Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1881

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Chronique n° 1171
31 janvier 1881


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1881.

Au jour fixé, le parlement s’est de nouveau réuni au Luxembourg et au Palais-Bourbon. M. le président du sénat, en homme d’esprit, s’est plu à ouvrir, par un discours d’une familiarité ingénieuse, et piquante, les travaux de l’assemblée dont il est chargé pour la seconde fois de diriger les débats ; il ne s’est pas défendu d’opposer avec une fine bonhomie le régime tempéré et indulgent du sénat aux habitudes d’une autre assemblée. M. le président de la chambre des députés, élu pour la troisième fois, a prononcé, lui aussi, son discours, un discours plus ample, plus solennel, plus officiel, qui pourrait passer pour un message. M. Gambetta a eu un peu l’air de faire le testament de la chambre, en retraçant à grands traits la carrière qu’elle a parcourue, en lui rappelant aussi ce qui lui reste à voter avant de disparaître, et, dans cet exposé qui touche à la fois à la politique intérieure et à la politique extérieure, il n’a probablement pas introduit sans intention cette déclaration rassurante adressée à l’assemblée : a C’est surtout en ce qui touche le maintien de la paix au dehors qu’on peut dire que votre union avec le gouvernement et le pays a été inaltérable. En dépit d’assertions sans fondement, le monde entier sait que la politique extérieure de la France ne peut cacher ni desseins secrets ni aventures. C’est là une garantie qui tient à la forme même de l’état républicain, où tout dépend de la souveraineté nationale, et d’une démocratie au sein de laquelle la paix extérieure, digne et forte, est à la fois le moyen et le but du progrès à l’intérieur. » Voilà qui est entendu et constaté ! — Ce n’est pas tout : dans un ordre moins officiel, avec moins d’éclat et d’apparat, un ancien procureur général à la cour des comptes, M. Humbert, élu président de la gauche sénatoriale, a fait lui aussi sa manifestation. Il a prononcé un discours qui a son importance comme expression mesurée et réfléchie des opinions, des vues, du système de conduite parlementaire d’un des groupes les plus considérables de la majorité républicaine du sénat.

Ce ne sont donc pas les discours qui manquent à ce début d’une session qui doit être la dernière pour la chambre des députés, qui sera aussi la dernière pour une portion du sénat soumise à un prochain renouvellement triennal. Discours et programmes, avec des nuances différentes, avec une mesure diverse d’autorité, ils expriment, les uns et les autres, à peu près les mêmes idées, le même sentiment d’une paix intérieure et extérieure incontestée, de l’affermissement des institutions nouvelles. Ils ont le même accent de satisfaction, de confiance, et le fait est qu’aujourd’hui, à part l’imprévu des crises toujours possibles, en dehors des hostilités absolument irréconciliables, on ne voit pas bien à quels dangers immédiats la république fondée par la constitution aurait à faire face, quels ennemis elle aurait à craindre.

