Chronique de la quinzaine - 14 août 1880

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Chronique n° 1160
14 août 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1880.

Les fêtes, les galas, les ovations, les banquets, les discours et les incidens n’ont pas manqué depuis quelques jours en France ; ils n’ont manqué ni à Paris ni en province. C’est comme une suite des feux d’artifice de l’autre mois, comme un dernier bouquet avant les vacances qui vont sans doute donner à tout le monde, au gouvernement, aux importans de la politique, au pays d’abord, quelques semaines de silence et de repos. Au même instant ou à peu près, dans ces quelques jours qui viennent de s’écouler, tout s’est réuni. Les élections des conseils généraux se sont terminées par une victoire réitérée de scrutin pour le nouveau régime, par des avantages évidens et croissans que les commentateurs officiels ou officieux se hâtent d’interpréter et d’exalter. M. le ministre de l’instruction publique, tout fier de ses réformes universitaires, n’a pas laissé échapper l’occasion de célébrer une fois de plus ses propres mérites en distribuant des couronnes selon l’usage traditionnel à la jeunesse des lycées rassemblée pour une heure dans la vieille Sorbonne, déjà impatiente de se disperser. Le chef de l’état, M. le président Grévy, a fait avec tout l’éclat officiel son voyage à la mer ; il est allé à Cherbourg accompagné de M. le président du sénat, de M. le président de la chambre des députés, d’un certain nombre de ministres, de personnages plus ou moins publics, et, après avoir vu l’armée de terre réunie autour de lui il y a un mois à Paris, il a rendu visite à la marine au milieu du concours empressé des populations normandes ; il a continué et couronné aux bords de la Manche la cérémonie du 14 juillet. La république a ses succès, ses fêtes, ses voyages et ses bulletins. Tous ces faits d’hier ont déjà leur histoire, comme ils ont aussi, à n’en pas douter, leur signification et leur moralité. Ils sont, si l’on nous passe le terme, l’illustration prolongée et variée d’une situation dont ils révèlent les caractères, les ressources en même temps que les dissonances, les bizarreries et les faiblesses.

Assurément ces élections des conseils généraux qui viennent de s’accomplir sans agitation et sans trouble aux premières heures d’août, qui n’ont été complétées par un scrutin définitif que dimanche dernier, ces élections ont leur place dans nos affaires du jour. Elles sont jusqu’à un certain point un événement et dans tous les cas un succès marqué, incontestable et incontesté pour la cause républicaine. Ce n’était point, il est vrai, une élection générale, ce n’était qu’un renouvellement partiel. Ce renouvellement, cependant, il était assez considérable pour avoir une signification sérieuse ; il s’étendait à près de quinze cents cantons, et dans ce nombre s’il y a des républicains, même des républicains de quelque notoriété, qui ont été vaincus, il y a beaucoup plus de conservateurs qui ont été évincés, particulièrement dans des contrées comme la Charente-Inférieure, la Corse, où l’impérialisme avait gardé jusqu’ici tous les avantages. Tout bien compté, les républicains ont gagné prés de trois cents sièges dans les conseils généraux renouvelés. Voilà le fait simple et clair, dont le premier résultat est le déplacement de la majorité dans un assez grand nombre de départemens. Tel qu’il est, ce scrutin, il a donc, son importance, même Une importance politique, et parce qu’il affecte dans leur composition des assemblées qui prennent une part directe, décisive à l’élection du sénat, et parce qu’il est le symptôme d’un certain état de l’opinion, d’un courant qui se dessine de plus en plus. Qu’on se plaise à scruter, à interpréter d’une manière plus ou moins spécieuse la nature et les causes de ce mouvement, qu’on recherche avec plus ou moins de subtilité dans quelle » mesure des circonstances précises, les actes les plus récens de la politique, les pressions officielles ont pu déterminer ou modifier le voter on risque sans doute de prendre des imaginations et des fictions pour des réalités. Le dernier scrutin, selon toute vraisemblance, s’explique beaucoup mieux dans certaines contrées par des raisons locales ou personnelles, et dans la plupart des cas par une cause, générale sur laquelle vaincus et vainqueurs sont également intéressés à ne pas se méprendre.

