Chronique de la quinzaine - 31 août 1898

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Chronique n° 1593
31 août 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


La session du parlement s’est terminée à Londres au milieu d’une certaine confusion des esprits, et la confusion amène toujours un peu d’agitation. Les affaires d’Extrême-Orient en ont été la cause. Mais, au-dessus de cette cause en partie accidentelle, il y en a une autre plus générale, que nous avons eu à signaler à diverses reprises, et qui rend, chez nos voisins, l’opinion publique singulièrement impressionnable. Nous avons été nous-mêmes, ou nous avons failli être les victimes de cette nervosité excessive qui se portant, un jour sur un objet, le lendemain sur un autre, devait quelquefois nous prendre à partie. Il n’y a pas encore longtemps, les affaires du Niger tenaient la première place dans les préoccupations britanniques, et ces préoccupations devenaient de plus en plus sombres et plus menaçantes, sans que nous ayons, d’ailleurs, jamais pu comprendre pourquoi. Le nuage qui s’était formé sur nos têtes s’est dissipé sans doute, mais pour se reformer ailleurs : nous espérons qu’il s’y dissipera de même. Peut-être reviendra-t-il sur nous, pour y projeter son ombre, puis pour s’éloigner une fois de plus. Si l’opinion anglaise est devenue irritable à la surface, il y a en elle un fond de bon sens qui reparaît toujours lorsque le moment arrive de prendre un parti. On pèse alors scrupuleusement le pour et le contre ; on examine de plus près les affaires qui avaient été sur le point de s’envenimer ; on se retrouve équitable ; on consent à tenir compte des intérêts et des droits des autres sans abandonner quoi que ce soit des siens, et les choses s’arrangent. Cela est arrivé bien des fois et arrivera encore. Il n’en est pas moins regrettable et il pourrait devenir inquiétant de constater qu’en Angleterre la première phase que traversent les questions internationales est presque toujours troublée par les mêmes passions. Si l’apaisement vient avec la réflexion, le premier mouvement est de plus en plus vif, de plus en plus brutal même, soit qu’il se porte contre le pays étranger où l’on a rencontré un obstacle, soit qu’il se tourne contre le gouvernement anglais lui-même, accusé de faiblesse ou d’impuissance. De pareils phénomènes, surtout lorsqu’ils se renouvellent tous les trois mois, dénotent un état de malaise d’autant plus fâcheux qu’il est plus difficile de lui attribuer une cause raisonnable. L’Angleterre n’a certainement rien perdu de son importance dans le monde, et, de quelque côté qu’on se tourne, on aperçoit des champs immenses ouverts à son activité. Elle a sur tous ses rivaux une avance qui lui assure pour longtemps une sorte d’hégémonie économique. Quoi qu’on en dise, son gouvernement n’a pas cessé de mettre une attention vigilante au service de ses intérêts. Il n’est pas un autre pays qui ne fût heureux, fier et confiant, s’il voyait devant lui les perspectives qui s’offrent à l’expansion britannique. Comment donc expliquer ce malaise, qu’il faut bien constater ?

Il vient sans doute de ce que l’Angleterre a été un peu gâtée jusqu’ici par les facilités qu’a rencontrées sa prodigieuse fortune. Sans doute, elle n’était pas seule dans le monde ; à côté de la table où elle se servait si copieusement, il y en avait de plus petites, où d’autres pouvaient encore vivre d’une manière convenable ; mais elle ne craignait aucune concurrence et personne ne luttait contre elle dans des conditions qui fussent de nature à l’inquiéter. La France elle-même, qui avait sa clientèle propre, ne cherchait pas à détourner celle de l’Angleterre. Elle n’essayait pas de produire à bon marché comme sa voisine, ni surtout à meilleur marché. Il aurait fallu, pour cela, renouveler tout son outillage industriel, en vertu d’un effort qu’elle n’a pas tenté jusqu’ici. L’Angleterre s’était donc habituée à une configuration du monde économique où elle se sentait sans rivales. Mais, depuis quelques années, le monde s’est transformé. Des nations nouvelles y ont fait leur apparition. Des nations, déjà anciennes, ont senti en elles comme un renouveau d’initiative et d’activité. La politique coloniale, qui semblait être autrefois le luxe des puissances arrivées et solidement établies, est devenue l’ambition de puissances jeunes et en voie de croissance, hardies et ambitieuses comme l’Allemagne, sans parler de la Russie, qui, née trop grande en quelque sorte, a mis longtemps à prendre en main la maîtrise de ses forces disséminées sur tant de points du monde, mais qui, aujourd’hui, se croit à la veille de pouvoir l’exercer. L’Allemagne, la Russie, ne sont pas embarrassées, entravées comme l’a été quelquefois la France