Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1893

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Chronique n° 1481
31 décembre 1893


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.

S’il était vrai que, selon le mot d’un humoriste, les opinions fussent comme les clous, sur lesquels plus on tape et plus on les enfonce, nous pourrions avoir quelque inquiétude sur les résultats pratiques des quatre lois que le Parlement avant de clore, le 21 de ce mois, sa session extraordinaire, a votées en vue de réprimer les attentats anarchistes. Heureusement le goût du martyre, déjà fort peu répandu chez ceux d’entre nous que soutient l’espérance d’une autre vie, l’est naturellement beaucoup moins chez ceux qui bornent à la vie présente toutes les aspirations de leur destinée. Moins nombreux qu’on ne le suppose seront donc les émules de Ravachol et de Vaillant qui, pour activer la réforme de la société, offriront la tête de leurs concitoyens, le jour où il sera bien avéré qu’en faisant ainsi un pacte avec la mort, c’est leur mort à eux et non pas seulement celle des autres à laquelle ils devront se résigner.

Nous avons entendu regretter, à cet égard, que les législateurs n’aient pas complété leur œuvre récente en déférant à la cour martiale le jugement de ces crimes d’une espèce toute nouvelle. Il est bien vrai que la longueur de la procédure et le système nerveux des jurés sont choses dont les avocats des coupables se flattent ouvertement de tirer parti. On attend qui ! la colère publique s’apaise, qu’une légère couche d’oubli s’étende sur l’indignation des premiers jours. On fait remarquer que le gredin n’a pas l’air méchant, que sa maîtresse s’en louait fort, et qu’il a toujours été bon pour sa mère. Cette tactique, que favorisent les formalités ordinaires de la justice criminelle, combinées pour enlever à l’action de la loi tout aspect de violence, fait cependant comprendre comment les sociétés primitives ont dû, pour ne pas périr, exiger des satisfactions plus rapides et conserver moins de ménagemens.

Sans réclamer pour notre part une procédure sommaire que les circonstances n’exigent pas jusqu’ici, nous ne saurions trop recommander au gouvernement d’user avec une énergie démocratique des lois dont on vient de l’armer. La route lui est nettement tracée par le sentiment de la grande majorité du pays aussi bien que par la majorité des Chambres. Il n’est pas besoin d’être un « tigre à face humaine, » ainsi qu’une petite gazette socialiste qualifiait il y a quelque temps le Président de la République, pour regretter qu’un ministre ait pu être taxé de faiblesse par suite du retard apporté à l’arrestation de tel anarchiste bourgeois, véhémentement soupçonné de complicité dans l’explosion du Palais-Bourbon, et dont la fuite précipitée a justifié les soupçons dont il était l’objet.

Il existerait d’ailleurs une solution point impraticable du problème anarchiste que j’ose soumettre aux méditations des hommes d’État : des trente-neuf millions d’âmes que nous sommes dans le périmètre des frontières continentales de la République française, non seulement la majorité n’est pas parfaitement heureuse, mais même il n’y en a qu’un nombre absolument infime sans doute à trouver que tout est pour le mieux dans la société actuelle. Cependant les 999 millièmes d’entre nous s’accommodent de cette société dans laquelle le hasard les a diversement placés, et s’arrangent, tout en tirant le meilleur parti possible de leurs bras, de leur intelligence ou de leurs revenus, pour y passer les quelques dizaines d’années que la parcimonieuse nature a départies à chacun.

Moins d’un millième seulement, c’est-à-dire à peu près trente mille individus, si l’on en croit les statistiques, professent cette opinion que l’ordre de choses présent, étant radicalement mauvais, doit être radicalement anéanti afin de faire place nette à un autre. Les recrues de cette doctrine ne peuvent, en raison de leur quantité dérisoire, prétendre sérieusement nous faire la loi : mais, comme leur système consiste à nous épouvanter de temps à autre, en tuant les gens et en détruisant les choses, ils pourraient arriver à nous rendre l’existence pénible. Pour concilier nos goûts de bon ordre avec nos sentimens d’humanité, le mieux serait de nous séparer à l’amiable de ces quelques milliers d’anarchistes, en les mettant à même de fonder ailleurs une société qui réponde à leur idéal.

Nous avons en Asie et en Afrique des territoires immenses, vacans, salubres et fertiles : offrons l’une de ces colonies à ceux de nos compatriotes dont l’incompatibilité avec la France moderne est suffisamment démontrée. Faisons comme ces tribus primitives qui, lorsqu’elles ne s’entendaient plus, tiraient les unes à droite, les autres à gauche. Précisément le parti anarchiste inscrit sur son programme la négation de la patrie : « La patrie, dit le Catéchisme du soldat, publié par un adepte de ces idées, c’est tout ce qui nous opprime, tout ce que nous devons haïr. » — Aucune sensiblerie surannée ne le rattache donc au sol français, à ce patrimoine de souvenirs, de gloires et d’affections communes que la presque unanimité d’entre nous prise encore. Rien ne sera donc plus indifférent à ce petit groupe d’irréconciliables que de quitter cette vieille nation sans esprit de retour. On pourrait pousser la générosité jusqu’à donner à ces colons involontaires une première mise en outils de diverse nature et en semences appropriées ; et nous suivrions de loin avec intérêt la construction, sur une terre vierge de toute compromission capitaliste et administrative, d’un État vraiment anarchiste et révolutionnaire, tel qu’il parait impossible de l’organiser au sein d’une Europe déjà trop encombrée.