Sait-on ce que signifient surtout ces élections, ce qu’elles prouvent une fois de plus ? Elles prouvent que le pays en général, sauf des circonstances criantes qui le révoltent, est volontiers pour ce qui existe, pour le gouvernement établi, et par une suite naturelle pour ceux qui se présentent à lui sous le drapeau de ce gouvernement devenu la légalité reconnue. Les conservateurs cherchent bien loin les causes de leurs mésaventures qui sont aussi réelles que nombreuses, qui tendent à se multiplier dans les élections. Le secret de leurs échecs et de leurs déceptions, c’est qu’ils n’ont pas su accepter à propos ce qu’ils ne pouvaient pas éviter ; c’est que depuis des années ils se sont laissé placer dans des conditions fausses, assez mal définies, où ils semblent toujours mettre en doute, menacer ce qui existe, et où ils n’ont pourtant rien à offrir sérieusement, parce qu’ils auraient trop à offrir, parce qu’ils représentent trop de causes diverses. Ils ont la considération, la position sociale, le talent, les traditions ; ils ont bien souvent raison, ils ont été surtout fondés dans ces derniers mois en combattant le gouvernement dans ses complaisances pour le radicalisme, dans ses expédiens de désorganisation, dans ses procédés violens ou équivoques contre toutes les garanties libérales. Ils ont la victoire de la raison, souvent de l’éloquence, et cependant, cela est bien clair, leur influence n’est pas pour le moment proportionnée à leur position, à leurs talens, à la légitimité de leurs revendications. Au jour du vote, ils perdent du terrain parce que le pays ne voit pas distinctement où il serait conduit par eux, quel lendemain lui préparerait une majorité conservatrice trop visiblement incohérente. Il ne voit rien — ou plutôt il démêle vaguement des luttes inévitables, le conflit des prétentions, la collision des régimes et des drapeaux ; il s’arrête devant cet inconnu ! Les conservateurs sont les victimes d’une situation où ils n’ont pas su prendre assez résolument leur parti ; ils en subissent les conséquences au scrutin, et les républicains de leur côté, les républicains exclusifs ne se tromperaient pas moins que les conservateurs s’ils s’exagéraient la portée de leur victoire d’hier, surtout s’ils y voyaient le signe d’une adhésion croissante de la France à une politique de radicalisme et d’aventure, à des violences de parti. Il est certain qu’on tirerait d’étranges conséquences des manifestations du pays et qu’on s’exposerait à de rapides, à de terribles mécomptes, si on imitait le conseil d’arrondissement de Marseille demandant, dès sa première réunion la révision, de la constitution, la disparition du sénat, la suppression de l’inamovibilité de la magistrature, etc. Voilà bien des choses auxquelles les électeurs des conseils généraux et des conseils d’arrondissement n’ont sûrement pas songé.

La vérité est que, dans ces élections dernières, qu’il faut voir comme elles sont, il ne s’est point agi de dicter des programmes, de sanctionner des actes de persécution contre des croyances religieuses, de pousser le gouvernement dans une voie où il ne trouverait, où il n’a déjà trouvé que des périls. La France a cru tout simplement se prononcer contre tout ce qui ressemblerait à des révolutions ou à des agitations nouvelles. Le pays n’a voté ni pour un parti, ni pour un système, ni pour un ministère. Il a voté pour la république parce que la république est le régime régulièrement constitué de la France, parce qu’elle ne pourrait disparaître que par des convulsions redoutables ; il a voté pour l’ordre légal et pour la paix, rien de plus, rien de moins. Il a témoigné une fois de plus, si l’on veut, qu’il acceptait un régime auquel il ne demande, pour prix de son adhésion, que la protection de ses intérêts, la sécurité dans sa vie nationale. C’est le sens politique de ces élections, le sens simple et vrai dégagé des interprétations abusives, des exagérations des uns, des récriminations des autres. Le besoin de croire à la durée, de s’en donner à soi-même l’assurance ou l’illusion, c’est le secret du dernier scrutin, et quand on y regarde de près, la réception qui vient d’être faite à M. le président de la république dans son voyage à Cherbourg au lendemain du vote, cette réception, dans ce qu’elle a de meilleur et de plus saisissable, n’a point, à tout prendre, d’autre signification.

À vrai dire, ce voyage aux côtes de la Manche ne paraît pas avoir été facile à décider, à organiser et à conduire jusqu’au bout. Il a été précédé, traversé ou entremêlé d’incidens curieux et caractéristiques. Ce n’est point, à ce qu’il semble, M. le président Grévy, qui devait d’abord aller à Cherbourg. Les historiographes ont du moins annoncé que M. Jules Grévy devait rester à l’Elysée. M. le président de la chambre des députés avait reçu des représentans de la ville de la Manche une invitation qu’il avait acceptée avec un certain apparat. Tout était concerté lorsqu’on s’est probablement aperçu que cette visite retentissante de M. Gambetta, dans un de nos principaux ports ne laisserait pas de paraître un peu extraordinaire et pourrait soulever quelques difficultés. M. le ministre de la marine, de son côté, n’a pas manqué sans doute de faire observer que la présence du chef de l’état lui-même serait un témoignage d’estime et d’intérêt dû à nos marins. M. le président de la république s’est laissé facilement ramener à l’idée d’aller en personne à Cherbourg, et pour que ce voyage fût complet, pour qu’il eût tout son éclat, il a été décidé que le chef de l’état serait accompagné de M. le président du sénat aussi bien que de M. le président de la chambre des députés. Ce n’est pas tout, il y avait une bien autre complication. En ce moment même, entre la municipalité de Cherbourg appuyée par la députation et le préfet maritime la guerre était allumée ; elle s’était récemment aggravée à l’occasion de la distribution des drapeaux. M. l’amiral Ribourt, chargé de présider à cette cérémonie, a eu la simplicité de croire que lui, première autorité dans un grand port militaire, il n’avait pas à aller rendre des hommages particuliers à M. le maire de Cherbourg, à M. le député, à un certain nombre de personnages municipaux. De là un violent conflit où M. l’amiral Ribourt a eu jusqu’au bout la tenue d’un homme aussi ferme que taciturne devant tous les déchaînemens. Frapper l’amiral qui n’avait manqué à aucun devoir, à aucune règle, qui n’avait d’autre tort que de ne pas rechercher la faveur des importans du jour, on ne le pouvait pas décemment, et M. le ministre de la marine ne paraissait pas disposé à s’y prêter. Refuser toute espèce de satisfaction à la municipalité chargée de faire les honneurs de la ville, c’était peut-être entreprendre un voyage officiel dans des conditions singulièrement hasardeuses. Il a fallu passer à travers tous ces défilés : on y a réussi tant bien que mal. M. Gambetta, dit-on, n’aurait pas été le dernier à employer sa diplomatie auprès de ses amis de Cherbourg. M. le président Grévy a fait des complimens à « l’excellente municipalité, » et il a montré pour la forme quelque réserve avec l’amiral Ribourt, qui s’est tenu à sa place sans ostentation et sans affectation. Au bout du compte, les difficultés ont été plus ou moins éludées pour le moment, les apparences ont été plus, ou moins sauvées, et le voyage a pu s’accomplir : il s’est accompli avec tout le succès désirable, au milieu des réjouissances, des acclamations et des ovations, — non toutefois sans être accompagné de quelques scènes étranges et sans perdre par instans un peu de son caractère sérieux.

