Chronique de la quinzaine - 31 août 1880
31 août 1880
Après la session des chambres, les élections et la session des conseils-généraux, après le voyage des grands pouvoirs à Cherbourg, les voyages ministériels à Montauban, à Toulouse ou à Nîmes, après les ovations et les discours, encore des discours, des ovations et des fanfares. Le malheur est que les spectacles officiels et les discours, en se succédant, ne varient guère. Ils ne font tout au plus, en se répétant, que mieux accentuer les caractères d’une situation où les mots, les apparences, les illusions et les banalités ne laissent pas de jouer un certain rôle. Assurément, on n’a pas besoin de le répéter sans cesse, la république existe ; elle a, si l’on veut, atteint l’âge de sa majorité. Elle n’est pas seulement dans la constitution, dans les protocoles et au frontispice des actes officiels ou des monumens publics ; elle est entrée dans la réalité plus qu’elle n’y était jamais entrée, elle est généralement acceptée. Elle est arrivée à ce point où, par le cours naturel des choses, elle profite presque nécessairement des votes qui se succèdent, des manifestations légales du pays. Elle a eu l’avantage au dernier scrutin départemental, elle l’aurait probablement encore, peut-être dans des proportions plus grandes, à un scrutin nouveau. Qu’on se plaise à constater que la république a des succès de suffrage universel, qu’elle est un régime établi, qu’on le constate simplement sans trop le répéter à tout propos, cela se comprend encore ; mais ce qui finit par être étonnant et même un peu inquiétant, disons le mot, c’est cette espèce d’hébétement de satisfaction qui perce dans tous les discours, dans les témoignages qu’on se distribue avec une infatigable libéralité ; c’est cette infatuation croissante qui affadit tout, qui fait qu’à l’heure où nous sommes tous ceux qui triomphent, officiels ou officieux, heureux et comblés, se considèrent comme l’ombilic du monde et croient que la France n’a plus rien à envier, qu’elle n’a plus qu’à se saturer de son propre bonheur sous l’astre bienfaisant qui s’est levé sur elle.
C’est en vérité le ton du jour. On ne voyage plus qu’au milieu des acclamations et des illuminations. On n’arrive plus dans une ville sans passer à travers les populations enthousiastes et les feux de Bengale. On ne parle plus que sur le mode lyrique pour annoncer les prodiges qui se succèdent. Il n’est pas un discours qui ne le dise : jamais la France n’a été plus haut placée et plus libre, plus écoutée au dehors, plus paisible et plus florissante à l’intérieur ! La France peut être désormais rassurée : elle est relevée depuis tantôt un an, elle a retrouvé sa vraie grandeur avec ses finances gérées par M. le sous-secrétaire d’état Wilson, avec son armée reconstituée par M. le ministre de la guerre, avec son immense essor de travaux publics, avec le génie laïque qui préside à l’enseignement régénéré ! Il n’y a plus qu’à marcher. Tous les ministres, c’est bien entendu, sont des hommes supérieurs, habiles, fermes, modérés et surtout populaires : au besoin leurs subordonnés le leur diraient au risque d’offenser leur modestie. On a vu, il n’y a pas bien longtemps tel préfet exprimer avec une imperturbable conviction le regret de n’avoir pas devant lui son chef, M. le ministre de l’intérieur, pour le saluer grand homme, pour lui déclarer courageusement qu’il est le plus populaire des ministres. On a vu de ces scènes dans les vaudevilles ! C’est une manière nouvelle de faire de la politique. Hommes et choses, tout est transfiguré. Le moindre événement prend des proportions absolument bizarres, et il n’est pas jusqu’à M. le président du conseil, plus sérieux et plus mesuré d’habitude, qui, avec une philosophie digne de celui qui voulait mettre l’histoire de France en quatrains, n’ait cru pouvoir dire en parlant des élections récentes des conseils-généraux : « Nous arrivons à ces admirables élections du 1er août qui sont pour moi le couronnement et le dernier terme de l’évolution historique que la France avait à accomplir. » Voilà des élections qui ne s’attendaient pas à être chantées sur ce mode majeur et à être représentées comme le couronnement d’un cycle de l’histoire, uniquement parce qu’elles ont donné une majorité républicaine aux conseils-généraux d’un certain nombre de départemens !
Eh bien ! non, ces exagérations, ces vanités, ces congratulations n’ont rien de sérieux. Ce n’est pas là un langage digne d’un pays qui a été assez éprouvé pour n’être plus amusé d’infatuations, de billevesées, d’illusions et de vaines flatteries. Non, il n’y a ni vérité ni prévoyance à laisser croire à la France que, parce qu’elle a la république, elle est relevée, elle a réparé ses. malheurs, que parce qu’elle a un ministère de la guerre comblé d’argent depuis dix ans, elle a l’armée à laquelle elle a droit, que, parce qu’elle a la prospérité matérielle et la paix sous ses institutions nouvelles, elle a retrouvé les ressorts de sa grandeur. C’est une dérision de la politique de prétendre donner le change à une nation comme la France avec des galas, des représentations en province, des concours d’admiration mutuelle organisés dans les banquets et des captations de popularité aux dépens de quelques congrégations religieuses.