par des traditions économiques dont le joug est difficile à secouer. Elles sont prodigieusement prolifiques et productrices. Elles cherchent des débouchés pour le trop-plein de leur population et pour l’abondance de leurs produits à prix réduit. Et nous ne parlons pas de l’Amérique, qui sera peut-être un jour prochain la plus expansive et la plus débordante de toutes : déjà ses rêves s’étendent sur l’océan Pacifique et poursuivent leur course bien au-delà ! Lorsqu’on regarde en arrière, il faut remonter à la découverte du nouveau monde et aux prodigieuses équipées des grands aventuriers espagnols ou portugais, pour rencontrer une transformation comparable à celle qui se passe sous nos yeux. Alors seulement, l’évolution que subit l’histoire a procédé par une secousse aussi brusque. Et encore, à cette époque, on s’est contenté de faire héroïquement des découvertes, et ce ne sont pas ceux qui les ont faites qui ont su les mettre en valeur et en profiter. L’Angleterre, plus que personne, a réussi plus tard dans cette tâche où elle a été l’initiatrice. Mais voilà que d’autres se sont instruits à son exemple et apportent maintenant à l’œuvre de la civilisation des forces toutes jeunes et longtemps inemployées. A côté des vieilles nations, dont nous sommes, qui continuent de faire preuve de la même vitalité qu’autrefois, d’autres viennent prendre leur place. Ce n’est pas nous qui la leur disputons. Nous trouvons au contraire leur ambition légitime. Il y a place pour tous en Europe et en Asie, et la civilisation a encore beaucoup à faire avant d’avoir pénétré jusqu’à les emplir ces continens immenses et semés d’obstacles. Mais l’Angleterre, bien qu’elle raisonne comme nous, se sent un peu dérangée dans ses habitudes par cette invasion politique et économique qui ne s’arrête devant aucune barrière. De là, sans doute, les accès de mauvaise humeur auxquels se livre l’opinion britannique, accès très vifs et parfois un peu déconcertans, mais qui finissent toujours par s’apaiser, parce que l’Angleterre se sent, au total, assez forte pour rester confiante en elle-même, et par conséquent pour se montrer équitable envers les autres.

C’est en Extrême-Orient que son attention s’est portée dans ces dernières semaines. Nous avons raconté, à mesure qu’ils se produisaient et se déroulaient, les événemens qui, dans l’espace de moins d’une année, ont si profondément modifié la physionomie du monde asiatique. L’établissement des Allemands à Kiao-Tcheou sera sans aucun doute une des dates les plus importantes de ce siècle finissant. Aussitôt après, les événemens se sont précipités avec une logique qui faisait leur force. Nul n’était en mesure de les empêcher : aussi chacun s’est-il empressé d’en profiter. Personne en Europe ne pouvait avoir l’idée de s’opposer au coup de force de l’empereur Guillaume : dès lors on n’avait plus qu’à prendre ses dispositions en conséquence. La Russie n’a pas perdu un moment pour cela. Nul doute qu’un jour ou l’autre elle aurait porté l’extrémité de son effort jusqu’à Port-Arthur et à Ta-lien-wan ; mais peut-être aurait-elle attendu un certain nombre d’années avant de le faire, sans l’initiative prise par les Allemands. Sa propre initiative devenait légitime parce qu’elle était nécessaire. Nous en dirons autant de celle de l’Angleterre à Weï-Haï-Weï. La seule raison qui faisait hésiter à croire qu’elle s’y établirait est que les Japonais y étaient déjà ; mais les Japonais ayant quitté la place, pour des motifs encore inexpliqués, inévitablement les Anglais devaient l’occuper. A dire vrai, ils auraient pu pour le moment s’en tenir là. Ils ont cru devoir exiger davantage, et se trouvant à l’étroit dans l’île de Hong-kong, ils ont demandé un point sur la terre ferme. On le leur a cédé, personne n’y a trouvé à redire : seulement, la France s’est vue dans l’obligation de demander, elle aussi, et d’occuper un point continental en face de l’île d’Haïnan. Tous ces mouvemens sur l’échiquier chinois ont été en quelque sorte déterminés et commandés les uns par les autres. Le premier une fois accompli, les autres devaient fatalement s’ensuivre par voie de conséquence. Mais, cette fois encore, on aurait pu et sans doute dû s’en tenir là. A une prise de possession opérée par l’Allemagne, toutes les puissances intéressées avaient répondu par une prise de possession correspondante. C’étaient des faits du même genre, du même caractère, de la même portée. Autour de ces points, tous bien choisis, puisqu’ils étaient à proximité de leurs centres d’intérêts respectifs, les puissances devaient naturellement rayonner, et les points occupés par elles étaient assez éloignés les uns des autres pour qu’on n’eût à craindre, au moins avant de longues années, ni froissemens ni conflits.

