Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1864

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Chronique n° 785
31 décembre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1864.

Au moment où l’année 1864 s’achève, il est à la fois opportun et intéressant d’examiner l’ensemble des circonstances politiques, intérieures et extérieures, au milieu desquelles la nouvelle année trouvera la France.

À l’intérieur, des faits récens, lorsqu’ils sont examinés de près et comparés, nous placent dans une situation contradictoire. D’une part, nous avons eu, sous la forme du procès des treize, un grand débat sur ce qu’on pourrait appeler la loi organique du suffrage universel, et, sous la forme d’un avertissement donné à M. de Persigny par un journal officieux, une nouvelle fin de non-recevoir opposée à cette condition essentielle, à ce postulat suprême de la liberté politique, comme diraient les philosophes, qui s’appelle la liberté de la presse. Dans la politique proprement dite, nous voyons les tendances du gouvernement se manifester par des poursuites, sans précédens depuis cinquante années, qui mettent en question et en péril la liberté électorale, et par des censures qui frappent au premier doute et au premier soupçon d’hésitation l’homme public qui s’était jusqu’à ce jour montré parmi nous l’adversaire le plus opiniâtre et le plus excentrique de la liberté de la presse. Mais que se passe-t-il ailleurs au moment où la liberté politique est traitée avec si peu de faveur par le gouvernement ? On voit éclater dans le domaine des intérêts des émotions, des luttes, des troubles, qui ne peuvent être conduits à une issue heureuse et saine tant que les garanties de la liberté politique, sous la forme du libre exercice du droit électoral et de la libre discussion, nous feront défaut. La France sort d’une crise monétaire et commerciale qui heureusement a inspiré plus de craintes qu’elle n’a fait de mal. Les causes de cette crise sont discutées avec passion ; des théoriciens ignorans ou absurdes, des praticiens intéressés s’étudient adonner le change à l’opinion et s’efforcent de rendre responsable de la crise la Banque de France, dont les principes, appliqués avec habileté, l’ont au contraire en partie conjurée. On demande à grands cris une enquête sur la question des banques au nom d’un système d’affaires qui nous placeraient indéfiniment sous le coup de crises intermittentes. Tandis qu’une discussion véhémente, et qu’on ne peut plus abandonner avant qu’elle ne soit épuisée, s’engage ainsi sur une question sociale par excellence, la question de l’organisation du crédit, des débats plus pénibles peut-être s’élèvent à Paris entre les ouvriers et les entrepreneurs d’industrie sur la question des salaires et de la durée de la journée de travail. Par une coïncidence merveilleuse, un administrateur dont nous n’avons jamais méconnu la capacité personnelle, le préfet de la Seine, choisit ce moment pour faire une de ces démonstrations de franchise hardie qui ne nous déplaisent point, parce qu’elles font marcher les questions. M. Haussmann, lequel est en France, après l’état, le plus grand consommateur de capital, et, si l’on nous passait le barbarisme, le plus grand employeur de main-d’œuvre, l’homme qui par ses entreprises exerce en conséquence à Paris la plus grande influence sur les rapports du capital et du travail, déclare avec ostentation qu’il entend exécuter jusqu’au bout les entreprises conçues par sa seule initiative, sans demander jamais à l’élection les lumières et le contrôle des contribuables dont il gère les deniers, comme s’il ne se doutait point qu’au nom des intérêts généraux du crédit, au nom des ouvriers et des patrons, au nom des rapports du capital et de la main-d’œuvre, les contribuables parisiens pussent jamais avoir soit des conseils à donner, soit des freins à imposer à une administration qui s’est constituée entrepreneur de travaux publics sur une si gigantesque échelle. Ainsi à une époque où des questions si graves s’élèvent dans le domaine des intérêts économiques et dans l’ordre des intérêts sociaux, à une époque où plus que jamais, selon la logique des idées et des choses, la sphère de la liberté politique devrait s’élargir, on nie énergiquement le droit électoral sur certains points, on décourage la liberté électorale sur d’autres points, on tient systématiquement à l’écart la liberté de la presse. Telle est en raccourci la situation intérieure ; il suffit de l’exposer pour en faire ressortir la contradiction. Que deviendra cette contradiction en 1865 ? À qui la force des choses donnera-t-elle raison ? Est-ce au pouvoir ou à la liberté ?

Au dehors, nous sommes en présence de trois grands faits qui intéressent diversement la France : l’état dans lequel la fin de la question danoise a laissé l’Allemagne ; la situation de l’Italie et de la cour de Rome telle qu’elle résulte de la convention du 15 septembre, des derniers votes du parlement italien et de l’encyclique du pape ; la marche de la guerre civile aux États-Unis, et la prépondérance de plus en plus assurée de l’Union américaine depuis la réélection de M. Lincoln. Ici encore les faits se développent avec, plus ou moins de rapidité, conformément à une logique qu’il n’était point difficile de prévoir, et que nous avions, pour notre compte, pénétrée d’avance. Il était bien certain que l’abandon où on a laissé le Danemark ferait exclusivement les affaires de la Prusse. On s’est cru en France de bien grands politiques parce qu’on mettait en avant dans la question des duchés le soi-disant principe des nationalités ; on s’est cru bien fin aussi parce qu’on pensait soutenir jusqu’à un certain point les états moyens de la confédération, parce qu’à l’aide de ces états moyens on se figurait aider à la formation d’une troisième Allemagne qu’on pourrait mettre en balance entre la Prusse et l’Autriche. On voit aujourd’hui le dénoûment ; les malheureux Danois du Slesvig en sont réduits à porter au roi de Danemark de stériles doléances ; la Prusse a rayé de ses papiers la question de nationalité et n’invoque à l’égard des duchés que le droit de conquête et le droit diplomatique dérivé du traité de cession arraché au Danemark ; les états moyens n’ont pu maintenir jusqu’au règlement de la question de succession l’occupation fédérale du Holstein ; la Saxe et le Hanovre ont subi l’affront d’une sommation à court délai de la Prusse ; les ministres des petits états essaient par contenance d’une de ces réunions, devenues ridicules à force de rester impuissantes, qu’ils forment de temps en temps, tantôt à Bamberg, tantôt à Würtzbourg ; M. de Bismark garde en réalité les duchés, et s’il consent un jour à en transmettre à quelque prétendant la souveraineté nominale, ce ne sera qu’après avoir obtenu du candidat favorisé de bonnes conventions qui feront du Slesvig et du Holstein des appendices militaires et maritimes de la Prusse. Une situation semblable réveille l’idée de la protection que Louis XIV, Louis XV, lui-même et Napoléon Ier donnaient aux états secondaires de l’Allemagne pour les défendre contre leurs puissans et avides voisins : cela fait penser à la confédération du Rhin ; mais peut-on s’arrêter à une idée si ambitieuse à la fin d’une transaction qui a commencé par l’abandon éclatant et sans rémission, abandon jusqu’à présent sans exemple, d’une des puissances de second ordre qui avaient le mieux mérité de l’Europe, et en particulier de la France, par son libéralisme, sa bravoure et sa fidélité aux engagemens internationaux ? Le plus clair de cette affaire, c’est qu’on a laissé reprendre à la Prusse, qui était restée si effacée depuis cinquante ans dans les conseils de l’Europe, la position politique et l’action militaire d’une grande puissance. En Italie, si nous ne sommes point au bout de nos difficultés, nous avons eu du moins la main plus heureuse. Le pape vient de nous montrer par son encyclique que nous avions pris une peine bien superflue en élevant des objections vétilleuses sur l’interprétation que les Italiens avaient donnée à la convention du 15 septembre. Les Italiens se sont mis en règle à l’égard de cette convention ; notre tâche ne tardera point à commencer, et le pape, par son grand manifeste, vient de mettre notre conscience à l’aise. Aux États-Unis, notre diplomatie s’est montrée peu prévoyante : elle s’est maladroitement inspirée de sentimens partiaux pour la rébellion du sud, elle a fait dans le temps des démarches inopportunes et qui ne pouvaient être accueillies par le gouvernement d’un peuple fier ; mais aujourd’hui l’aspect de la fortune a trop changé de l’autre côté de l’Atlantique pour que le retour de fautes semblables soit à craindre. La conscience du peuple américain a parlé avec une énergique autorité dans la dernière élection. Le triomphe de la grande république libérale est prochain, et il n’est pas interdit d’espérer que l’année 1865 en verra l’accomplissement. Ce sera une grande victoire morale pour la démocratie libérale de la France, qui, pour ne point douter de la vitalité puissante de la grande république, n’a eu qu’à rester fidèle à ses principes et aux meilleures traditions de notre patriotisme.