La vérité est qu’à part une prospérité matérielle fruit du travail et de la paix, œuvre de la France elle-même, il reste immensément à faire et pour notre considération extérieure et pour notre armée et pour l’accomplissement de réformes pratiques toujours attendues et pour la réalisation d’un vrai système de garanties libérales. Que la république. puisse y suffire, qu’elle puisse par degrés se fortifier et s’accréditer en s’appropriant toutes les conditions d’un ordre régulier, en faisant le bien du pays, nous ne prétendons pas le contraire, nous ne demandons pas mieux que de le voir. C’est possible ; mais la première condition, c’est qu’on sorte de cette atmosphère de banalités et de jactances pour agir sérieusement, que la république consente à être le régime impartial de tout le monde au lieu de tendre de plus en plus à être une domination de parti. La condition première, c’est qu’il y ait une direction, une volonté répondant à toutes les bonnes volontés de la France, c’est qu’on sache où l’on va, qui règne et gouverne. Il ne suffit même pas que dans ce brouhaha de déclamations et d’ovations il y ait de temps à autre une parole de raison et de modération. La confusion est devenue telle qu’on finit assez souvent par ne plus savoir ce que signifient les mots les plus simples, jusqu’à quel point ils expriment la politique du pays et répondent à la réalité des choses.
Certainement il est toujours bon d’entendre M. le président de la république, qui est un homme grave et simple, assez étranger pour sa part à tout ce bruit des ovations du jour, il est bon d’entendre M. Jules Grévy tenir le langage qu’il tenait à son récent passage à Dijon en disant : « Il dépend de nous que l’attachement à la république s’accentue de plus en plus. Continuons à être sages. Ne nous laissons entraîner ni à l’impatience, ni à L’exagération, ni à la violence, et l’ère nouvelle dans laquelle nous sommes entrés après tant d’orages ne se fermera pas. » Sans doute il est aussi toujours intéressant d’entendre M. le président du conseil qui, lui, n’est pas allé à Cherbourg, mais qui est allé à Montauban, exposer sa politique. M. le président du conseil s’entend à ces discours. Il n’est pas heureux dans ses considérations historiques, dans sa philosophie des élections ; mais il sait tourner un programme de façon à le rendre commode et agréable. Il a l’art de plaire sans s’engager beaucoup. Rien certes de plus rassurant que d’entendre M. le président du conseil promettre la paix, un bon gouvernement, la conciliation, annoncer une loi sur les associations qui le dispensera peut-être de pousser à bout l’exécution des décrets du 29 mars et ajouter ou répéter : « Achevons l’union dans le pays ; soyons libéraux, soyons tolérans… Restons en toutes circonstances en pleine possession de nous-mêmes. Ayons l’exacte mesure des choses et l’équilibre constant qui fait les grands peuples et les fortes démocraties ! . »
Voilà qui est au mieux. Malheureusement ce que M. le président du conseil dit aujourd’hui aux aimables populations de Tarn-et-Garonne, il l’a dit déjà il y a deux ans à Lille, à Nantes, à Bordeaux. Il a promis la modération, la conciliation, la tolérance, le libéralisme. Qu’en est-il resté ? M. le président du conseil n’aurait probablement pas demandé mieux que de ne pas manquer à sa parole, de demeurer fidèle à ses inspirations. Il l’aurait voulu ; mais c’est là justement la question. M. le président du conseil est plus invariable dans ses bonnes intentions que dans ses résolutions, et il finit par ne plus se reconnaître entre ses discours et ses actes. Une fois devant le parlement, devant son parti, la scène change pour lui. Il a ses amis, ses alliés, ses conseillers, — il faut bien qu’il les suive, puisqu’il est leur chef ou le gérant responsable des passions du parti. Il a prononcé le discours de Bordeaux, et il n’a pas moins signé ensuite les décrets du 29 mars, sauf à recommencer après coup, à Montauban, le discours de Bordeaux légèrement modifié pour la circonstance. Comment va-t-il aujourd’hui se tirer de cette nouvelle affaire ? A peine a-t-il promis une loi sur les associations, une loi libérale sans doute, que déjà dans le parti on lui signifie qu’il a commis une singulière imprudence en engageant le cabinet, et on a de sa constance une telle idée qu’on ne craint pas d’ajouter : « Qui sait si le président du conseil ne sera pas obligé d’agir en sens contraire des déclarations de Montauban ? » Et puis, on dit vrai, tandis que M. le président du conseil parle à Montauban, d’autres de ses collègues parlent ailleurs. M. le ministre de l’intérieur qui, lui aussi, a ses réunions de commis-voyageurs à Toulouse, parle d’exécuter jusqu’au bout les décrets du 29 mars ; M. le garde des sceaux, à Nîmes, parle plus que jamais d’exécuter la magistrature. Est-ce là encore de la conciliation ? La politique du ministère semble consister à se servir alternativement de ces deux mots de fermeté et de modération. Malheureusement la fermeté ne sert qu’à couvrir un arbitraire intermittent, et la modération ne sert qu’à couvrir des actes qui ne sont ni modérés ni libéraux.
C’est la saison des voyages et des manifestations, des banquets et des discours un peu en tout pays. C’est aussi le moment des anniversaires de tout genre : les uns sont les fêtes spontanées et heureuses d’un patriotisme sans arrière-pensée ; les autres moins innocens, moins inoffensifs peut-être, ravivent des images de guerre et perpétuent le souvenir des crises tragiques où des nations se sont trouvées aux prises. A Bruxelles et à Vienne, on célèbre avec pompe, avec effusion la cinquantaine de l’indépendance belge, la cinquantaine de l’empereur François-Joseph. En Allemagne, on a eu l’air de vouloir mettre, cette année, une certaine affectation un peu imprévue dans la commémoration de Sedan. Au total, dans ce mouvement de l’Europe qui suit son cours, qui est nécessairement toujours un peu mêlé, le sentiment de la paix, d’une paix vraisemblable et désirée, est ce qui domine. Si laborieuses que soient les conditions faites à cette vieille Europe affairée, divisée de passions, d’ambitions comme d’intérêts, on s’efforce visiblement d’éviter les conflits, d’atténuer les difficultés là où elles apparaissent.
