Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1835

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Chronique no 67
31 janvier 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 janvier 1835.


Les préparatifs de départ continuent à l’hôtel de l’ambassade russe, et M. Pozzo partira dans la nuit du 7 au 8, pour être à Londres le 11 au plus tard ; M. Pozzo était homme de trop d’esprit pour ne point savoir que depuis un an il n’était plus qu’ambassadeur de nom, et que d’autres possédaient à Paris la confiance de l’empereur. À côté de ses missions officielles dans l’affaire de la Pologne, le prince Lubecki n’avait-il pas également une mission secrète ? Et nous pourrions citer encore deux hauts personnages russes qui sont à demeure à Paris pour surveiller non-seulement l’esprit du gouvernement, mais encore toutes les démarches de l’ambassadeur. Telle est la coutume russe : le cabinet impérial étend les réseaux de sa police sur toute l’Europe par les grands seigneurs qui voyagent ; tous lui font des rapports, tous ou presque tous reçoivent des subventions pour adresser au czar des notes secrètes sur l’état des pays qu’ils parcourent. M. Pozzo ne devait pas l’ignorer ; il s’y résignait sans doute, mais enfin cette situation envers le cabinet russe devait un peu humilier l’orgueil diplomatique de l’ambassadeur à titre.

D’où vient cette méfiance de l’empereur sur M. Pozzo di Borgo à Paris ? On reconnaît à Saint-Pétersbourg que M. Pozzo est un homme habile, qu’il a rendu d’immenses services ; mais il est trop assoupli aux mœurs et aux habitudes françaises. Depuis 21 ans que l’ambassadeur est à Paris, il est devenu en quelque sorte l’homme de la société élégante et politique de la capitale ; il n’est peut-être pas une affaire importante à laquelle M. Pozzo n’ait pris part ; il vit dans l’intimité de ce qu’on appelle à Paris le monde politique, Pasquier, Molé, Talleyrand. Comme ce séjour lui plaît, comme cette société va à ses goûts, il en est résulté une sorte de mollesse dans sa manière de voir et d’apprécier les rapports de la France et de la Russie. Pour éviter une crise, pour empêcher une rupture entre les deux gouvernemens, M. Pozzo déguisait les faits trop âpres, les discussions trop décisives. Cette nature toute française allait plus loin encore. Possesseur d’une immense fortune, M. Pozzo aurait préféré la résidence à Paris à son titre même d’ambassadeur, particulièrement sous la restauration : en 1815, il fut désigné par Louis xviii pour le ministère de l’intérieur, et reçut des lettres secrètes de pairie que le fin diplomate conservait dans son portefeuille. Mais depuis la révolution qu’est-ce que la pairie ?

Le nouveau poste que va occuper M. Pozzo à Londres, n’est point une disgrace, comme on l’a dit, mais seulement une manière de dépayser ses habitudes. Indépendamment de ce que ses relations de Paris ne lui permettaient pas l’examen sévère de tous les faits de la politique, depuis les événemens de juillet surtout, M. Pozzo n’apportait pas assez de méfiance dans ses relations journalières avec la nouvelle cour. Il ne faut pas qu’on se le dissimule, Louis-Philippe, admis de fait dans la communauté des souverains de l’Europe, n’y est point encore admis de droit. Or les fréquentes visites de M. Pozzo au château, ses intimités, au nom de son gouvernement, avec la personnification royale de la révolution de juillet, ne plaisaient point à la Russie. En envoyant M. Pozzo à Londres, on le jette dans une nouvelle société, on le place au milieu des tories, auprès de son vieil ami le duc de Wellington, son général-major à la bataille de Waterloo ; il pourra là rendre des services à la Russie sans la compromettre ; il n’y aura plus ni révolution, ni révolutionnaire.

