Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1862

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Chronique n° 715
31 janvier 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1862.

La session est ouverte, et la saison politique commence. Le discours de l’empereur aux chambres réunies, l’exposé financier de M. Fould, publié peu de jours auparavant, ont marqué le caractère de la nouvelle campagne politique qui s’engage. Le ministre des finances en a, dans son rapport, tracé le programme. Le discours impérial a montré par quelques expressions, dont la force a été remarquée, que le gouvernement prend ce programme au sérieux. Les nouvelles combinaisons financières, c’est le langage même de l’empereur, ne sont point un expédient pour alléger sa responsabilité. Il s’agit d’une réforme sérieuse, « qui doit nous forcer à l’économie ; » il faut « asseoir notre régime financier sur des bases inébranlables, » et ce résultat, c’est de « l’application sévère du nouveau système » qu’on l’attend. On ne saurait annoncer de telles résolutions sans exciter de grandes espérances chez tous ceux qui prennent à cœur les intérêts de la fortune publique, c’est-à-dire le bon état des vrais ressorts de la prospérité et de la grandeur de la France. C’est d’ailleurs, suivant nous, placer la politique intérieure du pays sur son véritable terrain, sur le terrain où, l’expérience constante de l’histoire l’enseigne, la liberté a remporté ses plus profitables victoires et assis ses plus solides conquêtes. Nous ne surprendrons par conséquent personne, si nous disons que, pour notre part, nous accueillons avec un vif intérêt ces promesses et ces premiers essais de réforme financière après lesquels nous avons si longtemps soupiré.

Nous ne voulons apporter, dans l’appréciation de la situation financière qui a motivé les résolutions de réforme du gouvernement, aucune pensée de récrimination acariâtre ; mais nous voudrions aussi voir les organes officiels et officieux du gouvernement s’inspirer d’une réserve analogue. Les discussions du sénat le mois dernier, certaines insinuations qui se sont glissées dans les documens officiels, hier encore, une inutile apologie de la gestion financière antérieure au nouveau système présenté par M. de Morny, ont montré une tendance peu équitable et en tout cas malencontreuse, soit à imputer aux gouvernemens précédens une part de responsabilité dans la situation à laquelle on était arrivé, soit à atténuer le caractère grave des difficultés que cette situation présentait. N’a-t-on pas par exemple donné à entendre, à plusieurs reprises, que le gouvernement auquel a succédé la république de 1848 avait contribué pour une énorme part aux découverts qui existent actuellement ? A quoi bon répéter des insinuations démenties d’avance par les faits les mieux établis ? M. Vitet et M. Dumon ont démontré dans deux écrits, qui sont des modèles de discussion financière, que les découverts ne dépassaient pas, au moment de la révolution de 1848, la somme de 650 millions, et qu’encore il y était pourvu amplement par des ressources prévues, notamment par un emprunt en cours de versement. Y a-t-il aucun homme d’affaires qui ignore d’ailleurs que les élémens les plus importans de la dette flottante de cette époque, les fonds dus aux déposans des caisses d’épargne et les bons du trésor, ont cessé, dès 1848, de faire partie de cette dette, et ont été l’objet d’une consolidation ? M. Magne, dans le dernier budget qu’il ait présenté, celui de 1861, a donné l’état des découverts : la période antérieure à 1848 n’y figure que pour 292 millions. La courte période de la république y ajouta 359 millions, et c’est ainsi que la période impériale hérita d’un découvert de 652 millions. Où s’arrêterait d’ailleurs cette oiseuse querelle à propos de découverts entre les divers régimes qui se sont succédé en France ? La république réclamerait contre la monarchie de 1830 ; le régime de juillet prouverait que dans son découvert figure celui qu’a laissé la restauration ; la restauration s’en prendrait au premier empire, et en quoi ces controverses sur de vieilles liquidations rétrospectives répondraient-elles aux besoins de l’heure présente ? L’empire a reçu des régimes antérieurs et de son prédécesseur immédiat, le régime républicain, un découvert de 652 millions, soit ; mais ce désordre ne figurait-il pas parmi ceux qu’il avait mission de réparer ? De même à quoi bon tous ces efforts pour pallier la négligence ou l’imprévoyance de l’administration financière qui nous a conduits où nous sommes, c’est-à-dire à une situation qui réclamait le remède héroïque de la suppression des crédits ouverts par décrets, remède auquel au surplus vous avez eu le mérite de recourir ? Le fait est là, dans sa réalité rigoureuse : malgré des emprunts qui se sont élevés à 2 milliards, malgré des consolidations successives qui ont, il y a cinq ans, atténué de plus de 200 millions la dette flottante ; malgré l’emprunt des obligations trentenaires, malgré des accroissemens du revenu public qui ont atteint des centaines de millions, — vous vous trouvez en face d’un découvert de 963 millions, sans compter les 61 millions provenant des paiemens de l’emprunt grec et des prêts faits à l’industrie, lesquels, M. Fould nous en prévient dans une note de son rapport, sont supportés par la dette flottante. Ne songeons qu’au présent et à l’application sévère du système d’économie que, de l’aveu commun, le présent impose. Le moment où l’on s’amende n’est point celui où l’on doit s’enorgueillir ; ce n’est pas non plus celui où il est à propos de charger le prochain : un peu de contrition et quelque charité siéraient mieux.

Tournons donc les uns et les autres notre attention exclusive sur le présent et sur l’ensemble des mesures préparées et proposées par M. Fould. Le plan de M. Fould est de la nature de ces combinaisons financières que les Anglais appellent compréhensives, c’est-à-dire qui embrassent un grand nombre d’objets, qui agitent une multitude d’intérêts, qui mettent beaucoup de questions en train, et qui ouvrent à la politique de nouvelles et lointaines perspectives. Nous distinguons trois choses dans le rapport de M. Fould : un système de comptabilité financière, la première application que le ministre fait de ce système au budget de 1863, les mesures prises pour améliorer la situation financière générale et atténuer les anciens découverts. Nous allons examiner successivement ces trois aspects du plan ministériel.

Il était aisé d’entrevoir quel serait le système de comptabilité, la méthode budgétaire que devait entraîner la résolution prise dès le 14 novembre de renoncer aux crédits extraordinaires ouverts par décrets. Nous-mêmes nous avions indiqué vaguement le principe de cette méthode. Désormais le budget français ne devait estimer et porter que des dépenses pour lesquelles des ressources correspondantes réalisables dans l’année auraient été prévues. Nous ne l’avons pas dissimulé des le début, l’application de ce principe au gouvernement de nos finances avait à nos yeux une grande importance. Nous sommes surpris, nous l’avouons, que l’importance politique de cette heureuse innovation n’ait été bien comprise ni par nos amis, ni par nos adversaires, ni par les libéraux, ni par les partisans de l’autocratie. La presse libérale anglaise a bien mieux saisi que la nôtre la portée de cette réforme : cela s’explique par la supériorité que la presse anglaise a sur la nôtre en connaissances financières et économiques et par la longue pratique qui a enseigné aux Anglais que c’est au cœur des questions financières que les questions politiques viennent aboutir. Les causes de notre ignorance en ces matières sont trop évidentes. Avec le système des crédits ouverts par décrets, la discussion de notre budget soi-disant normal n’offrait plus d’intérêt : le budget n’était plus intelligible même pour un grand nombre d’esprits adonnés à la politique ; pour la masse du public, il n’était qu’un fastidieux grimoire. M. Magne s’étonnait récemment que le budget français, qui est si méthodiquement exposé dans d’énormes in-quarto, fût si peu connu en réalité au sein même des assemblées législatives. La raison de cette ignorance universelle n’est que trop manifeste : l’utilité du travail en est le principal attrait. Or à quoi servaient l’examen et la discussion du budget normal, puisqu’il n’était pas le budget complet, le budget véritable ? Les députés ne savaient-ils pas qu’ils n’étaient pas maîtres de l’équilibre de la dépense et du revenu ? Ne savaient-ils pas que la dépense était engagée sans leur aveu au moyen des crédits, et qu’ils étaient réduits à la sanctionner après coup, lorsqu’elle était accomplie depuis longtemps ? La science financière avait bien encore quelques adeptes : ceux-ci, pour l’amour de l’art, suivaient la dépense dans les méandres du découvert ; ils supputaient platoniquement le chiffre de la dette flottante, et de temps en temps poussaient un cri perçant de détresse. Tels étaient les Gouin, les Devinck, rares personnages d’autant plus admirés de la foule qu’ils sont censés posséder une science superflue et inaccessible au vulgaire.

Le jour de la dernière session où éclata surtout cette inutilité sublime de la science budgétaire fut celui où, votant le budget de la guerre à 392,000 hommes, l’on apprit, grâce à l’indiscrète curiosité de MM. Émile Ollivier et Picard, que tandis que l’on sanctionnait, en l’honneur de la norme, cet effectif modéré, l’effectif réel, celui qu’il faudrait payer en 1861, s’élevait à 470,000 hommes. Arrivé à ce point, l’abus prenait des proportions trop fortes. Comme M. Fould l’indiquait hardiment dans son mémoire, l’esprit même de la constitution, qui a confié au corps législatif le jute de l’impôt, et par conséquent le vote efficace de la dépense, était méconnu. Par sa comptabilité nouvelle, M. Fould met un terme à cette situation illogique. Désormais la dépense de l’année devra être couverte par le revenu et les ressources prévues de l’année. Le nouveau ministre, pour nous forcer à réaliser cet équilibre aussi nécessaire au bon ordre financier qu’à l’efficacité du contrôle politique, a imaginé d’adroites combinaisons. Il a divisé le budget en deux : il y aura le budget ordinaire et le budget extraordinaire. Des esprits pratiques demanderont peut-être à quoi sert cette distinction, puisqu’en définitive il devra être pourvu à l’extraordinaire aussi bien qu’à l’ordinaire au moyen du revenu et des ressources de l’année. La distinction n’est pas inutile quand on s’adresse à l’esprit français, esprit méthodique et classificateur par excellence, novice d’ailleurs aux questions financières, et qui, au début de son éducation, a besoin que la nature propre de chaque chose lui soit annoncée. Cette distinction sert d’ailleurs à nous inculquer une leçon utile d’économie que le ministre nous donne sous la forme d’une spirituelle antithèse. Dans le budget ordinaire, où la dépense est réputée obligatoire, le revenu doit être basé sur la dépense ; dans le budget extraordinaire, où la dépense est accidentelle et dépend de la volonté réputée du pays, représenté par le gouvernement et les chambres, c’est la dépense au contraire qui doit s’ajuster au revenu. Grâce encore à cette division, nous sommes prévenus que certaines charges, celles qui fourniront les ressources de l’extraordinaire, sont laissées à notre merci. Chaque année, le pays et les chambres pourront ou maintenir ou abolir ces charges, suivant le jugement qu’ils porteront sur les avantages ou les inconvéniens des dépenses au service desquelles elles seront temporairement affectées.