Nulle part on n’a de goût à recommencer légèrement les jeux de la force, et M. le président du conseil répondait particulièrement au vœu de la France lorsque, dans son dernier discours, avec une intention que les faits confirmeront sans doute, il s’étudiait à rassurer l’opinion au sujet de « prétendues tentatives d’intervention plus ou moins inopportunes, » sur de « soi-disant complications naissantes. » M. le président du conseil répondait certes à un instinct public lorsqu’il mettait tout son zèle à se défendre d’une « politique d’aventures, » en ajoutant : « Je connais trop, pour ma part, les sentimens de ce pays, qui veut résolument la paix, pour rien faire qui puisse la compromettre… » La paix est le mot de la situation ; elle est dans les vœux, dans les intentions comme dans les intérêts de notre pays, et s’il y avait aujourd’hui des nuages, ils ne viendraient sûrement pas du côté de la France. Quelques Allemands, il est vrai, après avoir pris une semaine de réflexion, sans trop tenir compte des déclarations plus récentes de M. le président du conseil, se sont avisés de découvrir une signification belliqueuse dans des paroles prononcées par M. Gambetta à Cherbourg et de montrer au sommet des Vosges le spectre de la revanche française. Ils ont fait d’une harangue adressée à des commis-voyageurs une espèce d’affaire, et ils ont cru aussitôt indispensable de réchauffer les souvenirs de Sedan, de mettre l’Allemagne en garde. Soit ; mais le bruit de ces polémiques assez artificielles n’a-t-il eu réellement d’autre cause ou d’autre objectif qu’un discours de M. le président de la chambre des députés de France ? N’a-t-il pas été plutôt une diversion de circonstance pour couvrir quelque difficulté de situation, quelque nécessité de gouvernement ou quelque aggravation de charges militaires, comme cela s’est déjà vu si souvent ? Ce qui est certain, c’est que le « spectre de la revanche française » a déjà beaucoup servi en Allemagne, et que cette échauffourée de plumes teutonnes n’a manifestement rien de sérieux ne répond à aucune circonstance saisissable. Quelque importance que puisse avoir M. Gambetta, il n’a pas le pouvoir d’entraîner notre pays dans des hasards, de donner des mots d’ordre de guerre ; il n’en a même pas probablement eu la pensée, et s’il s’est laissé aller à quelque exubérance de langage entre commis-voyageurs réunis, M. le président du conseil, dans tous les cas, s’est empressé de remettre à son vrai point la politique extérieure de la France. Il n’y a en tout cela ni une apparence de tension dans les rapports des gouvernemens ni un signe de complications imminentes dans les affaires du moment, dans l’ensemble de la situation européenne.
D’où viendraient donc aujourd’hui les nuages, les menaces de trouble en Europe, dans les relations des puissances qui disposent de la paix ? Serait-ce de ces éternelles affaires d’Orient qui s’agitent partout à la fois, dans les conseils de la diplomatie et sur les frontières turques où les populations sont aux prises, — en Albanie, en Épire et en Bulgarie comme à Constantinople et à Vienne, à Londres et à Berlin, à Saint-Pétersbourg et à Paris ? Assurément ces malheureuses affairés restent un gros nuage, un redoutable problème ; elles sont loin d’être unies, et pour le moment elles ne passent même pas par une phase brillantes elles sont dans un défilé assez obscur et assez inextricable. Il est certain que la dernière guerre d’Orient, le congrès de Berlin et les négociations qui ont suivi ont créé par degrés une situation où il est aussi difficile d’avancer que de reculer. Les puissances ont visiblement fait jusqu’ici tout ce qu’elles ont pu ; elles se sont réunies, elles ont concerté leurs démarches, elles demeurent d’intelligence pour agir auprès de la Porte, et malgré cette apparence imposante d’un accord européen, elles n’en sont pas moins à attendre le résultat de leur action diplomatique sur les deux points qui restent à régler, la délimitation du Monténégro et la délimitation de la Grèce. Des notes collectives ont été d’abord remises au divan ; la Porte a répondu avec son habileté évasive. Il n’y a que quelques jours à peine, une nouvelle communication a été faite à Constantinople maintenant dans leur intégrité les propositions européennes, présentant les résolutions adoptées par la dernière conférence de Berlin sous la forme d’une sorte d’ultimatum. La Porte, à dire vrai, ne paraît guère disposée à se rendre, ou plutôt elle cède à demi dans l’affaire du Monténégro, elle semble persister à refuser les territoires qu’on lui demande pour la Grèce.