Mais l’Angleterre n’a pas trouvé pour elle la satisfaction encore suffisante, et, cette fois, elle est sortie du domaine des réalités pour entrer dans celui de l’imagination. Elle a fait savoir au gouvernement chinois qu’elle attacherait un prix particulier à recueillir de sa part l’assurance qu’il ne céderait à aucune autre puissance une partie quelconque de la vallée du Yang-tse-kiang, soit provisoirement, soit définitivement, soit à bail, soit à quelque titre que ce fût. L’Angleterre faisait profession de tenir essentiellement à l’intégrité territoriale de la Chine, — intégrité qui venait d’être légèrement ébréchée, — et c’est le motif qu’elle invoquait pour demander une déclaration propre à la rassurer. Le Tsong-li-yamen ne pouvait pas se faire beaucoup prier pour répondre d’une manière favorable : il n’a, en effet, il ne peut avoir actuellement aucune pensée d’aliéner une nouvelle portion du territoire impérial. Si on lui demandait d’ajouter un sacrifice à ceux qu’il a déjà consentis, il s’en défendrait sans doute ; mais on lui demandait tout le contraire ; on lui demandait de garder soigneusement ce qui lui appartenait. Il a répondu que les provinces comprises dans la vallée du Yang-tse-kiang l’intéressaient au plus haut degré, et qu’elles devraient toujours être administrées par la Chine et rester sous sa souveraineté. Il n’y a aucune raison, disait-il, non peut-être sans quelque ironie secrète, pour qu’elles fussent cédées ou louées à une autre puissance.

Les Anglais se sont montrés fort satisfaits de ce papier. Avant de savoir ce qu’il valait, nous nous sommes empressés de réclamer le pareil en ce qui concerne les provinces limitrophes du Tonkin : on nous l’a donné, et à notre tour, nous en avons témoigné aussitôt une grande satisfaction. Mais que vaut cet engagement ? Pour peu qu’on y réfléchisse, on s’apercevra qu’il ne vaut, et même qu’il ne signifie pas grand’chose. Il était si naturel que la Chine déclarât vouloir garder des territoires qui lui appartiennent, qu’il n’était peut-être pas bien utile de le lui demander. L’Angleterre a cette déclaration relativement au bassin du Yang-tsé-kiang ; nous l’avons relativement aux provinces limitrophes du Tonkin ; c’est le cas de dire : Et après ? en quoi la situation internationale de ces régions en est-elle changée ? En rien du tout, si on prend la déclaration chinoise au pied de la lettre. Il est vrai qu’on peut la prendre autrement ; mais alors on entre dans le domaine de l’interprétation imaginative et fantaisiste. C’est ce que n’ont pas tardé de faire les journaux anglais. Au bout de quelques jours, ils ont commencé à dire que la vallée du Yang-tsé-kiang était désormais la sphère d’influence dévolue à leur pays, et ils l’ont si bien répété que le mot est passé machinalement dans le langage courant, non seulement en Angleterre, mais ailleurs.