Tout s’est passé en définitive aussi bien que possible, avec ce mélange d’apparat officiel et de liberté familière, de confusion un peu bruyante qui caractérise les fêtes d’aujourd’hui. Lancement d’un navire, visites à l’escadre et à l’arsenal, distributions de récompenses, banquets, échanges de félicitations et de toasts, effusions populaires, illuminations, le programme a été complet. Rien n’a manqué, pas même cet éternel défilé de jeunes filles reparaissant maintenant en toute circonstance avec les trois couleurs dans leur toilette. C’est peut-être patriote et républicain à la mode du conseil municipal de Paris ; mais c’est assez ridicule, et franchement on ne voit pas bien en quoi le salut et l’honneur des institutions sont intéressés à ce que d’aimables enfans soient promenées en tenue tricolore, braillant sans y rien comprendre les refrains les plus osés de la Marseillaise sur le passage des pouvoirs publics ! M. le président Grévy n’avait probablement pas demandé que cet article fût inscrit dans le programme. Au milieu des épisodes et des diversions, de ces deux jours de fêtes, d’ailleurs, M. Grévy, c’est une justice à lui cendre, a fait son devoir de chef de l’état avec une gravité simple. Il a parlé quand il l’a fallu, il a parlé avec brièveté, avec mesure, et, représentant de la France, il a su mettre un accent juste et éloquent dans son toast à la marine française. M. le président du sénat, lui aussi, sans se prodiguer, a trouvé l’occasion de placer quelques mots sensés et bien tournés.

Quant à M. le président de la chambre des députés, il n’était visiblement pas allé à Cherbourg pour se reposer, et il s’est peut-être un peu trop souvenu qu’il devait d’abord être le seul héros du voyage. Il s’est remué de façon à paraître éclipser tout le monde, même M. le président de la république, qu’il s’est empressé de couvrir de ses hommages. M. Gambetta était partout, à l’arsenal, aux forts, sur la flotte, au banquet, au cercle du commerce, dans la rue, où il a harangué la foule du haut des voitures. Le matin, il expliquait comment si on eût écouté Vauban, le fort de Cherbourg aurait été placé dans la vallée de Quincampoix, et comment le génie maritime s’y était opposé ; le soir, il renouait connaissance avec ses amis les commis-voyageurs, qu’il a plus que jamais appelés ses collaborateurs, qu’il destine toujours à être les missionnaires de la république. M. Gambetta s’est montré un homme plein de ressource dans le soin de sa popularité, caressant d’une main hardie ceux qu’il veut conduire ou soumettre, déclinant l’admiration qu’on lui offre et se contentant de l’affection, c’est-à-dire du dévoûment, habile à lancer des paroles qui mettent les imaginations en éveil en leur ouvrant des perspectives indéfinies. Il a tenu à expliquer, presque à excuser son culte, sa passion pour l’armée, pour tout ce qui peut aider à la reconstitution des forces militaires de la France. Il n’avait pas à s’excuser d’une préoccupation qu’on ne lui reproche pas, et s’il veut que ce culte soit intelligent et efficace, digne de la France, il n’a qu’à s’inspirer du sentiment que M. le ministre de la marine exprimait en recevant M. le président de la république à bord du Colbert, en lui souhaitant la bienvenue par ces viriles et significatives paroles : « Vous voyez ici des hommes qui, étrangers à toutes les querelles des partis, sourds aux trop nombreuses excitations des passions politiques, n’ont qu’une pensée, un désir, un but suprême, la défense du pavillon de la France républicaine qui, dans sa majestueuse simplicité, flotte sur la poupe de nos vaisseaux. » C’est là le moyen de refaire réellement une armée, une marine après les désastres, et si on était revenu de Cherbourg avec cette pensée sérieuse au milieu de tant d’autres impressions de plaisir ou d’orgueil, le voyage n’aurait pas été infructueux, tout ne se serait pas évaporé en discours et en complimens.