D’un côté, les récentes élections municipales, ces élections mêmes que M. Gambetta appelle « magnifiques, » montrent tout au moins que le radicalisme extrême n’est qu’une minorité turbulente et agitatrice désavouée par l’opinion, et qu’il y a dans la masse du pays une majorité un peu moins, prononcée ou accentuée peut-être qu’on ne le croit, toujours prête néanmoins à se rallier au régime qui existe, qui lui donne l’ordre et la paix. La défaite des radicaux révolutionnaires, des revenans de la commune, c’est le trait caractéristique des dernières élections, municipales, qui sont en cela le signe des dispositions du pays, du courant général des opinions. D’un autre côté, dans le camp opposé, entre les partis conservateurs ouvertement hostiles, le plus remuant, celui qui aurait peut-être pu à l’occasion capter une certaine, popularité démocratique ou rurale, le parti bonapartiste, pour l’appeler par son nom, est visiblement livré à un travail croissant de dissolution. Tant que le prince impérial a vécu, il restait, avec la séduction de sa jeunesse, le dernier-né, le représentant accepté de la dynastie napoléonienne ; sa présence même dans l’exil pouvait contenir les divisions et entretenir les espérances du parti. Depuis que le jeune prince est allé périr dans une obscure échauffourée du Zoulouland, la débandade a commencé dans le parti. L’armée se disperse ou se dissout d’elle-même, faute de chef et de drapeau. Les plus vieux, ceux qui ont servi avec quelque éclat le second empire, s’en vont ou se fatiguent. Les plus jeunes ne savent plus trop où ils en sont, et avant de retrouver l’empire, ils cherchent un empereur à tâtons. Les uns alors prennent leur parti et se replient vers la monarchie ; les autres s’en vont ou reviennent vers la république, puisque le pays semble s’accommoder de la république. Le parti se divise, se disloque, et un des signes les plus récens, les plus curieux de ce travail croissant est certes cette lettre par laquelle un député bonapartiste, M. Dugué de la Fauconnerie, rallié au régime républicain, vient de donner sa démission pour faire ratifier son évolution par les électeurs qui l’ont nommé. L’empire n’est plus un danger, les radicaux ont été vaincus au dernier scrutin ; de ces deux ennemis la république n’a plus guère rien à craindre pour le moment. Des deux côtés ce n’est pas la sécurité qui lui manque pour vivre, pour choisir librement sa direction et sa voie.

Que manque-t-il donc aujourd’hui à la république, ou plutôt, puisque la république elle-même n’est pas en question, que manque-t-tii à ceux qui ont la prétention de la représenter, de parler pour elle, de l’administrer et de la faire vivre ? Il leur manque précisément de savoir mettre à profit ces circonstances de plus en plus favorables que leur créent le déclin et l’impuissance des partis hostiles, de se faire une politique proportionnée à une situation devenue plus régulière, de comprendre qu’on ne gouverne pas dans la victoire comme dans la lutte, et qu’on gouverne encore moins un pays tout entier comme un parti. Il leur manque d’entrer dans ce règne nouveau des institutions républicaines avec un esprit plus libre de fanatismes de secte, de préjugés vulgaires de parti, de passions exclusives, avec un sentiment plus précis et plus net de la nécessité des choses. Si l’on n’a pas ce sentiment et cet esprit, si l’on met la violence dans un pays paisible, les expédions révolutionnaires dans les lois, l’agitation stérile dans le parlement, on ne tarde pas à gaspiller la sécurité conquise, et l’on revient bientôt aux incertitudes, aux situations disputées d’où l’on se croyait sorti. M. Gambetta a dit l’autre jour, dans son discours de la chambre : « Pour répondre aux intérêts comme aux volontés de la France, il nous faut entourer la république que nous avons fondée d’institutions de plus en plus libérales, de plus en plus démocratiques, pour réunir tous les patriotes, tous les Français. » Rien de mieux ; mais il ne suffit pas de le dire, il faut le faire. Tout cela ne s’accomplit pas sans doute en un jour, et les élections qui vont se faire cette année auront vraisemblablement une influence décisive sur la direction, sur les vraies conditions de la politique de la France. Le meilleur moyen de se préparer à ces élections serait d’avoir une session utile, fructueuse et de ne pas commencer surtout par des discussions confuses qui, sous prétexte d’affranchir la presse, risquent de n’aboutir à rien, ou d’ajouter à d’anciennes incohérences de législation des incohérences nouvelles.