Une multitude de conséquences politiques considérables sortent de ces simples dispositions financières. Désormais il dépend de nous tous que le budget devienne une vérité. Dans le frivole Paris du XVIIIe siècle, la marquise Du Châtelet étant morte des suites d’une couche, on fit courir un quolibet où la parole était donnée à trois personnes qui tenaient de fort près à la célèbre marquise. Le marquis, son mari, disait : « Ce n’est pas ma faute. » Voltaire s’écriait : « Je l’avais bien prédit, » et Saint-Lambert soupirait : « Elle l’a voulu ! » Dans la période d’insouciance, d’imprévoyance et d’entraînement d’où l’on nous met en demeure et en mesure de sortir, la France ressemblait un peu à la pauvre marquise ; sénat, corps législatif et gouvernement pouvaient, à propos de la terrible grossesse de la dette flottante, tenir à peu près le langage du marquis, de Voltaire et de Saint-Lambert. Nous avons maintenant mieux à faire que nous abstenir, prédire ou céder. D’abord le budget va devenir intelligible. Nous ne pouvons plus nous laisser dérouter par les enchevêtremens des découverts entre les exercices. Le principe établi est que la France, dans les temps ordinaires, doit vivre sur son revenu et non plus sur son capital. Chaque année devra payer avec ses ressources ce qu’elle aura dépensé. Chaque année donc, si nous voulons dépenser au-delà de nos ressources ordinaires, nous devrons aviser à nous taxer en conséquence. Le budget annuel ne sera plus alors une cérémonie routinière ; il donnera lieu tous les ans, si nous voulons faire sérieusement notre devoir, à un contrôle sévère des dépenses, à des études attentives, à des expériences fécondes sur la taxation. M. Fould traduit le budget en langue vulgaire, puisque chaque augmentation d’impôt va élire clairement expliquée aujourd’hui par la dépense correspondante. Désormais un ministre des finances ne pourra plus proposer un budget de routine sans s’exposer aux sifflets, un budget en déficit sans perdre sa considération politique. Désormais le député, devenu enfin le contrôleur efficace de la dépense, sera forcé chaque année, en la votant, de penser au contribuable. Désormais le contribuable sera forcé de se souvenir qu’il est électeur. Ce serait un grand malheur et un grave déplacement de responsabilité, si les exigences du nouveau système financier étaient contrariées par des pratiques administratives contraires à la liberté de la presse et à la liberté des élections.

On peut juger, par la première application que M. Fould fait de son système au budget de 1863, de l’intérêt réel que présenteront à l’avenir les questions financières. Que l’on examine d’abord les deux divisions de son budget : pour l’ordinaire comme pour l’extraordinaire, le ministre des finances s’est vu obligé de proposer des remaniemens d’impôts et des augmentations de taxes. Nous ne voulons pas entrer ici dans la discussion détaillée de ses mesures de taxation. Il n’est pas d’impôt, et surtout d’impôt nouveau, qui ne prête le flanc à la critiqué. La meilleure justification des taxes est dans la nécessité. En temps de calme et de prospérité, la tâche des ministres des finances est aisée ; dans les temps difficiles, elle est hérissée d’obstacles, surtout pour ceux qui n’ont point reculé devant une mission réparatrice et réformatrice. Nous croirions être injustes, si nous faisions remonter à M. Fould la responsabilité de l’établissement des nouveaux impôts ; nous le louerions plutôt d’avoir fait courageusement sentir au pays dans toute sa sévérité la réalité de la situation financière. Nous reconnaissons que, depuis son arrivée au pouvoir, M. Fould a eu trop peu de temps pour préparer des combinaisons plus vastes en matière d’impôt ; nous savons enfin qu’un ministre des finances, même contrôleur des dépenses de ses collègues, n’est pas cependant, à moins d’être premier ministre dans toute la force du mot, entièrement responsable des dépenses des autres départemens ministériels. Peut-être était-il même plus prudent, pour acclimater le nouveau système financier, de ne point se heurter à trop d’obstacles à la fois, et de se contenter de bien établir un point de départ accepté de tous. Nous ne chicanerons donc pas M. Fould sur ses divers remaniemens de taxes. Il a, suivant nous, rendu déjà un service suffisant à la cause de la libre discussion politique et du bon ordre financier en posant fortement devant le pays le dilemme des dépenses et des impôts. À combien de débats approfondis et désormais sérieux, puisqu’ils seront suivis d’effets pratiques, doit donner lieu le budget des recettes ! Avec quelle attention scrupuleuse il faudra maintenant passer au crible le budget des dépenses ! Et ici nous ne distinguons point le budget ordinaire du budget extraordinaire. Le ministre a déclaré que les dépenses qui ont un caractère obligatoire devaient seules être portées au budget ordinaire. Lorsqu’il aura présenté ce budget, c’est justement le caractère obligatoire des dépenses qui devront y figurer qu’il s’agira de vérifier. La distinction de l’ordinaire et de l’extraordinaire ne change rien en effet à la solidarité de la masse des impôts. Si une dépense ordinaire n’est point nécessaire, si dans l’armée, par exemple, ou dans la marine, il était trop accordé au luxe ou aux expérimentations coûteuses, s’il était démontré qu’un état de paix ne comporte point le maintien de cadres qui dépasseraient la proportion des effectifs, si ailleurs il existait, notamment pour les traitemens élevés, des dotations excessives, et qui par le cumul atteignent à des sommes qui ne sont guère en rapport avec l’esprit d’une démocratie telle que la nôtre, serait-il logique et naturel d’attribuer à de telles dépenses le caractère obligatoire ? Croit-on que les contribuables, frappés de taxes pour le service officiel du budget extraordinaire, ne sentiraient point qu’ils pourraient trouver un dégrèvement très réel et très équitable dans la réduction de ces dépenses classées artificiellement comme obligatoires dans le budget ordinaire ? Cette conséquence est inévitable, et mérite que des représentans du pays se dévouent à la dégager du débat financier. Quand l’impôt va chercher le sou du pauvre, sous le prétexte impérieux des nécessités publiques, c’est une question de conscience de réaliser les économies partout où elles paraissent justes et possibles.

À nos yeux donc, la distribution adoptée par M. Fould pour ses budgets a surtout la valeur d’une formule. La formule nous paraît bonne parce qu’elle exige l’équation de la dépense et de la recette annuelles, parce qu’elle permet au pays de tenir la balance entre l’utilité et la nécessité des dépenses d’une part, et de l’autre la nécessité ou l’opportunité des sacrifices qui lui sont demandés, parce qu’elle ouvre ainsi le champ à des controverses fécondes qui ne peuvent manquer de rendre au pays le goût de veiller de près aux affaires publiques. Suivant nous encore, pour être en état d’apprécier les convenances et la nécessité des taxes proposées par M. Fould, il faudrait être en possession de son double budget des dépenses. Nous suspendons notre jugement sur la valeur des remaniemens d’impôts jusqu’à ce que cet élément de la question nous soit connu.

Mais il est une mesure plus hardie qui se relie à la situation financière générale, et que le gouvernement soumet au vote législatif avec un caractère d’urgence. Nous voulons parler de la conversion facultative du 4 1/2, du 4 et des obligations trentenaires en 3 pour 100. Nous nous expliquons aisément les raisons qui ont dû conduire M. Fould au dessein de travailler à l’unification de la dette. La principale difficulté pratique avec laquelle le nouveau ministre était aux prises en arrivant au pouvoir n’était point la conception d’un système financier qui mit un terme aux déficit budgétaires. En renonçant à la faculté d’ouvrir des crédits par décrets, le chef de l’état avait d’avance donné toute facilité pour l’établissement d’un tel système, auquel l’approbation du public ne pouvait manquer. La préparation du budget de 1863 était une tâche délicate sans doute, mais dans laquelle le ministre était singulièrement aidé par la résignation du gouvernement à demander au pays de nouveaux impôts et à soumettre ses dépenses à un plus sévère contrôle. La vraie difficulté pratique était dans cette situation financière qui s’accuse par un déficit de 963 millions ; elle était aussi, et par contre-coup, dans la situation du marché financier affectée matériellement et moralement par l’existence d’un tel découvert. Que faire à l’égard du déficit ? Un emprunt ? Mais c’était, nous l’admettons, tourner dans un cercle vicieux. Emprunter, c’était augmenter les charges permanentes de l’état. Il n’était guère permis de compter pour la négociation de nouvelles rentes sur des conditions avantageuses. Emprunter n’était pas la bonne voie pour tirer le crédit public de l’état languissant où il est depuis plusieurs années, et qui exerce sur l’ensemble des affaires une influence fâcheuse. Une circonstance d’ailleurs pouvait faire redouter une nouvelle et prochaine dépréciation du crédit public. On touchait au terme où l’état reprenait à l’égard de la rente 4 1/2 le droit, qu’il avait aliéné pour dix ans lors de la conversion de 1852, de réduire l’intérêt, de ce fonds ou de le rembourser. Indépendamment de toutes les autres circonstances qui agissaient défavorablement sur le marché monétaire, cette menace immédiate de réduction toujours suspendue sur le 4 1/2 en rendait au-delà du pair l’essor impossible. Mais tous les fonds sont solidaires ; la stagnation permanente du 4 1/2 devait empêcher toute hausse durable du fonds qui est le véritable étalon du crédit de l’état, le 3 pour 100. Le crédit public, se faisant par ses deux types une concurrence ruineuse, semblait donc voué à l’immobilité dans la médiocrité. Comme ministre obligé de manier et de conduire les délicats et puissans ressorts du crédit, nous concevons que M. Fould ait été offusqué de cet obstacle formidable du 4 1/2, et ait tout d’abord pensé à s’en affranchir.