Le malheur est qu’en toute chose, dans les voyages officiels comme dans les élections, on ne voit que ce qui flatte, on n’écoute que l’écho des acclamations, on n’a de regards et d’attention que pour les signes favorables, pour tout ce qui ressemble à une approbation ou à un encouragement, et si l’on parle encore des « difficultés, » après les combats « qui sont finis, » c’est avec l’imperturbable assurance de gens qui se croient désormais éternels. « Tenir ferme le gouvernail et barrer droit, » ce n’est pas plus difficile que cela, à ce qu’il paraît. « Rassurez-vous, s’écriait M. Gambetta devant une réunion prompte à Je croire sur parole, ne craignez rien, l’œuvre que nous avons fondée est indestructible. » Quelques jours auparavant, dans une des allocutions, d’ailleurs parfaitement modérées, qu’il a semées sur son passage, M. le président Grévy disait à M. le maire de Caen : « La république est jugée tous les jours davantage par ses effets, et elle rallie, pour les conserver solidement, les adhésions des hommes sensés, des esprits sages et pratiques ; c’est le fait qui ressort clairement des dernières élections, qui en détermine le caractère si rassurant pour le présent, plus encourageant encore pour l’avenir dont la plus sûre garantie est la persévérance dans la politique de sagesse qui a été constamment la nôtre. » C’est là précisément la question, le commencement de l’illusion et de la confusion. M. le président de la république, on nous permettra de le dire, prend ici ses désirs et ses intentions pour des réalités. La question est de savoir si c’est la « sagesse » du gouvernement qui a créé cette situation tranquille et facile due à une multitude de causes, surtout à un irrésistible besoin de paix intérieure et extérieure, — si la politique régnante n’est pas au contraire de nature à mettre en péril ce mouvement d’adhésion dont parle M. le président Grévy.

Eh ! sans doute, pour le moment la situation est aisée et peut prêter à l’illusion. La république, comme on le dit, « fait des progrès, » en ce sens qu’elle n’est pas sérieusement contestée, qu’elle est acceptée par le pays. Elle n’a point à redouter ses adversaires, qui seraient fort embarrassés pour la remplacer. Elle n’est menacée d’aucun côté, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Elle n’a rien à craindre que d’elle-même, ou plutôt de ceux qui la compromettent par une politique de parti, qui triomphent ou se rassurent parce qu’ils ne voient pas éclater immédiatement les conséquences des fautes qu’ils accumulent, et qui croiraient pouvoir impunément épuiser le crédit de confiance ouvert par le pays. C’est là justement le point vif et délicat de la situation.

Le danger, quelles que soient les apparences du moment, vient de ceux qui, par passion ou par faiblesse, prétendent faire de la république un gouvernement de parti, qui, sous prétexte d’un intérêt républicain, d’un idéal républicain, soulèvent toutes les questions, inquiètent des classes entières, et qui, au lieu de rallier ces « esprits sages » dont parlait l’autre jour M. Grévy, ne réussissent qu’à les aliéner. Le danger est dans cet esprit d’exclusion qui se manifeste par de véritables manies d’épuration et dans cet esprit d’infatuation qui se déploie parfois avec une sorte de candeur. Les plus vrais ennemis de la république, ce sont les satisfaits qui se multiplient singulièrement aujourd’hui, qui se complaisent dans leur règne ou dans le règne de leurs amis, et qui à tout avertissement, à toute objection ont une réponse invariable. « Quoi donc ! sont-ils toujours prêts à dire, est-ce que tout ne marche pas merveilleusement ? L’ordre et la paix règnent partout comme ils n’ont jamais régné ! les populations sont au travail sans trouble et sans crainte du lendemain. La rentrée des impôts dépasse toutes les prévisions. De l’argent, on en dépense de tous côtés, pour tout, sans trop compter, et on a pu réaliser encore des dégrèvemens. La prospérité publique ne cesse de s’accroître au sein d’une sécurité garantie. Est-ce que le pays, par les sympathies dont il a entouré M. le président de la république, par les élections dernières, ne vient pas de prouver qu’il sont les bienfaits du régime sous lequel il vit, qu’il accepte la politique que suit le gouvernement ? est-ce que ce n’est pas la sanction la plus décisive de tout ce qui s’est fait depuis quelque temps, et de l’amnistie et des décrets du 29 mars et des réformes de l’enseignement à tous les degrés ? Que faut-il de plus ? » — Soit ; il n’y a qu’une chose à dire, c’est que tous les régimes ont eu leurs amis de ce genre, qu’ils appelaient même les amis du premier degré. Tous les régimes ont eu invariablement de ces satisfaits qui trouvaient que jamais la prospérité n’avait été plus grande, qu’il n’y avait jamais eu un gouvernement conduisant avec plus d’éclat et de succès les destinées du pays. Les satisfaits d’autrefois parlaient ainsi jusqu’à la veille de la chute, et par une ressemblance de plus avec les nouveaux satisfaits de la république, déjà de leur temps ils taxaient de pessimisme et d’humeur morose les esprits clairvoyans qui leur signalaient les dangers de leurs infatuations, qui leur rappelaient que les fautes accumulées s’expient, qui ne se payaient pas enfin de vanités, de déclamations et d’apparences.