Telles sont les principales perspectives sur lesquelles va s’ouvrir l’année 1865. En revenant sur quelques-unes des questions que nous venons d’indiquer, nous aurions omis volontiers la question de la presse, si par une singulière rencontre les journaux n’avaient point occupé récemment, en même temps, quoiqu’à une distance bien grande, deux hauts et puissans ministres étrangers, le premier de Londres et le grand-vizir de Constantinople, lord Palmerston et Fuad-Pacha. Le grand-vizir anglais a profité d’une de ces réunions publiques dont il fait si bien les honneurs pour couronner une série de santés par un toast à la presse anglaise. Nous ne savons si lord Palmerston, qui est par excellence l’homme de l’à-propos, a voulu donner une leçon à M. Boniface ; quoi qu’il en soit, son charmant petit discours, où il était dit en somme que la liberté politique n’existe point dans les lieux où la presse n’est point libre, a eu une piquante bonne fortune. C’est notre Moniteur en personne qui a traduit cette haute leçon, et à la grande joie du public français s’est chargé d’en régaler qui de droit. On ne saurait exiger du premier conseiller du Grand-Turc un tour aussi galant, ni tant de bonheur dans la mise en scène d’une innocente espièglerie. Si nous en croyons des correspondances publiées dans les journaux étrangers, son altesse Fuad-Pacha, homme d’esprit au demeurant, a été saisi de scrupules au sujet de la législation de la presse en Turquie juste vers le temps où M. de Persigny lui-même était touché de la grâce et faisait à M. de Girardin les ouvertures édifiantes que le public a connues. Lui aussi, c’est du pacha que nous parlons, s’est avoué « qu’il ne serait pas disposé à maintenir la législation actuelle sans de sérieuses modifications. » En Turquie, les aménités de la législation consistaient dans l’autorisation qu’il était nécessaire d’obtenir du gouvernement pour fonder un journal, dans les avertissemens et dans la suppression administrative. Fuad avait bien de la bonté de se tourmenter de ce pli de rose, lui qui est Turc et qui, pour se sauver du ridicule, n’avait après tout qu’à se dire : On ne m’accusera point de n’être pas dans la bonne voie du progrès occidental, puisque je traite mes journaux à la dernière mode de Paris ! Bel effet d’une conscience chatouilleuse chez un musulman ! Fuad n’est point un vizir de la veille, il n’est point un soupirant platonique après les douceurs du pouvoir, il a la pleine possession de l’autorité et l’entière faveur de son auguste maître ; il peut fumer son chibbuk, assis, avec une dignité nonchalante, sur le divan d’un président de conseil des ministres, il est en métaphore orientale le gond de la Sublime-Porte ; plus heureux que M. de Persigny, Fuad a donc pu conformer sur-le-champ sa conduite à ses dispositions. La législation sur la presse lui paraissait trop barbare pour la Turquie ; il l’a changée sans se demander s’il ne prenait point trop audacieusement le pas sur la France dans le grand chemin de la civilisation. Désormais, c’est un correspondant du Times qui nous apprend cette nouvelle, tout sujet ottoman et tout étranger pourront fonder des journaux en Turquie sans avoir besoin de l’autorisation d’un pacha ad hoc. Les anciens avertissemens sont abolis ; on n’avertira ou on ne supprimera à l’avenir que les journaux qui manqueront au respect dû au souverain, ceux qui par exemple s’aviseraient de critiquer le goût immodéré du commandeur des croyans pour les frégates cuirassées et la construction de nouveaux palais sur le Bosphore, ou qui auraient l’audace de percer d’un regard profane les sacrés mystères du harem. Encore la suppression d’un journal ne sera-t-elle prononcée, la circulaire vizirielle le rappelle en note, qu’après une série d’articles qui prouveraient une hostilité incorrigible ; elle ne frappera que les pécheurs endurcis. La conservation du régime administratif paraîtra, nous le craignons, trop rigoureuse au nouveau M. de Persigny que M. de Girardin nous a fait connaître. Soyons justes pourtant, et convenons, entre nous autres anciens libéraux ou nouveaux convertis, que les délits de presse qui pourraient être commis en Turquie n’avaient point été prévus par les capitulations convenues du temps de François Ier ou de Louis XIV, que si l’Angleterre possède des jurés éclairés et la France des juges indépendans, il nous est difficile de nous faire une idée de ce qu’est la justice d’un cadi turc, et que pour un journal ottoman il est peut-être plus doux d’être jugé par un pacha à trois queues que par un mamamouchi. Nous admirions donc, quant à nous, de bonne foi le nouveau plan de Fuad-Pacha tel que le Times le fait connaître, et nous nous demandions ce qu’il adviendrait des ministres civilisés de notre Europe chrétienne, si les vizirs du pays de Schahabaham allaient se mettre à avoir autant d’esprit que les Persans de Montesquieu, lorsqu’une dépêche de Constantinople, qui vient d’être communiquée aux journaux, nous a tout à coup plongés dans la stupéfaction la plus profonde et dans la plus perplexe anxiété. Ce laconique télégramme, daté de Constantinople le 28 décembre, se contente de dire : « Une loi sur la presse d’une grande sévérité vient d’être publiée. » Rien de plus, rien de moins. Qu’est-ce à dire ? Le correspondant du Times, qui avait l’air de parler comme s’il avait sous les yeux le projet de loi de Fuad-Pacha, se serait-il joué du public européen ? Le rédacteur de la dépêche ne serait-il pas plutôt quelque mauvais plaisant de la société de Péra qui nous gouaille à distance ? Qu’entend ce bon apôtre par une loi turque sur la presse d’une grande sévérité ? Il y a des degrés à tout, comme disait à un de nos auteurs dramatiques ce, jovial président de la cour de Rouen ; tout est relatif en politique, et c’est ce qui rend si intéressante l’étude des législations comparées. La nouvelle loi turque est-elle plus sévère ou moins sévère que la loi française ? Voilà la question, voilà l’énigme que le télégramme de Constantinople nous propose ; voilà le futur parallèle que nous recommandons à l’attention des journaux français. Nous attendons en conséquence le texte de la nouvelle loi turque avec une impatience qui sera trouvée légitime, et pour aujourd’hui nous n’avons plus un mot à dire.

Ainsi que nous l’avons soutenu à plusieurs reprises, la liberté de discussion en politique est à notre époque non le vœu spéculatif de quelques esprits abstraits, mais un besoin social des plus pressans, une des conditions du développement de ces grands et vivaces intérêts économiques qui tendent de plus en plus à se confondre avec la vie politique quotidienne des sociétés modernes. Pour que la presse se place au niveau des importantes questions de cet ordre, il faut qu’elle retrouve dans une mâle liberté le respect d’elle-même, la confiance en soi, l’émulation et là vigueur avec lesquelles seules elle peut dignement et utilement remplir l’œuvre à laquelle elle est appelée. Parmi les discussions de cette nature qui font comprendre la nécessité d’une presse forte et saine, se place celle que M. Isaac Pereire vient d’engager avec éclat par une brochure sur la Banque de France et l’organisation du crédit en France. Nous n’avons pas la pensée de relever à cette place le gant que M. Isaac Pereire vient de jeter à l’école économique à laquelle nous appartenons en matière de crédit et de circulation. Nous devons cependant essayer d’indiquer en quoi consisté la gravité du débat.

Avant tout, nous louerons M. Isaac Pereire d’être entré personnellement en lice avec la vigueur et l’intérêt dramatique pour ainsi dire d’un homme qui ne plaide pas seulement pour un système, mais qui lutte pour sa propre cause. Quand un pareil athlète se présente au combat visière levée, on perd moins de temps dans les alentours des questions ; on va droit au fait, et la polémique marche plus rapidement aux solutions. Cette réserve posée en faveur de l’intervention directe et résolue de M. Pereire dans le débat des questions de crédit, nous ferons une déclaration très nette : les idées de M. Pereire et de son école et celles des économistes dont s’inspire la conduite des banques de France et d’Angleterre sont aussi diamétralement contraires et aussi irréconciliables que peuvent l’être en astronomie le système de Ptolémée et le système de Copernic. Il est donc absolument nécessaire, dans l’Intérêt de l’éducation du public et de la sécurité générale des affaires, que l’un des deux systèmes sorte de cette lutte à jamais confondu et détruit.