Qu’en sera-t-il désormais ? La question est par malheur si singulièrement, si dangereusement engagée, que l’Europe ne peut en rester là sans paraître avouer son impuissance et qu’elle ne peut aller plus loin sans risquer de déchaîner des événemens qui dépasseraient ses prévisions. On parle toujours de démonstrations navales ou militaires pour en finir avec les résistances de la Porte : c’est bien aisé à dire. Il faudrait d’abord que toutes les puissances fussent d’accord jusqu’au bout, et avec la divergence déjà si sensible des politiques, des intérêts, cet accord, on en conviendra, n’est rien moins que vraisemblable, rien moins que facile à établir et à maintenir. De plus, on ne peut s’y tromper, un commencement d’action, l’apparition d’une force militaire européenne peut mettre le feu à l’Orient tout entier, à l’Orient chrétien et à l’Orient musulman. Ce serait alors la guerre avec toutes ses conséquences illimitées et redoutables, dont on prendrait la responsabilité. Ce n’est pas la première fois qu’on aurait reculé devant de telles extrémités, au risque de paraître accepter quelques mécomptes ou d’aller plus lentement au but qu’on veut atteindre. Qu’on y réfléchisse bien : il s’agit de six puissances se réunissant en pleine paix pour agir par « coercition à l’égard d’un septième état qui après tout n’a ici d’autre tort que d’être la Turquie et de ne pas vouloir se laisser dépouiller. Voilà le spectacle qu’on se préparerait à donner par des démonstrations de force, et c’est précisément parce que ce serait là un spectacle singulièrement violent qu’il y a bien des chances pour qu’on s’arrête, pour que toutes ces complications et ces difficultés ne deviennent pas pour le moment une crise plus grave et irréparable. Ce que des gouvernemens sensés et prévoyans ont de mieux à faire, c’est à coup sûr d’épargner cette épreuve de plus au repos du monde.
Y a-t-il eu, à côté de la grande affaire d’Orient, à Tunis, un autre de ces nuages qui peuvent être quelquefois inquiétans, sinon pour la paix, du moins pour les bonnes relations de deux peuples liés d’amitié ? Évidemment là aussi, sur cette côte méditerranéenne, il y a eu une sorte d’incident, un choc d’influences, une petite rencontre entre la France et l’Italie. La question par elle-même est assez médiocre sans doute ; elle ne s’est pas moins compliquée en chemin de toute sorte de conflits, d’intrigues et de coups de théâtre. Il ne s’agit en vérité à l’origine que d’un modeste chemin de fer de Tunis au port de la Goulette qui, après avoir primitivement appartenu à une compagnie anglaise, est devenu l’objet d’une dispute acharnée entre une compagnie italienne et une compagnie française. Achat du chemin négocié par la compagnie française avec la compagnie primitive, poursuite eu annulation de contrat devant la justice anglaise, annulation prononcée, mise en adjudication, c’est à la suite de toutes ces péripéties que la compagnie italienne est restée maîtresse du champ de bataille, c’est-à-dire adjudicataire à un prix démesuré : elle pouvait d’autant plus aisément payer sans marchander qu’elle avait une garantie d’intérêt assurée par le gouvernement italien. Elle a cru triompher, elle a peut-être montré trop de jactance dans son succès. Qu’est-il arrivé ? La compagnie française, ardente à la défense des intérêts du réseau algérien engagés dans l’affaire, ne s’est pas tenue pour battue ; elle s’est remise en campagne et elle a obtenu du bey une autre concession qui annule ou balance les avantages et surtout le monopole dont la compagnie italienne se croyait en possession. S’il n’y avait qu’une lutte entre propriétaires de chemins de fer, ce ne serait qu’un épisode de plus de l’histoire industrielle. Le plus piquant, le plus curieux en tout cela, c’est qu’une simple question de chemin de fer est devenue une affaire d’état. Le consul italien s’en est mêlé avec acharnement ; le gouvernement de Rome s’en est mêlé et par son patronage et par ses encouragemens et par ses garanties d’intérêts. Ils ont tous si bien fait que le gouvernement français à son tour n’a pas pu se dispenser d’intervenir. Maîtresse de l’Algérie, c’est bien le moins que la France se préoccupe de ce qui se passe dans la régence voisine et tienne, non à exclure les autres étrangers, mais à ne pas laisser s’établir à Tunis un foyer d’influences hostiles, une sorte de camp ennemi. C’est ce qui arrivait ou ce qui se préparait ; le gouvernement n’a point hésité à couvrir nos nationaux, et la bataille s’est dénouée par des conventions qui sauvegardent désormais les intérêts français, par la déconvenue de la compagnie italienne. La question paraît tranchée à Tunis ; le reste s’arrangera entre les cabinets de Paris et de Rome.
L’incident tunisien, cela est bien clair, n’a eu un moment quelque gravité que parce qu’on en a fait un duel d’influences, et les vrais coupables sont ceux qui se sont efforcés d’engager l’amour-propre italien dans cette médiocre aventure, qui ont cru pouvoir impunément essayer d’établir sur la côte africaine de la Méditerranée un camp d’où ils pourraient au besoin tenir en échec l’ascendant de la France. C’était un acte d’hostilité aussi mal calculé que gratuit, puisque l’Italie n’a évidemment ni les titres, ni les intérêts qu’a la France sur la terre d’Afrique. L’Italie a ses ambitions, elle en a le droit ; elle est encore plus, depuis quelque temps, la dupe d’une illusion un peu maladive qui se traduit sous plus d’une forme dans une politique extérieure livrée aux hasards. Elle est la victime de ceux qui, au lieu de l’occuper de tout ce qui peut fortifier son indépendance, son unité nationale, rêvent pour elle le superflu, les conquêtes chimériques, et qui l’exposent à d’inévitables mécomptes en parlant tour à tour à son imagination de Trente, de Trieste et de Tunis. Que peut-elle aller chercher pour sa vraie grandeur à Tunis ? Est-ce qu’elle n’a pas assez à faire dans ses limites ? Est-ce qu’elle n’est pas frappée du chiffre croissant de ses émigrations en Amérique ou ailleurs, tandis qu’elle a chez elle des terres et des industries à féconder, des contrées entières à disputer à l’insalubrité ? Voilà les meilleures, les plus utiles conquêtes à poursuivre. Le reste n’est que pure fantaisie d’esprits remuans et frivoles à la recherche de médiocres succès. Ce qu’il y a de curieux, d’instructif, c’est que ceux qui compromettraient si aisément l’Italie dans toutes les aventures sont aussi ceux qui ne cessent de chercher les occasions de témoigner leurs mauvais sentimens, leur hostilité contre la France, au risque d’être infidèles à la politique par laquelle l’Italie a pu revivre. Les ministres de la gauche, qui règnent depuis quelques années à Rome, ne se prêtent pas sans doute à cette politique ; ils ne la découragent pas toujours assez, même quand ils refusent de la suivre jusqu’au bout. L’incident de Tunis est un des résultats, le plus récent, non pas le seul, de cette faiblesse. On l’a laissé naître, on l’a laissé grandir plus que de raison. Le mieux aujourd’hui est de le réduire à sa petite et éphémère importance dans l’ensemble des rapports de deux nations que les brouillons seuls s’efforcent de désunir, qui se rapprochent par tous leurs intérêts, par toutes leurs traditions. Assurément ce n’est pas pour le chemin de fer de la compagnie Rubattino que la vieille alliance de l’Italie et de la France peut se refroidir. — Il en est de cet incident de Tunis comme des polémiques allemandes, même, si l’on veut, comme des affaires du Monténégro et de la Grèce, qui ont pourtant une autre gravité : ce sont des nuages plus ou moins gros, plus ou moins lourds, qui passent à l’horizon, qui se dissiperont, il faut le croire, devant ce sentiment qui règne un peu partout aujourd’hui, qui est si visiblement favorable à la paix.