S’il est un homme satisfait de lui-même, s’il y a un exemple vivant de cette infatuation qui est à la mode aujourd’hui, c’est bien certes M. le ministre de l’instruction publique, avec ses ambitions rénovatrices et agitatrices. M. le ministre de l’instruction publique peut se flatter de n’être point étranger aux embarras du gouvernement qu’il sert. Avec M. le ministre de la guerre il est probablement un des membres du cabinet qui auront préparé à la république les plus dures épreuves et qui laisseront après eux le plus de confusions et de désordres à réparer. C’est à l’initiative de M. Jules Ferry qu’est dû l’article 7, et les mésaventures de l’article 7 ont conduit le gouvernement dans cette voie d’arbitraire où il rencontre, où il rencontrera à chaque pas des difficultés nouvelles. M. le ministre de l’instruction publique a été personnellement sauvé des conséquences de l’article 7 par le vote du sénat d’abord, puis par les décrets du 29 mars, qui ont fait passer le fardeau sur M. le ministre de l’intérieur et sur M. le garde des sceaux. Voilà maintenant d’ici à peu le 31 août, date où les établissement d’instruction dirigés par les jésuites et même par d’autres communautés religieuses non autorisées devront être fermés. Il reste à savoir comment on va s’y prendre pour frapper d’interdit des maisons qui dès ce moment annoncent qu’elles se rouvriront au mois d’octobre, qui seront censées n’être plus dirigées par les jésuites ou par les dominicains, mais qui resteront visiblement sous les mêmes influences. Si on n’y réussit pas, si on est obligé de s’arrêter devant des sociétés civiles légalement constituées, devant de nouveaux directeurs religieux ou laïques armés d’incontestables droits, qu’aura-t-on fait ? On se sera donné le désavantage de tirer de l’arsenal de l’empire et de l’ancienne monarchie une législation surannée, d’avoir l’air de ruser avec la liberté de l’enseignement, avec la liberté des croyances, sans profit, sans atteindre sérieusement le but qu’on s’était proposé. Si on veut aller plus loin, où sera-t-on conduit ? M. le ministre de l’instruction publique, quant à lui, est pour le moment un peu détourné de cette campagne, qu’il a pourtant inaugurée, qu’il a étourdiment engagée. Il semble être tout entier à son rôle de régénérateur de l’enseignement de l’état, et c’est à ce titre, c’est comme grand maître de l’université de France qu’il a prononcé l’autre jour en pleine Sorbonne un discours dont le premier mot a été l’oraison funèbre du discours latin. M. Jules Ferry a commencé ses réformes par la suppression du discours latin, de même que son collègue, M. le ministre de la guerre, a donné un mémorable gage de son esprit réformateur par la suppression des tambours dans l’armée. Chacun fait ce qu’il peut !

Ce qu’il y a de curieux, de frappant et même de redoutable dans ce dernier discours de la Sorbonne, c’est justement cette infatuation, cette imperturbable assurance d’un ministre mettant sa légèreté agitatrice sous le pavillon républicain, remuant sans maturité les questions les plus délicates, traçant des programmes confus de nouveautés douteuses, traitant avec dédain tout ce qui a été fait avant lui et disant gravement : « Nous rentrons dans le bon sens… L’université de France comptera l’année qui s’achève parmi les plus mémorables, les plus fécondes de son histoire… Une restauration nécessaire s’est accomplie… L’université n’était hier encore qu’une bureaucratie ; depuis la loi qui a reconstitué le conseil supérieur, elle forme un corps vivant, organisé, etc. » Il faut, disons le mot, une singulière jactance pour parler ainsi quand on a l’honneur de passer comme une apparition fugitive à la tête d’un corps qui a eu pour chefs Royer-Collard, Guizot, Cousin, Villemain. Qu’il y eût des réformes utiles, nécessaires à réaliser et que M. le ministre de l’instruction publique s’y adonnât avec une application sérieuse et réfléchie, rien de mieux ; il n’y aurait qu’à soutenir dans cette œuvre une bonne volonté intelligente, fût-elle un peu hardie. Les sympathies ne manqueraient pas ; mais ces vieilles méthodes dont M. Jules Ferry parle si légèrement, qu’il rejette dans le passé, qu’il bouleverse en prétendant les transformer, est-ce qu’elles ont été si stériles ? Est-ce qu’elles n’ont pas produit les vigoureuses et puissantes générations qui ont rempli une partie de ce siècle ? Elles n’étaient donc pas si infécondes, elles étaient éprouvées, et celles de M. Jules Ferry ne le sont pas encore. Qu’on supprime l’exercice du discours latin, si l’on veut ; soit ! Seulement il est bien clair que ce n’est là qu’un symptôme, que cette suppression est le commencement d’une diminution des études classiques. M. Jules Ferry, avec autant de bon goût que de compétence, a beau s’évertuer à prouver que jusqu’ici on vivait dix ans à côté de l’antiquité sans la connaître, que c’était la faute des anciennes méthodes, que maintenant « on pourra pénétrer dans ces régions inconnues dont on s’obstinait à faire le tour. » Il prouve lui-même qu’il se fait une singulière idée de la manière d’apprendre le latin, lorsqu’il dit qu’on l’apprendra désormais pour le lire, non pour l’écrire. M. le ministre de l’instruction publique, dans tous ses projets, dans toutes ses démonstrations, semble oublier que l’enseignement ne consiste pas seulement à remplir la tête d’un enfant de notions multiples et confuses sur toutes choses, qu’il consiste surtout à former une nature intellectuelle, un esprit capable de penser et de savoir. C’est à cela que servaient merveilleusement ces études classiques qui ont reçu le beau nom d’humanités ! M. Jules Ferry croit avoir tout dit en mettant ses réformes sous le drapeau républicain. Il est malheureusement à craindre que ces réformes ne servent ni la république, ni l’enseignement, ni surtout la France.