Ici, il faut rendre justice au gouvernement de la Reine. Son premier mouvement a été le bon : il s’est défendu d’avoir voulu inaugurer en Chine la politique des sphères d’influence, et il se serait peut-être épargné quelques embarras s’il avait persisté plus fermement dans cette opinion. Rien n’autorise à croire qu’il l’ait abandonnée, mais il a faibli dans la vigueur avec laquelle il la soutenait au début. Peut-être a-t-il été séduit lui-même par la facilité apparente avec laquelle le mot était passé dans la conversation, pour s’appliquer à toute la vallée du Yang-tse-kiang. À cette politique des sphères d’influence, qui serait l’annonce d’une politique de partage plus ou moins prochaine, lord Salisbury en opposait une autre qu’il appelait celle des portes ouvertes : elle signifiait naturellement que la Chine tout entière devait rester ouverte aux entreprises de l’Angleterre, comme à celles des autres puissances. Lord Salisbury, dans le très réel libéralisme de son esprit, ne demandait pour son pays aucun privilège. Quoique cette histoire soit d’hier, on a écrit déjà la valeur de nombreux volumes sur la politique des sphères d’influence et sur la politique des portes ouvertes, tantôt pour les opposer l’une à l’autre, tantôt pour prouver qu’elles pouvaient s’accorder, mais surtout pour reprocher à lord Salisbury de n’avoir pas su choisir entre elles, d’être allé de la première à la seconde, puis de la seconde à la première, et finalement d’avoir cumulé les inconvéniens de celle-ci et de celle-là, sans s’être assuré les avantages d’aucune des deux. De la presse, les accusations sont passées dans le parlement. Lord Salisbury, un peu fatigué peut-être et peut-être aussi un peu dédaigneux, n’a pas attendu la fin de la session pour quitter Londres et se rendre à Contrexéville : il a laissé M. Balfour répondre à l’opposition comme il voudrait, ou comme il pourrait. La presse a été sévère pour les déclarations de M. Balfour ; et il faut bien reconnaître, que son langage ondoyant et volontiers évasif n’était pas de nature à satisfaire des esprits très excités, très impatiens, et devenus très exigeans. Il était temps que la session se terminât.

Les principales discussions, dans ses derniers jours, ont porté sur les concessions de chemins de fer, et on va voir comment ces questions se rattachent naturellement à celles de la politique des sphères d’influence ou de la politique des portes ouvertes. La Chine est restée obstinément fermée jusqu’à aujourd’hui à toute entreprise de voies ferrées : actuellement il n’y existe que deux petits chemins de fer, celui de Pékin à Tientsin, et celui de Tientsin à Chan-haï-kouan, chemins de fer d’État qui sont, croyons-nous, dirigés par un ingénieur anglais, M. Kinder. Mais, depuis quelque temps, elle a renoncé, de guerre lasse, à se défendre contre l’invasion de l’industrie occidentale, et le Tsong-li-yamen distribue des concessions aussi libéralement que naguère il s’en montrait avare. Ces concessions sont toujours, et par principe, données à un Chinois : seulement, comme le concessionnaire ne dispose ni des moyens matériels, ni des moyens financiers nécessaires pour mettre sa concession en valeur, il s’adresse à des Européens, le plus souvent à un grand syndicat industriel, ou mieux encore à une banque. Un contrat se forme entre les intéressés, mais il doit être accepté par le gouvernement chinois. Il est à peine nécessaire de dire quelle est la nature de ce contrat : moyennant une participation à débattre aux avantages de l’affaire, le concessionnaire en abandonne l’exploitation et le contrôle à son associé européen. Il est tout aussi inutile de dire que les affaires de ce genre sont considérées comme n’ayant pas seulement un caractère industriel et économique, mais encore une haute portée politique. Les représentans des puissances à Pékin emploient une partie de leurs efforts, de leur temps et de leur influence à assurer à leurs compatriotes des concessions de chemin de fer ou, pour être plus exacts, l’exploitation de ces concessions ; et on peut penser que le ministre anglais ne néglige rien pour en assurer aux siens. Peut-être, même y met-il quelquefois un zèle un peu intempestif : c’est ainsi qu’une banque anglaise a obtenu dernièrement la concession du chemin de fer de Chan-haï-kouan à Niou-tchouan. On sait déjà qu’il existe un chemin de fer de Pékin à Tientsin et de Tientsin à Chan-haï-kouan : c’est celui-là même qu’il s’agissait de prolonger jusqu’à Niou-tchouan. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour reconnaître l’importance de ce chemin de fer prolongé ; il longe, en effet, toute la partie supérieure du golfe de Petchili, puis du golfe de Liao-toung, pour aboutir, par une sorte de mouvement tournant, derrière la presqu’île de Port-Arthur et de Talien-wan. Nous ignorons si le gouvernement russe a jugé à propos de se faire reconnaître par écrit une zone d’influence au sud de la Mandchourie et au nord de Pékin : cela importe d’ailleurs infiniment peu. Quand les zones d’influence sont dans la nature des choses, on n’a pas besoin de les coucher sur un papier. Il est évident que le chemin de fer en question se développait sur un territoire où la Russie a concentré ses principaux intérêts : dès lors, elle devait faire l’opposition la plus énergique à ce qu’il fût concédé à une compagnie anglaise. C’est ce qui est arrivé. Pendant plusieurs jours, on s’est demandé qui l’emporterait à Pékin de l’influence anglaise ou de l’influence russe, et de part et d’autre tous les moyens ont été mis en œuvre. Le gouvernement anglais en a même employé un où on aurait pu voir, à Saint-Pétersbourg, un procédé comminatoire : il a fait savoir au Tsong-li-yamen sa ferme volonté de soutenir la Chine contre toute agression ou menace d’agression qu’elle aurait encourue « pour avoir donné à un sujet britannique la permission de construire un chemin de fer, ou de contribuer à sa construction, ou d’entreprendre d’autres travaux publics. » Et cette déclaration a été lue solennellement à la Chambre des communes et à la Chambre des lords.