Les fêtes sont les diversions heureuses des peuples qui éprouvent le besoin d’oublier un instant leurs embarras ou leurs affaires, de détourner leur regard des nuages, et ces fêtes, quand elles répondent à un sentiment sincère, ne laissent pas d’avoir leur intérêt, même un intérêt politique. Depuis quelques jours, à Vienne et à Bruxelles, tout a été à la joie. Les Autrichiens ont célébré le cinquantième anniversaire de la naissance de l’empereur François-Joseph, et cet anniversaire, ils l’ont fêté avec un abandon particulier, comme pour mieux prouver, dans les circonstances présentes, leur fidélité, leur attachement à la vieille dynastie de Habsbourg. C’est qu’en effet, en Autriche plus que partout, la maison régnante reste la personnification incontestée de la tradition nationale, de l’état. Seule elle est le lien de ces royaumes, de ces peuples divers de race, d’esprit, de religion, qui forment l’empire ; elle est la médiatrice permanente et souveraine. De plus, cet empereur qu’on vient de fêter peut apparaître aux yeux des Autrichiens comme une image expressive de leur destinée contemporaine. Il y a plus de trente ans déjà qu’il montait sur un trône branlant au milieu des déchaîne-mens de la guerre et des révolutions. Aujourd’hui il représente un long règne pendant lequel l’Autriche a passé par bien des crises où plus d’une fois elle a failli s’abîmer. Depuis 1848, l’Autriche a essuyé des défaites sans avoir toujours cherché la guerre ; elle a perdu l’Italie, elle a perdu la prépondérance en Allemagne, elle a été exclue de l’Allemagne. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, ces épreuves souvent imméritées, l’empereur François-Joseph les a soutenues en patriote, partageant de cœur les infortunes de son pays, attentif à les réparer, réconciliant la Hongrie, libéralisant les institutions de l’Autriche, associant les peuples de l’empire à leur gouvernement, entrant, en un mot, dans une ère nouvelle sous le coup du malheur, sans illusion peut-être comme aussi sans arrière-pensée, sans se refuser à aucune concession utile. C’est tout cela que les Viennois ont fêté en lui, montrant leur empressement autour d’un souverain de bonne volonté, voyant dans un passé déjà long un gage d’avenir. Certainement l’Autriche, après tant de secousses et de dangers, s’est fait une situation jusqu’à un certain point nouvelle ; elle a su s’assurer quelques avantages et profiter des circonstances. La voilà prenant de plus en plus un rôle actif en Orient, occupant la Bosnie et l’Herzégovine, engagée au premier rang par la position avancée qu’elle a prise vis-à-vis de la Russie, et soutenue, peut-être accablée par l’alliance de l’Allemagne, qui la presse, qui la domine en l’appuyant. Que l’Autriche, dans cette voie nouvelle, où elle marche avec plus de circonspection que d’entraînement, soit à l’abri de difficultés graves, de dangers extérieurs ou intérieurs, qu’elle soit au bout des épreuves, tous les Autrichiens éclairés n’en sont peut-être pas absolument persuadés ; mais c’est l’heureuse fortune du récent anniversaire impérial d’avoir réuni un moment tous les partis dans un même sentiment de loyauté affectueuse.
La Belgique, moins grande que l’empire autrichien, a cet avantage en politique d’être neutre au milieu de l’Europe et de ne compter que des Belges, de n’avoir ni à se préoccuper de l’Orient, ni à tenir la balance entre les Slaves et les Allemands, entre les Hongrois et les Cisleithans, entre les constitutionnels et les fédéralistes. Elle a cette originalité dans ses fêtes patriotiques et populaires de se livrer sans contrainte à toute l’expansion de la joie flamande, à ce que M. Taine appelle son goût « pour les kermesses, les dédiés de corporations et l’étalage des costumes. » Cavalcades innombrables, cortège aux lumières, spectacles, banquets, fêtes provinciales et communales, rien n’a manqué depuis quelques jours pour le plaisir de la Belgique. Bruxelles a vu surtout défiler un cortège immense, magnifique, résumant l’histoire belge par des séries de groupes : représentation des vieilles communes de la Belgique, représentation de l’époque provinciale avec les chevaliers de la toison d’or, cortège de Marie-Thérèse, la Belgique moderne avec Léopold Ier, l’agriculture avec les pâtres du Luxembourg, l’industrie avec les armuriers de Liège, le commerce et les métiers, les arts et les lettres. A tout cela se mêlent chaque jour les manifestations, les expositions et un congrès international de l’enseignement.