Ce n’est pas la première fois que M. Pozzo visite l’Angleterre, il l’avait vue déjà en 1835, mais alors sous le ministère de lord Grey ; à ce moment où le parti tory, jeté hors des affaires, n’exerçait plus que cette influence souterraine, qui plus tard lui a frayé de nouveau la route du pouvoir ; à cette époque, le duc de Wellington était fortement préoccupé de la situation de l’aristocratie en Angleterre ; l’énergie populaire s’était récemment manifestée, et son hôtel portait encore l’empreinte des pierres que la multitude avait jetées sur ses fenêtres crénelées. Le duc, en parcourant ses appartemens dorés, montrait du doigt au comte Pozzo les marques indélébiles des ravages du peuple, et nous ne croyons pas qu’un tel spectacle pût alors encourager les tories à revenir au pouvoir. Les choses ont bien changé ; les amis de M. Pozzo sont au pouvoir, le duc de Wellington n’est plus réduit au rôle passif de spectateur, il dirige les affaires de son pays.

Tout doit être fêtes et pompes diplomatiques à Londres ; le comte Pozzo est chargé de reproduire dans tout leur éclat les réunions de la princesse de Liéven que l’aristocratie n’a pas oubliées ; son salon sera le centre de ce beau monde de noblesse et de pairie qui tient en Angleterre une si haute place ; le roi va le combler de caresses, on se flatte même que M. Pozzo exercera une certaine influence sur les opérations du parlement, et en ceci on se trompe. De l’autre côté du détroit, on est profondément national, toute influence étrangère est rejetée avec indignation ; on se garde bien de consulter un ambassadeur sur le choix d’un speaker ou le vote d’une mesure parlementaire ; le parti tory lui-même, quoiqu’il s’intitule parti européen, a également ce sentiment d’orgueil du pays. Dans les affaires étrangères, M. Pozzo pourra bien s’entendre avec les ambassadeurs des puissances, mais pour l’intérieur il agira seul et par son propre crédit.

Au château des Tuileries, le départ de M. Pozzo a causé une vive peine ; non-seulement on appréciait la finesse et l’habileté de ses manières, mais encore on le considérait comme une garantie de bons rapports avec la Russie et l’Europe ; quand il venait dans les soirées, on le comblait de politesses et de prévenances ; on savait qu’il avait fait d’excellentes notes sur les événemens de juillet et la royauté du 7 août : il avait justifié un à un les faits qui avaient éclaté en France depuis cinq ans. On croit voir dans ce rappel un symptôme de complications politiques. L’opinion personnelle du roi a été jusqu’ici que, les affaires de l’extérieur se maintenant, il viendrait toujours à bout de l’intérieur ; il a présente à sa pensée la révolution d’Espagne en 1820, et avant cette révolution, les cent jours ; il sait que les hostilités morales de l’étranger à l’égard de son gouvernement susciteraient mille embarras. Le départ de M. Pozzo ne sera-t-il pas suivi de celui de M. d’Appony ? Et M. de Werther ne demandera-t-il pas également ses passeports ? Cela est exagéré. Nous ne croyons pas que l’Europe en soit venue à ce point, de nous traiter avec cette indifférence et ce mépris ; ne plus nous laisser que des chargés d’affaires, ce serait rompre tous les grands rapports qui s’établissent nécessairement entre les divers peuples ; la France est indispensable à la balance européenne. C’est une bouderie et rien de plus ; elle passera sans doute comme tant d’autres orages qui se sont dissipés depuis les événemens de juillet.