Avant d’en venir à l’expatriation obligatoire des fauteurs de crimes anti-sociaux, nous prenons plaisir à constater que déjà les modestes lois préventives votées contre eux ont adouci le ton de leur polémique. La crainte du commissaire de police a été, pour certains conférenciers de la « propagande par le fait », le commencement d’une modération relative ; la menace de poursuites a décidé quelques organes anarchistes à cesser leur publication ; et d’autres ont averti leurs lecteurs que, en présence d’articles du code qui punissent désormais l’apologie des crimes, ils n’étaient plus libres d’exprimer toute leur pensée. La majorité ministérielle, hésitante au début de la session, que le gouvernement cherchait et que, suivant l’ingénieuse expression de M. Millerand, « le compagnon Vaillant lui a apportée dans une marmite », fera donc bien, par son attitude, de seconder le président du Conseil dans la campagne courageuse et nécessaire qu’il a entreprise.

Si nous ne croyons pas qu’il soit juste, si nous ne croyons même pas qu’il soit profitable au prolétariat de porter atteinte à la propriété privée ; si nous ne blâmons pas la bourgeoisie de demeurer sourde aux conseils de ceux qui voudraient la voir faire, à son tour, sa nuit du 4 août, se dépouiller plus ou moins volontairement, apporter ses rentes, ses terres et ses usines pour les offrir à la communauté, nous trouverions excessif, et tout à fait impolitique, dans le temps présent, de faire du socialisme au profit des propriétaires, en élevant encore les droits de douane sur le blé et sur le vin, comme il en a été question, ces derniers jours, à la Chambre.

Les propriétaires fonciers, qui trouvent généralement inouïe, — et ils ont raison, — la prétention des ouvriers de se faire garantir, par les lois, une rémunération minimum constante de leur travail, veulent absolument que l’État garantisse à leurs produits agricoles un prix minimum et constant. Lorsque les fluctuations du marché, par suite de l’abondance des récoltes, amènent un abaissement de valeur des den rées qu’ils ont à vendre, — abaissement d’ailleurs avantageux aux consommateurs, — ils s’écrient qu’on les veut ruiner et que la France est en péril. Comme conséquence, ils exigent un rehaussement des barrières qui arrêtent les produits similaires étrangers.

C’est ainsi que M. Méline, dans une démarche officielle faite auprès du ministre de l’Agriculture au nom du groupe agricole dont il est président ; que M. Vallon, au Sénat, dans une réunion dont les vœux étaient analogues ; que M. Leygues, dans une séance de la Chambre des députés, ont tous trois demandé, avec l’approbation d’un grand nombre de leurs collègues, « quelles mesures le gouvernement compte prendre pour sauvegarder les intérêts des agriculteurs français, compromis par l’avilissement du prix des blés. » Et, pour que le gouvernement ne se mette point trop en peine de chercher quelles pourraient être ces mesures, ils ont aussitôt proposé d’élever à 8 francs par 100 kilogrammes la taxe sur les blés étrangers, qui est actuellement de 5 francs.

Étant donné que le quintal de froment se vend aujourd’hui aux environs de 20 francs, une taxe de 8 francs représenterait un droit de 40 pour 100 sur cette denrée de première nécessité. On peut dire que l’impôt sur le blé c’est l’impôt sur la misère, parce que le pain tient une place de plus en plus grande dans le budget des classes laborieuses, suivant que les familles y sont plus nombreuses et que les salaires y sont moins élevés. On doit alors se restreindre à la seule dépense que l’on ne peut éviter, celle du pain. Que les personnes qui me font l’honneur de me lire réfléchissent un instant à la place que tient le pain dans leur budget annuel : elles reconnaîtront que dans une dépense totale de 15000, 20000, 30000 francs par exemple, la note du boulanger représente un chiffre de 200 ou 300 francs peut-être, c’est-à-dire 1 ou 2 pour 100 au plus des revenus dont elles disposent. Il leur importe donc fort peu que le kilogramme de pain augmente ou diminue de 6 ou 7 centimes.

Mais que l’on considère au contraire une famille ouvrière : là, le pain représente en moyenne 25 pour 100 du total des recettes ; et cette quotité augmente suivant l’exiguïté des salaires et suivant le chiffre des enfans, si bien que, pour les plus malheureux, c’est la moitié et quelquefois davantage de leur pauvre budget qu’absorbe le chapitre du boulanger. On mange d’autant plus de pain qu’on a moins le moyen de manger autre chose : tandis qu’un bourgeois se contentera d’une demi-livre de pain par jour, il en faudra trois livres à un journalier des champs. Ce sont là des choses que tout le monde sait, j’imagine ; mais on paraît singulièrement les oublier lorsque, négligeant les intérêts du consommateur, on en vient à déplorer comme un malheur public le bon marché d’une marchandise si indispensable : on se lamente, dans les feuilles protectionnistes, sur « les proportions inquiétantes du stock actuel des blés » dans le monde ; on gémit sur ce qu’il est « absolument abondant, et, ce qui aggrave la chose, ajoute-t-on, c’est l’aspect parfait des récoltes en terre ! » Hélas ! serions-nous menacés de deux bonnes années consécutives !