Mais comment, dans les circonstances présentes, venir à bout du 4 1/2 ? Les temps ne sont point propices aux conversions avec réduction d’intérêt. Le 3 pour 100 étant bien au-dessous de 75, il n’était pas possible de réduire le 4 1/2 à 4 en le convertissant en 3 pour 100, ainsi que M. de Villèle l’avait vainement tenté en 1824. L’on n’avait devant soi que le mode de conversion employé avec plus de succès par M. de Villèle en 1825 : la conversion facultative. Encore n’était-il pas possible d’obtenir les avantages que put réaliser le ministre de la restauration. Par sa loi de conversion de 1825, M. de Villèle offrait aux propriétaires de rentes 5 pour 100 la faculté de requérir la conversion de leur 5 en nouvelles rentes 3 pour 100 au taux de 75, ou, en 4 1/2 au pair, en supportant ainsi sur la conversion en 3 une perte de 1 pour 100 du revenu, mais avec une augmentation de capital nominal de 33 pour 100, ou sur la conversion en 4 1/2 une perte d’intérêt d’un demi pour 100, mais avec cette compensation que le remboursement serait fait au pair seulement, après un délai de dix années. À cette époque, la dette en 5 pour 100 était de 140 millions de rentes, sur lesquels 57 millions appartenaient à des établissemens publics. La conversion facultative fut acceptée par un certain nombre de porteurs sur un chiffre de 31 millions 1/2 de rentes, dont la presque totalité se convertit en 3 pour 100, et M. de Villèle réalisa au profit du trésor une économie annuelle d’un peu plus de 6 millions.

Il n’eût pas été sérieux en ce moment d’essayer une conversion facultative aux conditions de celle de 1825. On n’eût pas trouvé de rentiers assez bénévoles pour consentir à une réduction d’un dixième ou d’un cinquième de leur revenu. Au surplus, par une opération semblable, qui, même dans l’hypothèse de la réussite, ne pouvait présenter qu’un avantage très restreint, il n’était pas possible d’atteindre le but qui vaut la peine d’être poursuivi, l’unification de la dette, ou même de s’en rapprocher sensiblement. M. de Villèle avait essayé de se consoler, par son opération partielle de 1825, de son échec de 1824. Cet habile ministre comprenait avec une sagacité remarquable que le fonds type du crédit de l’état doit être celui qui est établi sur le moindre taux d’intérêt, qui a le plus d’espace. Parcourir pour arriver au pair, qui a par conséquent le plus d’élasticité, et qui possède le plus d’influence sur l’abaissement progressif et général du loyer des capitaux. Il s’efforçait de concentrer dans le type unique du 3 pour 100 le crédit public. Il crut y être parvenu après sa conversion facultative, et il écrivait dans le Moniteur du 4 août 1825 : « Ainsi, de l’aveu même des possesseurs, les 5 pour 100 sont exclus de la sphère de notre crédit et n’y tiennent plus aucune autre place que les autres pensions ou les autres services imposés au trésor par ses engagemens ou les nécessités du pays. Ils ne figurent plus au grand-livre que pour mémoire et à titre de renseignemens, car le véritable grand-livre ou la collection de la dette publique doit être réservé au 3 pour 100. » Cette illusion, inspirée par le dépit plus peut-être que par la confiance, a été déçue. La concurrence de l’ancien 5 pour 100, devenu notre 4 1/2 et représentant une masse de plus de 173 millions de rentes, alimenté sans cesse par les petites épargnes qui vont naturellement aux plus gros revenus, cette concurrence n’a pas été encore vaincue par notre 3, dont elle comprime l’élan.

L’avantage qu’il y aurait, ai faire cesser cette concurrence a dû être la préoccupation principale de M. Fould. Possédé de cette pensée et enchaîné par les circonstances, qui ne lui permettent pas de dicter des conditions aux rentiers, M. Fould se borne à peu près, dans le plan qu’il nous propose, à donner aux porteurs de 4 1/2 un simple échange de titres en leur conservant le même revenu. Un tel échange était toujours à la portée des rentiers. Ceux d’entre eux qui auraient voulu s’assurer contre toute chance de réduction le pouvaient toujours en vendant leur 4 1/2 et en achetant du 3 à la place. Il est vrai que, la capitalisation du 41/2 étant relativement plus faible que celle du 3, le rentier eût été obligé, pour conserver un revenu égal, de débourser, en sus du produit de la vente de son ancienne rente, une petite somme. C’est sur cette somme complémentaire, sur cette soulte, — pour employer un mot qui va devenir historique, — que repose le marché avantageux offert aux rentiers. L’état se charge de faire leur conversion à moins de frais qu’il ne leur en aurait coûté à eux-mêmes dans le cours ordinaire des choses. Il ne leur demande qu’une part de la soulte résultant de l’écart entre les deux fonds, et moyennant cette petite prime il leur donne en fait une garantie contre la réduction de leurs revenus.

L’expression du regret que nous inspire ce projet de conversion facultative n’est certes point de nature à compromettre le succès de l’opération. À nos yeux, ce projet concède trop aux rentiers et fait trop bon marché des ressources futures de la France. La situation financière actuelle de la France n’est pas brillante, nous le reconnaissons ; mais quand on est ce que nous sommes, un grand et riche pays, n’est-il pas permis de s’élever au-dessus des embarras momentanés et de compter sur l’avenir ? L’Angleterre, dans un court espace de temps, a pu réduire son 5 pour 100 en 3 par des conversions successives. La France n’aurait-elle pas eu le droit d’espérer qu’il lui serait possible à elle aussi, dans un temps donné de réduire de 4 1/2 à 3 la charge d’une portion si considérable de sa dette ? Nous connaissons les 1 objections que l’on peut nous opposer, et nous savons qu’elles ne sont point de nature à flatter l’amour-propre du pays et de ses gouvernemens. Nous n’ignorons pas que l’intérêt des petits rentiers a toujours chance d’avoir de chaleureux et sensibles partisans, lorsqu’il est mis en-balance de l’intérêt de l’état, comme si l’état était un être de raison, et comme si la masse des contribuables peu fortunés qui alimentent le revenu public n’était pas également digne de sympathie. On argue encore de la difficulté que présentera toujours l’opération de la réduction d’une dette de 173 millions de rentes ; on ne croit pas qu’il soit facile de trouver un levier financier assez puissant pour entraîner un si grand nombre de rentiers à opter pour la réduction du revenu et non pour le remboursement. Si d’ailleurs la conversion facultative ne réunit pas l’unanimité des rentiers, s’il reste encore un 4 1/2, ce fonds du moins sera notablement affaibli, et l’on pourra avec plus de sécurité tenter sur le 4 1/2 réfractaire des opérations financières plus profitables au trésor. On allègue la ressource, immédiate que procurera l’opération actuelle, et qui viendra en atténuation du découvert. Nous ne méprisons pas sans doute ces divers argumens, mais nous ne pouvons nous empêcher de déplorer cette triste et périodique mésaventure qui oblige un pays aussi opulent que la France à vendre si souvent, sous la pression de difficultés accidentelles, son droit d’aînesse pour un plat de lentilles.

Quoi qu’il en soit, après avoir si longtemps désiré que l’attention de la France fût ramenée vers ses affaires intérieures, après avoir réclamé si souvent qu’un travail de coordination et d’unité s’accomplît dans notre politique financière, nous aurions mauvaise grâce à refuser un accueil courtois aux efforts qui se font vers la politique que nous avons conseillée. Nous souhaitons sincèrement que les labeurs de M. Fould fassent des loisirs à M. Thouvenel. Le président de notre corps législatif s’attend évidemment a une session très affairée, et nous n’avons pas non plus à protester contre l’avertissement qu’il a cru devoir donner a la chambre au sujet des discours écrits, nous qui nous sommes élevés en plusieurs circonstances contre ce système de harangues. Nous ne goûtons pas moins que M. de Morny l’autorité des exemples du parlement anglais. Une pratique séculaire a été pour les assemblées britanniques le meilleur et le plus éprouvé des règlemens. Il y a d’autres exemples encore à suivre dans les usages parlementaires de nos voisins que la nécessité pour les orateurs de parler de leur place et l’interdiction des discours écrits. Nous rêvons de voir un jour à la tête, de nos assemblées des présidens à l’impassible impartialité, tels que le speaker et le lord chancelier, de vrais présidens qui s’abstiennent d’interrompre les orateurs et de changer le tour des discussions. Ce n’est point sans doute à leur perruque que les speakers sont redevables de leur silencieuse et inaltérable patience. Trop souvent nos présidens ressemblent à des instituteurs devant une école d’enseignement mutuel ; et il est à remarquer que ceux qui ont passé pour les meilleurs parmi nous dépassaient presque toujours leurs écoliers en malice et en espiègleries.

Les vœux que nous formons pour M. Thouvenel seraient en train de se réaliser, si nous en jugeons par l’intéressante publication du ministère des affaires étrangères, beaucoup moins volumineuse que celle de l’année dernière. Naturellement, dans ce recueil, ce sont surtout les dépêches relatives au Mexique qui attirent l’attention. Quelque opinion que l’on ait touchant l’utilité de ces expéditions lointaines où nous engageons des corps de troupes, ce n’est pas sans satisfaction que l’on s’assure, en lisant les dépêches de M. de Saligny, de la justice des griefs de la France contre le gouvernement mexicain. Il ne s’agit pas la seulement de spoliations à réprimer, il faut venger le sang français répandu et protéger nos compatriotes dans un pays où l’état n’a plus la puissance ou la volonté de remplir son rôle de protecteur national. On feuillette aussi avec intérêt dans le volume des affaires étrangères la correspondance relative aux affaires du Levant, et en songeant au délabrement de la Turquie, l’on aime à espérer que l’intelligence de Fuad-Pacha, devenu grand-vizir, pourra ramener quelques élémens d’ordre dans l’administration turque, et surtout imaginer quelque expédient pour raviver les finances ottomanes ; mais c’est aux affaires d’Italie que l’on a hâte d’arriver. La curiosité est amplement satisfaite par la remarquable dépêche de M. Thouvenel du 11 janvier, par la réponse de M. de Lavalette et le petit billet du cardinal Antonelli.

