêts, ses traditions, ses instincts, doivent bien plus porter les vrais Français à applaudir à un exploit comme celui de Farragut, forçant avec ses vaisseaux de bois la passe de Mobile, qu’à vendre des navires construits chez nous aux corsaires confédérés.

C’est avec cet esprit d’apaisement conciliateur que nous nous sommes efforcés d’apprécier ce qu’il nous répugnerait d’appeler les troubles de Genève, ce qui a été l’incident déplorable des dernières élections de cette ville. Un acte arbitraire, un attentat à la souveraineté électorale, avait été commis par le bureau vérificateur de l’élection. Le conseil fédéral de Berne a cassé l’arrêt aussi illogique qu’illégal du bureau électoral de Genève, et a proclamé la validité de l’élection de M. Chenevière. En même temps l’instruction se poursuit contre les auteurs de l’acte coupable de violence qui a entraîné la mort de plusieurs citoyens paisibles et désarmés. Ici c’est la justice qui fait son œuvre, et qui saura la terminer avec une inflexible équité. C’est lorsque les incidens des luttes politiques donnent lieu à l’action judiciaire, que des étrangers doivent surtout s’abstenir de prendre part aux ressentimens des partis hostiles. La modération ne sied-elle pas d’ailleurs alors au parti lui-même qui invoque l’action de la justice ? Nous devons dire à la louange du parti indépendant de Genève que par l’organe de son journal il vient de donner l’exemple d’une semblable modération. Le Journal de Genève a loyalement déclaré qu’il ne rendait pas le parti radical responsable de la triste fusillade de la rue de Chantepoulet, et que le parti indépendant n’entendait tirer de sa victoire électorale aucune conséquence qui pût altérer l’esprit et la lettre des institutions actuelles de Genève. Divisés en deux partis qui numériquement se balancent presque, les Genevois se condamneraient à la guerre civile ou plutôt à l’occupation fédérale indéfinie, si l’un de ces partis mettait obstacle à une conciliation bienfaisante en tenant l’autre placé sous une imputation odieuse. Il n’y a eu de coupables à Genève que des individus. Un parti tout entier et les institutions ne Pont pas été. L’expression d’un sentiment aussi élevé et aussi juste fait honneur à l’esprit politique du parti indépendant.

La diplomatie française et la Revue viennent de faire une perte sensible dans la personne de M. Armand Lefebvre, frappé il y a peu de jours par une mort prématurée. M. Armand Lefebvre avait été attaché au ministère des affaires étrangères dès l’année 1821, il y resta jusqu’en 1832, et rentra dans la carrière diplomatique en 1848. Sa retraite fut consacrée à la composition de ses études sur l’histoire diplomatique de l’empire, qui parurent d’abord dans la Revue, où elles furent très remarquées, et qui devinrent un important ouvrage. Après 1848, M. Armand Lefebvre fut ministre de France dans plusieurs cours d’Allemagne, à Carlsruhe, à Munich, à Berlin. Il succéda en 1855 à M. Thouvenel dans la direction des affaires politiques, et avait quitté en 1860 le ministère des affaires étrangères pour entrer au conseil d’état. Ceux qui ont connu M, Armand Lefebvre et qui à travers sa modestie bienveillante avaient pénétré et goûté les qualités solides de son esprit ont éprouvé des regrets sincères en voyant si tôt finir la carrière honorée de cet utile serviteur du pays.

E. FORCADE.


REVUE DRAMATIQUE.