M. Pereire a mêlé, dans sa critique de la direction des banques telle qu’elle s’est établie en France et en Angleterre après des discussions et une expérience pratique qui ont duré un demi-siècle, beaucoup de questions étrangères au véritable fond du débat. Il attaque le monopole des banques d’état ; il reproche à la Banque de France les dividendes qu’elle a pu distribuer à ses actionnaires. On pourra répondre pertinemment à ces critiques qui ressemblent à un feu de tirailleurs, mais qui n’engagent point, à vrai dire, le corps de bataille. Que la France soit placée sous le régime de l’unité en matière de Banques d’émission, que la liberté des banques, qui est le système le plus conforme à la théorie, soit plus ou moins complètement réalisée en certains pays, qu’en d’autres contrées existe le système de la pluralité des banques, là n’est point le différend véritable et l’intérêt réel du débat entre M. Isaac Pereire et ses adversaires. Il ne faut pas confondre le système de création et d’organisation des institutions de crédit avec les principes qui doivent régler leur conduite dans la pratique journalière, et, pour parler trivialement, avec la façon dont elles font et doivent faire leur métier. Ce qu’il y aurait à craindre dans une organisation qui ne serait pas conforme à la liberté, c’est qu’une banque, trompée par sa position exceptionnelle et privilégiée, ne crût pouvoir en profiter pour fausser le jeu naturel des opérations commerciales, pour altérer arbitrairement les conditions du crédit, pour en dénaturer artificiellement le prix voulu par la nature variable des choses. Or c’est précisément pour prévenir ces désordres, résultats possibles d’un privilège mal exploité, que les économistes et les praticiens éclairés qui depuis cinquante ans ont étudié les questions de crédit et de banque sous toutes les formes, à travers les circonstances les plus diverses, ont fini par inculquer aux banques de France et d’Angleterre ce grand principe, à savoir qu’elles doivent se régler dans la fixation de l’intérêt suivant la nature des choses, telle qu’elle leur est à chaque instant révélée par les mouvemens corrélatifs de leurs divers comptes, de telle sorte que les variations du taux de l’intérêt arrivent à se produire sous le régime de l’unité comme elles se produiraient naturellement sous le régime de la liberté pure. Ce système de conduite, aussi exactement conforme que possible aux mouvemens naturels des capitaux et des opérations de commerce et d’industrie, a deux résultats d’une importance capitale : premièrement, il met les banques en état de faire toujours face à leurs engagemens et de maintenir le crédit de la monnaie fiduciaire ; secondement, il préserve le commerce et les capitaux des erreurs, erreurs qui ne pourraient être durables, mais dont les conséquences désastreuses seraient aggravées en raison de leur durée, auxquelles les entraînerait une altération arbitraire des conditions du crédit.

Eh bien ! c’est de cette conduite à laquelle sont attachées la solvabilité des banques et la solidité du crédit général que M. Isaac Pereire ne veut à aucun prix. M. Isaac Pereire se soucie peu au fond de la liberté ou de la pluralité des banques. Ce qu’il lui faut, c’est une banque ou des banques qui maintiennent l’intérêt à un taux fixe et bas, et par conséquent qui se servent de leur position exceptionnelle et du prestige, qu’elles auront d’un public crédule pour fausser en certaines circonstances le prix vrai du crédit. C’est là qu’est l’abîme entre M. Pereire et nous. Nous n’essayons pas ici d’opposer une réfutation technique à cette erreur monstrueuse de l’intérêt bas et fixe dans l’état présent du monde économique. On est confondu de surprise au premier moment quand on voit le partisan systématique de la hausse des valeurs, de la hausse des marchandises, de la hausse des terrains, de la hausse des maisons, de la hausse des loyers, de la hausse des fonds d’état, de la hausse de tout, n’anathématiser qu’une seule hausse, celle du loyer des capitaux disponibles. — Mais la hausse de l’intérêt, qui la fait ? Ce sont précisément tous ceux qui escomptent l’avenir, poussés par une impatience qui se refuse à calculer les ressources du présent ; ce ne sont pas les banques qui la produisent ; elles en ressentent l’influence par la diminution de leurs ressources métalliques et l’accroissement des demandes de crédit qui leur sont adressées ; elles se bornent à déclarer le fait, qui est la conséquence de besoins naturels, mais extraordinaires, ou des excès et des erreurs d’un esprit d’entreprise mal réglé.

M. Pereire trahit bien la préoccupation qui inspire ses récriminations et ses exigences dans les dernières pages de sa brochure. Il demande la création d’une banque qui consacrerait les billets qu’elle émettrait à faire des avances sur les titres d’entreprises industrielles ou de travaux publics. Là est l’erreur première et le danger final de son système. La circulation des billets payables à vue et au porteur émis par les banques n’est point une création de capital ; elle n’est que la substitution d’une promesse générale de paiement faite par les banques aux promesses de paiement particulières et à échéance prochaine que les banques ont reçues de leurs cliens et gardent dans leurs portefeuilles. La circulation des banques n’est que la représentation sous une forme générale des fonds de roulement, du capital circulant de la communauté commerciale. Des opérations de crédit telles que des emprunts d’état, les travaux publics, les entreprises industrielles, qui immobilisent, qui fixent dans une création durable les capitaux qu’elles emploient, ne peuvent s’accomplir qu’avec des capitaux formés, effectifs, réels, qui ne veulent pas rester à l’état de fonds de roulement, qui recherchent les placemens fixes. Le plus vulgaire bon sens apprend à tout le monde qu’on ne souscrit pas un emprunt d’état, qu’on ne construit pas un chemin de fer, qu’on n’établit pas une usine, qu’on ne bâtit pas une maison avec des lettres de change. Comment donc veut-on que les titres de propriété des capitaux effectifs ainsi employés à des destinations fixes puissent être représentés surérogatoirement par des billets qui, constituant des promesses de payer à vue, ne peuvent représenter naturellement et logiquement que des capitaux de roulement toujours disponibles ? Mais sur le marché des capitaux il existe une concurrence permanente entre les deux grands besoins qui représentent la demande du capital. Quelque riche qu’on suppose un pays, la masse de ses capitaux disponibles a toujours une limite ; la demande de capitaux de roulement faite par l’industrie et le commerce, qui ne fixent pas le capital, qui le transforment par la diversité et l’échange des produits destinés à la consommation, est également, sauf le cas extraordinaire de la disette et du renchérissement du prix, renfermée dans des limites aisées à prévoir ; mais ce qui est indéfini, ce qui est illimité, ce sont les projets de l’esprit d’entreprise travaillant pour l’avenir à des immobilisations toujours nouvelles de capitaux. Les besoins et les influences qui travaillent sans relâche à l’immobilisation des capitaux font sur le marché une concurrence constante et quelquefois absorbante aux affaires, qui ont besoin de fonds de roulement. N’est-ce pas ce que nous voyons depuis longtemps chaque jour : des emprunts d’état perpétuels ou temporaires, appelant l’argent en lui offrant un intérêt de 7, de 8, de 9, de 12, de 14 pour 100 ; des entreprises présentant leurs demandes de crédit sous la forme populaire des obligations et offrant aux capitaux un loyer de 6, de 7, de 8 pour 100 ; des spéculations qui, comptant pour peu de chose les frais de crédit des capitaux qu’elles empruntent dans les bénéfices qu’elles se promettent d’une grande hausse rapide, consentent à payer des reports sur le pied de 6, 8, 10 pour 100 ? Quand de tous côtés on surenchérit, par une vaste et incessante concurrence faite aux capitaux de roulement, le loyer des capitaux, comment peut-on venir réclamer l’intérêt fixe et bas ? Dans cette concurrence, la Banque de France représente le parti du fonds de roulement nécessaire aux opérations ordinaires et régulières du commerce et de l’industrie ; M. Pereire et son école représentent le parti des entreprises qui se sont engagées en d’énormes immobilisations de capitaux, et qui, lorsqu’elles ont épuisé la ressource des capitaux destinés aux placemens fixes, viennent disputer au commerce les fonds de roulement disponibles, — en pratique avec l’appât des gros intérêts, en théorie avec la revendication bruyante de l’intérêt fixe et bas, avec la fantasmagorie de projets de banques dont les billets ne seraient que la menue monnaie de titres d’emprunts étrangers, d’actions ou d’obligations, invendus et invendables.

Quant à nous, depuis bien des années, nous avons appelé l’attention du gouvernement et du public sur la gravité, au point de vue financier et politique, de cette tendance manifestée quelquefois auprès du pouvoir et par une certaine école de promoteurs d’entreprises dont M. Isaac Pereire vient de se constituer l’organe, tendance qui peut se définir en ces termes : absorption par les dépenses qui fixent le capital sur une trop vaste échelle et avec trop d’impatience d’une portion des fonds de roulement nécessaires aux opérations régulières du commerce et de l’industrie. C’est quand cette tendance touche à l’excès et à l’abus que l’escompte se relève, comme obéissant à une loi mécanique, dans les banques, annonçant à tous que l’équilibre est momentanément rompu. L’effet de l’élévation du loyer des capitaux est ordinairement rapide ; mais il arrive toujours que ce sont ceux qui ont le plus contribué à produire le mal qui sont les plus ardens à se plaindre, comme nous le voyons aujourd’hui, et qui dénoncent comme une cause de perturbation l’emploi du remède qu’ils ont rendu nécessaire. Nous avons cependant confiance que nous ne verrons pas se reproduire souvent désormais des récriminations semblables à celles que vient d’exhaler M. Isaac Pereire. Ce cri de guerre, poussé bien moins contre la corporation financière qui s’appelle la Banque de France que contre les procédés sains et les garanties tutélaires de l’industrie des banques, provoquera, nous l’espérons, des réponses décisives et définitives dans la presse et au sein des chambres. Le gouvernement de son côté, quoiqu’il laisse peut-être le champ trop libre aux entreprises brillantes, mais téméraires de M. Haussmann, semble avoir compris qu’il fallait se garder de donner une nouvelle impulsion artificielle au mouvement des travaux publics. M. Fould a rarement rencontré, depuis sa rentrée au ministère des finances, des chances favorables. On doit lui savoir gré cependant de la fermeté avec laquelle, en homme qui a étudié les questions de crédit et de banque à l’école de sir Robert Peel, il a maintenu, dans les dernières épreuves, les bons principes pratiqués par la Banque de France. On doit aussi le féliciter d’avoir résisté à ces projets de travaux publics auxquels on voulait consacrer, sous des formes mal expliquées, des emprunts énormes, comme s’il se fût agi, selon un mot récent et tout à coup devenu célèbre, d’haussmaniser la France. Une note publiée ces jours passés au Moniteur nous a informés, à la grande satisfaction du public financier, que l’allocation attribuée aux travaux publics pour 1866 ne dépasserait pas les ressources du budget, et ne déterminerait par conséquent aucune opération nouvelle de crédit.