L’initiative prise le 11 janvier par M. Thouvenel est un acte important, et qui semble devoir marquer une phase nouvelle dans la question romaine. La France, cette dépêche le prouve, ne veut point considérer comme des faits permanens et la situation du pape vis-à-vis de l’Italie et son établissement militaire à Rome. La dépêche de M. Thouvenel est une ouverture qui doit tôt ou tard, suivant le tour des circonstances, conduire à une mise en demeure définitive. En respectant les scrupules du saint-siège sur l’interprétation de ses devoirs et de ses droits politiques, la France lui demande une transaction de fait avec le nouveau gouvernement de l’Italie, ou du moins lui annonce suffisamment qu’à son jour et à son heure elle pourra faire de cette transaction la condition du maintien de sa protection militaire à Rome. Les déclarations du cardinal Antonelli mentionnées par M. de Lavalette, et renforcées par le laconique billet du secrétaire d’état, coupent court à cette tentative de négociation, et nous semblent déblayer le terrain pour notre liberté d’action, future. Nous avons peine à comprendre la fin de non-recevoir absolue opposée par le ministre du pape à l’insinuation Interrogative de la France. Ce refus éternel prononcé au nom du pape, au nom du sacré collège, au nom du futur conclave et du futur pontife, ce lien indissoluble enchaînant par la religion du serment l’apostolat chrétien à la glèbe de la souveraineté temporelle, ne nous paraissent pas plus conformes à la vérité politique qu’aux vrais intérêts du catholicisme. Tourner un serment imposé aux papes comme un frein aux tentations du despotisme en une cause de divorce perpétuel entre la papauté et l’Italie est un excès que l’opinion et l’histoire jugeront. Nous nous contenterons, quant à nous, de constater un fait : cette obstination met la France à l’aise et doit tourner à l’avantage de l’Italie. C’est aux Italiens qu’il appartient d’en tirer profit. Il n’y a plus maintenant que leurs divisions intestines, la faiblesse du pouvoir de Turin, sa négligence à organiser le pays et à lui donner une assiette régulière, qui puissent prolonger à Rome le séjour des troupes françaises. Il dépend du roi Victor-Emmanuel, usant de sa popularité et de son énergie pour assurer la pacification et le bon ordre des provinces italiennes, d’avancer rapidement l’évacuation de Rome par nos troupes. Que les Italiens y songent : ne voient-ils pas la France se ramasser dans sa vie intérieure et se consacrer au règlement de ses finances ? Qu’ont-ils de mieux à faire que de l’imiter ? En se livrant aux travaux d’organisation intérieure, ils n’accroîtront pas seulement leurs ressources et leurs forces : ils accompliront pacifiquement la plus haute des conquêtes après lesquelles ils aspirent. e. forcade.


L’EXPÉDITION DU MEXIQUE.

Depuis un demi-siècle ou à peu près que les républiques hispano-américaines sont nées, elles vivent dans les convulsions ; elles comptent les années par les révolutions, et en vérité il n’y a de progrès pour elles que dans l’anarchie. Engagées dans la guerre de l’indépendance des 1810, définitivement maîtresses d’elles-mêmes en 1824 par la retraite de l’Espagne, reconnues depuis par toutes les puissances, disposant des régions les plus fertiles du globe, de toutes les richesses vierges d’un continent inexploré, elles n’ont su ni fonder leur existence politique, ni même se borner à laisser le commerce et l’industrie prendre leur essor naturel, ni garantir aux étrangers accourus dans le Nouveau-Monde la sécurité due à leur travail. À l’exception du Chili, qui a échappé à demi à cette vie d’orages, ce ne sont pas, à proprement parler, des sociétés. organisées : ce sont de vastes cadres où s’agite une population relativement encore imperceptible, composée d’élémens rebelles et incohérens, où des ombres de partis entrent en lutte pour se disputer une ombre de pouvoir, dont ils usent, à tour de rôle despotiquement, capricieusement. Les relations de ces républiques avec l’Europe, au lieu d’être un frein pour elles et de servir à leur accroissement par une assimilation intelligente de toutes les ressources de la civilisation, sont devenues une source d’embarras qui ont eu un double résultat de toute façon également désastreux, en contraignant les puissances du vieux monde à intervenir incessamment pour la protection de leurs intérêts, et en développant dans ces contrées, sous la pression importune de ces interventions, un sentiment d’animosité contre les étrangers qui s’est manifesté plus d’une fois sous les formes les plus violentes ou les plus bizarres. Ces malheureux états n’entendent pas seulement compromettre tous les intérêts ; ils veulent avoir la liberté de se jeter en toute occasion sur les intérêts étrangers, trop souvent condamnés à payer les frais de leurs guerres civiles, et ils prétendent de plus à l’inviolabilité, à l’irresponsabilité de leur anarchie. De là cette série de conflits qui depuis vingt ans remplissent nos relations avec l’Amérique du Sud, et qui se terminent périodiquement par l’apparition de quelque escadre venant imposer la paix ou une trêve pour un peu de temps.

On n’a point assurément oublié nos démêlés avec la république argentine à l’époque où elle était dominée par le général Rosas : ils ont duré dix ans et n’ont fini que par une révolution intérieure, qui a laissé dans ces contrées des difficultés d’organisation d’un ordre nouveau. Nous sommes aujourd’hui en paix avec l’Equateur ; mais une de ces dernières années on était obligé d’envoyer une escadre devant Guayaquil. Il y a longtemps déjà qu’on poursuit des réclamations dans la Nouvelle-Grenade, et une révolution nouvelle vient d’aggraver nos griefs. Dans le Venezuela, les gouvernemens qui se succèdent signent des engagemens qu’ils ne remplissent pas, et nous sommes à peine au lendemain de l’expulsion brutale de notre consul-général. Au Pérou, mille difficultés s’élèvent avec un de ces dictateurs américains qui rusent sans cesse et ont surtout la haine de l’Europe. À Montevideo, la France et l’Angleterre en sont, depuis plusieurs années, à poursuivre le règlement d’indemnités trop légitimes, et une rupture est peut-être imminente. Or, en présence de cette situation et de ces nécessités périodiques d’intervention provoquée par des gouvernemens sans scrupules, quand les faits deviennent trop crians, quelle est la seule politique possible, sensée, pour l’Europe, déjà absorbée par tant de problèmes d’où dépendent l’ordre, la sécurité et la liberté du vieux continent lui-même ? C’est là justement la question que soulève l’expédition engagée aujourd’hui contre le Mexique, cette expédition qui associe la France, l’Angleterre et l’Espagne dans une même action, qui a son programme dans le traité signé à Londres le 31 octobre dernier, et qui n’est plus un simple projet depuis que les Espagnols, un peu pressés de devancer leurs alliés, sont entrés à Saint-Jean-d’Ulloa et à la Vera-Cruz, qui semble même prendre des proportions nouvelles depuis que la France a pris la résolution d’augmenter les forces de son corps d’opérations. — A un point de vue supérieur et à ne considérer que la situation visible du continent, quelque justes que soient les réparations que nous allons chercher, ce n’est peut-être pas l’heure la plus favorable pour des expéditions lointaines. Tous les efforts qu’on peut tenter pour garantir la paix du monde ne peuvent faire que l’Occident tout entier ne soit engagé dans une crise décisive pour tous les principes de la société moderne, et qu’il n’y ait aujourd’hui en Europe assez de fermens redoutables, assez d’inconnu, pour qu’une puissance sérieuse soit peu portée à disséminer légèrement ses forces et ses ressources. L’instinct vague de cette situation indécise du continent n’est peut-être pas sans influence sur la manière de considérer cette expédition, assez froidement accueillie et accomplie assez froidement, nous le croyons. Il n’y a jusqu’ici que l’Espagne, dirigée par le ministère actuel, qui semble se jeter avec enthousiasme sur cette occasion de gloire ; mais ce n’est pas de la gloire que nous allons chercher au Mexique, où il n’y en a pas beaucoup à recueillir et où il y a sans doute infiniment plus d’ennuis à essuyer. C’est quelque chose de plus pratique et de plus sérieux que nous allons tenter en poursuivant la réparation d’une multitude de griefs, en essayant de fonder des relations plus sûres, plus équitables, moins troublées par le caprice de pouvoirs anarchiques. C’est en un mot une expédition de nécessité qui a naturellement sa limite dans ce qui est dû à notre politique, à l’inviolabilité de nos droits et de nos intérêts.

Cette nécessité d’agir, de paraître enfin avec l’autorité de la force dans le golfe du Mexique, a pu être voilée longtemps par d’autres événemens, et elle peut être palliée encore pour bien des esprits par des considérations de politique générale. Au fond cependant, on ne peut le méconnaître, elle est le résultat d’une série de faits, de la situation tout entière de ce malheureux pays, et c’est l’anarchie mexicaine qui, depuis quelques années, multiplie jour par jour les provocations à une intervention de l’Europe. La guerre civile ! elle sévit, à vrai dire, depuis quarante ans au Mexique ; mais depuis quelque temps elle a pris un redoublement effroyable d’intensité, achevant la décomposition de cette triste république. Elle date surtout de la chute de Santa-Anna, cet étrange dictateur qui avait eu un jour la fantaisie de se faire élire président à vie, de se décorer du titre d’altesse sérénissime, et qui ne tombait pas moins devant une insurrection conduite par un vieil Indien, le général Alvarez, qui arrivait jusqu’à Mexico avec ses bandes d’Indiens pintos du sud, grelottant de froid sous le climat le plus admirable du monde. C’était un spectacle singulier que celui de ce vieux cacique campant en costume des plus rustiques au milieu de ses Indiens déguenillés et recevant gravement le corps diplomatique, oui a vu bien des choses au Mexique, mais qui n’avait peut-être jamais assisté à semblable réception. Cette insurrection était le triomphe du parti radical, démocratique, fédéral, comme on voudra l’appeler. Le vieil Alvarez en eut bientôt assez de la politique, qu’il ne comprenait guère, et après avoir levé suffisamment de contributions à Mexico, il abandonnait ses compagnons de victoire, retournant avec ses Indiens dans son état de Guerrero, où il régnait en seigneur féodal : personnage bizarre qu’on avait surnommé au Mexique la panthère du sud, La révolution alors, cherchant à s’organiser, prit pour président un des lieutenans d’Alvarez, M. Ignacio Comonfort, pour vice-président M. Benito Juarez, et pour symbole la constitution démocratique de 1857. Seulement l’insurrection avait pu triompher, le nouveau régime ne put pas vivre. En peu de temps, il avait mis contre lui l’armée, le clergé, les propriétaires, la classe élevée de la société. À son tour, il se trouvait assailli par les soulèvemens qui éclataient de tous côtés, et un jour il disparut au milieu d’affreuses scènes de guerre civile à Mexico. M. Comonfort eut à peine le temps de s’échapper. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce triste président avait pris lui-même l’initiative du mouvement dont il était la victime, en faisant un pronunciamiento qui le proclamait dictateur. Sa dictature périt dans l’échauffourée, et à la place surgit un nouveau pouvoir plus conservateur adoptant un plan Ait de Tacubaya, formulé par le général Zuloaga au nom de l’armée, — car dans toutes les révolutions au Mexique il y a toujours quelque plan particulier, le plan d’Ayutla, le plan de Tacubaya, et bien d’autres. Celui de Tacubaya triomphait un instant. Par malheur le vice-président de la république, M. Benito Juarez, s’était sauvé dans le trouble ; il parvenait à rassembler quelques partisans, il s’enfermait à la Vera-Cruz, et, prenant pour drapeau la constitution de 1857, il élevait pouvoir contre pouvoir. Ce fut l’origine des événemens qui se sont succédé pendant deux ans, et qui ont conduit à l’intervention actuelle de l’Europe.