Le Tsong-li-yamen a répondu au gouvernement anglais qu’il le remerciait infiniment de ses bonnes intentions, mais qu’il n’avait été l’objet d’aucune menace. En fin de compte il a donné gain de cause au gouvernement russe : le contrat passé avec une banque anglaise pour la construction et l’exploitation du chemin de fer de Niou-tchouan n’a pas été approuvé.

L’irritation, à Londres, a été plus bruyante que jamais, et les partisans de la politique des zones d’influence en ont profité pour dénoncer les résultats négatifs de la politique de la porte ouverte. Le ministère avait cru avoir la porte ouverte dans la zone russe ; il venait de la voir fermer. Mais, de bonne foi, cette épreuve est-elle concluante ? Quoi ! l’Angleterre inquiète la Russie au cœur même de ses intérêts vitaux ; elle introduit, ou veut introduire une ligne de chemin de fer qui coupe Port-Arthur de la Mandchourie, et elle s’étonne de rencontrer de l’opposition ! Il y a des limites à tous les systèmes, et tous les systèmes sont légitimes à la condition de ne pas sortir de ces limites. Nous sommes partisans du système de la porte ouverte, et nous désirons, sans éprouver d’ailleurs à ce sujet la moindre inquiétude, que l’Angleterre trouve dans l’immensité de la Chine un champ libre pour sa prodigieuse activité ; mais si elle venait faire un chemin de fer sur la frontière même du Tonkin, nous protesterions et nous nous défendrions comme vient de le faire la Russie. Nous avons d’ailleurs pris les devans en nous faisant attribuer le chemin de fer de Don-dang, c’est-à-dire de la Porte de Chine, à Long-tcheou, avec prolongement éventuel sur Nan-ning et Pé-sé, et aussi le chemin de fer de Laokaï à Yunnan-fou, et encore le chemin de fer de Pakoï au Si-kiang. Mais l’Angleterre (n’a-t-elle pas fait de même ? N’a-t-elle pas demandé des garanties pour le prolongement éventuel de ses chemins de fer de Birmanie dans le Yunnan occidental ? Certes, elle l’a fait, et elle a eu raison. Elle a, soit dans cette partie du Yunnan, soit au Thibet, ce que nous appelons une zone d’influence naturelle, pour laquelle elle n’a pas besoin de passer d’écritures avec la Chine, et où elle ne permettrait à personne de venir lui faire concurrence. Il faut en dire autant de la région de Hong-kong. Voilà les zones d’influence qui seront toujours respectées ! Les Allemands, depuis leur installation à Kiao-tcheou, ont jugé que la leur s’étendait à la province du Chan-toung. Ont-ils négocié à ce sujet avec la Chine et obtenu d’elle des assurances plus ou moins vagues, comme celles qu’a obtenues l’Angleterre au sujet du Yang-tsé-kiang, et que nous avons obtenues nous-mêmes au sujet des provinces limitrophes du Tonkin ? Ici encore nous disons : qu’importe ? Les Allemands, gens pratiques, considèrent que les territoires chinois qui sont dans leur voisinage immédiat les intéressent tout particulièrement, et ils l’ont notifié à l’Angleterre qui voulait y faire passer un chemin de fer. Une note officieuse, publiée par les journaux, a fait savoir que l’Allemagne avait obtenu trois concessions de chemins de fer dans le Chan-toung. Ce sont sans doute de petites lignes, sur lesquelles on ne nous a pas renseignés davantage et dont nous ne connaissons par les points extrêmes. Elles suffisent vraisemblablement à desservir la province. Pour plus de précision, M. de Bulow a fait parvenir au gouvernement de la Reine un mémorandum qui a été lu à la Chambre des communes. Il réclame nettement pour l’Allemagne non pas un droit exclusif et absolu, mais un droit de préférence pour les lignes à construire dans le Chan-toung : ce ne serait que dans le cas où les Allemands n’en voudraient pas que d’autres pourraient s’en charger. Et cela est vrai aussi pour les lignes de plus longue étendue qui, prenant leur point de départ ou atteignant leur point d’arrivée ailleurs, traverseraient la province. Il avait été question, par exemple, d’une ligne anglaise de Tientsin à Tching-kiang. Le gouvernement allemand a fait observer qu’elle passait à travers le Chan-toung et que, dès lors, on avait à s’entendre avec lui. La concession n’a pas encore été donnée. Le gouvernement anglais a parlé d’abord d’obliquer à l’ouest ; mais alors il trouvait, dans la propre vallée du Yang-tsé, la concurrence d’une ligne franco-belge. Il est probable que l’Angleterre s’entendra avec l’Allemagne pour la construction de la ligne en commun. C’est ainsi, à notre avis, que devraient se terminer la plupart des difficultés de ce genre, au lieu de pousser le conflit à l’extrême, de le porter devant le Tsong-li-yamen qui s’en amuse, et d’aboutir à une victoire ou à une défaite diplomatique, c’est-à-dire à une solution qui laisse toujours un mécontent.