Les journaux d’opposition ne manqueraient pas d’en tirer grand parti contre le ministère ; on entendrait de nouveau les doléances de l’été dernier, où quelques organes exploitèrent habilement, contre la République, l’extrême sécheresse et l’énorme rendement des vignes, pour montrer qu’on ne pouvait rien attendre de bon d’un gouvernement qui privait d’eau la moitié de la France et qui inondait de vin l’autre moitié. On a parlé de fraudes commises dans les entrepôts, dont l’effet serait de diminuer l’importance du droit protecteur actuel. S’il y a des fraudes, qu’on les réprime ; mais qu’on se garde d’entraver, par des mesures intempestives, un commerce nécessaire ! Sous l’ancien régime, les négocians en grains étaient traités d’accapareurs ; on les accusait de faire hausser les prix et on les rendait odieux aux consommateurs des villes : aujourd’hui on les accuse de faire la baisse, et on les veut rendre odieux aux producteurs des campagnes. La vérité est qu’ils ne sont coupables ni de l’une ni de l’autre, et que la libre concurrence du commerce profite aussi bien aux vendeurs qu’aux acheteurs.

Nous voulons donc espérer que ni le ministère ni la majorité du Parlement ne suivront les protectionnistes aveugles qui espèrent, au commencement de la session prochaine, les entraîner dans une voie aussi funeste. Car, ou le droit nouveau n’aurait aucun effet sur les prix, et alors il ne profiterait en rien aux intérêts que l’on veut servir, ou il aurait pour résultat de faire hausser les cours du blé, et de quel droit l’État refusera-t-il ensuite aux ouvriers d’intervenir pour fixer le taux des salaires, si l’on prétend le faire intervenir ainsi, en faveur des détenteurs du sol, pour fixer le taux des subsistances ?

Il n’est pas vrai, comme on semblerait vouloir nous le faire croire, qu’il y ait un prix de revient certain et unique pour le blé ou pour les céréales en général. Tel nous donne 20 francs l’hectolitre comme un chiffre strictement rémunérateur. Qu’est-ce à dire ? Il est des terres qui rendent jusqu’à 40 hectolitres à l’hectare, et il en est qui ne rendent que 7 ou 8. Il en est de cultivées avec les derniers perfectionnemens des procédés scientifiques et d’autres où l’assolement et les engrais rappellent encore les méthodes décrites par Virgile. Si la constitution de ces dernières ne leur permet pas de suivre la marche du monde agricole, ce qui est possible, l’on cessera d’y cultiver le blé ; mais ou ne peut pas majorer les prix payés par toute une nation pour sa nourriture, à seule fin de permettre à quelques agriculteurs de demander à un guéret réfractaire une récolte insuffisante.

Le plaisant est que les orateurs qui réclament ou acceptent le relèvement des taxes sur les grains nous menacent toujours de cet épouvantail : la France, découragée, cessant de produire du blé ! C’est là une éventualité dont M. le ministre de l’Agriculture a cru devoir, il y a une quinzaine de jours, faire mention, au point de vue de La « défense nationale ». Or les statistiques de son ministère nous font connaître que les surfaces emblavées en blé vont chaque année en augmentant ! Ce n’est pas non plus un argument suffisant que de dire, comme on l’a fait à la tribune de la Chambre, qu’au prix de vente actuel « le cultivateur se trouve, toute l’année, avoir travaillé pour rien. » C’est effectivement un malheur, et nous y compatissons, mais ce n’est pas un malheur unique et qui puisse donner à ceux qui le subissent des droits à une indemnité nationale. Chaque année, une foule d’industriels et de commerçans se trouvent avoir travaillé pour rien, c’est-à-dire sans bénéfice, ou même ont réalisé des pertes, et personne au Parlement ne songe à les subventionner.

Les socialistes, aux yeux desquels l’intervention de l’état semble la panacée universelle, ont proposé, par la bouche de M. Jaurès, la création patriarcale de greniers publics, renouvelés des Pharaons, dans lesquels le gouvernement, qui aurait le monopole de l’achat et de la vente des blés étrangers, accumulerait les céréales pour en régulariser le cours. C’est ce que faisaient les municipalités avant 1789, et elles n’ont jamais réussi, durant plusieurs siècles d’efforts, à atteindre, comme fixité, un résultat comparable à celui que le commerce indépendant a obtenu depuis trente-cinq ans.

La vérité c’est d’abord, en ce qui concerne l’année courante, que le bas prix du blé vient tout simplement de sa récolte avantageuse : — ainsi l’orge et l’avoine, dont le rendement a été médiocre ou mauvais, se maintiennent à un prix supérieur à celui des années moyennes ; — c’est ensuite, et surtout, que notre crise agricole française est une crise de fermage : le loyer des terres a baissé, il baissera peut-être encore. L’État ne peut pas plus abriter les capitalistes ruraux contre ces revers de fortune, qu’il ne peut déposséder les capitalistes urbains de la plus-value de leurs terrains ou de leurs immeubles.

Il serait singulier qu’un État démocratique, comme la France, voulût empêcher par des moyens légaux cette diminution du revenu des propriétaires, lorsque l’aristocratique Angleterre n’a pas cru devoir rien faire pour s’y opposer, lorsque l’Allemagne, monarchique et féodale, s’y résigne. Le chancelier de Caprivi, dans une conversation récente avec le baron de Manteuffel, chef du parti conservateur-agraire, qui lui manifestait ses craintes relatives à la dépréciation des céréales, susceptible d’empêcher beaucoup de propriétaires de payer les intérêts de leurs dettes, n’a pas hésité à lui répondre « qu’on pouvait uniquement espérer l’amélioration de l’agriculture de l’abaissement du prix des propriétés à un niveau correspondant à leur valeur actuelle. » Selon M. de Caprivi, seuls les agriculteurs qui se rendront compte de cette situation pourront, bien qu’ayant acheté leurs terres à un prix trop élevé, ou les ayant majorées dans leurs successions, éviter la ruine en se restreignant et en exploitant à meilleur marché.

