Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1862

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Chronique n° 714
14 janvier 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1862.

Nous sommes enfin délivrés du grand souci de l’affaire du Trent. Le cabinet de Washington a donné pleine satisfaction aux réclamations du gouvernement anglais. Nous avons maintenant le mot de la conduite du gouvernement américain. Nous savons que jamais, depuis le premier jour, M. Lincoln et M. Seward n’ont entendu qu’une querelle entre les États-Unis et l’Angleterre pût sortir de la capture de MM. Mason et Slidell. Quand on considère aujourd’hui le sang-froid et la modération dont le gouvernement américain ne s’est pas un seul instant départi dans cette affaire, et lorsqu’on songe aux six semaines d’alarmes que cet incident a infligées à l’Europe, il est difficile de ne pas être un peu honteux d’un contraste qui tourne si peu à notre avantage. Nous avons tout redouté de la part des États-Unis, et il s’est trouvé en définitive qu’aucune de nos craintes n’était fondée. L’Europe, au premier moment, s’était figuré que le commandant du San-Jacinto n’avait agi que conformément aux instructions de son gouvernement, et en réalité le capitaine Wilkes n’avait pris conseil que de lui-même. On était convaincu en Europe que le peuple américain se passionnerait pour la capture des représentans des traîtres du sud, qu’il se laisserait surtout emporter par un sentiment de haine et de jalousie contre l’Angleterre, et au contraire la démocratie américaine a conservé, devant un acte qui pouvait flatter son ignorance, son orgueil et ses préjugés, le calme le plus parfait. On croyait en Europe que le gouvernement américain, jouet de la vile multitude, se laisserait dicter ses décisions par les mouvemens tumultueux du mob, et subirait l’invasion de la loi de Lynch dans la politique internationale ; or jamais le gouvernement américain ne s’est montré plus maître de ses pensées et de ses résolutions qu’en cette circonstance : non-seulement il n’a pas eu à céder à la pression des masses, il n’a pas même eu à tenir compte de l’opinion du congrès. Ni la chambre des représentans, ni le sénat, ne sont intervenus dans le litige diplomatique ; le congrès a ignoré jusqu’au dernier moment et les termes où la question était posée, et la teneur des réclamations anglaises, et la décision. finale arrêtée par le président et le secrétaire d’état. Les craintes outrées de l’Europe ont reçu le démenti non-seulement le plus heureux, mais le plus éclatant. Il y a évidemment autre chose à relever dans ce démenti que la singularité du contraste entre nos appréhensions et la réalité ; il ressort de cet étrange phénomène des enseignemens dont nous pouvons faire notre profit immédiat.

Sans doute une des principales causes de la méprise que l’Europe vient de commettre à l’égard des États-Unis est la longueur des distances et la lenteur des communications d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Si cette grande entreprise de la réunion des deux continens par un câble électrique eût atteint le succès auquel elle parut toucher un instant, si les informations eussent pu s’échanger en quelques heures entre Londres et Washington, bien des angoisses, de faux jugemens et des pertes matérielles eussent été épargnés à l’Europe depuis la fin de novembre ; mais les distances ne sont point le seul obstacle qui en cette circonstance ait égaré l’opinion européenne. Ce qui le prouve, c’est le peu de compte que l’on a voulu tenir en Angleterre de l’importante dépêche adressée le 30 novembre par M. Seward à M. Adams. Nous connaissons aujourd’hui la conclusion de cet important document. M. Seward y parlait de l’arrestation de MM. Mason et Slidell comme d’un incident imprévu qui devait être abordé par les deux gouvernemens dans un esprit amical. Lord Lyons ne s’était point encore expliqué à ce sujet, et M. Seward de son côté ne croyait pas qu’il fût prudent de fournir des explications au ministre américain à Londres ; il lui paraissait plus convenable que la question fût ouverte à Washington même par le gouvernement britannique ; mais avant tout il jugeait utile de faire savoir que le capitaine Wilkes avait agi sans instructions, que par conséquent la question était dégagée des embarras qui l’auraient compliquée, si l’acte du capitaine eût été déterminé par des instructions. M. Seward avait confiance que le gouvernement britannique aborderait ce sujet dans un esprit amical, et il ajoutait que de son côté ce gouvernement pouvait compter sur les meilleures dispositions de la part du cabinet de Washington. — C’est vers le milieu du mois de décembre que cette dépêche parvint à Londres, et qu’il en fut donné connaissance à lord Palmerston et au comte Russell.

Nous le demandons, si les termes de cette déclaration de M. Seward eussent pu être soumis à l’opinion publique, la paix n’eût-elle pas paru certaine, et de pénibles anxiétés n’eussent-elles pas été épargnées aux intérêts compromis par la menace de la guerre ? Il paraît cependant que les ministres anglais ne furent point ébranlés par le langage conciliant de M. Seward ; ceux des journaux qu’ils honorent de leurs confidences s’abandonnèrent plus que jamais à leur fougue belliqueuse, et comme quelque chose avait transpiré de la dépêche américaine, ces journaux ne se servirent de leur autorité que pour démentir la portée que l’on prêtait à la communication de M. Seward. En France même, un petit incident est venu trahir au dernier moment ce parti-pris général d’incrédulité à l’égard d’une solution favorable. Parmi les dépêches déposées à Queenstown par l’Europa, il en était une adressée à une maison de Paris qui est une des premières maisons de finance et de commerce du monde. Cette dépêche, confiée au télégraphe, annonçait en termes concis que les prisonniers seraient rendus : elle fut le jour même communiquée, nous ne savons comment, à deux journaux « indépendans et dévoués ; » mais ce qui est bizarre, c’est que le Moniteur ne fut point édifié sur l’origine de cette communication. L’infirmant par une contradiction implicite, le journal officiel détruisit pendant vingt-quatre heures la confiance très fondée qu’elle avait fait naître dans le public : tant on a eu de peine jusqu’à la fin à croire le gouvernement des États-Unis capable de prendre avec autorité une résolution fondée sur le bon sens et sur la justice !