À dater de ce moment, la guerre civile se déchaînait avec une fureur nouvelle dans toute la république, qui se trouvait scindée en deux partis. Il y avait deux pouvoirs ennemis, l’un à Mexico, l’autre à la Vera-Cruz. Celui de Mexico, représenté d’abord par un homme d’une désespérante médiocrité, le général Félix Zuloaga, eut bientôt pour chef véritable un jeune officier martial et énergique, le général Miguel Miramon, qui, sur ce fond de monotone anarchie, est encore une des dernières figures où passe un éclair d’originalité. Miramon avait à peine vingt-six ans lorsque la fortune venait le mettre au premier rang, et ce qu’on ne sait guère, c’est que le dernier président conservateur du Mexique est d’origine française. Sa famille était de la noblesse du Béarn, et émigra en Espagne au dernier siècle. Son grand-père était passé au Mexique comme aide-de-camp d’un des vice-rois, et restait fixé dans le pays après l’indépendance.

Le jeune Miguel Miramon s’était formé d’abord dans une école militaire, puis en guerroyant contre les États-Unis. Bientôt les événemens de 1857 montraient en lui un homme vigoureux, hardi et habile, qui contribuait par ses succès à raffermissement du pouvoir de Mexico. Il se trouvait sans s’en douter le successeur du général Zuloaga, et par une de ces combinaisons qui ne se rencontrent qu’au Mexique, il n’avait que le titre de président substitut, tandis que Zuloaga restait un président intérimaire en disponibilité. Dénué d’expérience politique, Miramon avait du moins le feu, l’énergie, la bonne volonté de réussir. Il imposait à tout le monde par une sorte d’autorité naturelle, et de vieux généraux étaient surpris eux-mêmes de subir l’ascendant de ce jeune homme, de ce muchacho, comme on l’appelait. Sans être un gouvernement régulier, le pouvoir dont Miramon était le chef restait, après tout, maître de la capitale, et seul il était reconnu par les puissances étrangères, dont les agens avaient immédiatement noué des relations avec lui. Il avait en sa faveur une grande partie de l’armée, le clergé, tous les intérêts conservateurs, tout ce qui était civilisé et européen. L’autre gouvernement, expression de la légalité révolutionnaire vaincue, se personnifiait principalement en M. Juarez, un petit Indien remuant et obstiné, à l’esprit étroit et violent. Maître de la Vera-Cruz, c’est-à-dire du plus grand port de la république, il avait la main sur les douanes et disposait d’une ressource pécuniaire qui lui permettait de vivre ; il n’avait point, il est vrai, une armée régulière, mais il trouvait dans les provinces des partisans qui se levaient pour le défendre : anciens gouverneurs, licenciés transformés en généraux, chefs de bandes toujours prêts à piller, à rançonner le pays sous un drapeau quelconque, et ne se faisant faute d’invoquer la constitution de 1857. M. Juarez n’était point reconnu diplomatiquement ; bientôt cependant il travailla à faire passer les États-Unis dans son camp en négociant avec un agent américain un traité qui livrait une partie du Mexique, traité qui ne fut pas à la vérité ratifié à Washington, mais qui dans le moment avait tout son effet en donnant à M. Juarez le prestige d’un pouvoir reconnu par les États-Unis.

Entre ces deux gouvernemens, ce n’était pas seulement une guerre civile désastreuse ravageant le pays ; c’était une guerre de décrets, de mesures législatives. L’un défendait le clergé, l’autre l’expropriait et promulguait même le mariage civil. L’un cherchait à concentrer l’administration pour dominer l’anarchie, l’autre établissait le fédéralisme dans ce qu’il avait de plus étendu et de plus incohérent. Cette lutte dura deux ans, pendant lesquels on compta plus de soixante-dix actions militaires, dont huit batailles assez importantes. Au reste, les batailles ont d’habitude un résultat peu décisif au Mexique, et la guerre civile n’y est le plus souvent qu’un prétexte pour commettre toute sorte d’excès et de déprédations. En réalité, le parti qui s’appelait fédéral ou constitutionnel, ou même constitutionaliste, comme on disait au Mexique, n’était qu’un ramassis de bandes indisciplinées ravageant le pays. Chaque chef agissait pour son compte, et les chefs étaient innombrables". Pendant deux ans, Miramon fit face à tout avec une surprenante énergie : il était l’âme du gouvernement de Mexico, qui ne vivait que par lui, et toutes les fois qu’il se mettait en campagne, il restait victorieux, il dispersait les libéraux ; mais les ressources lui manquaient, les principaux ports de la république étaient entre les mains de ses adversaires. Plusieurs fois il essaya d’aller forcer dans la Vera-Cruz le gouvernement de M. Juarez : une fois il fut rappelé par la nécessité de garantir Mexico d’un coup de main ; une autre fois les États-Unis firent échouer son entreprise en portant secours à M. Juarez. Pour avoir des ressources qui lui permissent de poursuivre la guerre heureusement et efficacement, Miramon aurait pu tout au moins disposer de certaines propriétés ecclésiastiques ; mais c’était mettre contre lui le clergé, qui entendait bien être défendu sans contribuer toutefois à sa défense. Faute de cela, Miramon n’avait d’autre expédient que les réquisitions et les emprunts forcés, prélevés en grande partie sur les intérêts étrangers, qui se trouvaient ainsi contribuer à entretenir une guerre civile qui les ruinait. D’un autre côté, si le jeune président de Mexico avait été longtemps heureux comme soldat, il ne tardait pas à souffrir de cette absence de toute ressource. Un jour, en 1860, il fut battu à Silao, et ce fut le commencement de la fin. Quelques mois plus tard, une nouvelle et plus décisive défaite, essuyée à peu de distance de la capitale, le réduisit à partir, et ouvrit les ports de Mexico à l’armée prétendue constitutionnelle, au gouvernement de M. Juarez. Était-ce du moins la fin, et la lutte se terminait-elle par la victoire décisive de l’un des pouvoirs rivaux ? Ce n’était pas même une trêve ; seulement le rôle changeait entre les partis. Ce n’était plus cette fois Miramon qui était assiégé dans Mexico, c’était M. Juarez ; ce n’étaient plus les bandes constitutionnelles qui tenaient la campagne, c’étaient les partisans du pouvoir vaincu, les conservateurs, dont les chefs, agissant pour leur propre compte et nullement soumis, recommençaient la guerre, une guerre qui a plus d’une fois tenu en échec le gouvernement de M. Juarez, en prolongeant une anarchie indescriptible, en aggravant la ruine de tous les intérêts étrangers.

Ce qu’il y a de grave en effet dans ces crises de l’anarchie mexicaine, c’est qu’elles ne sont pas seulement désastreuses pour le pays lui-même, pour l’humanité ; elles livrent encore la vie et les intérêts de tous les étrangers aux caprices les plus violens. Les gouvernemens aussi bien que les chefs de bandes agissent le plus souvent sans nul scrupule. Depuis cinq années particulièrement, l’Europe assiste au spectacle d’un pays où rien n’est respecté, ni les droits les plus simples, ni la sécurité, ni les engagemens publics. Nous ne parlons pas même des emprunts forcés, qui ont une apparence de régularité, ou des agressions individuelles, qui sont possibles partout. Malheureusement au Mexique la violence à l’égard des étrangers et le mépris de leurs droits ont un caractère systématique et permanent. Un jour, en 1859, les fédéraux pillaient la maison de monnaie de Guanajuato et s’emparaient d’une somme considérable appartenant à des Anglais. Un des ministres de M. Juarez répondait simplement, pour expliquer le fait, que ce n’était là « qu’une occupation temporaire des fonds étrangers destinés à subvenir aux besoins les plus pressans de l’armée fédérale. » De son côté, un des lieutenans de Miramon en faisait tout autant peu après avec un convoi d’argent, et ce ne sont là que de bien faibles exemples. La vie elle-même des étrangers n,’est nullement en sûreté. On peut se souvenir des massacres organisés en quelque sorte, il y a peu d’années, contre les Espagnols, désignés à la haine populaire sous le nom de gachupines. Le vieux général Alvarez fut accusé, à cette époque, d’avoir trempé lui-même dans ces massacres. Une autre fois c’était le tour de quelques Allemands, qui, choisissant bien leur temps à la vérité, avaient projeté, au plus fort de la guerre civile, de faire une excursion au grand désert. Ils partirent de Mexico, et s’arrêtèrent le soir dans une ferme pour reprendre leur course le lendemain. Ils passaient paisiblement leur soirée, lorsque les portes furent enfoncées tout à coup, et l’un d’eux, le docteur Fusch, tomba frappé d’une balle. Ils furent tous sommés de se rendre et pillés. Des muletiers qui étaient dans la même ferme, et qui transportaient des marchandises à Toluca, eurent le même sort, tout cela au cri de vive la fédération ! Et qu’on ne dise pas que les gouvernemens prennent des mesures de sûreté, car ils n’en prennent d’aucune sorte, qu’ils indemnisent au moins ceux qui sont atteints dans leur vie ou dans leurs intérêts, car s’ils se résignent à subir les engagemens qu’on leur impose, ils ne les exécutent jamais.