Et quoique la ligue agraire ait adressé au premier ministre de l’empereur Guillaume un manifeste, développé par les journaux conservateurs en des termes plus arrogans que jamais, sauf en 1848, les partis politiques n’en avaient employé vis-à-vis du gouvernement, les traités de commerce, soumis au Reichstag par le chancelier, n’en ont pas moins été votés, grâce à l’appui inattendu des socialistes. M. de Caprivi leur a dû sa victoire et le Reichstag leur a dû la prolongation de son existence : car, si les traités dont il s’agit eussent été repoussés, un nouveau décret de dissolution était prêt et le souverain allait en appeler, une fois encore, du Parlement aux électeurs.

Ces agrariens, ces gentilshommes, dont plusieurs sont en même temps fonctionnaires prussiens et chefs de l’administration locale, — ce qui ne les a pas empêchés de mener la campagne contre le chancelier avec une violence toute démagogique. — essaient d’expliquer l’attitude de M. de Caprivi parce fait qu’il ne possède « ni un arpent de terre, ni un épi » : il n’en demeure pas moins que la nouvelle politique impériale est favorable aux progrès économiques de l’Allemagne. On nous permettra de faire observer ici que l’un des gros argumens de nos compatriotes, en faveur du système commercial, inauguré en 1892, était l’exemple de l’étranger, qui partout, disait-on, devenait notoirement protectionniste et ennemi de tout traité. Eh bien ! ce qui a pu être vrai en 1888 et 1889 ne l’est plus aujourd’hui. Il n’est question que d’abaisser les barrières imprudemment élevées par les nations les unes contre les autres.

L’Espagne est en train de mettre en vigueur des traités de commerce avec la plupart des puissances. M. Crispi s’accuse et s’excuse d’avoir dénoncé le traité franco-italien, lors de son premier ministère, et se verrait heureux qu’il lui fût donné quelque moyen de reprendre la conversation. On s’aperçoit aujourd’hui en France que ç’a été une faute de repousser le traité avec la Suisse qu’on a ainsi livrée aux produits allemands. La Russie a traité depuis deux ans avec la presque totalité de l’Europe, sauf avec l’Allemagne, où les négociations actuellement poursuivies seront certainement couronnées de succès. L’Allemagne elle-même a fait machine en arrière et signe des conventions avec ses voisins. Et tandis que tous ces traités ont naturellement pour objet, par des concessions réciproques, de favoriser les échanges intereuropéens, les États-Unis, qui avaient poussé le protectionnisme jusqu’à la férocité, sont à la veille de réviser le tarif Mac-Kinley, dont il ne restera bientôt plus qu’un souvenir.

En se réunissant, le mois dernier, le Reichstag se trouvait en présence de deux ordres de travaux distincts : la réforme fiscale de M. Miquel, l’œuvre économique de M. de Caprivi. Cette dernière obtint la priorité et la discussion des traités de commerce prit l’allure d’un tournoi en règle entre le protectionnisme de la ligue des agriculteurs (Bund der Landwirthe) et le libéralisme modéré du gouvernement. La campagne a été menée d’un côté par MM. de Manteuffel, de Ploetz et de Limburg-Stirum, de l’autre par les ministres Berlepsch et Marschall et par le chancelier en personne. Il s’agissait d’approuver les traités conclus avec l’Espagne, la Serbie et la Roumanie.

Avec l’Espagne, sans avoir obtenu gain de cause pour les droits d’entrée sur l’alcool, qui leur tenaient principalement à cœur, les négociateurs allemands ont assuré, par des abaissemens de taxes, pour quelques-uns de leurs articles d’exportation, tels que la farine de pommes de terre, l’accès du marché espagnol. Avec la Serbie, l’expiration du traité austro-serbe, qui accordait à l’Autriche-Hongrie des conditions plus favorables qu’à l’Allemagne, permet à cette dernière de lutter désormais à armes égales, en se faisant reconnaître à Belgrade les mêmes avantages qu’à sa voisine. Au sujet de la Roumanie, le débat eut à Berlin des proportions beaucoup plus amples, d’abord parce que la Roumanie, beaucoup plus que les précédens États, est en mesure de faire concurrence aux agriculteurs allemands ; ensuite parce que l’on voyait dans l’accord avec cette puissance la préface d’un arrangement avec la Russie.

« Si vous tuez le paysan, s’écriait le docteur Sigl, l’un des chefs les plus fougueux de la démocratie rurale, comment voulez-vous qu’il s’intéresse encore aux destinées de la patrie ? » Mais le chancelier a posé la question sur son vrai terrain et a nettement montré de quel côté se trouvait l’intérêt national, lorsqu’il a dit : « L’agriculture allemande ne suffit pas pour nourrir la population, qui s’accroît annuellement de 500 000 individus ; l’industrie seule est en mesure de la suppléer. Il est par conséquent nécessaire de mettre l’industrie à même d’exporter. Nous nous sommes trouvés devant ce dilemme : Exporter des marchandises ou des hommes. »