L’enseignement que nous tirons de ces regrettables erreurs, c’est que l’opinion en Europe et les gouvernemens doivent de justes réparations au gouvernement de l’Union américaine. Aux yeux de l’Europe, trop peu impartiale et trop défiante, ce gouvernement a fait maintenant ses preuves de modération, d’équité, de consistance et de force morale. Nous n’avons plus le droit de considérer l’état de choses créé au sein de l’Union américaine par la funeste révolte du sud comme une anarchie incurable, indigne des sympathies et des ménagemens des nations étrangères. La parfaite convenance des concessions promptement accordées par M. Sevvard, les vues élevées par lesquelles ces concessions sont justifiées dans la remarquable dépêche du ministre américain, interdisent à l’Europe de laisser plus longtemps flotter au hasard son jugement sur les affaires d’Amérique.

Ne nous y trompons point : l’opinion de l’Europe, l’opinion de la France et de l’Angleterre surtout, peut avoir une grande influence sur l’apaisement prochain ou la prolongation indéfinie de la guerre civile américaine. Il importe à l’honneur comme aux intérêts de la France et de l’Angleterre de ne point faire un mauvais usage de l’influence d’opinion qu’elles peuvent exercer sur la révolution déchaînée aux États-Unis.

Il existe, nous ne l’oublions pas, de notables différences dans les positions respectives de la France et de l’Angleterre vis-à-vis des États-Unis. La France n’a aucun intérêt, même apparent, au démembrement de l’Union américaine ; au contraire, elle a l’intérêt commercial, maritime et politique le plus manifeste à voir les États-Unis continuer à prospérer et à grandir sous la forme à laquelle ils ont dû leur rapide et magnifique développements N’ayant pas d’ailleurs avec le peuple américain communauté d’origine et de langue, elle n’est point exposée à soutenir contre lui ces incessantes disputes qui naissent des longues querelles de famille. La situation de l’Angleterre à cet égard, jugée d’un point de vue superficiel, diffère de la nôtre. Suivant les maximes de l’ancienne politique, qui cherchait partout des antagonismes et plaçait la force de certains états dans l’affaiblissement des autres, il semblerait que les Anglais auraient de quoi se consoler de la catastrophe de la république américaine. Prétendant à la suprématie des mers, ils se verraient ainsi débarrassés de la rivalité d’un peuple qui a toujours paru vouloir leur tenir tête sur leur propre élément. Enveloppant le monde de leur commerce, ils s’affranchiraient d’une concurrence mercantile qui les inquiète. Une autre cause d’antagonisme apparent entre eux et les Américains, c’est qu’ils sont de même race et parlent la même langue. Quand on lit les discussions de presse sans cesse engagées entre l’Amérique et l’Angleterre, on est frappé de l’influence que la communauté de langage et d’origine exerce sur la véhémence des polémiques que les deux peuples soutiennent l’un contre l’autre. On dirait la lutte de deux partis plutôt que la controverse entre deux nations, et l’on sait que les luttes de partis au sein d’un même pays se portent à des violences de langage qu’on se permet rarement vis-à-vis d’un peuple étranger. Dans ces altercations perpétuelles, chacun apporte cette énergie de parole que nourrit l’habitude invétérée de la liberté, et cette robuste vigueur de la race saxonne, renforcée d’un côté par le go ahead américain et de l’autre par le mépris du gentleman et du scholar anglais pour la vulgarité de manières et le patois du Yankee ; mais en y regardant de plus près on voit qu’il ne faut pas attacher une grande importance au pugilat des journaux des deux pays. En creusant les intérêts de l’Angleterre, tels que les apprécie la politique qui prévaut depuis trente ans chez nos voisina, on s’aperçoit que la solidarité des intérêts économiques l’emporte justement à leurs yeux sur de prétendues rivalités d’intérêts politiques, et l’on peut affirmer en définitive que l’Angleterre, sinon pour des intérêts identiques, du moins pour des intérêts d’égale importance, a d’aussi puissans motifs que la France de souhaiter la grandeur et la prospérité des États-Unis.

Il est certain que le parti qui a organisé la séparation des états du sud a compté sur le concours de l’opinion en France et en Angleterre. Ce parti a espéré que la France et l’Angleterre reconnaîtraient la confédération du sud. Cette espérance fait encore à l’heure qu’il est sa plus grande force. Devons-nous lui laisser plus longtemps cette illusion et l’encourager ainsi dans une obstination calamiteuse ? Telle est la question qui se pose plus nettement qu’au début de la lutte, car il est plus aisé aujourd’hui de discerner les élémens et les conséquences de la guerre civile américaine.