C’est le sentiment, certes fort naturel, de ce qu’il y avait d’intolérable dans cette situation qui, avant même la fin de la lutte engagée entre les pouvoirs rivaux de Miramon et de Juarez, avait conduit les gouvernemens européens à offrir leur médiation. Les ministres de France et d’Angleterre eurent un instant la mission de chercher à négocier un arrangement entre les deux partis ; mais les choses avaient déjà changé de face. Les deux pouvoirs, qui avaient essayé sans succès jusque-là de se réduire mutuellement, n’étaient plus à chances égales. Miramon venait d’échouer dans sa dernière tentative contre la Vera-Cruz. M. Juarez de son côté, enorgueilli par l’échec de son adversaire, se refusait à toute transaction avec un mélange de ruse et d’opiniâtreté. M. Juarez s’obstinait d’autant plus qu’il savait bien qu’à Mexico même tout tombait en confusion, que le commerce n’existait plus, que les suspensions de paiement des maisons les plus puissantes se succédaient, et que Miramon en était à poursuivre des victoires qu’il ne trouvait pas, tandis que les bandes constitutionnelles se rapprochaient de la capitale. La médiation échoua donc, et M. Juarez trouva dans la défaite définitive de Miramon le prix de son opiniâtreté. Or depuis ce moment la situation des intérêts étrangers s’est-elle trouvée améliorée ? Bien au contraire, elle s’est aggravée. Un des premiers actes de M. Juarez après son entrée à Mexico était l’expulsion brutale de l’ambassadeur d’Espagne, M. Pacheco, avec le nonce du pape et un autre ministre étranger. Ce n’était là que le prélude significatif de ce qui est arrivé depuis : emprisonnement de nos vice-consuls, attaques à main armée dirigées contre notre ministre même, M. Dubois de Saligny, nouveaux emprunts forcés, assujettissement de nos nationaux au service militaire. Le gouvernement mexicain ne s’en est pas tenu là. Au mois de juillet dernier, il supprimait pour deux ans toutes les conventions étrangères ; en d’autres termes, il se déliait, de sa propre autorité, des obligations contractées avec les gouvernemens européens. Une simple protestation était désormais manifestement insuffisante, et c’est ainsi que l’essai de médiation tenté antérieurement pour rétablir la paix intérieure au Mexique s’est transformé, après la victoire de M. Juarez, en une intervention collective des trois puissances le plus directement lésées depuis quelques années. De là l’expédition actuelle dont l’objet immédiat et ostensible, précisé par la France, l’Angleterre et l’Espagne dans le traité du 31 octobre, est « d’exiger une protection plus efficace pour les personnes et les propriétés de leurs sujets, ainsi que l’exécution des obligations contractées envers elles par la république du Mexique. » C’est pour atteindre ce but on ne peut plus légitime que des forces de terre et de mer sont aujourd’hui dans le golfe du Mexique et que le drapeau de l’Espagne flotte sur la Vera-Cruz en attendant que le drapeau de la France flotte à son tour sur ses côtes.

Certes la nécessité d’une intervention décisive est évidente ; elle ressort de la situation même faite dans ces contrées à tout ce qui est européen. Seulement ici s’élève cette question que nous posions : Quelle est la politique, quel est le mode d’action possible pour l’Europe ? Quelle est la limite de cette expédition que nous faisons en commun avec l’Angleterre et l’Espagne ? Ici, il faut bien le dire, surgissent les difficultés de toute sorte. Peut-on se borner à atteindre le Mexique par ses points extrêmes, à occuper temporairement ses ports, à lui imposer des réparations éclatantes, pour se retirer ensuite ? On ne peut se dissimuler que ce système, bien des fois essayé, ne conduirait pas à un résultat bien décisif et surtout bien durable. Ces déplorables états sont trop accoutumés à céder à la force, et quand on se retire, ils renouent la chaîne de leurs exactions et de leurs violences. On le sent si bien, cette décevante expérience a été faite si souvent, que le commerce, par l’organe de sa chambre syndicale, a été le premier à demander au gouvernement français de donner à l’expédition actuelle une portée plus sérieuse, ou de ne point l’entreprendre, parce qu’une répression sommaire, dépourvue de toute autre sanction, ne ferait qu’empirer la situation des étrangers au Mexique. Mais ici s’élève une autre difficulté : si on ne se borne pas à occuper des ports, à ramener un peu vigoureusement à la raison le gouvernement mexicain, faut-il donc se laisser attirer dans l’intérieur du pays, s’aventurer dans une guerre sans gloire à coup sûr, et peut-être sans issue ? Une marche sur Mexico, puisqu’on la prévoit, c’est déjà bien assez. Les États-Unis, il est vrai, n’ont pas craint de faire la guerre au Mexique il y a quinze ans, et de parcourir le pays dans tous les sens ; mais les États-Unis savaient ce qu’ils faisaient ; ils avaient d’avance choisi leur butin dans d’opulens territoires, et, quant à l’anarchie intérieure qu’ils laissaient derrière eux, ils ne s’en souciaient guère. Il n’en est pas ainsi pour l’Europe, qui ne peut vouloir démembrer le Mexique, et qui n’a d’autre intérêt que de laisser en se retirant une suffisante garantie à tous les étrangers. Sans doute la présence seule de nos forces à Mexico peut amener les habitans de ce pays à une démonstration en faveur d’un régime plus stable, plus régulier, qui puisse assurer une vraie protection aux intérêts européens. Les Mexicains peuvent être conduits à désirer la fondation d’un trône pour lequel le candidat n’est plus même à trouver, depuis que le nom de l’archiduc Maximilien a été livré à l’opinion, un peu surprise. Ce n’est pas l’établissement d’une monarchie qui est malaisé ; un vote, on l’obtiendra à coup sûr, si on le veut. Le difficile est d’asseoir cette monarchie sut, un sol tourmenté, de la faire durer. Une occupation plus ou moins limitée deviendrait fatalement inévitable, de telle sorte que la politique européenne se trouve placée entre tous les inconvéniens d’une action inefficace et les dangers d’une entreprise dont on ne peut pressentir ni les proportions, ni la portée, ni le terme.

Une chose curieuse, c’est la différence des dispositions qui semble se manifester chez les trois puissances engagées dans l’expédition du Mexique. L’Angleterre voit cette entreprise avec calme, et si la France envoie ses soldats à la Vera-Cruz, à Mexico, ce ne sont pas les Anglais qui peuvent s’en émouvoir. La France entre dans cette affaire avec un goût visiblement peu prononcé. Il n’y a que l’Espagne, nous le disions, qui s’échauffe depuis quelques mois et qui, en fait de réparations à exiger du Mexique, semble vouloir regagner le temps perdu. Peut-être trouvera-t-on que le cabinet espagnol laisse trop apercevoir le besoin de chercher dans les diversions extérieures des garanties pour sa sécurité à Madrid. La vérité est qu’après avoir poussé la longanimité à l’égard du Mexique jusqu’à un degré qu’on a pu lui reprocher quelquefois, le gouvernement espagnol semble pris tout à coup d’une fièvre belliqueuse dans laquelle on peut voir quelque exagération, et que, pour assurer dans le moment au ministère l’appui du sentiment patriotique, il s’expose à infliger à ce sentiment des déceptions de plus d’une nature. Ce n’est pas d’hier en effet que l’Espagne a des griefs contre le Mexique. Il y a trois ans, elle voyait massacrer ses nationaux ; il y a un an, elle voyait chasser son ambassadeur, et le cabinet de Madrid louvoyait visiblement. Pendant ce temps, il est vrai, il cherchait à sonder la France et l’Angleterre ; il s’efforçait de les attirer dans une action commune, et, ne les trouvant pas disposées, il ne faisait rien lui-même. Le cabinet espagnol avait de bonnes raisons sans doute ; il ne voulait pas s’exposer à une guerre maritime avec les États-Unis ; il n’avait pas de moyens d’action suffisans, comme on peut le voir dans les documens publiés à Madrid ; il voulait choisir son heure. Seulement, ce qu’on peut constater, c’est que l’heure n’est venue que lorsque l’Espagne a pu compter sur la France et l’Angleterre, et ce n’est pas, ce nous semble, une raison pour que le ministre des affaires étrangères de Madrid, M. Calderon Collantes, ait pu dire avec vérité, comme il l’a dit récemment, que la France et l’Angleterre ne se sont décidées à intervenir que quand elles ont vu l’Espagne énergiquement résolue à agir seule. M. Calderon Collantes s’exagère certainement à lui-même le rôle de la diplomatie, qui n’a pas cette puissance entraînante. Au fond, rien n’égalé la longanimité, fort sage sans doute, que le ministre espagnol a montrée pendant plusieurs années, si ce n’est la précipitation qu’il semble montrer depuis quelque temps. Une fois l’alliance conclue en effet, il n’a plus rien attendu ; il a eu hâte d’arriver à la Vera-Cruz avant tout le monde, avant même que les chefs de nos stations navales eussent pu recevoir des instructions, et de planter le premier le drapeau de Castille sur les tours de Saint-Jean-d’Ulloa. Et à quoi s’est-il exposé ? À cette petite déception qu’ont laissé voir les journaux ministériels, lorsqu’ils ont appris que la France envoyait des forces nouvelles pour rétablir l’équilibre des rôles. C’est l’Espagne, si nous ne nous trompons, qui, par l’organe de M. Calderon Collantes, a la première parlé d’une monarchie pour le Mexique dans les récentes négociations. Et qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Le nom de l’archiduc Maximilien est accueilli à Madrid avec une amertume mal déguisée, qui laisserait croire à quelque espérance trompée. En toutes choses, le malheur du général O’Donnell, c’est de trop paraître faire une question espagnole, ministérielle même, d’une question qui n’est ni espagnole, ni française, ni anglaise, qui doit rester avant tout essentiellement européenne, et doit être conduite avec un esprit de mesure d’autant plus sévère que la gloire et les profits ne sont évidemment pas en proportion de ce qu’il y a d’ingrat et d’onéreux dans ce rôle de correcteurs de l’anarchie mexicaine.

Ch. de Mazade.

REVUE MUSICALE.


Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Et la critique aux abois ne peut pas même répondre : Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, car les théâtres lyriques sont bien autrement stériles que les théâtres littéraires dont M. Montégut nous faisait ici dernièrement la triste et véridique histoire[1]. Si nous n’avions pas la reprise de quelques vieux ouvrages qu’on exhibe en désespoir de cause, il faudrait fermer les quatre théâtres de musique qui existent à Paris, quatre théâtres, dont un pour la musique italienne ! À l’Opéra-Comique, par exemple, on n’a produit, pendant l’année qui vient de finir, qu’un ouvrage en trois actes qui soit digne d’être remarqué, la Circassienne de M. Auber. Aucune des nombreuses opérettes en un et deux actes qu’on a vues passer sur cette scène, autrefois si féconde en œuvres charmantes, n’a pu y prendre racine et n’a laissé un souvenir. Ce théâtre vit, depuis six mois, avec le Postillon de Long jumeau, avec la Sirène, les Mousquetaires de la Reine et autres ouvrages connus depuis quinze ou vingt ans. Encore si cette incroyable pénurie de nouveautés intéressantes était compensée par une bonne exécution des opéras aimés et consacrés par le succès ! Mais le mal est beaucoup plus grand du côté des interprètes. Les voix naturelles, saines, franches et bien timbrées, les vraies voix de basse, de soprano et de ténor, sont aussi rares que les compositeurs qui ont des idées. On ne trouve plus que des barytons qui s’efforcent de chanter le ténor, des basses sans profondeur qui visent au baryton, des voix de femme d’une étendue moyenne qu’on étire jusqu’aux notes les plus élevées en les privant ainsi de cette vibration naturelle qui constitue le timbre, le charme et la durée de l’organe. On dirait que l’homme, trop imbu de la puissance de son industrie, ne veut plus rien de ce qui est naturel, qu’il n’estime que ce qu’il fabrique de ses mains, et qu’il préfère le fruit greffé, qui a perdu la saveur franche de l’espèce primitive, à celui que lui livre la bonne nature. Je ne suis pas un contempteur du temps et de la société où je vis, et Dieu me garde de partager les sentimens de ces esprits moroses toujours prêts à méconnaître les grandes transformations qui s’accomplissent heureusement dans le monde depuis cinquante ans ! On ne saurait nier toutefois que, dans l’ordre des faits qui touchent à l’art et aux plaisirs désintéressés qu’il procure, il n’y ait un affaiblissement réel dans les facultés créatrices, et que l’invention et l’originalité ne soient devenues des choses rares.

Des trente partitions nouvelles que nous avons pu entendre cette année sur les divers théâtres de Paris, pas une n’a révélé une organisation intéressante sur laquelle on puisse fonder quelque espoir pour l’avenir. Du talent, de l’industrie dans la main, d’énormes prétentions dans la forme, des harmonies recherchées, beaucoup de pages enfin et peu d’idées, voilà quels sont les résultats de tant d’efforts. Les plus distingués des compositeurs français qui s’évertuent, par des manèges politiques, à se constituer prématurément chefs d’une école qui n’a encore rien produit de saillant, en sont à nous promettre un chef-d’œuvre que nous attendons et que nous tiendrons bien Volontiers sur les fonts de baptême, s’il nous parait ne viable et de bonne race ; mais en attendant cette bonne nouvelle, qui réjouira bien des cœurs, il n’y a rien, ni en France ni dans le reste de l’Europe. L’Allemagne, qui vient de perdre un compositeur de talent, Marschner, auteur de deux ou trois opéras qui ont eu du succès, tels que le Vampire et le Templier et la Juive, l’Allemagne n’est pas plus riche que nous. Elle se console au moins de la misère des temps présens par le culte chaleureux qu’elle professe pour ses grands maîtres. Sur les théâtres de Berlin, de Leipzig, de Vienne, de Hanovre et de Francfort, on peut entendre tout le répertoire lyrique existant depuis les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart, jusqu’à ceux de Weber, de Meyerbeer et de Rossini. Le Domchor de Berlin, les chapelles royales de Dresde et de Munich, les nombreuses chapelles de Vienne et de l’empire d’Autriche, sont des sanctuaires où l’on exécute avec un soin admirable les belles œuvres de la musique religieuse. Et que dire de ces nobles fêtes qui se tiennent sur différens points de la grande patrie allemande, à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Düsseldorf, à Nuremberg, et où se réunissent cinq ou six cents artistes et amateurs pour exécuter pieusement un oratorio de Handel, de Bach ou de Graun, des symphonies de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, de Mendelssohn, voire de Schumann ! Nulle part on n’entend des chœurs plus puissans composés de voix plus saines, plus franches et plus naturelles que dans ces réunions qu’on peut considérer comme de véritables congrès de la paix et de la civilisation.

Quant à la pauvre et noble Italie, qui s’agite, se constitue, se raffermit dans sa nouvelle destinée, elle ne connaît et ne chante que les opéras de Verdi. Je parcourais dernièrement les journaux prétendus de musique qui se publient à Turin, Milan, Florence, Rome et Naples, et qui sont aussi dépourvus d’idées que de style : je n’y lisais que des éloges pompeux du compositeur lombard dont les opéras se donnent sur tous les théâtres de la péninsule. On essaie cependant à Florence de créer un conservatoire, un instituto musicale, et d’y appeler la vie. On concours y est ouvert pour la composition d’un quatuor pour instrumens à cordes, et on y élève un monument à Cherubini, qui est un enfant de Florence. Ce sont là deux signes de bon augure pour la renaissance des bonnes études musicales en Italie. Quant à l’Espagne, elle n’existe pas, et son action sur l’art musical est aussi nulle que sur les autres branches de la civilisation. Elle s’occupe à conserver la foi de ses pères, qui l’a conduite où nous la voyons, condamne au pilori ceux qui veulent prier Dieu à leur manière, et chante la musique italienne, la seule qu’elle apprécie et qu’elle connaisse.

Rentrons dans nos pénates, et voyons ce qui se passe à Paris. L’Opéra, pour dédommager le public désœuvré qui s’étale aux premières loges des beautés d’Alceste qu’on lui a fait subir, a donné le 30 décembre un ouvrage en deux actes intitulé la Voix humaine. Le libretto est de l’honorable M. Mélesville, qui n’avait nul besoin de s’aventurer dans une fable absurde, qui n’est pas sans analogie avec la légende comico-tragique du Tannhäuser. La musique est signée de M. Alary ; mais il n’en est pas le seul coupable, car il a eu pour complices Verdi, Donizetti, Rossini, tutti, e tutti quanti ! Bien que sévère, le public a été juste pour M. Alary en lui signifiant d’une manière non équivoque de ne pas recommencer un pareil jeu. Pour nous, nous aimons encore mieux voir les lieux-communs de M. Alary accompagner le ballet de l’Étoile de Messine et la musiquette de M. de Gabrielli que de voir le Comte Ory de Rossini outrageusement exécuté et servant de lever de rideau à un spectacle de ballerines.

Mme Viardot aussi, pour se reposer des nobles émotions d’Alceste, a voulu prendre ses ébats dans la Favorite en chantant le rôle de Léonore. Cette témérité ne lui a pas réussi, et on a pu voir une grande cantatrice fort embarrassée dans une œuvre de demi-caractère, où il faut plus de passion que de style, plus de charme de femme et de voix que d’accens pathétiques. M. Faure, qui continue à prendre possession des rôles de son répertoire, a chanté les différens morceaux de celui d’Alphonse avec goût, avec talent, avec convenance, mais sans élan, et avec une voix de baryton qui n’est pas toujours agréable. M. Michot a été plus heureux dans le personnage de Fernand, et sa charmante voix de vrai ténor est agréable à entendre dans la romance du premier acte, — Un ange, une femme inconnue, — dans celle du quatrième acte, — Ange si pur, — et même dans le grand duo final. On regrette que M. Michot ne soit pas comédien et qu’il n’ait pu encore se débarrasser de quelques poses et gestes ridicules.

Le théâtre de l’Opéra-Comique continue à faire ses fredaines en ne donnant que des pauvretés sans nom, avec un personnel impossible. Un petit ouvrage en un acte, Jocrisse, paroles de MM. Cormon et Trianon, musique de M. Eugène Gautier, est la seule nouveauté qu’il ait produite depuis l’année dernière. Le Postillon de Longjumeau ne quitte pas l’affiche, et voilà les agréables distractions que présente au public le théâtre lyrique le plus riche et le plus populaire de la France ! C’est triste, et il est grandement temps qu’on y mette ordre. On ne peut pas laisser se transformer en un théâtre de la foire la scène de Grétry, de Méhul, de Boïeldieu, d’Hérold et de M. Auber.

Au moins le Théâtre-Italien se donne-t-il du mouvement. On y essaie des ténors, des barytons, des primarie de tous les pays. Un certain M. Bruni, venu de Stuttgart, où il était connu sous le nom de M. Braun, est apparu dans le rôle de Pollion de la Norma, après une année de noviciat. Il tremblait de tous ses membres et de toute sa voix, qui serait suffisante dans un rang subalterne, si M. Bruni eût appris à chanter et à prononcer convenablement la langue italienne. Après trois représentations, où il a donné bien des soucis aux deux pauvres femmes qui se disputaient son cœur en le conduisant sur la scène comme un misero pargoletto, M. Bruni a disparu, et l’on ne sait ce qu’est devenue une tête si chère. Une demoiselle Guerra, née a Milan, élevée au Conservatoire de Paris, après avoir débuté à l’Opéra-Comique dans un petit ouvrage en un acte, après avoir été attachée à l’Opéra, où jamais on n’a pu contempler ses charmes, a débuté brusquement dans Rigoletto par un beau soir de dimanche. Entourée de protecteurs puissans, qui s’étaient emparés des premières places de la salle, Mlle Guerra a eu cependant de la peine à se remettre et à se raffermir. Elle est mignonne, Mlle Guerra, d’une tournure et d’une figure gracieuses, et sa voix de soprano aigu, un peu aigre, un peu tremblotante, ne manque pas de flexibilité. Elle a été accueillie avec indulgence, et dans un rang modeste elle peut être utile au Théâtre-Italien, où les parties secondaires sont si mal remplies. — Tous les ans, M. le directeur du Théâtre-Italien ne manque jamais de commettre un sacrilège en donnant trois ou quatre représentations du Don Juan de Mozart qui font fuir d’horreur tous ceux qui ont la moindre idée du divin chef-d’œuvre. Cela se passe coram populo verdesco, qui ne comprend absolument rien à cette musique profonde et touchante, qui n’a pas d’égale au monde. C’est M. Delle Sedie qui cette année a abordé pour la première fois de sa vie ce rôle redoutable, où il faudrait être aussi grand chanteur qu’habile comédien. Mme Penco s’est chargée du personnage de donna Anna, Mlle Guerra de celui d’Elvira, Mlle Battu de Zerlina. M. Mario a pris don Ottavio, et M. Zucchini, qui n’a pas de voix, a joué Leporello, où Lablache était incomparable. Malgré ce personnel et une exécution malheureuse, on n’a pu empêcher que quelques morceaux du chef-d’œuvre n’aient produit un certain enchantement : le duo — La cidarem la mano, — que M. Delle Sedie a dit avec une grâce exquise, le trio des masques, qu’on a fait répéter, et la sérénade du second acte, — Deh ! vieni alla finestra, — où M. Delle Sedie a prouvé qu’il est un chanteur comme il y en a peu. On lui a fait recommencer ce morceau adorable, où l’expression de l’amour idéal se combine avec le ricanement d’une cruelle fantaisie. Que n’a-t-il une voix suffisante, M. Delle Sedie, pour rendre avec l’énergie nécessaire le côté héroïque de l’incarnation de Mozart ! Mme Penco, dans le rôle de donna Anna, qu’elle joue avec énergie, a quelques élans généreux, mais rien de mieux, car cette musique, à la fois noble et touchante, exige une tenue de style que la cantatrice de l’école de Verdi n’a jamais connue. Mlle Guerra est supportable dans donna Elvira, et Mlle Battu prête au personnage de Zerlina tout le talent qu’elle possède, moins le charme qu’elle n’a pas. Quant à M. Mario, il est bien triste à entendre dans la cavatine — Il mio tesoro. — Eh bien ! malgré ces altérations profondes qu’on fait subir à ce miraculeux chef-d’œuvre, il vit et projette dans la salle quelques rayons de sa jeunesse éternelle.