Le grand et retentissant événement du jour est l’encyclique du pape. Au premier abord, nous aurions voulu croire que la manière la plus politique et la plus douce d’accueillir ce pénible document était de le considérer comme une œuvre d’exagération routinière et professionnelle et de le traiter avec une légèreté bienveillante et volontairement oublieuse. — Le bon curé de votre village, piqué par je ne sais quelle mouche, fait un beau dimanche une prédication furibonde. Vous avez l’honneur ce jour-là de le recevoir à votre table, et tandis qu’il déguste un bon vin, vous lui dites : « Peste ! monsieur le curé, vous avez fait ce matin le diable bien noir, et vous damnez les gens de la belle façon ! — Je fais mon devoir à l’église, réplique le curé en posant son verre ; mais vous voyez que dans la société je ne suis point farouche. » Et la chose finit là et s’oublie dans un franc rire. — Nous eussions voulu le prendre sur ce ton avec le saint-père comme avec le premier et le meilleur des bons curés du monde. Aussi bien il nous est difficile d’associer les excentricités de l’encyclique avec le bénin et souriant visage de Pie IX. Ce pape-là n’en doit vouloir qu’au péché et ne doit pas repousser le pécheur. Par exemple, il anathématise, en cela avec toutes les morales, la violation du serment politique ; or il est souverain depuis trop longtemps pour n’avoir pas fait bon visage à plus d’un violateur heureux de serment. Nous sentons néanmoins que dans cette circonstance il ne sied point de masquer de gaîté un chagrin sérieux et profond. L’encyclique du saint père a frappé ses amis et ses ennemis d’une égale stupeur. Pour nous, elle n’a rien qui puisse nous affliger, si nous considérons l’influence que cet acte peut exercer sur la durée du pouvoir temporel de la papauté ; mais nous en sommes très sincèrement attristés quand nous songeons au trouble qu’elle va produire à travers le monde entier dans les âmes.

Il va sans dire que nous n’avons point à nous occuper des jugemens portés par le pape sur celles des erreurs condamnées par lui qui touchent au dogme, à la doctrine théologique et philosophique, à la morale. Dans cette région, le pape est en son vrai domaine, dans le domaine spirituel, celui dans lequel les dissidens eux-mêmes, qui reconnaissent les droits de la liberté de conscience, admettent que le pape a le droit de parler aux catholiques avec l’autorité que ceux-ci lui accordent. Quant à ses jugemens sur les questions qui touchent à l’état civil et politique des sociétés modernes, nous ne nous en plaindrions point, si nous n’avions en vue que le tort que de pareilles idées, aussi hardiment, aussi opiniâtrement, aussi absolument exprimées, peuvent faire à ce qui survit encore du pouvoir temporel de la papauté. Enfin, peut-on maintenant dire à tous l’encyclique du pape à la main, l’épreuve est consommée. Vous voyez que toute idée de transaction est un amusement chimérique ; vous voyez que tout compromis est impossible. La liberté de conscience est rejetée comme une abomination ; l’idée si douce de la tolérance est repoussée comme une désertion de la vérité ; le pape revendique au nom de l’église le droit de réprimer par les peines corporelles les transgressions de ses lois spirituelles. On est saisi involontairement d’un frisson de dégoût et d’effroi quand on se rappelle le passé où ces prétentions n’étaient pas seulement des rodomontades sans effet, où elles étaient interprétées par les violences et les cruautés de la force fanatisée. Quand on regarde l’avenir, il ne semble pas possible que des esprits éclairés, que des âmes justes veuillent arbitrairement conserver sur le plus petit coin de terre la puissance temporelle à une autorité théocratique à qui cette puissance servirait à réaliser de telles prétentions. L’encyclique du pape nous rend le service de faire sentir à la France le gigantesque contre-sens de la présence de nos troupes à Rome. Ce document résout définitivement dans la conscience de la France la question italienne et la question romaine.

Mais ce qui nous afflige, ce que nous ne pouvons voir sans un serrement de cœur, c’est le lien terrible que l’encyclique impose à la conscience des catholiques dans tous les pays où la société civile est fondée sur les principes maintenant condamnés avec tant de solennité par la cour de Rome. Par un inexplicable esprit de défi, la cour de Rome reprend sur la société civile toutes les prétentions que l’on croyait usées par le temps, neutralisées par les concordats, et qui avaient justifié depuis le XVIe siècle les défiances profondes entretenues par les nations protestantes contre ceux qui dans leur sein étaient restés fidèles au catholicisme. Le catholique pur, celui qui va s’unir à la pensée de l’encyclique par la célébration du jubilé et le gain de l’indulgence, n’est plus, dans les pays où le domaine civil est nettement séparé du domaine spirituel, un citoyen complet, entièrement attaché aux institutions fondamentales de sa patrie. S’il y jouit de la liberté de conscience, de la liberté de discussion, de la liberté de la presse, il se servira de ces libertés en les maudissant et en se promettant de retourner contre elles les victoires qu’il pourra leur devoir. Ainsi les fondateurs de la république américaine, qui, en établissant la liberté des cultes dans leur constitution, ont ouvert à la religion catholique un champ où elle a prospéré, ces honnêtes et généreux défenseurs de la liberté civile et religieuse en Angleterre qui, depuis Fox jusqu’à Robert Peel et lord Russell, ont pied à pied renversé les obstacles qui entravaient l’accès de leurs concitoyens catholiques à la libre vie politique anglaise, n’auront travaillé, si le sentiment de la cour de Rome prévaut, que pour d’éternels ingrats. Ceux même qui en France se sont associés aux catholiques dans la fameuse campagne de la liberté de l’enseignement, ceux qui au nom du droit d’association ont protesté contre l’ingérence de l’administration dans les conférences de Saint-Vincent-de-Paul, n’auraient fait, sans le savoir, qu’introduire l’ennemi dans la place. La cour de Rome veut donc que partout les catholiques soient séparés de leurs concitoyens, dévoués à la liberté civile et religieuse par un malentendu latent, par une réticence permanente et par une défiance insurmontable. Nous ne connaissons point dans l’histoire moderne d’acte aussi subversif en politique et aussi dissolvant au point de vue social que cette imprécation par laquelle la papauté semble faire ses adieux au pouvoir temporel. En vérité, est-il possible de placer un tel anathème, dernier cri d’une ambition politique si étrangère aux origines du christianisme, sous l’invocation du pêcheur de Galilée et du grand Paul, qui convertissait le monde en travaillant de ses mains ? Quant à nous, qui n’oublions point tout le bien que font à l’humanité les religions positives, nous ne pouvons voir sans une profonde douleur cette déclaration d’incompatibilité par laquelle le catholicisme romain ne craint point de se séparer du monde moderne. Nous ne pouvons avoir qu’une espérance, c’est que cette imprécation sera impuissante sur ceux à qui elle s’adresse et qu’elle veut entraîner vers un effroyable inconnu.