On ne peut plus maintenant se méprendre en Europe sur les forces relatives du parti de l’union et du parti de la sécession. La supériorité incontestable des ressources et des forces est du côté de l’union. On avait pu croire au début que les états du nord et le parti qui est arrivé au pouvoir avec M. Lincoln, surpris par une insurrection longuement préparée par le gouvernement conspirateur de M. Buchanan, seraient impuissans à réunir des moyens de gouvernement suffisans pour soutenir la lutte. On avait pu le croire surtout, quand on vit l’armée de volontaires rassemblée à la hâte pour couvrir la capitale de la république s’évanouir par la panique de Bull’s Run ; mais on n’en est plus maintenant à ces malheureux commencemens : on est sorti de cette période de faiblesse, de tâtonnemens, d’anarchie, qu’un gouvernement nouveau et privé de moyens d’action devait inévitablement traverser a l’origine d’une épreuve à laquelle les États-Unis étaient si peu préparés. Le gouvernement de l’Union dispose aujourd’hui avec une prodigalité inouïe d’immenses ressources financières et de moyens illimités de crédit. Il a une armée de cinq à six cent mille hommes. Au lieu de compromettre impatiemment cette armée dans des expéditions hâtives, il l’a organisée avec une prudente lenteur ; il est devenu assez maître de lui-même pour se résoudre à n’agir qu’à son heure, afin de frapper à coup sûr. Au lieu d’être poussé aux aventures par le sentiment des masses, le gouvernement américain ne semble avoir affaire qu’à une opinion populaire disciplinée. Dans sa politique intérieure, il s’est abstenu de recourir aux mesures extrêmes qui auraient déchaîné sur le sud le fléau de la guerre servile ; il a eu la sagesse de se contenir, afin de ne point compromettre les dernières chances d’une réconciliation avec les états séparés. Il a donné dans sa politique extérieure d’égales preuves de sagesse et de fermeté. Il a jusqu’à présent rencontré au dehors deux pierres d’achoppement : les droits de belligérans reconnus aux états du sud par la France et par l’Angleterre, et l’affaire du Trent. Il a évité ces deux écueils. Certes il est pénible pour un état souverain de voir des droits de belligérans reconnus par des gouvernemens étrangers à des populations qu’il considère comme rebelles ; on peut juger de la difficulté d’une telle épreuve en imaginant ce que feraient l’Angleterre et la France, si elles se trouvaient par malheur placées en des circonstances semblables. Ceux qui ont lu les dépêches de M. Seward relatives à cette question des droits des belligérans ne pourront s’empêcher de rendre justice à l’esprit de conciliation montré par le ministre américain. Le président Lincoln et son ministre ont apporté une égale prudence dans l’affaire du Trent ; ils semblent avoir pris à cœur de pratiquer ce sage conseil donné par lord Stanley a ses compatriotes, de laisser s’évaporer les passions populaires et d’arranger à l’amiable les conflits qui pourraient s’élever entre les États-Unis et l’Angleterre. Dans l’ensemble donc, et sans vouloir justifier certaines violences inévitables dans une telle commotion, par exemple l’acte sauvage de l’empierrement du port de Charleston, le gouvernement de Washington, par les gages de prudence qu’il a donnés et par les garanties de force qu’il présente, doit être pris en sérieuse considération par l’Europe. Évidemment il n’est point inférieur à la lutte qu’il a entreprise. Il mènera cette lutte à fin, promptement peut-être et en épargnant de grands maux aux états du sud, si la diplomatie européenne n’empiète point sur les droits de sa souveraineté ; mais même une intervention européenne ne le contraindrait pas à y renoncer. Cette intervention ne ferait que le pousser aux extrémités violentes, et c’est elle qui serait responsable devant l’humanité des malheurs qu’elle aurait déchaînés sur l’Amérique.

L’Angleterre et la France, si elles consultent les principes dont s’honore leur politique et leurs véritables intérêts, ne doivent souhaiter qu’une seule chose : la fin la plus prompte de l’état, révolutionnaire où sont les États-Unis. Tout annonce que le moyen le plus juste, le plus naturel, le plus efficace d’abréger la lutte, c’est de laisser au nord sa liberté d’action, et de ne point encourager le sud à la résistance, en lui laissant croire qu’il pourra entraîner dans sa défense de grandes puissances européennes. L’insurrection et la séparation du sud ont eu un mobile que l’honneur de l’Europe libérale répudie, le maintien de l’esclavage comme institution permanente ; mais elles ont compté sur un intérêt européen, l’intérêt industriel du coton, auquel allait manquer la matière première. La sécession, au point de vue politique, a été une spéculation sur le coton. Il faut que l’Europe se hâte de montrer au sud que cette spéculation est mauvaise et ne peut réussir. L’union demeurant au nord compacte et puissante, la confédération du sud maintenant l’esclavage et restant maîtresse des débouchés des états de l’ouest par l’embouchure du Mississipi, on ne peut pas concevoir de paix possible entre ces deux états séparés. Comment l’Angleterre et la France se laisseraient-elles entraîner dans une guerre interminable pour obtenir la récolte de coton d’une année ? Mais si les besoins actuels d’une branche de leur industrie les rendaient aveugles sur l’avenir d’une politique injuste, elles s’exposeraient encore à sacrifier la culture permanente du coton dans les états du sud à l’avantage hypothétique d’acquérir la simple récolte d’une année. On l’a démontré ici par une intéressante étude des faits, la prolongation de la guerre civile, même restreinte dans ses limites actuelles, tend à ruiner dans les états du sud la culture du coton. Que serait-ce si, la guerre civile se compliquant d’une intervention et d’une guerre étrangère, le gouvernement de Washington était obligé de soulever immédiatement et radicalement la question du travail servile ! En peu de temps, la culture du coton aurait disparu de l’Amérique, et la France et l’Angleterre auraient elles-mêmes contribué à l’anéantissement de ce qui devait être le prix de la reconnaissance de la confédération du sud et le butin d’une guerre contre le nord. MM. Mason et Slidell, accompagnés de leurs secrétaires, ne réussiront pas à inspirer à la France et à l’Angleterre une telle folie. Les Anglais eussent fait bravement et dispendieusement la guerre pour eux, ils l’eussent faite pour deux de leurs nègres, comme le disait hier le Times avec sa puissante verve, si une question d’honneur les y eût contraints ; mais ils ne la feront pas même pour l’intérêt du coton. Qu’ils ne se laissent point tromper sur les sentimens de la France par les encouragemens donnés à la cause, du sud dans quelques journaux français dont il est difficile de s’expliquer la conduite ; ils ne trouveront pas la France disposée à reconnaître la confédération du sud. Le plus grand et le seul triomphe de leur ambassade en Europe aura été d’avoir coûté en un mois à l’Angleterre quatre millions sterling ; encore n’est-ce qu’au capitaine Wilkes qu’ils doivent ce beau succès.