Ce que la Belgique a fêté, ce qu’elle fête encore avec une expansion joyeuse, c’est sans doute son roi, sa dynastie profondément identifiée avec la nation ; mais c’est surtout l’anniversaire du jour qui l’a faite libre, c’est la cinquantaine de son indépendance. On avait craint un instant que, par suite de la guerre violente des partis et de la rupture récente du cabinet de Bruxelles avec le Vatican, les catholiques ne voulussent s’abstenir, et des esprits emportés avaient, en effet, essayé de prêcher l’abstention. Il n’en a fort heureusement rien été. A la veille de l’anniversaire, les chefs parlementaires du parti, M. d’Anethan dans le sénat, M. Malou dans la chambre des représentans, ont fait à peu près la même déclaration : « Nous entendons célébrer la conquête de l’indépendance de la patrie, affirmer notre attachement à la constitution et à toutes les libertés qu’elle comporte, rendre un légitime hommage à notre dynastie nationale. » La plupart des catholiques du parlement ont, en effet, assisté à la solennité officielle. La date du 16 août avait été choisie, et, ce jour-là, au milieu d’un immense concours de peuple, en présence du roi, se sont trouvés réunis le parlement, les cours de justice, l’armée, la garde civique, les représentai des provinces et des communes, les délégués d’une multitude de corporations ou de sociétés particulières. Les héros du jour étaient naturellement, avec quelques vieux blessés de septembre, les survivans du congrès national et du gouvernement provisoire de 1830. Du congrès il reste encore dix-neuf membres parmi lesquels M. Henri de Brouckère, M. d’Huart, M. Nothomb, le chanoine Andries, l’abbé de Haerne. Du gouvernement provisoire les derniers survivans sont trois octogénaires, M. Charles Rogier, M. Jolly et M. de Coppin. Tous ces vieux demeurans d’un autre âge étaient présens. C’était la Belgique tout entière se trouvant réunie, se fêtant elle-même dans sa dynastie populaire, dans sa liberté, dans sa constitution, que le souverain lui-même a appelée une admirable constitution, dans la journée déjà lointaine de son émancipation nationale, et le roi Léopold n’a fait qu’exprimer le sentiment universel lorsque, montrant les membres du gouvernement provisoire et du congrès, il a dit : « Cette fête est leur fête. Tous nous rendons hommage à cette forte génération de 1830 qui nous a faits ce que nous sommes. »
Rien certes de plus sérieusement émouvant qu’une fête de ce genre où un petit peuple regardant dans son passé, dans une histoire de cinquante ans, n’y trouve qu’une constitution invariable, une liberté toujours respectée, une dynastie nationale, un développement incessant, et pas une révolution, pas même une sédition de quelque gravité. C’est le résultat de bien des circonstances favorables sans doute ; mais c’est surtout l’œuvre d’un prince sage qui a légué son esprit à son fils et de cette alliance de 1830 où catholiques et libéraux marchaient ensemble à la conquête de l’indépendance. Ce qui a aidé à fonder la Belgique est ce qui peut le mieux servir à la faire vivre, et, à tout prendre, pour l’avenir comme pour le présent, c’est la plus vraie moralité de cette brillante commémoration du passé.
CH. DE MAZADE.
- La Démographie figurée de l’Algérie. Étude statistique des populations européennes qui habitent l’Algérie, avec douze tableaux graphiques, par M. le docteur René Ricoux. Paris, 1880 ; Masson.
Une comptabilité bien tenue est la première condition de la prospérité d’une grande maison, car elle permet d’apprécier à temps le succès de chaque entreprise et d’éviter les dépenses dont on ne peut attendre aucun profit. Or la société, selon le mot très juste de M. Bertillon, peut se comparer à un vaste chantier de travail, de production ou de commerce, dont la « démographie » est la comptabilité : les entrées et les sorties sont représentées par les naissances et les décès, les recensemens fournissent les inventaires qui constatent la situation à jour donné. Et qui ne voit que ce contrôle de la prospérité collective a une importance toute particulière lorsqu’il s’agit de colonies, c’est-à-dire de véritables expériences, tentées toujours un peu au hasard, et dont la vie humaine fournit la matière, on dirait presque l’enjeu ?
Il n’est donc pas besoin d’insister sur l’utilité que présente l’étude statistique des conditions d’existence de nos colons algériens ; mais il faut dire tout de suite que les documens sont rares et insuffisans, difficiles à consulter à cause du manque d’unité et de méthode. C’est avec ces documens défectueux, corrigés et contrôlés autant que cela pouvait se faire, que M. le docteur Bertillon entreprit, en 1864, une étude des mouvemens de la population européenne de l’Algérie. Le fait le plus frappant qui se dégageait des nombres recueillis et confrontés par le savant démographe, c’est que les Espagnols, et après eux par les Italiens, paraissaient s’acclimater en Algérie avec le plus de facilité ; l’acclimatement des Français restait encore douteux, car pendant longtemps le chiffre de nos décès dépassait celui des naissances, et les vides n’étaient comblés que par des nouveaux arrivans ou par la naturalisation des colons espagnols ou italiens. Toutefois la mortalité des Français avait visiblement diminué dans les dernières années étudiées. Il y avait là un pronostic rassurant et qui donnait tort à la lugubre boutade du général Du vivier : « Les cimetières sont les seules colonies toujours croissantes de l’Algérie. » Cette lueur d’espoir qui nous restait après les recherches de M. Bertillon, s’est peu à peu transformée en confiance robuste, grâce au zèle persévérant avec lequel M. le docteur Ricoux, Algérien de naissance et statisticien par vocation, a continué le travail si bien commencé.