Au milieu des bals, des concerts qui se multiplient aux Tuileries, de ces pompes aux mille bougies que la fraction aristocratique ralliée au gouvernement de juillet trouve maintenant un peu mieux composées, dans ce fracas de fêtes où la bourgeoisie se compte et d’où l’épicier est totalement exclu, qui n’a remarqué la sombre physionomie du roi, cet affaissement d’esprit et de corps, ce front chargé de soucis et d’ennuis ? Louis-Philippe n’a plus la même confiance en lui-même ; les résultats ne sont plus en harmonie avec ses efforts ; il a calmé l’intérieur, mais l’étranger l’effraie. On chante, on danse sous les grands lustres, et souvent on voit le roi tristement préoccupé dans un coin de salon, dissertant avec un ambassadeur. En général, le roi se retire de bonne heure ; si la reine prolonge ses nuits de bal jusqu’à trois heures du matin, Louis-Philippe est presque toujours dans son appartement dès onze heures, il ne paraît aux salons que pour exercer une certaine action politique par ses prévenances et ses politesses affectueuses.

Au reste, cette royauté pleine de soucis va bientôt se consoler dans le sein d’un ami sincère ; le général Sébastiani arrive. Tandis qu’on le croyait à Naples sous un ciel chaud, roulant sur les dalles de la rue de Tolède, le général voyage à la manière de Napoléon dans ses journées gigantesques. Que ne peut le dévouement ? Le général est très maladif ; il a été saigné quatre fois dans le mois de décembre, et la Salamandre a été obligée de le débarquer à Antibes, tant M. Sébastiani était accablé de ses fatigues de mer et des secousses répétées du voyage ! D’Antibes, le général s’est mis en route pour Paris, mais il paraît qu’il a éprouvé plusieurs crises violentes, car on n’avait pas encore de ses lettres au château, le roi lui-même en paraissait inquiet à la fête des Tuileries.

Le général Sébastiani, c’est l’ami de la maison, l’homme des confidences de l’avènement ; le roi ne l’appelle jamais que son cher Sébastiani ; le mariage qu’a contracté l’ambassadeur dans son passage en Italie, avait altéré un peu son crédit. Il est devenu proche parent de M. de Polignac ; il vit en quelque sorte dans le monde carliste ; mais M. de Tallayrand a dit à ce sujet un mot charmant : « Vous reprochez à Sébastiani d’être parent de M. de Polignac, est-ce que le roi Louis-Philippe n’est pas cousin de Charles x ? »

Quels sont les desseins de Louis-Philippe sur M. Sébastiani ? En supposant que sa santé soit assez forte pour subir un nouveau voyage, l’ambassadeur de Naples ira-t-il à Londres ? Nous ne le pensons pas. Il serait très piquant, sans doute, de voir deux Corses, M. Pozzo et M. Sébastiani, ennemis de position et de souvenir, aller représenter les deux grandes puissances en Angleterre. Mais quel rôle jouerait là M. Sébastiani au milieu d’un corps diplomatique qui le connaît à peine, et qui l’admettrait difficilement dans sa communauté de sentimens et d’intérêts ? Nous avons plusieurs fois dit les raisons qui empêchaient M. Sébastiani de prendre jamais une bonne position vis-à-vis des tories, même vis-à-vis de l’aristocratie whig. Nous croyons que d’autres destinées politiques lui sont réservées. Le roi ne s’était séparé qu’avec peine de M. Sébastiani, il avait cédé à une nécessité constitutionnelle après le rejet du traité des États-Unis ; il était impossible, en effet, après un tel échec, de maintenir le ministre signataire de la convention. Maintenant les choses ont changé de face, le roi est convaincu qu’il obtiendra le vote des vingt-cinq millions ; dès lors, il n’y a plus d’obstacle à la rentrée du général Sébastiani aux affaires ; si sa santé ne lui permet pas d’accepter un portefeuille avec un département d’action, on redonnera au général un ministère sans portefeuille ; on a besoin d’un confident, on ne peut pas s’abandonner à tous pour toutes choses ; l’excellent ami sera là pour écouter et exécuter.