La victoire est demeurée au gouvernement, à 34 voix de majorité, grâce à la coalition des progressistes, des Polonais et des socialistes. C’était par une majorité à peu près semblable, 37 voix, mais composée d’élémens différens, qu’avait été votée au commencement du mois la motion du centre catholique en vue d’obtenir, dans l’empire allemand, la jouissance du droit commun pour les membres de la Compagnie de Jésus et des autres ordres modernes expulsés en 1872, un an avant l’explosion du Kulturkampf. Cette fois le gouvernement était resté neutre ; du moins ses représentans ont gardé le silence pendant la discussion. Parmi les 173 voix qui se prononcèrent en faveur de la liberté religieuse figuraient, à côté de celles du centre et des catholiques polonais et alsaciens, celles des socialistes eux-mêmes, qui ont eu, en cette occasion, la spirituelle crânerie de rester fidèles à leurs principes. L’un d’entre eux, M. Bios, avait d’avance expliqué le vote de ses amis, en disant « qu’ils ne croyaient pas à la légende du péril jésuitique. »

Au contraire, parmi les opposans à cette mesure équitable, à côté de la droite piétiste et réactionnaire, qui déclarait que l’abrogation de la loi « mettrait en danger les droits de l’État et la paix confessionnelle », on a été surpris de voir les progressistes, qui n’ont trouvé d’autre reproche à faire à la motion que de n’avoir pas un caractère assez général. Quoique la majorité obtenue puisse faire augurer favorablement du succès de la campagne poursuivie avec ardeur par le centre depuis nombre d’années, néanmoins, comme le Reichstag est dépourvu d’initiative en matière de loi, et que l’empereur s’est naguère déclaré hostile au rappel des jésuites, le vœu récemment émis risquerait fort de n’avoir pas une satisfaction prochaine, si les concessions du gouvernement, sur ce terrain, ne devaient être le prix du concours nécessaire des députés du centre en faveur de la réforme fiscale. L’application du programme de M. Miquel continue en effet à rencontrer de sérieuses difficultés, et la politique du do ut des n’a pas encore dit son dernier mot au-delà du Rhin.

Pendant que le système économique de M. de Caprivi, qui provoque l’antagonisme entre la Prusse conservatrice et le reste de l’Allemagne, tend à augmenter la part d’influence de cette dernière, divers symptômes, intéressans à noter, attestent l’éveil de cet esprit modéré de particularisme, conseillé par M. de Bismarck dans un de ses plus sensationnels discours d’exil. « Que les princes et les landtags, disait l’ancien chancelier, reconquièrent l’influence qu’ils ont perdue au plus grand dommage de l’empire ; que les peuples fassent entendre leur voix par l’organe de leurs assemblées, là est l’avenir de l’Allemagne. »

Aux dernières discussions de la diète, à Munich, on s’est plaint que les représentais de la Bavière au conseil fédéral n’y lissent pas entendre assez haut leur voix. En Wurtemberg, le roi, appuyé par l’opinion publique, a nettement refusé d’accéder au désir de l’empereur, en renonçant au commandement de son armée en temps de paix. La tension des rapports entre les deux cours s’est accusée par le départ de M. de Moser, ministre de Stuttgart à Berlin, coupable seulement d’avoir fait ajourner cet automne, en raison de la disette de fourrages, les grandes manœuvres dans son pays, et par l’hostilité du baron Mittnacht, président du conseil de Wurtemberg, à l’impôt projeté sur le vin.

À coup sûr il n’y a aucune conclusion à tirer de ces tiraillemens intérieurs nouveaux pourtant en Allemagne, et l’unité y est trop populaire et trop solidement fondée pour pouvoir être mise en péril. Il est clair cependant, que, dans l’avenir, tout ce que les petits États pourraient considérer comme des empiétemens de l’empereur sur leurs privilèges constitutionnels serait de nature à susciter des résistances, de nature à porter atteinte, à la longue, à la prépotence illimitée que les peuples allemands ont bénévolement reconnue à la Prusse depuis 1871.

Il n’est pas rare de voir les États déchoir par les mêmes moyens qui ont servi à les élever : la transformation du fédéralisme germanique en une monarchie absolue, ou la prussification forcée de l’empire serait un rêve qui pourrait coûter cher à celui qui le concevrait et qui tenterait de le réaliser. En tout genre la mégalomanie a de fâcheux lendemains ; l’Italie est en train d’en faire l’expérience, et l’on assure que M. Crispi est aujourd’hui déterminé à faire petit, pour bien faire. Le nouveau premier ministre du roi Humbert, aujourd’hui plus que septuagénaire, aurait, en vieillissant, dépouillé le vieil homme. Les difficultés qu’il aura à résoudre sont assez sérieuses en effet pour lui épargner l’envie d’en imaginer volontairement de nouvelles, et ces difficultés mêmes ont rendu fort laborieux l’enfantement du cabinet dont il vient de prendre la direction.

Il y a cinq semaines, lorsque la chute de M. Giolitti eut créé la vacance du pouvoir à Rome, M. Zanardelli, président de la Chambre des députés, fut chargé de former un ministère. Il avait dressé une liste qui n’attendait plus, pour devenir officielle, que l’approbation royale, lorsqu’on apprit tout à coup qu’il avait résigné son mandat. Suit que le roi, sur les représentations officieuses de la cour devienne, ainsi qu’on l’a prétendu, eût donné au général Baratieri, originaire du Trentin, l’ordre de refuser le portefeuille des Affaires étrangères que M. Zanardelli lui avait fait accepter, soit que l’absence d’un ministre du Trésor, que l’on n’était pas parvenu à trouver, donnât à la nouvelle combinaison, dans les circonstances actuelles, un aspect par trop insuffisant, la crise se rouvrit de plus belle, et l’Italie, fatiguée de ces atermoiemens, bien qu’elle eût, il y a quelques années, salué avec joie la chute de M. Crispi, reçut avec une égale satisfaction la nouvelle de son retour.