Notre temps est donc destiné à être l’époque des grands déchiremens. La rupture morale que la papauté signifie au monde moderne est-elle aussi, dans une autre sphère et dans des proportions bien plus vastes, une sécession comme celle qui désole l’autre hémisphère septentrional ? Là du moins continuent à se manifester des symptômes plus rassurans et qui promettent la victoire aux principes de la société moderne. Le congrès américain est réuni, et M. Lincoln lui a adressé son message annuel. Ce document, suivant l’usage, est encombré de détails. Ce qui nous y a frappés de préférence, c’est le passage qui concerne les rapports de l’Union américaine avec les gouvernemens étrangers. M. Lincoln s’y applaudit, avec une sincérité qui nous paraît être d’un bon augure pour l’avenir, de la bonne fortune qu’a eue l’Amérique de n’avoir vu ses difficultés intérieures compliquées par aucun conflit extérieur. On avait cru que le message ferait allusion à quelque ouverture de négociation vis-à-vis des états insurgés. Les états du nord n’auraient point, selon nous, diminué leur position morale et leur force effective, s’ils eussent, après la grande manifestation de l’élection présidentielle, ouvert une voie de retour aux états du sud. Ils n’eussent rien compromis par cette démarche, et, comme il est probable que cette avance eût échoué devant l’obstination des chefs du sud, tout le bénéfice moral en fût demeuré au gouvernement de l’Union. — Il est possible que la façon dont les opérations militaires étaient engagées dès le commencement de novembre ait empêché les ouvertures pacifiques. Il ne semble pas en effet qu’il fût opportun d’entamer des pourparlers au moment où Sherman se lançait à corps perdu dans la Géorgie. L’habile et énergique capitaine paraît aujourd’hui avoir mené à bonne fin sa belle entreprise. C’est un curieux caractère que ce Sherman. Officier de West-Point, il avait quitté le service, et il dirigeait en Californie avec un très grand succès une maison de banque lorsque la guerre civile vint à éclater. Il abandonna sur-le-champ ses affaires, rentra au service et se fit dans la guerre la grande position qu’il a aujourd’hui. Il vient de traverser, après avoir rompu sa base d’opération, sur un espace de 480 kilomètres, la Géorgie entière, un des états les plus peuplés et les plus riches du sud. Il n’a rencontré aucun obstacle sérieux, ravitaillant son armée à son aise, montrant au monde la fragilité intérieure de la confédération, et il a relié sans lutte ses communications avec la mer. Il a achevé son expédition plus facilement et plus rapidement encore qu’il ne l’avait espéré à l’origine. Il écrivait, en partant d’Atlanta, un billet de quatre lignes pour faire savoir à l’amiral Porter qu’il partait pour l’eau salée, qu’il arriverait au point par lequel il a effectivement rejoint la côte, et qu’il priait l’amiral de surveiller ce point-là vers la Noël. Il a atteint douze jours plus tôt le lieu du rendez-vous. Cette expédition aura une influence infaillible sur la dissolution de la confédération du sud, dont elle a disloqué toutes les voies de communication. Elle enlèvera aux confédérés leur dernier port, Savannah, dont Sherman ne peut tarder à s’emparer. Déjà trop faible pour soutenir la lutte dans le Tennessee, on ne comprend pas comment la confédération pourra opposer une armée à Sherman dans l’est de la Géorgie et dans la Caroline du sud. Ce dernier état, qui va être plus directement menacé, proteste cependant avec opiniâtreté contre l’armement des noirs. Le congrès de la Caroline du nord au contraire vient de voter une résolution favorable à la paix, signe irrécusable de lassitude et de découragement. Cette résolution doit être communiquée par le gouverneur aux gouverneurs des autres états de la confédération, et si elle obtient leur assentiment, les états, se considérant comme souverains, presseront collectivement Jefferson Davis d’ouvrir les négociations. Tel est du moins le plan des Caroliniens. Il est possible qu’il échoue une première fois ; mais il annonce déjà une situation qui ne peut se terminer que par l’avortement de l’Impie tentative de démembrement que Jefferson Davis et ses amis ont vainement entreprise contre la grande république américaine. e. forcade.

une crise ministérielle en espagne.

L’Espagne vient de traverser encore une fois une de ces bourrasques qui sont toujours imprévues, et qu’il faut toujours prévoir principalement quand tout semble calme à la surface. Rien n’est trompeur et dangereux au-delà des Pyrénées comme l’apparence du calme, comme un vote de confiance des chambres ou des élections donnant au gouvernement qui les fait une écrasante majorité. C’est presque toujours d’un mauvais augure. On a vu à Madrid des ministères mourir sur le coup d’un vote parlementaire qui avait la prétention de les aider à vivre ; on en a vu périr pour avoir trop réussi au scrutin d’une élection générale, et je me souviens encore de ce mot spirituel que me disait un jour Donoso Cortès dans une de ces situations où l’on avait été trop heureux : « Comment voulez-vous que ce ministère résiste à cette majorité ? » On a vu aussi des cabinets tomber sans raison ou pour des raisons qu’on ne disait pas, tant il est vrai que la politique en Espagne côtoie toujours des écueils invisibles, quand elle ne finit pas par tourner à la comédie au détriment du pays, du régime constitutionnel et des hommes mêmes qui se trouvent mêlés à ces crises ! Il est arrivé un peu de tout cela récemment. Le ministère du général Narvaez s’était formé, il y a trois mois à peine, après une série de cabinets qui n’ont fait que passer depuis un an. Il avait, en naissant, l’apparence d’un pouvoir plus sérieusement constitué, fort de sa composition même et de la difficulté d’arriver à d’autres combinaisons. Il s’annonçait au début comme un gouvernement libéral décidé à détendre un peu la situation du pays, à relever la politique, les finances de l’Espagne. Il avait ses élections comme d’autres, et plus que d’autres il avait réussi au point de n’avoir plus probablement devant lui que l’embarras, d’une majorité trop docile. Il touchait enfin à l’ouverture des chambres. C’est juste le moment où il a sombré tout à coup comme dans un de ces typhons de la mer des Indes où les navires se perdent quelquefois enveloppés par la tempête. Le typhon espagnol n’a pas été tout à fait aussi redoutable, il est vrai. Le ministère Narvaez s’est relevé après un naufrage qui n’a duré que quelques jours ; il n’a pas moins disparu un instant, et entre sa chute et sa reconstitution s’est reproduite toute une crise intime du pouvoir aux mille et une péripéties.

Pourquoi le ministère du général Narvaez est-il tombé et comment s’est-il relevé après une succession de tentatives inutiles pour arriver à la formation d’un autre cabinet ? Que dans ces imbroglios périodiques de la politique espagnole des influences fort peu avouées, encore moins constitutionnelles, s’agitent et se croisent en tous sens, que ces influences se défendent quand on veut les attaquer, c’est une assez vieille histoire, qui n’est après tout que le côté secondaire de la situation de la Péninsule. C’est certainement un phénomène curieux que depuis vingt ans, dans toutes les confusions de la vie publique espagnole, on entende sans cesse murmurer le nom d’une religieuse devenue un personnage soutenant ou paralysant des ministères. Il ne faut pas cependant qu’on s’y méprenne au-delà des Pyrénées : ces influences ne seraient pas si fortes, si les hommes et les partis ne se diminuaient pas eux-mêmes, et cette crise nouvelle, qui a tenu pendant quelques jours Madrid en suspens, ne serait peut-être pas survenue, si le ministère ne s’était trouvé affaibli justement à l’heure où il avait à faire les plus graves propositions, où il avait à prendre un parti dans les questions les plus délicates. Lorsque le cabinet du général Narvaez arrivait au pouvoir il y a trois mois, toute sa force, indépendamment de la notoriété et de l’habileté de ses membres, était dans les promesses libérales qu’il faisait. Il avait à prouver, — c’était son programme et son unique raison d’être, — que la meilleure manière d’être aujourd’hui un intelligent et prévoyant conservateur, c’est de commencer par être un bon libéral, et en effet ses premiers actes étaient la traduction de cette pensée. Il laissait une certaine latitude dans les élections, il rendait la parole aux journaux. L’expérience n’était point si désastreuse, puisque le gouvernement lui-même constatait la parfaite tranquillité du pays dans ces conditions nouvelles. L’abstention des progressistes pouvait passer pour une abdication au moins autant que pour une menace.

Qu’arrivait-il cependant ? Les élections étaient à peine achevées que le ministre de l’intérieur, M. Gonzalez Bravo, lançait une circulaire où perçait déjà un tout autre esprit. Par une singulière logique, au moment où on constatait les heureux effets d’une politique de conciliation et de libéralisme, au moment où on venait de frapper la loi sur la presse d’une sorte de désaveu par une large amnistie, en allant jusqu’à restituer les amendes infligées depuis plusieurs années, on invitait les gouverneurs des provinces à user de toute la puissance répressive de cette même loi pour voir ce qu’elle pouvait produire. C’était peut-être pour satisfaire quelques modérés furieux et consternés ; le cabinet ne semblait pas moins reculer devant le programme qui faisait sa force, et bientôt il s’affaiblissait encore plus par la brusque retraite du ministre des affaires étrangères, M. Llorente, très décidément opposé à toute velléité de réaction ; il s’affaiblissait doublement en perdant un de ses membres les plus habiles, les plus éclairés, un de ceux qui représentaient dans le gouvernement des idées plus libérales, et parce que cette retraite devenait le signe visible d’une lutte entre deux tendances contraires dans l’intérieur du cabinet. Il en est résulté que le jour où le ministère a voulu proposer des mesures d’une certaine gravité, il a manqué de l’autorité nécessaire pour les faire prévaloir. Il est arrivé en désarroi auprès de la reine, et au lieu d’être maître de la situation sous tous les rapports, comme il le croyait, il s’est vu tout à coup arrêté sur la question de Saint-Domingue, qu’il proposait de trancher en se retirant de cette ruineuse et mortelle entreprise, où les hommes vont mourir sans gloire, où les finances espagnoles s’épuisent sans compensation possible.