Nous avons parlé d’une voie ferrée franco-belge qui traverse la moitié de la vallée du Yang-tsé-kiang. C’est le chemin de fer de Pékin à Han-keou, que les Américains prolongeront peut-être un jour jusqu’à Canton : en tout cas, ils ont obtenu la concession de ce prolongement. Han-keou est situé sur la rive gauche du grand fleuve. Si les Anglais, mécontens des déceptions qu’ils ont, ou plutôt qu’ils s’imaginent avoir éprouvées dans la politique des portes ouvertes, voulaient pratiquer la politique contraire, il serait trop tard pour fermer hermétiquement les portes de la vallée du Yang-tsé. Le chemin de fer de Han-keou est déjà en construction. Il est fait à part égale par des Belges et des Français. C’est à tort qu’on a parlé d’une participation financière russe : elle n’a jamais existé. Ce chemin de fer est le plus long et peut-être le plus considérable de ceux qui ont été concédés jusqu’à ce jour : les Belges peuvent être fiers, comme nous, d’en avoir obtenu l’entreprise. En Angleterre, les adversaires du gouvernement lui font un nouveau grief de l’avoir laissé échapper, et, à leur tour, les partisans des portes ouvertes dénoncent l’impuissance de la politique des zones. Il est certain que, si l’Angleterre a la prétention de retenir sous son influence exclusive toute la vallée du Yang-tsé, une telle fantaisie sera toujours difficile à réaliser : il y faudrait un peu plus que le morceau de papier obtenu du Tsong-li-yamen. Mais on a peine à croire qu’une conception pareille ait pu entrer sérieusement dans l’esprit britannique. La vallée du Yang-tsé, c’est la Chine elle-même ; c’est la partie la plus considérable, la plus riche, la plus prospère de l’Empire ; c’est le Nil de cette Égypte nouvelle, d’une Égypte immensément élargie. Il ne suffit vraiment pas que le gouvernement chinois ait déclaré vouloir la garder pour lui sans en aliéner une parcelle, pour qu’elle soit considérée comme adjugée tout entière au gouvernement anglais. Là plus que partout ailleurs, il convient de pratiquer la politique des portes ouvertes, largement ouvertes à tout le monde. Et, bien que nous ayons lieu d’être, pour le moment, satisfaits de notre lot, les Anglais n’ont pas à se plaindre du leur. Malgré les observations de l’Allemagne, le chemin de fer de Tientsin à Tchin-kiang ne se fera pas sans eux. Ils ont déjà obtenu la concession du chemin de fer de Chang-hai à Sou-tcheou avec prolongement sur Nankin, et de Chang-hai à Hang-tcheou avec prolongement sur Ning-po. Tous ces noms de ville ne sont peut-être pas encore familiers à nos oreilles ; nous sommes obligés d’apprendre une géographie nouvelle ; mais qu’on regarde une carte, et on verra que les Anglais, maîtres des embouchures du Yang-tsé, s’étendront encore au sud, le long du rivage de la mer, jusqu’à l’extrémité de la vallée du grand fleuve. Est-ce tout ? Nous ne savons pas ce que l’avenir réserve encore à l’Angleterre ; mais on sait déjà qu’elle a obtenu la concession des mines, des riches mines du Chan-si. Les Italiens ont une part dans l’affaire ; nous en sommes bien aises pour eux, car l’affaire paraît devoir être très bonne. C’est un syndicat anglo-italien qui l’exploitera. Et ici encore, à la concession des mines vient s’ajouter une concession des chemins de fer. Nous en avons une nous aussi dans le Chan-si ; elle va de Tchin-ting à Taï-yen-fou, et il est probable que les lignes anglaises finiront par se raccorder aux nôtres pour le commun avantage de celles-ci et de celles-là.