Les affaires d’Orient, qu’on peut tout aussi bien appeler les affaires de l’Occident, marchent lentement, et on ne peut pas ajouter sûrement. Elles s’arrêtent, elles se replient, elles se compliquent en chemin, elles se détournent et, pour le moment, elles ne semblent pas près de toucher le but qu’on s’est proposé d’atteindre en essayant d’établir une paix telle quelle par la solution diplomatique des diverses questions de territoire ou de réorganisation que le congrès de Berlin a laissées en suspens. La dernière conférence qui s’est récemment réunie à Berlin pour reprendre et pousser jusqu’au bout l’œuvre du congrès a eu sans doute un avantage, un succès d’un moment. Elle a remis en présence les cabinets qui ont concouru à la paix de l’Orient et elle a constaté l’entente des gouvernemens. Elle a réuni les signatures de toutes les puissances au bas d’une note collective par laquelle la Porte ottomane a été sommée de s’exécuter en donnant au Montenegro ce qu’on lui a promis, aux Grecs des frontières nouvelles, aux populations de l’empire des réformes plus faciles à imaginer ou à promettre qu’à réaliser. La diplomatie a fait la démarche qu’elle avait concertée et elle s’efforce de rester sur son terrain : jusque là, c’est fort bien.

Malheureusement, s’il y a entre les puissances de l’Europe assez d’intérêts communs pour qu’un accord soit possible dans certaines conditions, pour un bien de paix et de civilisation, il y a aussi entre elles assez d’intérêts divergens pour que cet accord soit toujours fragile et risque d’être peu efficace. Les difficultés sont d’autant plus grandes que les alliances se déplacent et les questions se compliquent à chaque instant. La Russie, quant à elle, a son but invariable, elle ne change pas. Depuis qu’elle est rentrée victorieuse en Orient, elle n’a d’autre pensée et d’autre objet que de reprendre ses traditions de prépondérance, d’étendre et d’assurer son influence sur le Danube et sur les Balkans, dans la Bulgarie qu’elle a créée, dans la Roumélie plus qu’à demi détachée de l’empire turc. Elle met visiblement toute son habileté à revenir par tous les moyens, directement ou indirectement, au traité de San-Stefano qu’elle avait conquis à la pointe de l’épée et dans tous les accords qu’on lui propose, auxquels elle s’empresse de se prêter, elle n’accepte, cela est bien clair, que ce qui est plus ou moins conforme à ses vues, ce qui sert ses intérêts. L’Angleterre, elle aussi, a bien en Orient ses ambitions d’influence, ses intérêts, ses vues traditionnelles dont lord Beaconsfield avait la prétention de s’inspirer dans sa diplomatie remuante et hardie. La question est de savoir dans quelle mesure la politique anglaise a été modifiée par l’avènement du ministère libéral, jusqu’où elle veut aller dans ses interventions diplomatiques, vers quelles alliances elle incline. Il est certain que, par une anomalie assez imprévue, les idées que M. Gladstone a exprimées plus d’une fois depuis quelques années au sujet de l’Orient n’ont rien d’absolument incompatible avec les combinaisons de San Stefano, ce qui tendrait à faire du cabinet de Londres un allié éventuel, tout au moins possible, du cabinet de Saint-Pétersbourg. Entre la Russie et l’Angleterre, l’Autriche et l’Allemagne prennent visiblement une position de plus en plus distincte. Elles ont lié partie, et le rapprochement qui s’est fait entre elles ne peut que s’accentuer, se resserrer en face d’une question qui ne laisse pas d’avoir son importance dans les affaires d’Orient, qui est de nature à mettre aux prises toutes les influences : c’est le règlement de la navigation du Danube.

Ce n’est point sans doute une question nouvelle ; elle avait été réglée autrefois après la guerre de Crimée, après le traité de Paris, qui, en dépossédant la Russie de quelques territoires, l’avait éloignée des rives du fleuve. Une des conséquences de la dernière guerre, des modifications territoriales qui ont été accomplies, du retour de la Russie sur le bas Danube, a été de remettre en doute tout ce qui avait été fait, de nécessiter de nouveaux arrangemens, de provoquer la nomination de nouvelles commissions internationales pour reprendre la question. La Russie, rentrée en possession de territoires qu’elle avait perdus autrefois, redevenue riveraine du fleuve, s’efforce nécessairement de ressaisir son influence sur la navigation, de faire adopter un régime, des règlemens où elle trouverait ses intérêts, et elle paraît en cela être secondée par l’Angleterre. L’Autriche, de son côté, tient à garder une certaine primauté dans une partie du fleuve, et elle y attache d’autant plus d’importance qu’elle est maintenant plus engagée en Orient par l’occupation de l’Herzégovine et de la Bosnie. L’Autriche est appuyée par l’Allemagne. Les deux puissances sont d’accord pour voir dans cette question du Danube une affaire d’intérêt commun. Elles semblent décidées à marcher’ensemble, et l’entrevue toute récente de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur d’Autriche à Ischl est certainement une preuve de l’intimité croissante des deux gouvernemens, de l’alliance des deux politiques. L’entrevue de l’empereur François-Joseph et de l’empereur Guillaume a même pris une signification de plus par la présence du prince de Serbie et du prince de Roumanie, l’un et l’autre riverains du Danube. Cette affaire de la navigation a eu nécessairement un rôle dans les conversations des souverains momentanément réunis, et il n’est point douteux que la question du Danube n’ait à son tour son influence sur les suites de l’action collective engagée à Constantinople.

On continuera certainement à agir auprès de la Porte pour se rapprocher de plus en plus de l’exécution du traité de Berlin. La Porte s’exécutera en partie, elle commence déjà à s’exécuter au sujet du Monténégro, et cela dispensera d’entrer dans la voie des coercitions, de recourir à des démonstrations toujours périlleuses. L’Europe ne regrettera pas peut-être d’avoir une occasion de réfléchir et de s’arrêter, pour plusieurs raisons : d’abord parce que, pour aller plus loin, on cesserait vraisemblablement de s’entendre, et ensuite parce qu’où ne sait pas bien jusqu’où s’étendraient, comment finiraient les conflits que pourrait allumer l’apparition d’une force européenne sur les côtes de la Turquie.

ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

Diamans et pierres précieuses. Bijoux, joyaux et orfèvreries, par MM. Ed. Jannettaz, E. Fontenay, Em. Vanderheym et A. Coutance. Ouvrage orné de 350 vignettes. Paris 1880 ; Rothschild.

Depuis le célèbre traité d’Haüy, qui date de 1817, il n’avait pas paru de monographie vraiment complète des pierres précieuses. Or ce traité, dont M. Babinet a pu dire ici même « qu’il n’y avait guère d’ouvrage contenant si peu d’erreurs, » n’était cependant plus au niveau des progrès de la science, et c’est là ce qui justifie la publication du livre que nous avons sous les yeux et qui a été élaboré en commun par une réunion d’hommes également compétens dans leurs spécialités. M. Jannettaz, maître de conférences à la Sorbonne, a rédigé les chapitres concernant les formes cristallines, les propriétés physiques et chimiques des gemmes, les gisemens, les procédés de reproduction ; M. Vanderheym, président de la chambre syndicale des diamans et des pierres précieuses, s’est chargé des questions techniques : mise en œuvre, estimation des pierres, conditions du commerce ; M. Fontenay a fait l’histoire de l’art du bijoutier ; M. Coutance a fourni les pages consacrées au corail et aux perles fines. De cette collaboration il est résulté un ouvrage qui, à première vue, inspire confiance et qui se lit facilement parce que ceux qui l’ont composé ne nous parlent que de ce qu’ils connaissent bien.

« L’usage du diamant, nous dit-on, se vulgarise d’une façon surprenante : il s’en vend pour plus de 100 millions par an. » De pareils chiffres sont faits pour donner une idée de l’importance toujours croissante du commerce des pierres précieuses et aussi de la richesse des gisemens. De temps à autre d’ailleurs, quand les mines en possession d’alimenter le marché commencent à ne plus suffire aux demandes de plus en plus pressantes de la joaillerie, malgré le secours efficace que lui a toujours prêté l’imitation, la découverte de nouveaux gisemens vient rétablir l’équilibre et remettre à flot le commerce languissant. On commence par accueillir avec défiance et par déprécier les nouveaux venus ; mais la résistance du préjugé n’est pas longue, et tout le monde profite des conditions nouvelles créées par la concurrence des fournisseurs. Quand la découverte des mines du Brésil, en 1725, menaça de déposséder l’Inde d’un antique privilège, — la quantité de diamans jetés dans le commerce par le Brésil atteignit 144,000 carats dans les vingt premières années, — on en contesta tout d’abord l’existence : les vingt premières années, — on en contesta tout d’abord l’existence : David Jeffries, dans son Treatise on Diamonds, se donne beaucoup de peine pour démontrer que les prétendus diamans du Brésil viennent en réalité de l’Inde. C’était plutôt le contraire qui était vrai : des marchands portugais, profitant de la sottise du public, achetaient à bon marché les diamans brésiliens et les faisaient passer dans l’Inde, où les anciens prix se maintenaient. Depuis cette découverte mémorable, il s’est passé près d’un siècle et demi sans qu’on ait signalé de nouveaux gisemens de quelque importance, car les trouvailles isolées faites dans les lavages aurifères de l’Oural n’ont donné lieu à aucune exploitation suivie, Mais, en 1867, la découverte des mines du cap de Bonne-Espérance est venue de nouveau changer les conditions du marché. Les premières pierres qui furent apportées en Europe étaient jaunes et assez impures ; on s’empressa de déclarer que les diamans du Cap étaient sans valeur. Tout diamant jaune de mauvaise qualité, venant du Brésil ou des Indes, était immédiatement réputé « diamant du Cap. » La commerce est déjà revenu de cette erreur. « Nous pouvons affirmer, disent les auteurs du nouveau Manuel, que parmi les diamans du sud de l’Afrique il y en a de qualité inférieure sans doute, mais qu’il y en a aussi dans les mêmes proportions d’excellente qualité, »

Les lecteurs de la Revue se rappellent sans doute les renseignement curieux qu’a donnés ici même sur les mines de diamans du Cap un voyageur qui les avait vues de près[1]. Il nous suffira d’ajouter quelques détails plus récens. L’exploitation de ces mines, qui se faisait d’abord par des moyens primitifs et dans un désordre fiévreux, s’est peu à peu régularisée en se centralisant entre les mains de sociétés formées à cet effet. Les sociétés diverses commencent aujourd’hui à se fusionner, et avant peu la compagnie française des diamans du Cap, qui s’est constituée sous la direction de M. Jules Porges, aura le monopole de cette immense exploitation. Pour le moment, cette société a déjà groupé autour d’elle un bon tiers des meilleurs claims, et elle fixera en France un commerce qui se chiffre par 50 millions par an. L’extraction se fait maintenant de la manière suivante : la terre est retirée à l’aide de seaux dont le contenu, après avoir été trempé, est vidé sur une série de cribles superposés dont le plus fin est en dessous ; l’eau jetée sur le premier passe dans tous les autres, et c’est dans le dernier qu’on aperçoit le diamant. Après ce premier lavage, la terre est versée dans de grands réceptacles remplis d’eau, et on l’agite jusqu’à ce que le diamant se trouve complètement dégagé.