Le nouveau président du Conseil s’est efforcé de donner à son cabinet des bases assez étendues et une assiette assez solide. Il a notamment fait une place à MM. Sonnino et Saracco, auxquels ont été confiés les portefeuilles des finances et des travaux publics. Il convient de rappeler, au point de vue intérieur, que M. Sonnino, député de Florence, fut l’un des fondateurs du groupe du centre droit, qui visait à enlever aux gauches le monopole du pouvoir, dont elles ont joui depuis 187(i jusqu’à l’avènement du marquis di Rudini.

Au point de vue extérieur, nul ne s’attend à voir M. Crispi révolutionner le système de la Triple Alliance, que du reste il incarne, et qui a devant lui plus de cinq années encore à courir. Toutefois le choix, comme ministre des Affaires étrangères, du baron Blanc, qui s’est prononcé assez énergiquement jadis contre la politique mégalomane, est de bon augure. Aussi bien ne s’agit-il guère en ce moment, par-delà les Alpes, de la politique du dehors, ou même du dedans, bien que les dernières émeutes de Sicile y rendent la situation assez critique pour l’administration : il faut, avant tout, s’occuper de la fortune de l’Italie, pour la restauration de laquelle M. Crispi, dans son manifeste, vient de solliciter des partis en présence la trêve de Dieu.

Ce manifeste est plein d’onction, le cœur y déborde, mais le but s’y précise peu. Le président du Conseil dit que le temps presse ; il appelle tout le monde à collaborer avec lui, mais il ne dit pas pour quoi faire. Des deux systèmes entre lesquels on doit choisir, à Montecitorio, pour remettre en ordre les finances : grosses économies et petits impôts, ou gros impôts et petites économies, il semble bien que ce soit pour le dernier que penche M. Crispi, d’accord avec le roi Humbert, qui, décidément, tient au panache, quelque dangereux que ce panache puisse être un jour pour sa couronne. — « Le pays ne les paiera pas, » a crié l’extrême gauche à M. Crispi, lorsqu’il a parlé de la nécessité de nouvelles taxes. — « Il les paiera, » a riposté le ministre, en frappant vigoureusement du poing sur son banc.

Un vote important, émis par la Chambre italienne avant de prendre ses vacances, a permis de constater que la majorité ministérielle ne serait guère que d’une vingtaine de voix. C’est dire qu’elle est à la merci d’une surprise, et si l’année prochaine devait voir une dissolution, on s’apercevrait peut-être d’une certaine divergence de vues entre la nation et la maison royale, jusqu’à présent si populaire. Pourtant les associés officiels des Italiens, ceux qui sembleraient intéressés au maintien de leur armée sur le pied le plus imposant, les Autrichiens et les Allemands, sont les premiers à leur donner le conseil de se restreindre. Les alliés ne cachent pas, puisque l’acte d’alliance en vigueur ne contient aucune disposition relative à l’effectif de l’armée italienne, qu’ils préféreraient infiniment une Italie prospère, avec quelques corps d’armée de moins, à une Italie dont les arsenaux soient pleins et les coffres vides.

Au même temps où éclatait à Rome la crise dont nous venons de parler, un changement plus modeste se produisait, à Belgrade, dans le ministère serbe. Il était provoqué par le départ volontaire de M. Dokitch, que sa santé tenait, depuis quelques mois déjà, éloigné des affaires, et qui vient de mourir aux eaux d’Abbazia, sans avoir eu la satisfaction de mettre fin aux querelles intestines de ses concitoyens. Les dernières élections municipales marquent en effet la scission, au sein du parti radical, des intransigeans et des modérés soutenus par le ministère. La présidence du Conseil a été dévolue au général Grouitch, le second et l’homme de confiance du défunt premier ministre, dont la nomination a été bien accueillie par la Skoupchtina.

Deux questions s’imposent à l’attention du gouvernement serbe : le procès politique contre l’ancien ministère libéral Avakoumovitch, dont les débats viennent de s’ouvrir devant la haute cour de justice, et le différend avec l’Autriche au sujet de l’interprétât ion des traités de commerce. Les méfaits que la Chambre actuelle reproche à l’ancien ministère sont indéniables. Pour transformer, à la fin de l’année dernière, en un parlement conforme à ses idées, une Chambre qui, sauf une quinzaine de membres, ne contenait que des radicaux, le cabinet inopinément appelé aux affaires par le régent, M. Ristitch, se livra aux plus déplorables violations de la légalité.

La majorité toute factice, et d’ailleurs très faible, qu’il se procura par ces manœuvres, était en hostilité profonde avec l’opinion du pays, et nul ne saurait dire comment se serait terminée cette lutte impossible où l’on avait compromis la monarchie, si le coup d’État du roi Alexandre n’eût rendu la parole à son peuple. Cependant, quelle que soit l’issue du procès actuel, quelques garanties d’impartialité que présente le tribunal auquel il est confié, il est clair que les accusés ne sont pas seuls responsables des faits qu’on leur reproche, que l’ex-régent Ristitch en a sa bonne part, et qu’en tous cas l’opportunité de la poursuite demeure douteuse.

À l’extérieur, les relations sont assez aigres entre lu monarchie austro-hongroise et le jeune royaume mitoyen. L’influence autrichienne baisse en Serbie, tandis que l’influence russe monte. La délimitation de la frontière serbo-bosniaque fournit prétexte à l’échange de propos assez vifs ; on trouve à Vienne que le roi Alexandre s’occupe trop de l’histoire de son pays. Il est du devoir des deux gouvernemens de ne pas laisser dégénérer en conflit une querelle que la presse, jusqu’ici, soutient seule. Le patriotisme serbe, qui s’est cru un jour à la veille d’absorber la Bosnie et l’Herzégovine, doit avoir maintenant pris son parti de voir ces provinces passer sous le sceptre de l’Autriche, dont le protectorat s’est peu à peu transformé en annexion.