Les trois pièces qui se donnent aujourd’hui au Théâtre-Français, à l’Odéon et au Gymnase sont loin d’édifier d’emblée le spectateur sur le caractère véritable de notre théâtre contemporain. Tout au plus en peut-on saisir vaguement les nouvelles tendances. Notre littérature dramatique passe, ce semble, chaque jour davantage des peintures abstraites et générales aux tableaux de la vie réelle et quotidienne ; elle délaisse volontiers les côtés fixes et permanens de l’humanité pour ces traits fugitifs et de circonstance dont un instant modifie la teinte et l’expression. L’on perfectionne d’un côté l’illusion matérielle de la mise en scène, et en même temps l’on complique l’illusion morale, celle que le drame et l’acteur sont seuls chargés de produire. De l’aveu même du public, les genres se mêlent et se confondent. Le théâtre n’est plus pour nous une fête en quelque façon solennelle, une volupté exquise et rare ; il est devenu un passe-temps banal, et je dirai presque un besoin. L’auteur dramatique était placé autrefois en présence de deux publics bien tranchés, les illettrés et les délicats. Aujourd’hui il est tenu de satisfaire une masse flottante de spectateurs de tout rang et de tout état, qui demandent sans parti-pris une distraction au premier théâtre venu. Il en résulte que la littérature dramatique a pris le caractère indécis du milieu d’où elle tire nécessairement ses inspirations habituelles ; elle nous met en présence d’une chose nouvelle, d’un produit hybride, encore mal venu et mal conformé, qui ne saurait être bien désigné par aucun des mots en usage pour distinguer la nature des œuvres théâtrales. Elle rapproche, en les ajustant provisoirement un peu au hasard, des élémens tout d’abord admis sans mélange et séparément par la scène ; elle prend au drame, à la comédie, au vaudeville, à la féerie, à la pièce à spectacle, de quoi former un tout complexe et disparate. Nul, parmi les auteurs de ce temps-ci, n’a encore la divination claire et nette d’un genre vraiment original ; mais quelques-uns, au nombre desquels il faut ranger M. Sardou, comprennent d’instinct la nécessité de raviver, ne fût-ce qu’en les embrouillant, les ressorts de cette chose vague et mouvante qu’il est bien permis d’appeler ici la machine dramatique.

M. Sardou a eu l’art de remettre pêle-mêle au creuset certains élémens qu’il trouvait épars çà et là, mais il n’a pas eu la vertu féconde et réparatrice qui pouvait tirer de ce mélange quelque chose de neuf, d’homogène et de bien soudé. Il n’a point d’idéal ni de parti-pris franchement littéraire. C’est avant tout l’homme de la fantaisie, du désordre, des miscellanées, Son talent, qui effleure et sautille, ne saurait creuser des sujets et des caractères ; il se borne à reproduire les côtés mobiles de notre monde physique et moral. M. Sardou est un peintre agréable d’éphémères. Les types qu’il met au théâtre ont la vie de l’éclair qui passe et qui s’éteint. Tel était du moins le caractère et tel aussi l’intérêt fragile de ses première pièces, qui, toutes chargées de colifichets, miroitent à l’œil ; mais en abandonnant cette veine dramatique pour traiter le sujet de Don Quichotte à la façon d’une pièce à spectacle, M. Sardou s’est privé sans compensation des ressources et des habiletés que lui fournissait son genre d’esprit et d’observation.

N’est-il pas regrettable d’ailleurs qu’un écrivain qui parfois a fait preuve d’initiative ait eu l’idée de s’attaquer au chef-d’œuvre de Cervantes ? La figure de don Quichotte semble de celles à qui personne ne devrait toucher : ainsi que les types de Molière et de Shakspeare, ceux de Cervantes ne se reprennent pas sans péril. En Espagne même, nul imitateur, pas même Guilhen de Castro ou Calderon, n’a su tirer une heureuse copie d’un original aussi bien conçu et dépeint. M. Sardou n’a pas mieux soutenu l’épreuve. Il est impossible de reconnaître dans la tumultueuse fantasmagorie montée à grands frais par le Gymnase la haute et poétique satire espagnole. L’auteur des Pattes de mouche ne semble avoir vu dans don Quichotte que l’occasion de transporter sur la scène, avec la complicité d’un habile machiniste, les illustrations dont M. Doré a orné le roman de Cervantes. Sous prétexte de nous rendre sensibles les hallucinations du chevalier de la Triste-Figure, il a rempli sa pièce de spectres et de silhouettes grimaçantes. La fiction littéraire se trouve sacrifiée et bat en retraite devant l’accessoire multiple de la danse, de la musique et de mille étranges exhibitions. Est-ce ainsi que se réalisera le compromis qu’on semble poursuivre depuis quelque temps entre l’ancienne manière dramatique et la nouvelle ?