C’est là précisément que commençait cette crise, qui est devenue pendant quelques jours un véritable imbroglio, comme il n’y en a guère qu’en Espagne. Qui allait recueillir ce pouvoir tombé en déshérence par suite de la retraite du général Narvaez et de ses collègues à l’ouverture du parlement ? A ne considérer d’ailleurs que la question même qui était la cause ou le prétexte de cette subite dissolution ministérielle, il y avait assurément de quoi réfléchir un peu. Il ne s’agissait de rien moins que de décider si on aurait le courage politique d’abandonner Saint-Domingue, au risque de froisser l’orgueil espagnol, ou si on persisterait plus que jamais dans cette guerre ingrate, au risque d’envoyer une armée nouvelle mourir de la fièvre et de se trouver un jour ou l’autre dans les plus désagréables rapports avec l’Angleterre, qui semble disposée à reconnaître les insurgés dominicains comme belligérans. On s’est adressé un peu à tout le monde, à toutes les nuances du parti modéré. On a d’abord appelé le général Pavia, marquis de Novalichès, qui, n’ayant point été encore président du conseil, est naturellement tout disposé à le devenir, lui aussi, et le général Pavia, tout comme un autre, a fait son ministère, — un ministère assez bizarrement composé, qui en avait bien au moins pour un mois de vie ! — Cette expérience, du reste, lui a été épargnée. Lorsque le général Pavia est allé au palais avec sa liste toute prête, il s’est trouvé que la chose n’était plus du tout aussi simple qu’elle le paraissait. La reine a voulu tout au moins y songer. L’heure du général Pavia était déjà passée. Est venu ensuite M. Isturiz, vieillard fort respectable et parfaitement impuissant, qui a été bien souvent ministre, et qui ne pouvait le redevenir cette fois que pour frayer de nouveau la route au général O’Donnell. Avec M. Isturiz reparaissait le grand ministre des finances M. Salaverria, et, chose curieuse comme symptôme, le ministre des affaires étrangères dans cette combinaison était M. Salvador Bermudez de Castro, qui est encore, si je ne me trompe, ambassadeur accrédité auprès du roi François II de Naples, qui a été fait prince napolitain de Santa-Lucia de la main de ce souverain sans couronne. M. Isturiz en a été pour sa combinaison tout comme le général Pavia, bien qu’on l’eût peut-être préféré un instant. Le vieux marquis de Miraflorès a été aussi appelé. On s’est adressé à bien d’autres encore, et à ce propos on ne peut vraiment qu’admirer combien il y a de ressources en Espagne, combien il peut y avoir de présidens du conseil dans un parti à Madrid. Il n’est question ici, bien entendu, que de ceux qui viennent d’être essayés, car pour les autres, pour ceux qui l’ont été déjà ou qui espèrent le , il en foisonne. Le parti modéré ne se composera plus bientôt que de présidens du conseil, ce qui ne prouve pas précisément sa puissance.

Pendant quelques jours, il y a eu des collections de ministres tout prêts à revêtir l’uniforme et attendant l’heure de se rendre au palais pour prêter serment, une heure qui n’est jamais venue, et au milieu de tout cela se reproduisait dans le public cette scène toujours curieuse à Madrid : — y a-t-il un ministère ? où en est la crise ? qui s’en va et qui arrive ? — Parmi les employés, sans cesse menacés à chaque changement de cabinet, c’est à qui s’informera et cherchera d’où vient le vent. Tout le monde est affairé, et personne ne fait rien. Par malheur, les crises ministérielles ont quelquefois des effets plus sérieux, et c’est ce qu’on a vu récemment à Madrid. Tout s’est subitement arrêté. Les négociations commerciales se sont trouvées paralysées. Tous les jours, il y avait foule à la Banque pour échanger les billets contre de l’argent, et dans le monde du négoce on refusait le papier de la Banque pour n’avoir pas à faire les appoints en numéraire. Une chose à remarquer du reste dans cette crise, c’est l’attitude parfaitement digne et réservée de l’ancien cabinet : il s’est tenu à l’écart de tout et n’a cherché à rien empêcher. L’un de ses membres, le général Lersundi, a été plusieurs fois appelé, consulté par la reine, qui connaît son dévouement, et, sans accepter aucune mission officielle, il a su, dit-on, allier à l’inébranlable fidélité du soldat une respectueuse indépendance de langage.

Enfin, de guerre lasse, après tous les essais et toutes les combinaisons qui ont rempli ces quelques jours, c’est le cabinet Narvaez tout entier, moins M. Llorente, qui est rentré au pouvoir ou plutôt qui y est resté, puisque sa démission n’avait point encore été acceptée, et de fait c’était encore le meilleur dénoûment, le seul possible peut-être. Pouvait-on s’adresser aux progressistes ? Ce n’est pas le programme du parti progressiste qui est fort à redouter, c’est sa faiblesse, son incohérence ; il est au moins aussi divisé que le parti modéré, sans avoir l’esprit politique et les habitudes de gouvernement que gardent après tout les conservateurs : imaginez de faire vivre ensemble le duc de la Victoire, M. Olozaga et le général Prim, ou prenez une de ces nuances sans l’autre ! La reine pouvait-elle se. tourner encore une fois vers le général O’Donnell ? Mais c’est le duc de Tetuan qui a commencé l’affaire de Saint-Domingue, qui a laissé les finances espagnoles dans le piteux état où elles sont, et qui de plus, d’après une opinion générale, est l’allié de toutes les influences cléricales dont on se plaint. On pouvait encore moins s’adresser à la fraction absolutiste du parti modéré ; c’eût été peut-être jouer trop gros jeu. Quant à toutes ces nuances intermédiaires et flottantes successivement essayées, c’était évidemment ne rien faire. Il était temps d’ailleurs de prendre un parti, puisque c’était le 22 décembre que devaient se réunir les chambres, qui ont été effectivement ouvertes ce jour-là.

Voilà donc le ministère Narvaez ramené au pouvoir par la bourrasque qui a failli l’emporter. Il n’y a pas à se dissimuler pourtant qu’il triomphe moins par sa propre force que par l’impossibilité d’arriver à autre chose, et que cette situation nouvelle, qui a l’apparence d’un succès politique et personnel pour lui, cache bien des épines, bien des difficultés. En réalité, même après s’être dénouée heureusement, cette crise n’est peut-être pas ce qu’on pourrait appeler une crise de santé ; elle a surtout ce dangereux caractère de laisser voir certaines faiblesses dans le cabinet, des conflits de tendances, une volonté hésitante et paralysée là où l’on s’était plu d’abord à supposer la résolution d’une pensée nette et fixe. La preuve la plus sensible de cet embarras intime, c’est le discours mis dans la bouche de la reine à l’inauguration des chambres, c’est-à-dire après la crise. Ce discours, si bien intentionné qu’il soit, n’est point certainement l’expression d’une politique bien arrêtée. La grande affaire du moment, la question de Saint-Domingue, le discours royal la traite par sous-entendu, en laissant pressentir une loi qui viendra proposer sans doute quelque mesure héroïque. La querelle avec le Pérou est présentée comme pouvant se dénouer par la paix, ce qui mettra sûrement l’Espagne à l’abri d’une grande faute. L’Italie ?… Oh ! pour l’Italie, le gouvernement espagnol aura une opinion quand tout sera fini, et alors il se souviendra de son respect filial pour le saint-siège. Le pape ne pourra qu’être sensible à cette généreuse attention, et l’Italie, qui déjà s’inquiète peu d’être reconnue ou de n’être pas reconnue par l’Espagne, s’en inquiétera vraisemblablement moins encore quand tout sera fini. À l’intérieur, le discours royal laisse voir des intentions plus que des résolutions. Il annonce encore une fois une loi sur la presse et une loi pour garantir l’ordre public. En un mot, on le sent à son allure, le cabinet est incontestablement embarrassé.

Or, s’il veut faire quelque chose aujourd’hui, et il a beaucoup à faire, ce qui lui serait le plus nécessaire avant tout, ce serait une volonté très ferme et le prestige d’une situation entière. Pour proposer, pour faire accepter une mesure de prévoyance supérieure, comme l’abandon de Saint-Domingue, il faut une grande autorité morale que rien ne soit venu affaiblir. Dans les finances, le cabinet Narvaez a tout à faire, mais il ne peut rien faire qu’avec de la sécurité, avec une situation sûre, avec une bonne politique en un mot, et il ne peut y avoir aujourd’hui de bonne et sûre politique que par le libéralisme. Tant que le ministère n’en sera pas là, il en sera aux expédiens qui sont encore maintenant sa seule ressource. Il fera des emprunts plus ou moins détournés à gros intérêts, il se procurera de l’argent dont ceux qui le lui prêtent se paieront par des spéculations. Il arrivera ainsi à suffire au service du semestre de la dette ; mais combien de temps pourra-t-il vivre à l’aide de ces négociations onéreuses nouées tantôt avec les uns, tantôt avec les autres ? Pour réorganiser les finances comme pour régler toutes les questions extérieures et intérieures qui sont aujourd’hui l’embarras de l’Espagne, le ministère Narvaez a besoin évidemment de se retremper en quelque sorte, de s’affermir de nouveau de faire acte d’autorité morale et de résolution, de reprendre enfin le programme qu’il avait semblé s’approprier à son origine, le programme d’une politique largement libérale pratiquée par des conservateurs intelligens. Ce n’est pas seulement sa grande et efficace ressource pour résoudre les sérieuses difficultés de toute sorte qui lui ont été léguées, c’est sa force unique contre toutes les influences irrégulières, et c’est aussi le seul moyen qu’il ait de servir la reine elle-même. S’il ne fait pas cela, il pourra vivre encore, c’est bien possible ; mais il ne sera qu’un ministère de plus parmi tous les ministères qui encombrent l’histoire de l’Espagne nouvelle, et qui ont passé sans lui donner ni la liberté, ni la sécurité, ni même la prospérité matérielle, qui est l’œuvre de tout le monde, excepté du gouvernement. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.