Les ministres de Roumanie donnaient, il y a quelques jours, à leurs voisins de Serbie, une leçon de sage politique, lorsque M. Lahovary, répondant au prince Stourdza, qui lui reprochait de ne pas intervenir auprès de la Hongrie en faveur des Roumains de Transylvanie, déclarait « qu’on ne doit pas demander l’impossible, qu’il faut avant tout songer à soi et ne pas s’immiscer dans les affaires des autres. » Les Bulgares ont eu des chagrins analogues et ils ont aussi été forcés de se résigner. En obligeant les petits États des Balkans à se fortifier, avant de grandir, la destinée leur est peut-être plus clémente qu’ils ne le pensent.


Vte G. D’Avenel.

ESSAIS ET NOTICES

L’ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ
L’Éducation de la Volonté, par M. Jules Payot, 1 vol. in-8o ; F. Alcan.

Comme on ne peut pas tout lire, — on le devrait, mais on ne le peut pas, — ce livre m’avait échappé quand, en le feuilletant l’autre jour, j’y rencontrai ces lignes, qui me parurent pleines de sens : « Nous louons beaucoup, en France, l’éducation athlétique que reçoivent les jeunes gens anglais, et nous l’admirons sans discernement… En revanche, Matthew Arnold portait envie au système d’éducation français… Ce qui, d’après lui, caractériserait les barbares et les philistins, c’est que les premiers n’aimeraient… que les exercices du corps, le sport, les plaisirs bruyans… et, d’après lui, l’éducation anglaise tendrait à augmenter le nombre des barbares. » Sur quoi, l’auteur, plus fort encore de sa conviction que de la parole de Matthew Arnold, continuait en ces termes : « Ce n’est donc point l’Angleterre que nous devons imiter sous ce rapport, mais bien la Suède… On s’y occupe de faire des jeunes gens robustes et sains, et on y a compris que l’abus des exercices physiques conduit au surmenage plus sûrement que l’étude excessive. » Je n’approuvai pas moins, quand j’y arrivai, cet autre endroit du livre : « L’Allemagne nous a fait beaucoup de mal en nous communiquant ses fausses conceptions sur l’érudition. L’érudition n’est point la science ! Il s’en faut de peu qu’elle en soit la négation. Le mot « science » nous suggère aussitôt l’idée de savoir accumulé, tandis qu’il devrait nous suggérer l’idée d’un esprit hardi, vigoureux, plein d’initiative, mais extrêmement prudent dans la vérification. » L’auteur disait encore : « L’érudition tend à étourdir l’esprit ; l’amas des petits faits encombre la mémoire ; un esprit supérieur laisse dans ses notes le plus de choses possible ; l’honneur d’être un dictionnaire vivant ne le tente point… » Et ce fut là-dessus que je lus tout le livre.

C’est un bon livre, assez mal composé d’ailleurs, et où quelque inexpérience, — pour ne pas dire quelque naïveté, — se mêle à beaucoup de générosité, mais c’est un livre de bonne foi, dont il faut louer la franchise, les intentions et l’opportunité. Persuadé que la cause unique de « presque tous nos insuccès » et de « presque tous nos malheurs », c’est la faiblesse de notre volonté, M. Jules Payot s’est proposé de le démontrer, et de réagir pour sa part contre cette horreur de « l’effort durable », qui est assurément la grande maladie de nos jours. Nous avons en général une manière de vouloir dont la conséquence la plus ordinaire est de nous mener où nous ne voulions pas, et, longtemps avant M. Payot, j’avoue que saint Augustin s’en était aperçu. Volens quo nollet pervenerat. Mais en ce temps-là, — M. Payot a raison d’en faire la remarque, — l’autorité reconnue de la religion « suffisait pour orienter, dans ses grandes lignes, la vie des fidèles, » et c’est pourquoi la discussion du problème de l’éducation de la volonté n’est devenue vraiment urgente que depuis qu’il s’est « laïcisé ». Nous entendons avec M. Payot, par ce mot de Volonté, le pouvoir que nous avons, ou que nous devrions avoir, de nous résister à nous-mêmes, de contre-balancer ce que Taine appelait « les grandes pressions environnantes », et de créer enfin nous-mêmes un nouvel être en nous. Si ce n’est pas la seule raison qu’il y ait de vivre, c’en est l’une des principales : se conquérir pour se refaire, et ensuite essayer de former les autres à son image.