La France a plus d’un motif de s’applaudir de l’heureux arrangement du différend anglo-américain ; elle a joué, par l’organe de sa diplomatie, un rôle honorable dans cette transaction. La dépêche de M. Thouvenel à notre ministre à Washington, dépêche écrite au début de l’affaire, c’est-à-dire au moment même où l’action de la France pouvait s’exercer avec le plus de profit pour les deux parties, a concilié dans une exacte mesure et ce que nous nous devions à nous-mêmes pour la défense des vrais principes du droit maritime, et ce que nous devions à l’alliance anglaise, et ce que nous devions à la vieille amitié des États-Unis. Nous ne serions point surpris que la démarche opportune de notre diplomatie n’eût provoqué les remercîmens à la fois du comte Russell et de M. Seward. L’utilité pour l’Angleterre du concours que nous lui avons donné est manifeste. Nour n’avons pas rendu au gouvernement des États-Unis un moindre service. M. Thouvenel, dans sa dépêche, rappelait à ce gouvernement qu’en matière de droit des neutres les États-Unis sont liés aux mêmes maximes que la France. Cette indication est venue corroborer l’appel très digne que M. Seward a fait aux traditions constantes de son gouvernement pour répudier l’acte du capitaine Wilkes. L’expression nette de l’opinion de la France sur l’affaire du Trent apporte un secours positif à M. Seward contre les susceptibilités patriotiques qui auraient pu s’effaroucher, dans le congrès et dans le public, des concessions de fait obtenues par l’Angleterre ; mais, quant à la France, elle peut se féliciter de la conclusion du différend anglo-américain surtout au point de vue de notre politique intérieure. La menace d’une guerre entre l’Amérique et l’Angleterre était une diversion trop forte pour les nerfs politiques de la France : elle détournait notre attention de nos propres affaires, et notamment de cet ordre de questions, à la fois financières et politiques, que les actes du 14 novembre avaient si vivement ouvertes, mais qui étaient rentrées dans l’ombre tant que le problème de la paix ou de la guerre maritime demeurait irrésolu.

Les questions posées par la rentrée de M. Fould au pouvoir sont, disons-nous, politiques aussi bien que financières. L’attitude prise récemment par M. le ministre de l’intérieur rend très délicate, pour ne pas dire périlleuse, la discussion dans la presse du côté politique du nouvel ordre de choses. Aussi comprendra-t-on que nous hésitions d’autant plus à nous y aventurer que les difficultés auxquelles nous courrions risque de nous heurter ne nous sont que vaguement annoncées, et ressemblent à ces écueils qui ne sont marqués sur aucune carte. Seuls les pilotes du ministère de l’intérieur les connaissent, mais malheureusement ce n’est que par des avertissemens qu’ils nous communiquent leur science. Vainement aujourd’hui même un journal officieux, sirène de ces parages, nous invite-t-il à un débat perfide en nous démontrant que c’est à bon droit que nous avons été nous-mêmes frappés d’un avertissement ; vainement nous fait-il l’honneur de soutenir « qu’un gouvernement dont le chef se laisserait citer à la barre d’une Revue ne mériterait pas le nom de gouvernement ; » vainement fait-il à M. Fould la politesse de ne pas vouloir que cet homme d’état « soit devenu ministre des finances pour avoir émis dans une lettre à l’empereur les mêmes idées que la Revue condamnée. » Au risque de figurer parmi ces barbons dont le spirituel et courageux journal trace si finement le profil, nous ne voulons pas nous laisser prendre. Jusqu’à présent, nous avions cru que la dignité prescrivait à un journal averti, c’est-à-dire condamné sans débat contradictoire, de ne pas discuter l’avertissement qui le frappe. Que d’autres ouvrent le débat après le jugement pour couvrir ce jugement même de leurs apologies héroïques, nous laisserons plaider à leur aise ces avocats d’office. Le corps législatif est d’ailleurs convoqué pour la fin de ce mois. La tribune a des privilèges qui manquent à la presse. Peut-être ces débats de l’adresse, mieux que le Constitutionnel, qui a, hélas ! i perdu son barbon, nous apprendront-ils ce qu’il est permis de penser et de dire de la politique intérieure. Quant à nous, il est un point de cette politique sur lequel nous avons dit franchement notre pensée. Une politique financière à la fois réparatrice et novatrice, telle que celle que M. Fould est chargé d’inaugurer, a besoin du concours libre de l’opinion. Les suffrages et les encouragemens indépendans dont, en les intimidant, on priverait M. Fould ne sont point, nous le gagerions, ceux qui ont le moins de prix à ses yeux, ceux dont, en homme pratique et dévoué aux intérêts généraux qui lui sont confiés, il estime le moins l’utilité. À notre sens, pour le succès de son œuvre, M. Fould ne saurait être trop écouté par ses collègues touchant celles de leurs mesures qui peuvent influer de près ou de loin sur le succès de ses combinaisons. Notre conviction profonde, et nous n’hésitons pas à dire qu’elle sera justifiée par l’expérience, c’est que la liberté de la presse est une condition essentielle de la bonne conduite des finances.