En présence de ce tableau, il est difficile de comprendre la mauvaise humeur de l’opinion britannique. Ce n’est pas à nous que revient le soin de défendre la politique de lord Salisbury : il nous semble pourtant qu’on est injuste à son égard. Cette politique se justifie par ses résultats. A moins que l’Angleterre ne veuille tout garder pour elle et ne rien laisser aux autres, elle devrait se tenir pour satisfaite. En théorie, elle est pour la libre concurrence et pour le droit commun assuré à tous ; mais lorsqu’elle s’aperçoit qu’aujourd’hui plus qu’hier, et lorsqu’elle prévoit que demain plus encore qu’aujourd’hui, sa part proportionnelle sera un peu diminuée dans la prise commune, elle ne peut pas s’empêcher d’en éprouver du dépit. Et alors, elle s’embrouille dans la politique des portes ouvertes qui consiste pour elle à aller chez les autres et à s’y trouver chez soi, et la politique des zones d’influence qui consiste à s’enfermer chez soi et à en exclure les autres. Elle invente des mots et les prend pour des choses. Elle cherche à les concilier après les avoir rendues inconciliables. Et cependant, rien n’est moins inconciliable que la porte ouverte et la zone d’influence, à la condition de ne pas enfler artificiellement et démesurément cette dernière. Il n’y a de zone d’influence légitime que là où il y a comme noyau un établissement politique préexistant, et un intérêt évident à le protéger : partout ailleurs les portes doivent être ouvertes, et même à deux battans. »


Nous en étions là de cette chronique, et nous allions parler des armemens auxquels l’Angleterre se livre pour assurer la solidité et le développement d’un empire qui n’a jamais été moins en péril, lorsque les journaux ont publié la Note, en date du 24 août, que le comte Mouravief a distribuée aux représentans des puissances à Saint-Pétersbourg. C’est là un de ces incidens qui, au moins pour quelques jours, changent ou suspendent le cours normal des idées. Presque toutes les grandes puissances, — et nous dirions surtout l’Angleterre, s’il ne fallait pas aussi songer à l’Allemagne, — se livrent, aujourd’hui plus que jamais, à une véritable débauche d’armemens. Les autres suivent comme elles peuvent ; elles suivent cependant, puisqu’il le faut. C’est le moment qu’a choisi l’empereur Nicolas pour proposer aux puissances de se réunir en conférence, afin de rechercher les moyens de combattre et de réduire l’excès des grands armemens. Une telle proposition était inattendue ; elle étonne ; on en ressent comme un choc. On se demande si, dans le mystérieux enfantement de sa pensée, l’empereur Nicolas n’a tenu aucun compte de ce qui se passe autour de lui, ou si, au contraire, il en a été péniblement affecté. Dans le premier cas, nous nous trouverions en présence d’une abstraction de l’esprit ; dans le second, de la révolte de la conscience. Quoi qu’il en soit, et il faut le dire tout de suite, l’initiative que vient de prendre l’empereur Nicolas restera pour lui un titre d’honneur dans l’histoire. Elle est sans précédens. Les publicistes, les philosophes, les penseurs, les moralistes avaient déjà dénoncé comme un fléau l’excès des armemens militaires, et quelquefois ces armemens eux-mêmes ; mais jamais encore un gouvernement, jamais surtout un souverain ne s’était associé à la plainte qu’ils avaient fait entendre au nom de l’humanité surchargée, écrasée par un poids de plus en plus lourd, et n’était entré délibérément, avec son autorité propre, dans la voie qu’ils essayaient d’ouvrir. Il y a là un fait nouveau, qui produira sans doute d’heureux résultats, ne fût-ce que par l’encouragement qu’il donne à des aspirations généreuses. Tel est le sentiment qu’on éprouve en lisant la Note qu’a signée le comte Mouravief, mais qui vient sans doute de plus haut que lui. On est touché ; on est ému ; mais il est difficile de ne pas éprouver aussi un peu d’inquiétude en songeant qu’il est quelquefois dangereux de faire naître des espérances sans être sûr de les réaliser. L’idéal que se propose l’empereur Nicolas est si élevé qu’on hésite à le regarder comme accessible.