Quels moyens en avons-nous ? On conçoit aisément qu’avant de les indiquer M. Payot ait cru devoir écarter les théories qui font de nous les produits de notre milieu, les captifs de notre hérédité, les créatures des circonstances. Nous avons sur nous-mêmes un pouvoir effectif ; l’histoire et l’expérience le prouvent. Mais ce que l’on voit moins bien c’est les raisons qu’a eues M. Payot d’attaquer si vivement « la désastreuse théorie du libre arbitre, » comme il l’appelle ; — et, pour en triompher, je crains fort, à vrai dire, qu’il ne l’ait dénaturée. « Nul n’est libre s’il ne mérite d’être libre, » s’écrie M. Payot ; et je suis bien de son avis.« Il n’y a de liberté pour nous qu’au sein du déterminisme, » dit-il encore ailleurs ; et je ne fais pas difficulté de l’en croire : les stoïciens, les protestans, les jansénistes m’en serviraient au besoin de preuve. Et que ce soit enfin « une étroitesse inconcevable de vues que de confondre le déterminisme avec le fatalisme. » je ne veux pas en douter un instant. Mais n’en finirons-nous donc jamais avec ces querelles de mots ? Car ce ne sont, — au point de vue de la vie pratique, de la vie réelle, de la vie morale, — que de pures querelles de mots. Une seule chose importe : c’est de savoir si nous ne sommes pas incapables d’agir sur nous. Les théoriciens du libre arbitre ont-ils donc jamais enseigné l’inutilité de l’effort ? « Nul de nos maîtres ne nous apprenait, dit M. Payot, que la volonté se conquiert lentement. » Voilà des maîtres qui ne ressemblaient guère à ceux que j’ai connus ! Mais à quoi bon ce genre de discussions ? Dire du libre arbitre « que non seulement il n’a rien à faire avec la liberté morale, mais qu’il en est le contre-pied, » en vérité, c’est s’en faire un fantôme qu’il est trop facile de renverser. Ne brouillons point le sens des mots. Être libre, en bon français, c’est avoir quelque pouvoir sur soi. Que ce pouvoir soit variable, qu’il diffère d’un homme à un autre homme et, chez le même homme, selon les temps, c’est ce que personne, jamais, n’a sérieusement nié. Nous n’en demandons pas davantage, ni M. Payot non plus, et nous sommes d’accord avec lui. Au lieu de tonner contre le libre arbitre, il eût mieux fait d’expliquer un peu plus amplement en quoi le « déterminisme » diffère du « fatalisme ». Car c’est une confusion que l’on commet encore tous les jours, et celle-ci, je la crois avec lui tout à fait « désastreuse ».

Nous ne saurions entrer ici dans le détail des conseils qu’il donne pour arriver à cette « maîtrise de soi », qu’il regarde avec raison comme l’objet de l’éducation de la volonté. S’ils ne sont pas toujours très neufs, nous nous contenterons de dire que la manière dont il a su plus d’une fois les présenter les renouvelle. M. Payot est professeur. Tant de professeurs, — parmi lesquels j’en citerais d’éminens, — ont conseillé à la jeunesse de « s’amuser », qu’on est bien aise d’en entendre un lui dire que ses divertissemens sont ses pires ennemis. La vraie force est de savoir ne pas s’amuser. Et, à cette occasion, pourquoi ne louerais-je pas l’auteur de l’Éducation de la Volonté d’avoir bravement repris à son compte les curieuses paroles de Manzoni, citées ici même par M. Édouard Rod : « Je suis de ceux qui disent qu’on ne doit pas parler amour de manière à incliner l’âme des lecteurs vers cette passion… L’amour est nécessaire dans ce monde, mais il y en aura toujours assez : il n’est donc pas vraiment utile qu’on se donne la peine de le cultiver, car, en voulant le cultiver, on ne fait pas autre chose que de le provoquer où il n’y en a pas besoin[1] ? » Carlyle a dit plus brutalement : « À vrai dire, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, et encore bien moins d’en ouvrir la bouche. » Mais peut-être que nous ne sommes pas une « époque héroïque ».

N’est-il pas bon encore de rappeler aux jeunes gens, puisque c’est surtout à eux que ce livre s’adresse, que, « si nous avons eu le grand bonheur de pouvoir atteindre à la vie de l’intelligence, cette aristocratie que nous confère l’instruction est aussi mortellement haïssable que l’aristocratie de l’argent, si nous ne nous faisons pas pardonner notre supériorité intellectuelle par la supériorité de notre vie morale ? » L’expression est un peu vive, ou plutôt un peu déclamatoire, mais je ne trouve pas l’avertissement inutile. Il faut savoir que l’instruction toute seule, — qui n’est malheureusement pas, et on le sait assez, une promesse ou une garantie de moralité, — peut aisément devenir un instrument d’immoralité transcendante ; et cela s’est vu quelquefois. J’aime encore assez que, dans sa conclusion, M. Payot, très discrètement, ait effleuré « la question sociale, » pour montrer en quelques mots qu’elle était surtout « une question morale ». « Dans notre siècle, dit-il, nous avons porté tous nos efforts sur la conquête du monde extérieur. Nous n’avons fait ainsi que doubler nos convoitises, qu’exagérer nos désirs, et, en définitive, nous sommes plus inquiets, plus troublés, plus malheureux qu’auparavant. C’est que ces conquêtes extérieures ont détourné notre attention des améliorations intérieures. Nous avons laissé de côté l’œuvre essentielle, l’éducation de notre volonté. » C’est ce qu’on ne saurait trop redire, et, ceci, j’entends bien que c’est ce que nous pensons tous. Mais il m’arrive quelquefois de songer que les choses les plus sues de tous ont le plus besoin d’être répétées ! et pour cette raison, je ne pardonne pas seulement à M. Payot de l’avoir cru comme moi, mais je l’en félicite. Il y a d’ailleurs, après cela, plus d’un paradoxe dans son livre, et je ne puis m’associer à tout le mal qu’il dit de la mémoire, ni lui accorder que la Marianne de Marivaux soit « le plus admirable roman qui ait jamais été écrit. » Est-il bien sûr aussi que, « comme l’a dit Ruskin, le repos glorieux soit celui du chamois couché haletant sur son lit de granit, et non celui du bœuf dans l’étable ruminant son fourrage ? » et, au fait, qu’est-ce que cela veut dire ?


Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1893.