Si, au contraire, la santé du général lui permet d’accepter les affaires étrangères, alors on sacrifierait M. de Rigny, triste ministre, qui a compromis vingt fois le ministère à la tribune par sa manie d’improviser. M. de Rigny a vu M. Thiers obtenir du succès par la parole, et il s’est mis à le singer à tort et à travers. Dans la dernière discussion, les ministres étaient tout honteux des étourderies de M. de Rigny, qui ont manqué perdre la question russe. On se débarrasserait donc de lui ; la difficulté serait de savoir si on l’enverrait à Londres ou à Naples ; M. de Rigny préférerait la première de ces ambassades, parce que d’abord elle donne trois cents mille francs et une influence européenne, puisque toutes les grandes questions vont se traiter là. Mais voyez quelle belle figure ferait M. de Rigny à Londres, sans antécédens, sans habileté, jeté au milieu de ce qu’il y a de plus fin et de plus élevé ! M. de Rigny, remplacer M. de Talleyrand ! ce serait une trop grande mystification. Qu’on l’envoie à Naples, à la bonne heure, sur le rivage de cette mer qui vit ses premières armes. On a toujours dans ce monde les prétentions des qualités qu’on n’a pas. M. de Rigny se trouvait déplacé à la marine, il s’y sentait mal à l’aise ; sa manie, c’est la diplomatie ; les affaires étrangères étaient son rêve, et maintenant l’ambassade de Londres est son ambition.

Tout le monde pense, au château, qu’il n’y aura pas de remaniement ministériel jusqu’après la session. Le maréchal Mortier a encore une fois cédé aux supplications du roi, il continue son intérim avec la promesse expresse qu’on le débarrassera de la présidence et du ministère après le vote du budget. Si la loi sur le traité avec les États-Unis passe, le pivot de la nouvelle combinaison reposera sur la trinité politique du maréchal Soult, du général Sébastiani et de M. Thiers ; mais pour cela, il faut que Dieu protége la France, c’est-à-dire qu’il conduise à bon port, sans accident de santé, le général Sébastiani et le maréchal Soult. On se demandera en tout ceci pourquoi on ne parle plus de M. Molé : c’est qu’il s’est usé malheureusement, et que le pire pour un homme politique, c’est de toucher les affaires sans avoir la force de les tenir et de les diriger ; M. Molé, homme d’esprit et de formes, n’a pas eu le sentiment de sa propre position ; les roueries de M. Thiers l’ont perdu, parce qu’il s’est abandonné avec une ingénuité qui lui faisait comparer sa position, au milieu des intrigues, à celle de la Clarisse chez la Saint-Clair. La probité dans les affaires est sans doute une belle chose ; mais il y a d’autres qualités à exiger d’un homme d’état, et quand ces qualités ne se rencontrent pas, on est perdu à tout jamais pour la politique.

Définitivement, on bâtit la salle de séances pour la cour des pairs ; on commence les travaux pour établir ce bâtiment de bois, qui doit contenir cent vingt pairs, plus de cent cinquante accusés, trois cents témoins et deux cents gardes municipaux, puis quelques tribunes étroites pour le public. Le jardin du Luxembourg va être mutilé, comme si tout devait garder empreinte de cette triste procédure. Tous ces vieux pairs, tous ces débris, tous ces courtisans de la fortune nouvelle, ont retrouvé quelque chose de leur verdeur et de leur jeunesse pour se montrer implacables envers les accusés ; on se passionne dans ce procès comme s’il s’agissait de présenter un bouquet au château. Quel contraste ! on danse aux Tuileries, des illuminations brillantes fatiguent les yeux, et au palais du Luxembourg on aura le spectacle d’un procès criminel dont les annales judiciaires n’offrent pas d’exemple. Les destinées s’accomplissent ! mais avant le jugement que d’apostrophes seront jetées sur ces faces blêmes et flétries qui ont traversé tant de régimes et veulent affronter de jeunes hommes, égarés peut-être, mais tous hommes de conviction et de dévouement à une cause ! Tout ne sera pas facile dans ce procès ; les hommes de juillet vont paraître devant la pairie de la restauration, et plus d’un souvenir sanglant sera jeté dans l’arène judiciaire.