Tout, dans cette démarche insolite, a le caractère d’un proprio motu de la pensée impériale. On s’est demandé d’abord s’il y avait là un plan concerté avec quelques puissances : nous ne le pensons pas. Si l’empereur Nicolas avait fait connaître ses vues ; s’il les avait communiquées à d’autres ; s’il avait demandé, non pas même un conseil, mais un simple avis, peut-être des objections se seraient-elles produites. Il a certainement voulu conserver à l’acte qu’il accomplissait, quel que pût en être d’ailleurs le résultat final, un caractère de spontanéité absolu. Au reste, s’il avait consulté quelqu’un, il aurait dû consulter tout le monde, et nous avons peine à nous l’imaginer consultant l’Angleterre de M. Goschen, ou l’Allemagne de Guillaume II. Tout porte à croire qu’il ne s’est entretenu de son projet qu’avec ses confidens les plus intimes : peut-être même est-il permis de supposer qu’il n’y a pas seulement une rencontre du hasard dans la corrélation qui a paru s’établir entre la publication de la Note impériale et la haute distinction conférée, avec quelque solennité aussi, à M. Pobédonostzef, le procureur général du saint-synode, le serviteur dévoué d’Alexandre III, le dépositaire fidèle de sa pensée. Mais ce sont là des hypothèses sur lesquelles il serait, peu convenable d’insister. Telle qu’elle est, l’initiative en question ne saurait venir que d’un noble cœur. Elle se heurtera à de nombreuses difficultés pratiques : l’empereur l’a certainement prévu, et le fait même qu’après avoir fait publier sa Note, il est parti pour la Crimée, où il doit passer assez longtemps, montre qu’il ne s’attend pas à des réalisations immédiates. Beaucoup d’obscurités devront être éclaircies avant que s’ouvre, — si elle doit s’ouvrir, — la future conférence. Il ne s’agit pas du désarmement dans la note impériale, mais d’une limite à mettre à l’excès des armemens. Quelle sera cette limite ? Comment procédera-t-on pour la fixer ? Comment s’assurera-t-on qu’elle ne sera plus franchie ? N’y a-t-il pas quelques mesures à prendre avant de proposer cette règle aux puissances, si on veut réellement la faire accepter par toutes ? Un journal anglais demande déjà qu’on commence par résoudre les questions pensantes en Chine entre l’Angleterre et la Russie : c’est la question d’aujourd’hui ; il y en aura une autre demain ; il y en aura beaucoup d’autres avant la conférence. De cette conférence doit sortir la paix universelle, et aussi, comme fondement de cette paix, « la consécration solidaire des principes d’équité et de droit sur lesquels reposent la sécurité des États et le bien-être des peuples. » Tout le monde avouera que rien n’est plus désirable, mais en exprimant ce désir, sommes-nous certains, les uns et les autres, d’être d’accord sur le sens même des mots que nous employons ? Il y a beaucoup de manières de comprendre l’équité et le droit, qui sont d’ailleurs choses différentes et parfois difficiles à accorder. Que de précautions à prendre, que d’explications à demander, que de garanties à obtenir avant d’aller à la conférence ! Pour tout cela il faut du temps, et pendant ce temps-là, les grands armemens multiplieront leurs excès, les prétentions des puissances prendront des formes plus exigeantes, le monde enfin continuera de marcher comme il en a l’habitude. L’Angleterre ne construira pas un vaisseau, l’Allemagne ne fabriquera pas un canon ou ne formera pas un bataillon de moins. Et pourtant, c’est quelque chose d’avoir exprimé une grande pensée avec une autorité souveraine et d’en avoir confié la réalisation à l’avenir : la postérité en sera reconnaissante à l’empereur Nicolas.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.