M. Ricoux avait publié, en 1874, un premier essai sur l’Acclimatement des Français en Algérie, qui n’était, à vrai dire, qu’une monographie locale, fondée sur l’étude des registres de l’état-civil de Philippeville. L’exposition universelle de 1878 et l’appel que la Société d’anthropologie de Paris avait, à cette occasion, adressé à tous ses membres, engagèrent M. Ricoux à étendre le champ de ses recherches, et l’on a pu admirer, dans le pavillon des sciences anthropologiques, douze tableaux graphiques, traduisant les principaux mouvemens de la population européenne de l’Algérie depuis la conquête jusqu’en 1876, qui furent le fruit de ses efforts. Ces tableaux, réduits à de moindres proportions, sont devenus la cause première, puis le complément de l’ouvrage où M. Ricoux vient de résumer les résultats de ses études concernant la démographie de l’Algérie. Il a mis en œuvre, avec beaucoup de méthode et un louable esprit de critique, tous les documens officiels qui étaient à sa portée, en les complétant, le cas échéant, par les relevés qu’il avait faits lui-même à Philippeville ; ses conclusions sont toujours présentées avec réserve, et c’est là ce qui peut faire espérer qu’elles seront confirmées par les enquêtes futures, qui mettront à profit des matériaux plus sûrs et plus complets.
La population de l’Algérie était évaluée, en 1876, à 2,807,000 habitans (non compris l’effectif de l’armée), soit 9 par kilomètre carré. Cette densité, si elle est loin d’approcher de celle de la France (70), est cependant assez voisine de celle de la Russie, et plus forte que celle des États-Unis, qui ne comptent que, 4 habitans par kilomètre carré. Dans ce chiffre d’environ 3 millions d’habitans, l’élément européen ne figure que pour un huitième : le recensement de 1876 accuse 353,600 habitans d’origine européenne. Il est intéressant de suivre le progrès de cet élément civilisateur depuis la conquête, tel que le constatent les relevés périodiques :
Années | Population européenne |
---|---|
1833 | 7. 800 |
1845 | 95. 300 |
1856 | 169. 200 |
1866 | 235. 200 |
1876 | 353. 600 |
C’est un accroissement moyen, de 8,000 âmes par an, depuis une quarantaine d’années. Mais cette population d’origine européenne est excessivement bigarrée, et l’on s’exposerait à bien des erreurs si on voulait asseoir tous les raisonnemens sur les chiffres des totaux. Voici comment, en 1876, la population « européenne » de l’Algérie se décomposait par nationalités :
Français | 155. 700 |
Espagnols | 92. 500 |
Italiens | 25. 800 |
Maltais | 14. 200 |
Allemands | 5. 700 |
Autres nationalités | 17. 500 |
Israélites francisés | 33. 300 |
Population dite en bloc | 8. 900 |
Total | 353. 600 |
En laissant de côté les Israélites indigènes, francisés en masse par le décret de 1870, on arrive à un total d’environ 320,000 Européens, dont les Français forment à peu près la moitié[1]. cette proportion a peu varié depuis 1830, et les tableaux statistiques prouvent que l’élément français, — comme l’élément européen en général, — a toujours suivi une progression assez régulière, sauf l’arrêt momentané causé en 1849 par l’invasion du choléra, et l’accroissement plus accentué des dernières années, qui était dû d’abord à l’émigration alsacienne-lorraine, dirigée vers l’Algérie, puis aux nombreuses concessions de terres, accordées aux Français exclusivement après l’insurrection de 1871. Parmi les autres nationalités, les Espagnols ont pris depuis longtemps les devans, au point que, dans leur marche ascendante de plus en plus rapide, ils menacent d’atteindre l’élément français, qu’ils ont même déjà légèrement dépassé dans la province d’Oran, à la suite de l’immigration incessante qui se dirige vers cette province depuis les événemens de Carthagène (1873-1874). Les Italiens et les Maltais, qui affectionnent la province de Constantine, augmentent beaucoup plus lentement, et les Allemands semblent plutôt diminuer.
Dans les premières années qui ont suivi l’occupation de l’Algérie, l’accroissement de la population européenne était dû presque en entier à l’immigration ; il faut arriver en 1854 pour voir apparaître un faible excédant des naissances sur les décès. Depuis cette époque, la colonie est entrée dans cette phase de son développement où les décès ne dépassent plus les naissances, où celles-ci, au contraire, fournissent un appoint de jour en jour plus appréciable. Mais c’est ici qu’il importe de faire la part de chaque nationalité, afin de juger de la vitalité relative des diverses races qui essaient de prendre pied sur la terre africaine. Les documens qu’on possède ne permettent de faire ces distinctions que pour la période de 1853 à 1876, encore ne donnent-ils que la mortalité en bloc, tandis qu’il importerait de connaître les chiffres des décès par âges ; ils suffisent cependant pour nous faire une idée des chances de réussite sur lesquelles peuvent compter en Afrique les colons européens. La natalité des Français a oscillé, en Algérie, entre 35 et 41 par 1,000 habitans, ce qui est un beau résultat, si l’on songe qu’en France elle ne dépasse guère 26 par 1,000 ; elle a été évidemment stimulée par le changement des conditions d’existence, qui se présentaient plus faciles et plus larges. La mortalité s’élève d’ordinaire en même temps que le nombre des naissances, parce qu’il meurt toujours beaucoup d’enfans ; néanmoins la mortalité des Français, qui était au début de 46 par 1,000 habitans, a bientôt diminué et n’était plus, en 1876, que de 25, à peine supérieure à la mortalité normale en France (23). Pour les Espagnols, on constate que la natalité, d’abord exceptionnellement forte (47.5), descend peu à peu à 40, puis à 38, tandis que la mortalité oscille autour de la moyenne qui s’observe en Espagne (30) ; on dirait qu’en se fixant en Algérie, ils ne changent pas de climat. Pour les Italiens et les Maltais, l’influence du changement de résidence n’est guère plus sensible, tandis que la race germanique paraît peu propre à s’acclimater en Algérie. La mortalité des Allemands a d’abord atteint le chiffre de 55, puis elle s’est abaissée à 33, mais en restant presque toujours supérieure à la natalité.