À côté de ce genre ondoyant, dont le caractère n’est pas encore nettement arrêté, une école dite du bon sens s’efforce de rajeunir et de vivifier notre théâtre sans avoir recours à ces élémens secondaires et matériels dont M. Sardou use si volontiers. Elle prend dans la vie pratique, des types et des situations dont elle tire des comédies simples, régulières et pour ainsi dire alignées au cordeau ; elle repousse les complications et se renferme dans un cadre bien limité. La Volonté, de M. Du Boys, que joue le Théâtre-Français, appartient à cette école géométrique dont le premier tort, selon nous, est en général d’employer le vers comme expression des idées et des sentimens. Il y a en effet quelque chose d’étrange et de forcé dans l’application de la poésie à des sujets si exclusivement réalistes ; on croit voir une maison bien bourgeoise, aux lignes lourdes et vulgaires, sur le front de laquelle le sculpteur aurait eu l’idée intempestive de découper de fines guipures. Le respect seul qui est dû à la poésie ne devrait-il pas pourtant nous défendre d’en faire un usage banal ? La poésie n’entre pas partout : c’est le lyrisme ou la fantaisie qui l’appelle ; autrement, il est plus logique et plus naturel de parler en prose. Si jamais les défauts de l’école signalée ici ont apparu bien en relief, c’est à coup sûr dans la récente pièce de M. Du Boys. En dehors de quelques heureuses tirades, au milieu desquelles détonnent encore des vulgarités qui semblent d’ailleurs inévitables, l’auteur n’a point trouvé en général ce langage ferme et vibrant dont l’accent pénètre l’âme. M. Du Boys s’est heurté de face contre l’écueil ordinaire du genre, la prédication ennuyeuse et vieillotte. Pour disserter plus à l’aise, il a rejeté dans la coulisse la plupart des scènes mouvementées et dramatiques, et nous n’apprenons que par de purs développemens oratoires les événemens dont la mise en relief directe aurait pu relever l’action, lui donner des allures nerveuses et entraînantes. N’est-il pas permis de ne goûter qu’à demi cet échange d’adages et d’homélies, et de signaler l’excès de sagesse et de convenance comme la principale pierre d’achoppement de ce genre dramatique bourgeois adopté par quelques auteurs ?

Enfin, entre cette école classique du jour et celle dont M. Sardou est un des représentans se place une sorte de tiers système qui a pour marque de rejeter également et la sécheresse exagérée des novateurs du premier groupe et les hardiesses intempérantes de ceux du second. À l’Odéon, les Plumes de paon, de M. Leroy, sont un exemple de cette autre forme de littérature dramatique. Le mouvement et la vivacité n’y manquent point. On n’est plus ici dans un monde froid et abstrait ; la réalité revêt un aspect qui plaît et entraîne. On raisonne moins et on agit plus. En même temps que l’esprit pétille, le cœur se donne librement carrière. Sans afficher la prétention d’endoctriner magistralement le public, M. Leroy est entré au vif de certaines mœurs littéraires du jour et en a tracé un heureux tableau. À part quelques situations visiblement trop chargées, ainsi qu’il arrive souvent dans les comédies de ce genre preste et aisé, la pièce est spirituelle, bien conduite et ne languit pas. Des trois sortes de littérature dramatique qui viennent d’occuper un instant notre attention, cette dernière est certainement celle dont le relief et la vérité sont le plus sensibles à cette heure ; mais, il ne faut pas se le dissimuler, le genre indécis et tourmenté sur lequel nous avons insisté volontairement paraît apporter une grande opiniâtreté dans la recherche de sa forme et de son expression. Il est clair que, dans l’état où est aujourd’hui la scène française, le foyer principal de fermentation se trouve là : il s’agit seulement d’en faire jaillir une flamme vivace. Quant au théâtre aligné à l’aide de l’équerre et du compas, on ne risque rien, jusqu’à nouvel ordre, à douter de sa force vitale et de son avenir ; dans cette comédie solennelle, qui paraît être si sûre d’elle-même, et ne voir dans la nudité qu’un moyen de faire ressortir ses prétendues perfections esthétiques, il y a certes moins de promesses pour l’art due dans les élémens troubles et multiples de ce genre mixte qui n’en est encore, on l’a vu, qu’aux essais et aux tâtonnemens.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.

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