Au Théâtre-Lyrique, les opérettes d’un jour se succèdent presque aussi rapidement qu’à l’Opéra-Comique : la dernière venue s’appelle la Tête enchantée, musique de M. Léon Paillard, et j’y ai remarqué un agréable quatuor avec un joli dessin de basson dans l’accompagnement. M. Réty, directeur de ce théâtre, si nécessaire à la culture de la musique dramatique en France, a été mieux inspiré en reprenant, le 21 janvier, Joseph, de Méhul, qu’on n’avait pas représenté à Paris depuis une douzaine d’années. Cette belle œuvre, qui remonte à l’année 1807, est contemporaine de la Vestale, de Spontini, à qui Méhul disputa le prix décennal fondé par Napoléon. Joseph, la Vestale et Médée, de Cherubini, représentent noblement la musique dramatique du premier empire. Joseph, dont les paroles sont d’Alexandre Duval, est plutôt un oratorio qu’un drame proprement dit, car l’amour en est absent. C’est une pastorale biblique, et partant un peu monotone, où le musicien s’est élevé à la hauteur de son sujet ; ce qui prouve une fois de plus, contre le dire de la plupart des compositeurs, qu’un grand artiste peut créer un chef-d’œuvre avec un mauvais libretto. Représenté pour la première fois au théâtre Favart le 17 février 1807, Joseph, qui est certes une des meilleures partitions de Méhul, n’eut point d’abord tout le succès qu’il méritait. L’Allemagne fut plus juste pour le chef-d’œuvre du compositeur français, parce que le ton religieux et touchant de cette musique convenait mieux à l’esprit naïf et sérieux des compatriotes d’Haydn et de Mozart. La France cependant ne tarda point à sentir tout le prix de cette œuvre remarquable, où l’on retrouve les tendances élevées de son goût et de son génie national. Qui ne connaît l’air admirable que chante Joseph au commencement du premier acte : Champs paternels, — la romance qui suit : A peine au sortir de l’enfance, — la scène entre Siméon et ses frères, — le cantique sans accompagnement : Dieu d’Israël, — la charmante romance de Benjamin : Ah ! lorsque la mort trop cruelle, — d’un caractère naïf et pastoral, le trio entre Jacob, Joseph et Benjamin ? Ce sont là de nobles accens, des beautés vraies et touchantes qui rappellent à la fois la manière de Gluck et celle de Sacchini dans son Œdipe à Colonne. Musicien de pratique plus que de doctrine, inférieur à Cherubini par l’élégance et la variété des formes, Méhul, qui avait un sentiment si profond des situations dramatiques, a moins vieilli et est resté plus populaire et plus vivant que l’auteur des Deux Journées et de Médée, dont il a pourtant essayé d’imiter le savoir. En effet, toute la partition de Joseph accuse une préoccupation qui s’était emparée de Méhul, de vouloir faire de la science autrement qu’en obéissant à son instinct supérieur. Il y a surtout dans l’accompagnement de l’orchestre un dessin perpétuel tantôt des basses et tantôt des premiers violons, qui montent et qui descendent par voie diatonique, et dont il ne parvient pas à se dépêtrer. Ainsi, lorsque Méhul tient une formule d’accompagnement, il ne la quitte plus jusqu’à la fin du morceau. C’est le même procédé que suit Spontini dans la Vestale et dans Fernand Cortez, ce qui dénote moins une habitude contractée qu’un embarras de l’artiste. Ni Mozart, ai Rossini, les deux plus grands musiciens qui aient abordé le théâtre, ne se laissent ainsi enchaîner par une figure rhythmique, et leur style ondoyant et divers, toujours coloré par des modulations incidentes qui passent et rayonnent comme un éclair, est aussi souple que la vie. Méhul n’appartient pas plus que Spontini à cette haute lignée de génies souverains ; mais l’auteur de Joseph, de Stratonice et d’Euphrosine et Coradin est un maître de la scène lyrique, une gloire solide de la nation qui l’a produit.

Les principaux rôles du chef-d’œuvre de Méhul furent remplis dans l’origine par Elleviou, qui jouait Joseph, par Solié, qui représentait Jacob, et par Mme Gavaudan, qui chanta la partie de Benjamin. Au Théâtre-Lyrique, le personnage important de Joseph a été confié à un amateur qui, sous le pseudonyme de Giovanni, cache, dit-on, un naufragé de la Bourse. M. Giovanni, qui n’est plus dans l’âge des espérances et qui manque de savoir et d’habitude, n’a pas une voix assez agréable pour qu’on lui pardonne d’estropier un chef-d’œuvre. Ce que le Théâtre-Lyrique a de mieux à faire pour ne pas interrompre le succès de son honorable entreprise, c’est de chercher un autre ténor. M. Petit s’est fait justement applaudir dans le personnage de Jacob, ainsi que Mlle Faivre dans celui de Benjamin. À tout prendre, l’exécution de Joseph au Théâtre-Lyrique est supportable, et on ira l’entendre.

Le nom de Cherubini, qui vient de se trouver tout naturellement sous notre plume, nous engage à dire un mot sur le concert extraordinaire qui a été donné le 22 décembre au Conservatoire. Cette séance avait pour objet d’aider à la souscription ouverte à Florence pour élever un monument à la mémoire de l’illustre musicien qu’a vu naître le 8 septembre 1760 la patrie de Dante et de Michel-Ange. Le programme contenait l’ouverture d’Anacréon, Opéra de Cherubini, un chœur de Blanche de Provence et l’introduction d’Élisa ou le mont Saint-Bernard, du même maître. Ces différens morceaux, qui n’ont produit sur le public du Conservatoire qu’un effet de profonde estime, suffisent, non pas pour juger définitivement l’œuvre de ce maître, qui sera ici l’objet d’une étude particulière, mais pour donner une idée des qualités saillantes de son talent. La carrière de Cherubini, comme celle de la plupart des artistes considérables qui ont beaucoup vécu, peut se diviser en trois périodes : la période italienne, où Cherubini, dressé par son maître Sarti, compose des opéras charmans dans la tradition de Jomelli et de Cimarosa, relevée par un vif souvenir de Mozart ; la période française, qui commence en 1791 par Lodoïska, et continue par Élisa ou le mont Saint-Bernard, par Médée et les Deux Journées, où Cherubini modifie sa manière, pas autant qu’on l’a dit, et se rapproche de l’école de Gluck, mais en conservant un grand penchant pour les belles formes mélodiques et pour les développemens excessifs du thème musical, sans trop se préoccuper des nécessités de l’action dramatique ; enfin la troisième et dernière période remplie presque tout entière par la musique d’église et les belles messes, où il a laissé une trace indélébile de son grand savoir et de la haute distinction de son style, mais non pas de son émotion religieuse. Dans aucune partie de l’œuvre considérable de Cherubini, dans ses opéras italiens pas plus que dans ses opéras français et dans sa musique d’église, on ne trouve le signe évident d’un génie original. C’est un créateur de seconde main que Cherubini, un maître habile et profond dans l’art d’écrire, une intelligence lucide, réfléchie et toute florentine, qui apporte en France les traditions de la belle école vocale de son pays, qu’il combine avec le coloris de l’instrumentation de Mozart, et il produit une série de beaux ouvrages qui brillent par l’élégance du dessin mélodique, par la savante structure des morceaux d’ensemble, par une harmonie choisie qui alimente une instrumentation remarquable où l’influence de Mozart est très sensible. Tout le monde connaît le beau portrait de Cherubini peint par M. Ingres. Ces deux grands artistes, qui s’aimaient et qui s’admiraient réciproquement, ont plus d’un point de ressemblance. Ils n’ont créé ni l’un ni l’autre, ce nous semble, les linéamens du style qui les distingue. Si le peintre procède de Raphaël en subissant aussi une forte influence du Poussin, le musicien ne peut récuser la paternité spirituelle de Jomelli, de Cimarosa et de Mozart. Tous deux ont joué un rôle considérable, mais secondaire, dans l’art du pays où ils ont vécu : ils ont apporté à une génération enivrée par l’esprit d’indépendance et d’individualité les traditions du grand style ; ils ont renoué, comme on dit, la chaîne des temps et fait renaître le respect du passé.

À cette même séance extraordinaire du Conservatoire qui nous a suggéré les réflexions qu’on vient de lire, on a exécuté un morceau nouveau et bien curieux de Rossini, le Chant des Titans. C’est une vigoureuse mélopée chantée à l’unisson par quatre voix de basse et soutenue par une instrumentation formidable sillonnée d’éclairs, une véritable bufera infernale ! La surprise a été plus grande que le plaisir à l’audition de cette imprécation de l’orgueil révolté que rien ne prépare, et j’avoue que pour ma part je préfère les petits chefs-d’œuvre de piano et de chant que ce grand et divin maître laisse tomber chaque jour de ses mains immortelles. Si le public connaissait ces bijoux à la Benvenuto Cellini que Rossini ciselle dans ses nobles loisirs, ces sonatines pour piano, ces canzone ornées de modulations aussi neuves que ravissantes, il serait convaincu, comme le sont tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher, que l’auteur de Guillaume Tell n’a vieilli que par la malice, qui est tempérée maintenant d’une souveraine indulgence, et qu’il est toujours il primo e l’ultimo dei santi du paradis des vrais croyans.

P. Scudo.

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  1. Voyez la Revue du 15 janvier.