LES LIVRES DE SCIENCE POPULAIRE EN 1864.


Parmi ces publications qu’on voit se multiplier chaque année à la fin de décembre, la préférence acquise aux livres de science populaire[1] n’est-elle pas un des signes du temps, pour employer l’expression admise ? On ne saurait en tout cas nier que, depuis une dizaine d’années, tout le monde, petits ou grands, n’ait senti le besoin de s’initier aux applications, devenues si nombreuses, de la science. Les feuilles quotidiennes ont fait une place chaque jour plus grande aux vulgarisateurs ; la science s’est parée pour être accessible à la foule. Dans les livres, le dessin est venu heureusement en aide au récit, et si chacun des prêtres improvisés de la nouvelle religion n’a pas fait preuve de toutes les qualités requises pour prêcher sûrement la doctrine, il n’est pas moins résulté de tout ce mouvement une diffusion, une excitation salutaire, dont les effets se font aujourd’hui sentir. Le niveau de l’éducation scientifique commune s’est élevé ; le ciel et la terre ont dévoilé à des lecteurs émus une partie de leurs mystérieuses beautés, et la science n’est plus restée inaccessible aux profanes, comme ces temples de l’ancienne Égypte où les prêtres seuls pénétraient en secret.

Le mouvement dont nous parlons était depuis longtemps préparé. Déjà, au siècle dernier, Fontenelle, Buffon, Jean-Jacques Rousseau, Bailly, Bernardin de Saint-Pierre, Franklin, pour n’en pas citer d’autres, avaient largement initié le public aux merveilles de la nature. Soit qu’ils aient étudié les trois règnes, soit qu’ils aient porté leurs regards vers le ciel, ou que, moins hardis, ils se soient bornés à foire sentir l’utilité des applications industrielles, ces illustres maîtres ont eu pour but de rendre la science populaire, et ont orné leurs écrits, déjà si nets et si clairs, de tous les charmes du style. Après eux, deux vulgarisateurs non moins célèbres, unis déjà par les liens de l’amitié, Humboldt et Arago, ont chacun, dans une voie différente, mais heureusement tous les deux, continué l’initiation des profanes à tous les arcanes de la science. C’est ce même mouvement qui se poursuit aujourd’hui, un peu au hasard il est vrai. L’armée des vulgarisateurs est sans chef, les soldats qui la composent sont eux-mêmes indisciplinés, ayant plus de bonne volonté que de science. Toutefois ils rendent des services aux ignorans et aux savans eux-mêmes, on ne saurait le nier, et c’est merveille de voir avec quel empressement les accueille un public toujours bien disposé et surtout avide d’apprendre. En temps ordinaire, c’est dans la presse quotidienne et dans quelques recueils spéciaux que les vulgarisateurs se font entendre. Aux approches du 1er janvier, ils abordent le livre, le livre du plus grand format, avec des illustrations dues aux meilleurs artistes. La mode s’en est mêlée, et les derniers mois de l’année 1864 ont vu fondre une véritable avalanche de ces livres de science vulgarisée. Nous allons en choisir quelques-uns et faire connaître sans détours les qualités comme les défauts qui les distinguent.

En premier lieu, citons le Ciel. La grandeur du sujet et le caractère bien connu déloyauté scientifique de l’auteur, M. A. Guillemin, méritent cette distinction au livre, qui d’ailleurs se recommande aussi par une véritable impression de luxe, un format exceptionnel et des dessins coloriés qui font la joie des amateurs. À cet ouvrage, qui n’a d’égal que l’Astronomie populaire d’Arago, et qui la laisse même derrière lui pour certains détails d’exécution (ceci soit dit sans vouloir offenser le moins du monde la mémoire de l’illustre savant), à cet ouvrage ont collaboré tous les grands noms de l’astronomie moderne. En Angleterre, ce sont surtout sir J. Herschel, l’amiral Smyth, Lassell et Warren de La Rue, en Allemagne Littrow, en Russie Struve, Bond aux États-Unis, en France MM. Le Verrier, Chacornac, Laussedat, Goldschmidt, etc. Tous ont aidé l’auteur de leurs conseils et de leur bienveillant concours. Mémoires originaux, dessins, photographies, ont été mis à sa disposition ; à Paris, l’Observatoire impérial lui a été généreusement ouvert. Encouragé, soutenu jusqu’au bout par de tels appuis, M. A. Guillemin s’est mis courageusement à l’œuvre. Avec une patience qui ne s’est pas démentie un instant et un soin consciencieux de la vérité auquel on ne saurait donner trop d’éloges par ce temps de productions hâtives, il a mené son œuvre à bonne fin. La jeunesse, les gens du monde, justifiant le cœlum tueri d’Ovide, peuvent désormais regarder le ciel et y découvrir quelque chose, grâce aux notions d’astronomie rendues accessibles à tous dans ce livre remarquable. Le soleil, les planètes et les comètes, les étoiles et les nébuleuses, enfin les grandes lois de l’astronomie, les méthodes et les instrumens en usage dans cette science qu’on pourrait appeler divine, forment autant de chapitres de l’ouvrage. La lecture en est facile, le style toujours clair et rapide. L’auteur n’en est pas du reste à son coup d’essai, et le Ciel témoigne d’un progrès très notable sur les Causeries astronomiques qui l’avaient précédé.

Si nous descendons des hauteurs de l’empyrée, où nous a conduits M. Guillemin, nous pourrons avec M. Arthur Mangin étudier au passage l’Air et le Monde aérien. L’ouvrage est un peu composite, comme son titre, et M. Mangin y dévoile tour à tour à ses jeunes lecteurs la constitution et les phénomènes de l’atmosphère ; puis il décrit les habitans du monde aérien, les insectes et les oiseaux. Le livre est nourri de faits généralement bien présentés, et d’une façon intéressante ; mais un grave reproche qu’on peut faire à l’auteur, c’est l’absence de toute méthode. Ainsi des chapitres sur la machine pneumatique, les pompes, le baromètre, l’aérostation et l’aéronautique, les tempêtes, les cyclones, les prédictions du temps, précèdent ceux sur les insectes et les oiseaux, sans transition, sans qu’on voie bien clairement comment tout cela se soude. Il y a mieux : dans l’histoire des insectes et des oiseaux, que l’auteur pouvait rendre si intéressante pour ses jeunes lecteurs, bien des faits sont passés sous silence. Les classifications même sont un peu négligées, et cependant c’est sur ces deux points peut-être, nous entendons les classifications entomologique et ornithologique, que les naturalistes sont le plus à l’abri des reproches si fondés qu’on leur adresse en général sur la méthode. Nous voulons bien reconnaître que le mode d’après lequel M. Mangin range les oiseaux offre un certain côté pittoresque ; mais quand une division est admise dans la science et que cette division est bonne, pourquoi ne pas la respecter ? pourquoi la violer à plaisir ? De bonne foi, M. Mangin, en cataloguant les habitans de l’air en oiseaux parés, chanteurs, parleurs, voyageurs, nageurs, marcheurs, rapaces, intrus, a-t-il heureusement remplacé la classification en usage, et les ordres des rapaces, des passereaux, des grimpeurs, des gallinacés, des échassiers et des palmipèdes, auxquels nous reportent jusqu’aux souvenirs d’histoire naturelle du collège, n’offrent-ils pas, dans l’énonciation même, un caractère net et philosophique qu’il est bon de reconnaître ? Les gens du monde ont adopté ces noms qu’ils comprennent, les maîtres de la science les ont acceptés tour à tour. Nous n’aimons pas la routine, nous croyons que la science progresse tous les jours, qu’une bonne classification est encore à trouver, une vraie classification naturelle ; il ne faut pas cependant, par amour du changement, faire moins bien qu’on n’a fait. M. Mangin en agit sans plus de façon avec les insectes. Il est vrai qu’il peut nous répondre dans les deux cas qu’il n’écrit pas pour des naturalistes.