L’attention est donc ramenée vers les projets de M. Fould, et la curiosité publique en attend l’exposé avec impatience. La valeur de projets de ce genre dépendant surtout de leur ensemble, il serait téméraire d’essayer d’en pressentir d’avance quelques détails isolés d’après les rumeurs qui circulent. Ne le méconnaissons pas, la tâche que M. Fould a entreprise est difficile. Les circonstances au milieu desquelles il l’aborde sont loin d’être favorables. Il y a, tout le monde le sait, de grandes souffrances dans le commerce. Le dernier bilan de la Banque nous a donné à cet égard de sérieuses informations. La demande de crédit est si considérable que le portefeuille des effets escomptés par la Banque a dû s’élever au chiffre énorme de 675 millions. Cette tension des affaires commerciales, qui a eu pour causes accidentelles les affaires d’Amérique et l’insuffisance de la dernière récolte de céréales, a pour cause plus générale l’impulsion désordonnée imprimée aux grands travaux qui immobilisent les capitaux. M. Fould n’est servi ni par les circonstances politiques, ni par la situation économique. La justice veut qu’on lui tienne compte des obstacles qu’il rencontre au point de départ, et le bon sens nous conseille de ne point nous montrer trop exigeans à l’égard de ses plans financiers.

On sait que la tâche de M. Fould est double : il doit régler et atténuer le découvert du trésor ; il doit combiner un budget qui prévoie et comprenne les crédits supplémentaires et extraordinaires. L’influence fâcheuse des circonstances où nous sommes peut l’embarrasser dans l’accomplissement des deux parties de sa tache. Quant au règlement des découverts et de la dette flottante, un bruit accrédité et qui nous paraît probable, c’est que M. Fould n’y pourvoira point par une négociation de rentes, par un emprunt. C’est dire que le ministre des finances n’attaquera pas cette année d’une façon vive et radicale la dette flottante. Il y a une erreur routinière très répandue chez nous : c’est que pour une somme que l’on porte arbitrairement jusqu’à 800 millions, la dette flottante s’impose au trésor de telle façon qu’il ne s’y peut soustraire. On énumère, pour former cette somme, les divers élémens de la dette flottante : fonds des caisses d’épargne, comptes courans des receveurs-généraux, fonds départementaux, bons du trésor, et l’on suppose que l’état est obligé de recevoir la totalité de ces fonds. Rien de plus arbitraire que cette supposition : il n’y a aucune nécessité économique ou politique qui exige que l’état se fasse le gardien des sommes versées dans les caisses d’épargne, surtout dans la proportion qui détermine le maximum actuel des livrets ; il n’y a aucune nécessité qui force l’état à avoir des fonds des receveurs-généraux et même à conserver l’institution surannée des receveurs-généraux. Le jour où l’on pourra et où l’on voudra opérer de ce côté de grandes réformes et débarrasser l’état d’une dette flottante en permanence, on donnera au crédit public une élasticité inconnue jusqu’à présent, et en restreignant les moyens de trésorerie qui alimentent la dette flottante, on enlèvera aux gouvernemens la tentation dangereuse de porter avec insouciance leurs dépenses au-delà de leurs revenus. M. Fould ne peut pas en être là. Il se contentera sans doute de réunir des ressources qui lui permettront de réduire de 100 ou 200 millions la dette flottante actuelle. On lui prête même un projet d’unification de la dette au moyen d’une conversion facultative de la rente 4 1/2 en 3 pour 100, laquelle, à partir du mois de mars prochain, pourra être soumise à une conversion nouvelle ; mais le prix de nos fonds publics n’est pas assez élevé pour permettre une conversion avec réduction d’intérêt ou avec l’alternative du remboursement du capital au pair, la seule opération qui doive procurer un avantage sérieux à l’état en diminuant la somme absorbée par le service de sa dette. La conversion facultative dont on parle laisserait subsister une très grande proportion du fonds en 4 1/2. Elle serait seulement une occasion offerte aux petits rentiers de s’assurer d’une façon permanente l’intégralité de leurs revenus actuels en échangeant le type sous lequel ils perçoivent ces revenus contre le type du 3 pour 100. Il serait juste qu’ils payassent cette faveur d’une soulte en argent que l’on dit devoir être égale à une annuité de leurs rentes. Si cette idée de conversion facultative devait être adoptée, ce que nous ignorons, il résulterait de l’abandon de cette annuité imposé aux rentiers convertis une somme plus ou moins considérable avec laquelle l’état éteindrait sans frais une portion équivalente de la dette flottante.

Quant au budget, ce que nous attendons surtout de M. Fould, c’est qu’il établisse pratiquement le principe que les dépenses seront couvertes par les revenus. Le nouveau budget devant rassembler l’ancien budget normal et l’ancien budget extraordinaire, il est évident que, pour l’équilibrer avec les ressources, il n’y a que l’un de ces trois moyens : ou opérer des économies considérables sur les dépenses, ou établir de nouveaux impôts, ou faire les deux choses à la fois, réduire partiellement les dépenses et accroître partiellement les taxes. La façon la plus brillante et la plus satisfaisante de résoudre le problème eût été d’obtenir sur les dépenses d’importantes économies, ou de trouver une nouvelle impulsion pour le revenu dans de populaires réductions d’impôts. Les circonstances présentes ne permettant point ces grandes expériences financières que les Anglais ont eu plusieurs fois la bonne fortune de tenter avec succès, il faudra se contenter d’un budget modeste qui diminuera quelques chapitres de la dépense et créera ou grossira quelques taxes. Pour nous, qui sommes peu exigeans et qui savons tenir compte de la nécessité des temps, nous nous résignerons à cette cote mal taillée. Nous verrons même avec satisfaction dans ce premier budget correct, pourvu que les dépenses y soient amplement couvertes par les recettes, la préface féconde d’importans progrès financiers pour la France.