Lorsqu’on songe au prix si élevé de ces menus fragmens de matière vile que les forces naturelles ont jadis façonnés en diamans, en rubis, en saphirs ou en émeraudes, on ne peut s’empêcher de se demander ce qui arrivera le jour où la chimie, qui a déjà accompli tant de merveilles, surprendra le secret de leur formation et créera de toutes pièces des pierres, aussi belles, aussi parfaites que celles que la terre recèle encore dans son sein. C’est que ces gemmes qui nous semblent toutes formées de lumière ne sont pas d’une autre pâte que les cailloux du chemin. Le diamant, c’est un peu de charbon ; les autres pierres précieuses sont essentiellement composées d’alumine et de silice. Il ne s’agit que de faire cristalliser ces matières dans des conditions dont on commence à soupçonner la nature. Et les tentatives, du reste, n’ont pas manqué : quelques-unes ont été couronnées d’un succès qui fait prévoir, dans un avenir prochain, des succès plus importans, De tous ces essais de reproduction, ceux qui avaient, pour objet le diamant ont, été jusqu’ici les moins heureux.

On sait que le physicien Despretz avait eu l’idée assurément fort ingénieuse d’entretenir pendant un mois, dans l’air raréfié, la lumière d’un arc voltaïque jaillissant entre un pôle de charbon et un pôle de platine, qui se couvrait peu à peu d’une couche noirâtre formée de parcelles de carbone. C’est dans cet enduit qu’on a trouvé des cristaux microscopiques qui paraissaient offrir les caractères physiques du diamant. Les résultats ont été plus palpables et moins problématiques pour les pierres de couleur. Dès 1837, M. Gaudin, en exposant à la flamme du chalumeau à gaz oxyhydrogène de l’alun d’ammoniaque, avait obtenu de l’alumine fondue aussi dure que le corindon. En ajoutant une matière colorante telle que le chromate d’ammoniaque, on obtient quelque chose qui ressemble au rubis. Il faut mentionner ensuite les ingénieuses tentatives d’Ebelmen, qui, en recourant à l’emploi de l’acide borique, put obtenir de petits cristaux de rubis spinelle ayant déjà de 2 à 3 millimètres de hauteur. M. de Sénarmont, et plus récemment M. Daubrée, MM. Henri Sainte-Claire Deville et Caron, MM. Fremy et Feil, ont eu recours à d’autres procédés et sont arrivés à des résultats de plus en plus satisfaisans. Dans les expériences de MM. Fremy et Feil, qui datent de 1877, le rubis s’est présenté en belles tables, larges, de riche couleur, souvent transparentes, ayant toutes les qualités du rubis naturel ; il ne leur manquait qu’une seule chose : l’épaisseur. Ainsi toutes les difficultés n’ont pas encore été vaincues, mais évidemment on est sur la voie. Le jour où nos chimistes pourront accepter les commandes des joailliers, nous applaudirons au triomphe de la science, mais nous regretterons peut-être de voir les gemmes, devenues des produits de laboratoire, perdre ainsi sans retour leur mystérieuse et antique auréole.

Un problème du même ordre, mais plus complexe peut-être, c’est celui de la production artificielle des perles. Il ne s’agit point ici de composer des perlés véritables par des moyens purement chimiques, il s’agit de forcer les huîtres perlières à travailler à notre profit. Est-il possible de réaliser à volonté les conditions physiologiques dans lesquelles apparaissent d’ordinaire ces précieuses formations ? Pour répondre à cette question, il faut envisager de plus près le mode de sécrétion auquel la perle doit sa naissance. M. Coutance, s’appuyant notamment sur l’autorité d’Hessling, qui a fait une étude approfondie de ce sujet, croit pouvoir affirmer que l’huître ne fait, en produisant la perle, rien d’anormal, puisque la nacre est formée de la même substance ; elle y emploie une faible part de l’élément carbonate qui constitue sa coquille. La « maladie » de l’huître n’est donc qu’une hypersécrétion, — une espèce de rhume. La perle est le résultat d’une congestion utilement détournée, d’une sorte d’opération chirurgicale ayant pour but de réparer une brèche faite à sa coquille, ou d’envelopper un corps étranger, — ver parasite ou grain de sable, — qui a été introduit accidentellement dans ses tissus. Une huître à perle n’est pas une huître malade, c’est une huître guérie.

On entrevoit ici le moyen de provoquer artificiellement la sécrétion des perles, sinon chez les pintadines, qui sont les ouvrières les plus habiles mais qui recherchent les profondeurs des océans, du moins chez d’autres bivalves qui sont plus à notre portée. Il paraît que Linné avait appliqué une opération de ce genre aux moules perlières de son pays ; n’ayant pu vendre son secret à son gouvernement, il l’aurait cédé, moyennant 18,000 écus, à un commerçant de Gothenbourg, dont les héritiers auraient plus tard cherché vainement à le revendre pour 500 écus. Les Chinois réussissent à obtenir des perles hémisphériques en introduisant un corps étranger dans la valve de la coquille, et ils se livrent, paraît-il, en grand à cette industrie, sur laquelle M. Coutance a recueilli de curieux renseignemens.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1874, l’étude de M. Desdemaines-Hugon sur les Mines de diamant du Cap.