Du Monde aérien au Monde de la Mer, la transition se fait sans qu’on y pense. Saluons encore ici un bon livre, une œuvre posthume malheureusement, signée d’un pseudonyme, celui d’Alfred Frédol. Moquin-Tandon, qui a illustré les chaires scientifiques de province avant d’entrer à l’Institut et au Muséum, se cachait volontiers sous ce nom d’emprunt pour chanter, quelquefois dans le patois gracieux de son pays, le Noyer de Maguelonne ou les Jujubes de Montpellier. C’est sous ce même nom de Frédoque nous le retrouvons dans son dernier ouvrage, étude pleine de vie et de force, semée de traits originaux, souvent familiers, et que l’on ne dirait pas suspendue par la mort. Ici comme dans le Ciel, tout indique une science de bon aloi, tout est marqué au coin de la vérité. Comme dans le Ciel aussi, des gravures coloriées initient le lecteur aux merveilles décrites dans le texte. C’est une succession de beaux dessins se déroulant dans les pages du livre comme les parois transparentes d’un aquarium. L’illusion est complète, on assiste à la vie des eaux, on voit se développer sous ses yeux des plantes et des animaux qu’on avait jusqu’alors à peine soupçonnés ; on en rencontre d’absolument inconnus, on en retrouve enfin qu’on croyait bien connaître, mais sur lesquels on est étonné d’avoir su jusqu’alors si peu de chose. Moquin-Tandon a fait son livre en maître, en homme qui possède son sujet, et il nous promène tour à tour des plantes marines et des animaux infusoires aux polypiers et aux rayonnes, le corail, les éponges, les méduses, les étoiles de mer, les oursins ; puis défilent à nos regards, avec leurs mœurs, leurs ruses, leur vie propre, toute la gent coquillière des mollusques, puis encore les crustacés et les poissons, les tortues et les oiseaux marins, enfin les gigantesques cétacés et les phoques, et jusqu’à l’ours blanc des pôles cantonné dans les mers de glace. N’est-ce pas là un spectacle aux cent actes divers, et n’est-ce pas le cas de répéter, après avoir lu ce beau livre, ces paroles émues de Christophe Colomb justement rappelées par l’auteur, que la bouche ne suffit pas à dire ni la main à écrire toutes les merveilles de la mer, la lengua no basta para decir ni la mano para escribir todas las maravillas del mar ?

Si maintenant nous baissons d’un ton, nous passerons du Monde de la Mer, qui nous a tenu dans les régions sereines de la science, au Monde des Insectes, œuvre d’un esprit un peu léger, souvent trop superficiel, mêlée cependant de traits agréables. Ici la science affecte des dehors plaisans, on en cause entre amis en parlant aussi d’autre chose, de omni re scibili et quibusdam aliis. Cela frise par instans le conte de fée, parfois aussi le roman. Au demeurant, le livre n’a nulle prétention, nulle portée scientifique ; mais il fait aimer la science, et les esprits auxquels ne confient pas une nourriture trop substantielle pourront y trouver quelque plaisir, et même quelque profit.

Les deux ouvrages dont il nous reste à parler rentrent au contraire, comme les premiers, dans le domaine scientifique, sans cesser d’être à la portée de tous. Tous deux traitent de botanique. L’un, l’Histoire des Plantes de M. Figuier, se présente avec les qualités et les défauts que nous avons déjà relevés chez l’auteur. Disons toutefois que ces défauts se font moins sentir ici que dans de précédens ouvrages, et que ce livre, bien que n’étant qu’une compilation, ne présente pas trace de ces erreurs si graves comme on en a redressé dans la Terre avant le déluge et la Terre et les Mers. Quelques dessins sont remarquables de vérité et d’exécution, et la division de l’œuvre est satisfaisante. La dernière partie, la géographie botanique, qui traite de la loi de distribution des végétaux à la surface du globe, est bien conduite. En somme, on reconnaît là un certain talent d’exposition, et, dans le courant de l’ouvrage, l’auteur semble se défier d’un écueil qu’il n’a pas toujours su éviter dans de précédentes publications. Il maîtrise ici son penchant aux explications forcées, douteuses, nous dirions presque surnaturelles. Une fois cependant il se laisse encore entraîner, et, pour donner des raisons de la tendance des racines à se diriger vers le centre de la terre, il invoque nous ne savons quelles expériences bizarres faites par des chercheurs isolés, expériences qui auraient besoin d’être contrôlées, et contrôlées solennellement. Au lieu d’imaginer ainsi des preuves contre nature, ne pourrait-on tout simplement admettre une bonne fois, comme le font du reste la plupart des traités de botanique, que si la racine se dirige vers le centre de la terre, la tige vers le ciel, c’est que l’une trouve dans le sol, l’autre dans l’atmosphère, sa propre nourriture, c’est que cet agent mystérieux qu’on appelle force vitale l’exige ainsi ? La pesanteur, ou, si l’on veut, la force de gravitation, autre agent dont l’essence est également inconnue, n’a point de rôle à jouer dans ce grand phénomène.

Les réserves que nous venons de faire nous empêchent de mettre sur la même ligne l’Histoire des Plantes de M. Figuier et la Plante de M. Grimard. Ce dernier livre est vraiment un traité original de botanique. On devine que l’auteur n’a emprunté ses inspirations qu’à lui-même. Dans un format modeste, avec des dessins qui attirent moins les yeux que ceux de son rival, cet ouvrage est mieux fait et semble destiné à une longue vie. Ce n’est pas une compilation improvisée, c’est le livre d’un homme qui sent, qui a vu et qui sait. Dans la première partie, l’auteur chante la plante dans une forme un peu dithyrambique ; mais bien vite, dans le second volume, le langage calme et mesuré du savant reprend le dessus, et c’est là la partie vraiment pratique et utile du livre. Voulez-vous être botaniste, voulez-vous herboriser à votre aise dans les vertes campagnes autour de Paris, lisez-le, inspirez-vous-en. Voulez-vous rester philosophe et ne connaître de la plante que ce qui vous intéresse dans le grand monde de la vie, tenez-vous-en au premier volume. Lire et méditer les deux est ce qui vaut mieux encore. L’auteur a fait heureusement entrer dans son cadre quelques bonnes pages de botanique géologique dont on néglige trop généralement de s’occuper en dehors des livres de géologie, et il nous a montré, non sans un certain bonheur d’expression, la vie végétale naissant sur le globe avec les plus humbles cryptogames, puis se développant avec les fougères, les palmiers, et arrivant enfin, avec les grands arbres dicotylédones, au degré de magnifique éclosion où nous la voyons aujourd’hui.

Quelle conclusion tirer de ces pages et quels services peuvent rendre non-seulement à la jeunesse, aux gens du monde, mais encore à la vraie science, tous ces livres de science populaire que chaque année voit naître et souvent la même année mourir ? Nous croyons que le principe est bon, que ce n’est pas perdre son temps que de vulgariser la vérité, d’initier le public aux grandes découvertes, aux nobles études de notre époque. Par là on prépare les jeunes esprits aux carrières utiles, on propage parmi les gens du monde des connaissances devenues de plus en plus indispensables dans la vie de chaque jour. On vient en aide aux savans eux-mêmes en popularisant leurs belles découvertes., en en faisant comprendre la portée, les applications et souvent le sens philosophique ; mais pour que le bien se fasse comme il convient, pour que la vulgarisation soit profitable, il faut qu’elle ne soit pas entachée d’erreur, que le bon grain ne soit pas mêlé d’ivraie.

Sous ce rapport, qu’il nous soit permis de dire que l’esprit d’examen et de critique n’a pas toujours présidé à la préparation des ouvrages de science populaire dont nous venons de parler, qu’il y a dans quelques-uns d’entre eux ou des compilations trop hâtives ou des chapitres écrits trop légèrement. Nous les avons examinés chacun en détail, c’est au lecteur de se reporter à ce que nous avons dit au sujet de chacun d’eux pour voir sur qui tombe l’éloge et sur qui tombe le blâme. Au demeurant, l’intention des auteurs a été bonne toujours, et il faut faire des vœux pour que le flambeau de la science brille ainsi chez nous chaque année d’un éclat de plus en plus vif.

N’oublions pas néanmoins que la critique, tout en faisant bon accueil à certaines tentatives de vulgarisation, doit se montrer à l’occasion vigilante et sévère. On ne s’improvise pas vulgarisateur scientifique, et pour vulgariser avec avantage il faut d’abord bien savoir soi-même. Ce qui a fait le mérite de quelques auteurs exceptionnels que nous avons cités, Buffon, Arago, Humboldt, c’est qu’ils étaient eux-mêmes des savans accomplis, bien plus ils étaient aussi des écrivains. Sans doute nous ne demandons pas à nos vulgarisateurs populaires les qualités de ces hommes de génie, mais nous leur demandons, à quelques-uns du moins, plus de calme, plus de vrai savoir dans leurs productions, parfois si nombreuses. Il vaut mieux se taire que d’écrire à contre-sens, que de répandre dans le public des faits souvent entachés d’erreurs ou mal présentés. Le public ne peut comprendre ce que l’auteur ne comprend pas lui-même, et des deux côtés il en résulte une demi-savoir pire que la plus profonde ignorance. On ne transige pas du reste avec les vérités scientifiques. Voilà pourquoi le droit, disons mieux, le devoir de la critique est de se montrer justement sévère et de tenir le public en garde contre les faux vulgarisateurs.


L. SIMONIN



  1. Le Ciel, par A. Guillemin ; 1 vol. in-8o illustré ; Hachette. — Le Monde de la Mer, par A. Frédol ; 1 vol. in-8o illustré ; Hachette ». — Histoire des Plantes, par L. Figuier ; 1 vol. in-8o, avec figures ; Hachette. — L’Air et le Monde aérien, par A. Mangin ; 1 vol. in-8o illustré ; Tours, A. Mame. — Le Monde des Insectes, par S. Henri Berthoud ; 1 vol. in-8o illustré ; Garnier frères. — La Plante, par E. Grimard ; 2 vol. in-12, avec figures ; J. Hetzel.