Il faut espérer en tout cas que de nouvelles diversions de la politique étrangère ne nous détourneront pas avant longtemps de l’étude et de la bonne conduite des questions financières, qui nous touchent de si près ; ais comment oserait-on s’abandonner avec une entière sécurité à une telle confiance ? L’Europe politique ressemble à un hôpital où, pour la plupart des états, la différence n’est que de la maladie chronique au mal aigu. L’Italie n’y est certes point le sujet le plus souffrant : les indécisions d’un certain monde parlementaire italien qui se perd en subtiles finesses ne font que donner plus de relief à l’honnête droiture et à la généreuse constance de M. Ricasoli. L’Autriche se débat dans ses insondables déficit. L’Allemagne, qui rêvait une réforme fédérale, voit le projet de M. de Beust réfuté et repoussé par M. de Bernstorff, le ministre de Prusse, qui, plus précis au moins que M. de Schleinitz, est loin de seconder les vues du National-Verein. La question danoise semble encore pour la centième fois être à la veille de produire un éclat. L’Allemagne, conduite par la Prusse et par l’Autriche, veut maintenant séparer le Slesvig de la représentation danoise. Le Danemark a repoussé cette prétention, contre laquelle s’élève d’ailleurs la presque unanimité des représentons du Slesvig. e. forcade.


Le cabinet espagnol est sorti victorieux des discussions qui ont passionné pendant quelques jours la vie parlementaire à Madrid ; l’adresse a été votée par les deux chambres telle que ses amis la proposaient. Ce résultat prouve simplement que le mouvement des partis, que les scissions mêmes de la majorité ministérielle n’ont pas atteint encore le degré de maturité nécessaire pour produire une crise de pouvoir. Le ministère a eu pourtant à essuyer le feu de toute une légion d’orateurs éminens, de M. Rios-Rosas au nom des dissidens de l’union libérale, de M. Olozaga au nom des progressistes, de M. Gonzalez Bravo au nom des modérés, de M. Rivero au nom du parti démocratique, et l’opposition a réuni plus de quatre-vingts voix. En définitive, le ministère n’a pas moins trouvé, selon l’usage, la majorité dévouée dans le congrès comme dans le sénat, majorité aussi étrange d’ailleurs dans sa composition que la minorité, car ceux qui sont allés la grossir au scrutin ont soutenu le cabinet du général O’Donnell moins par un goût décidé pour sa politique que par crainte de l’inconnu. Ce que le ministère doit craindre surtout, c’est sa propre faiblesse et la vie de tous les jours. Le malheur du ministère en présence de cette majorité incohérente, c’est de n’avoir point vraiment de politique qui lui soit propre, d’afficher le libéralisme et d’être en réalité peu libéral, de se laisser aller au hasard des incidens, et d’en venir, après trois ans de durée, à n’avoir plus qu’un caractère indéfini.

Sans doute le cabinet O’Donnell s’abrite toujours sous ce nom de l’union libérale dont il se couvrait à sa naissance, mais il est insensiblement enlacé par des influences inavouées, mystérieuses, que deux orateurs des nuances les plus diverses, M. Rios-Rosas et M. Olozaga, se sont trouvés d’accord pour signaler. Il y a trente ans que le parti absolutiste travaille à reconquérir l’ascendant qu’il a perdu par l’avènement même de la reine Isabelle. Il a toujours été battu dans la guerre civile, dans les insurrections incessantes qu’il a fomentées, et, malgré ses défaites, il n’est pas moins arrivé à se glisser partout, remplissant les avenues du pouvoir, s’agitant autour de la reine elle-même, et se faisant dans les régions les plus intimes une position telle qu’il faut compter avec lui. Si le ministère actuel est tenté quelquefois de lutter contre ces influences, il les subit plus souvent encore. De là ces tendances d’absolutisme et d’arbitraire qui se font jour à tout propos. Chose curieuse, il se produit aujourd’hui au-delà des Pyrénées, sous une administration qui arrivait au pouvoir avec tout un programme de libéralisme, une sorte de réaction d’intolérance religieuse. Les refus de sépulture se multiplient depuis quelque temps au point de devenir une cause de trouble dans quelques localités. Des livres importés de l’étranger en Espagne, ayant acquitté les droits de douane, mais déclarés peu orthodoxes par les évêques, sont brûlés publiquement en présence de l’autorité religieuse, et on ne se borne pas à ces auto-da-fé, renouvelés de l’inquisition, on va jusqu’aux visites domiciliaires dans les magasins de librairie, dans les bibliothèques. Et que répond le gouvernement au récit de ces faits ? Il est visiblement embarrassé, n’essaie pas de réprimer ces excès de zèle, et se réfugie derrière l’inviolabilité du sentiment religieux, qui est à coup sûr très puissant en Espagne, mais qui n’explique pas ces caprices renaissans d’intolérance où le pouvoir civil lui-même apparaît comme un complice livrant ses propres droits.

La répression qui a suivi l’insurrection de Loja est encore une preuve de cette incohérente politique. Sans doute cette répression a été moins terrible que dans d’autres circonstances : il n’y a eu que quelques personnes fusillées ou plutôt exécutées par le garrote, qui est considéré en Espagne comme le plus vil genre de mort ; mais ce qui est plus grave, c’est que l’arbitraire le plus complet semble avoir présidé à cette répression, et que la loi martiale elle-même dont on s’est servi a été assez capricieusement appliquée. Cette loi, en effet, ne rend passible de la juridiction des conseils de guerre que ceux qui sont pris les armes à la main. Or la plupart de ceux qui ont été pris à Loja ont été arrêtés dans leurs maisons lorsque l’insurrection n’existait déjà plus ; ils n’ont pas moins été livrés aux tribunaux militaires, et s’il n’y en a eu qu’un petit nombre de condamnés à mort, beaucoup ont été déportés dans les colonies ou envoyés aux présides. Qu’a répondu le gouvernement lorsque ces faits ont été exposés dans les chambres ? Il s’est borné à dire que c’était une affaire de tribunaux, que la justice était indépendante. N’y a-t-il donc pas, dira-t-on, la tribune et la presse comme garanties contre les excès de pouvoir ? Certes ; mais la majorité parlementaire absout le ministère de parti-pris pour ne point compromettre son existence, et la presse en est, depuis trois ans, à attendre une loi toujours annoncée ; jusqu’à ce que cette loi soit faite, elle est livrée aux amendes, aux saisies, en un mot à toutes les rigueurs du bon plaisir administratif.