Pour mieux faire ressortir cette influence du milieu, nous empruntons à M. Ricoux le tableau suivant, où les moyennes des années 1872-1876, pour l’Algérie, ont été mises en regard des moyennes normales des pays d’origine :
Natalité | « | Mortalité | « | |
---|---|---|---|---|
Algérie | Pays d’origine | Algérie | Pays d’origine | |
Français | 37 | 26 | 28 | 23 |
Espagnols | 40 | 38 | 30 | 30 |
Italiens | 40 | 37 | 27 | 30 |
Maltais | 40 | 33 | 27 | 24 |
Allemands | 33 | 38 | 39 | 27 |
On voit que, sauf les Allemands, toutes les races se montrent en Algérie plus fécondes que dans leur mère-patrie ; l’accroissement est surtout manifeste pour les Français, peut-être parce que la natalité de la France est une des plus faibles de l’Europe. Quant à la mortalité, elle est, pour les Italiens, moindre en Algérie qu’en Italie ; pour les Espagnols, l’écart est nul ; pour les Français et les Maltais, la mortalité est un peu plus forte que dans les pays d’origine, ce qui s’explique à la rigueur par l’élévation de la natalité[2] ; mais pour les Allemands, l’aggravation saute aux yeux, et comme elle coïncide avec une natalité diminuée, il faut bien l’attribuer à une influence pernicieuse du milieu. Somme toute, ces chiffres, si on pouvait les accepter comme l’expression de faits bien constatés, prouveraient que les races latines du midi de l’Europe, les races riveraines de la Méditerranée, sont capables de s’acclimater sur le sol africain, — qu’elles le sont d’autant plus que leur lieu d’origine est plus rapproché de la côte d’Afrique. M. Ricoux pense qu’il y a lieu d’admettre l’existence d’une « zone acclimatable, » bornée au nord par l’isothère de 20° qui coupe la France à la hauteur de l’île d’Oléron et passe au nord de Dijon et de Vesoul pour sortir à Mulhouse, puis au sud par l’isothère de 25°, qui traverse l’Algérie et se confond à peu près avec la ligne de démarcation entre le Tell et le Sahara. On aurait donc raison d’attirer en Afrique des colons originaires du midi de la France, et notamment des Basques, au lieu de les laisser s’en aller chaque année par milliers à la Plata et au Chili, où ils sont perdus pour nous. Enfin, si les populations du nord de la France paraissent moins aptes à coloniser l’Algérie, il y aurait peut-être beaucoup à espérer des procédés d’acclimatation par lesquels s’accroît la force de résistance d’une race qui cherche à s’implanter sur un sol nouveau.
Il faut en effet distinguer l’acclimatement spontané de l’acclimatation artificielle, qui est l’œuvre de l’industrie humaine et s’obtient par divers moyens. Ces moyens sont de deux sortes : les uns consistent à modifier le milieu naturel par les procédés multiples de la culture : défrichemens, plantations, barrages, canalisations, drainages, etc. ; les autres, dont l’action est plus immédiate, reviennent à fortifier l’organisme de l’individu qui doit vivre dans ce milieu nouveau, et on les trouve dans une hygiène bien conduite, dans un régime rationnel, et surtout dans le croisement avec des races reconnues plus résistantes. Or la statistique des mariages en Algérie prouve que les croisemens entre Français, Espagnols et Italiens sont très fréquens, et, tout bien pesé, il semble que cette tendance au mélange des trois races mérite d’être encouragée. M. Ricoux croit pouvoir affirmer que les jeunes Algériens issus de ces mariages internationaux supportent mieux les épreuves de la première enfance que les fils de Français, et il voit là le meilleur moyen de fortifier la résistance de notre race au climat africain. Enfin, l’Algérien apparaît à ses yeux comme une sorte de fontaine de jouvence où la natalité languissante de la France doit se retremper. On voudrait se laisser aller à cet espoir consolant ; mais il faudra, avant tout, compléter par une statistique sérieuse la démonstration des faits que les travaux de M. Ricoux nous laissent entrevoir.
Le directeur-gérant, C. BULOZ,
- ↑ La population en bloc comprend le personnel des établissemens, tels que prisons, hospices, lycées, chantiers, etc., où se trouvent réunis temporairement un certain nombre d’individus dont la nationalité n’est pas spécifiée.
- ↑ M. Vallin a d’ailleurs signalé ce fait significatif, que la mortalité de nos troupes d’Afrique, et même celle des troupes de France servant passagèrement en Afrique, est notablement inférieure à la mortalité des soldats indigènes.