Le libéralisme du cabinet O’Donnell apparaît-il du moins dans la politique extérieure ? On sait l’attitude que le cabinet de Madrid a cru devoir prendre depuis le premier jour vis-à-vis de l’Italie, attitude singulière qui n’est ni de l’hostilité, ni de la sympathie, ni une intervention, ni une vraie neutralité, et qui, à propos de l’affaire récente des archives napolitaines, a conduit à une rupture entre les deux gouvernemens. Un fait curieux à remarquer, c’est que cet incident a commencé à Lisbonne, c’est-à-dire dans un pays qui a reconnu lui-même le gouvernement italien. Ainsi c’est dans un état qui est en relations régulières avec le nouveau royaume d’Italie que l’Espagne a prétendu rester dépositaire des archives napolitaines, sous prétexte qu’elles lui avaient été confiées par les consuls du roi François II, et par le fait de l’Espagne les intérêts commerciaux entre Italiens et Portugais peuvent être troublés. Le cabinet espagnol, sur le conseil de la France, consentait, il est vrai, à remettre les archives napolitaines aux autorités locales portugaises ; mais il accompagnait cette remise de toute sorte de restrictions et de protestations qui en dénaturaient le caractère. Le gouvernement italien n’a pu accepter la transaction dans ces termes. Le-motif de cette opposition, le ministre des affaires étrangères du cabinet espagnol, M. Calderon Collantes, l’a laissé voir avec assez de naïveté dans une récente circulaire diplomatique : c’est que la reine Isabelle a des droits à réserver sur quelques-uns des trônes italiens, notamment sur celui des Deux-Siciles. On peut croire qu’il eût été facile à l’Espagne de faire des réserves diplomatiques tout aussi efficaces en se renfermant dans une neutralité sympathique qui était son vrai rôle ; malheureusement cette neutralité sympathique n’était point du goût des influences absolutistes, et il a fallu, sinon agir bien réellement, du moins avoir l’air d’agir pour le roi de Naples comme pour le pouvoir temporel du saint-siége, au risque de se mettre dans la plus illogique hostilité avec l’Italie, et sans se rappeler que, si à l’origine la monarchie actuelle de l’Espagne a eu le droit royal pour elle, elle a été surtout vivifiée par la victoire et par la souveraineté nationale. Et maintenant il est bien difficile de dire que la politique de l’Espagne soit du libéralisme, et c’est ainsi que le cabinet du général O’Donnell ne se trouve plus avoir d’autre appui qu’une majorité artificielle, et crée plus de difficultés insolubles pour ses successeurs qu’il ne s’assure à lui-même de garanties de force et de durée.
ch. de mazade.


LA REINE ANNE DE BRETAGNE.[1]

Il y a bien des sortes d’érudition, la grande et la petite, la pédante et la frivole  ; il y a l’érudition conquérante et l’érudition inutile, il y a encore celle qui éclaire les questions et celle qui les embrouille, celle qui attire le lecteur et celle qui le met en fuite : la plus aimable à notre avis, c’est l’érudition, discrète, mesurée, sans prétention, qui ne vient pas bouleverser tout, mais se propose seulement de vous introduire comme par la main dans l’intimité d’un monde disparu, M. Le Roux de Lincy a depuis longtemps fait ses preuves en ce genre d’études précises et de restitutions intéressantes : le moyen âge, et surtout la période intermédiaire qui sépare le moyen âge encore vivant de la renaissance déjà victorieuse, ont été pour lui l’objet des plus patientes recherches. Aussi, quand un habile éditeur entreprit de reproduire le magnifique volume des Heures d’Anne de Bretagne, et qu’il voulut publier à cette occasion l’histoire de la princesse qui inspira ce chef-d’œuvre, il pensa tout naturellement à M. Le Roux de Lincy  ; le modeste écrivain qui a peint d’une main respectueuse les femmes de l’ancienne France était préparé mieux que personne à nous introduire familièrement auprès de la duchesse Anne. Tel est en effet le charme du savant livre où l’on vient de raconter la vie d’Anne de Bretagne ; c’est une histoire familière. L’auteur a recherché avec le soin le plus scrupuleux tout ce qui intéresse son héroïne ; il sait quelle fut son éducation, il connaît ses goûts, ses occupations, ses divertissemens ; il la suit dans les diverses phases de sa vie, il l’accompagne dans toutes les villes où elle établit sa cour ; il ne nous laisse ignorer aucun des personnages qui l’entourent, gentilshommes ou demoiselles d’honneur. Comment elle protége les arts, quels livres elle lit de préférence, de quelle manière elle fait l’aumône, si elle aime le luxe, quelle sorte de luxe et quelles sommes elle y consacre, nous apprenons tout cela comme si un témoin eût pris la plume pour nous raconter ces choses intimes au jour le jour.

Ce n’est pas que l’histoire soit négligée pour la biographie ; les faits généraux, les événemens politiques ne sauraient être laissés dans l’ombre, quand il s’agit d’une princesse mariée à deux rois de France, et qui, par ce double mariage, a consolidé si heureusement l’unité de la monarchie française. Il est visible cependant que le biographe se sent plus à l’aise chaque fois qu’il parle de la vie quotidienne d’Anne de Bretagne, et que c’est bien là l’originalité de son travail. L’ouvrage est divisé en cinq livres : le premier, consacré à l’enfance de la duchesse, à son éducation, à son mariage, nous conduit jusqu’à la mort de son mari, le roi Charles VIII ; le second nous montre la veuve du roi vivant à Paris, puis en Bretagne, et replacée enfin sur le trône à côté de son second époux, Louis XII ; les trois autres, c’est-à-dire la grande moitié de cette biographie si complète, s’occupent exclusivement de la vie privée de la reine et de la femme. Raconter des événemens qui se trouvent dans toutes les histoires, ce n’est pas une tâche à dédaigner sans doute, quand on peut la rajeunir par la nouveauté des vues et l’intérêt du récit ; le biographe d’Anne de Bretagne s’est proposé un autre but, et de la première à la dernière page de son livre il est resté fidèle à sa pensée ; il a voulu mettre sous nos yeux le détail d’une existence souveraine dans cette période si curieuse qu’illuminent les premiers rayons de la renaissance.

Il y a, je le crois bien, un peu trop de ces menus détails, de ces notes de dépenses, dont le scrupuleux investigateur est si friand. Quand la jeune reine, âgée de quinze ans, quitte la Bretagne pour se rendre en France avec Charles VIII, M. Le Roux de Lincy nous fait la description complète de ses équipages de route ; il entre à tout propos dans des comptes de ménage qui paraissent quelquefois bien longs. N’oubliez pas cependant que le fidèle biographe n’obéit pas toujours aux entraînemens d’une érudition minutieuse, mais aux convenances et même aux nécessités de son sujet. Nous sommes à la fin du XVe siècle, au moment où le soleil de l’Italie va projeter ses rayons sur l’Europe ; le goût des arts, du luxe, des beaux meubles, des riches étoffes va s’associer joyeusement à la renaissance des lettres et au réveil de la pensée. Rappelez-vous le grave Comynes ébloui par les merveilles de Venise. J’avais bien raison de dire que M. Le Roux de Lincy devient, presque sans y penser, le contemporain des âges qu’il étudie. Ces élégances qui enchantaient les hommes du xve siècle, et dont ils ont tenu note si exactement, lui aussi, il en subit le charme. Partager, comme il le fait, la naïve admiration des sujets de la reine Anne, n’est-ce pas reproduire tout un aspect de l’époque ?

La reine n’a pas encore seize ans ; ce goût des belles étoffes, si vif chez la jeune femme, ce sera bientôt le goût des chefs-d’œuvre de l’art. Poètes, savans, peintres, sculpteurs, miniaturistes, orfévres, ciseleurs, vont former un noble cortége autour d’elle. Si la sœur de François Ier, quelques années plus tard, est la reine des beaux esprits et des libres penseurs, la femme de Charles VIII et de Louis XII n’est-elle pas véritablement la reine de la renaissance dans cette période que remplissent les guerres d’Italie et qui précède la révolution de Luther ? Et pourtant cette reine de la renaissance, comme je ne crains pas de la nommer, est en même temps une figure du moyen âge par la grâce, la douceur, la piété candide, la vertu naïve et efficace. On ne la connaissait que d’une manière un peu vague et surtout au point de vue politique ; on la connaîtra désormais dans sa vie de chaque jour, dans le gouvernement de sa maison, dans l’action bienfaisante qu’elle exerçait autour d’elle ; on la verra vivre et on l’aimera. Sévère sans pédantisme, elle tient école de grâce et de vertu. Pour exciter l’émulation parmi ses filles d’honneur, elle a fondé un ordre de chevalerie dont elle ne décore que les plus dignes. Le signe de l’ordre est un collier enrichi de pierres : précieuses en forme de cordelière ; elle les « admonestoit ainsi, dit le chroniqueur Hilarion de Coste, de vivre chastement et saintement et avoir toujours en mémoire les cordes et les liens de Jésus-Christ. » Et avec quel soin elle s’occupe de leur avenir ! quelle sollicitude pour les marier ! Une mère n’aurait pas plus de scrupules et de dévouement. Pendant la guerre d’Italie, elle veut doter trois de ses filles d’honneur ; mais elle n’a pas sous la main la somme dont elle a besoin. Que faire ? Elle l’emprunte aux banquiers de Lyon, n’hésitant pas à leur donner en gage une grosse pointe de diamant à facettes, l’un des plus riches trésors de son royal écrin. Anne s’acquit bientôt une grande réputation par toute l’Europe pour le soin qu’elle consacrait à l’éducation des jeunes filles nobles. On vit plus d’un souverain, soit pour lui-même, soit pour les seigneurs de sa cour, demander à la reine-duchesse la main d’une de ses belles élèves. Un jour ce fut un roi de Pologne et de Hongrie, une autre fois ce fut un roi d’Espagne. Cette biographie de la duchesse Anne est ainsi une page curieuse de l’histoire de la civilisation en France, de l’histoire des mœurs, des arts, des lettres, au moment de nos premiers rapports avec la renaissance italienne.


V. de Mars.

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  1. Vie de la reine Anne de Bretagne, femme des rois de France Charles VIII et Louis XII, suivie de lettres inédites et de documens originaux, par M. Le Roux de Lincy ; 4 vol., Paris, Curmer, 1861. — Ces volumes, brillant spécimen d’élégance typographique, sont sortis des presses justement célèbres d’un artiste lyonnais, M. L. Perrin.