Où en sont aujourd’hui les efforts de la diplomatie de la France et de l’Europe ? pour détourner de nouveaux conflits en Orient, pour empocher que cette malheureuse difficulté des frontières helléno-turques ne trouble la paix du monde ? qu’en est-il de ce travail persévérant, jusqu’ici plus persévérant qu’heureux, entrepris par les plus grandes puissances pour résoudre un problème compliqué de tant d’intérêts et de tant de passions, pour arriver à concilier, dans la mesure prévue par le traité de Berlin, les ambitions de la Grèce et les résistances de la Turquie ? Déjà, au commencement de décembre, il y a quelques semaines, une première discussion s’est engagée dans notre parlement, au sénat et à la chambre des députés sur ces graves affaires sur ka participation de la politique française aux négociations orientales. On était alors en pleine délibération intime entre les cabinets, au début de cette proposition d’arbitrage qui venait à peine d’être conçue, qui n’avait pas encore échoué comme bien d’autres tentatives, et toutes les explications, tous les commentaires, devaient nécessairement rester un peu vagues. Cette discussion sur les difficultés orientales, sur la politique française, elle va se rouvrir un de ces jours prochains à la chambre, et cette fois non plus avant l’arbitrage, mais après l’échec avoué de l’arbitrage, non plus sur des données incertaines ou incomplètes, mais dans des conditions plus précises, sur une suite de faits et d’incidens éclairés par les documens que M. le ministre des affaires étrangères vient de rassembler. Le nouveau « Livre jaune, » qui paraît en ce moment même, a l’avantage de venir à propos et de reprendre le conflit turco-hellénique au point où l’avaient laissé les précédentes publications, à la veille de la dernière conférence de Berlin, de montrer, ce qui a été fait, comment cette négociation s’est engagée, comment elle, s’est un peu égarée en chemin ; il laisse voir suffisamment le rôle des divers cabinets, du cabinet français en particulier, les illusions ou les imprudences qui se sont mêlées à beaucoup de bonnes intentions, comme aussi les efforts sérieux et courageux tentés depuis quelques semaines par M. le ministre des affaires étrangères pour détourner des complications de plus en plus menaçantes, pour dégager dans tous les cas la politique de la France.

Cette affaire des frontières grecques, qui est devenue par degrés assez grave pour mettre en péril la paix de l’Orient et du monde, pour absorber toutes les politiques, on n’a certainement pas oublié comment elle est née. D’une manière générale, elle a sans doute son origine dans l’éternel antagonisme de la race hellénique et de la race turque se disputant ces contrées éclairées autrefois des premiers rayons de la civilisation ; diplomatiquement, elle a son point de départ dans le treizième protocole du congrès de Berlin « invitant » la Porte à négocier avec la Grèce une rectification de limites sommairement ébauchée, et dans l’article 24 du traité du 13 juillet 1878, prévoyant le cas où, à défaut d’une entente entre les deux états, l’Europe serait amenée à « offrir sa médiation pour faciliter les négociations. » La décision du congrès avait pour objet évident de favoriser la Grèce sans porter néanmoins atteinte à la souveraineté du sultan qui, au lieu de subir l’obligation formelle des cessions territoriales, comme pour la Serbie, le Monténégro et la Bulgarie, recevait seulement « l’invitation » de négocier sur une frontière nouvelle en Épire et en Thessalie. C’est là le point de départ précis et régulier. Des négociations ont été engagées selon le vœu du congrès, entre Turcs et Hellènes, elles se sont poursuivies à Prèvesa et à Constantinople. La Turquie a offert un tracé de délimitation qu’elle s’est naturellement efforcée de réduire le plus qu’elle a pu ; aux restrictions des Turcs, les Grecs, de leur côté, ont opposé des prétentions passablement ambitieuses et démesurées. On ne s’est pas entendu un seul instant, c’était bien facile à prévoir. La libéralité inscrite par l’Europe en faveur de la Grèce dans le traité de Berlin se trouvait dès lors en suspens. C’est la seconde phase, la phase des négociations directes inutilement poursuivies pendant plus d’une année. Il n’y avait plus rien à attendre de pourparlers où les deux parties portaient plus de ressentiment et d’ombrages que d’intentions conciliantes. C’est alors, aux premiers mois de l’année qui vient de finir, c’est alors que commence la troisième phase qui a son point culminant à la conférence de Berlin, constituée pour exercer la médiation prévue par le traité de 1878. Assurément rien n’était plus conforme à la légalité créée à Berlin ; les intentions bienveillantes et pacifiques des puissances n’étaient pas douteuses, et si, après avoir un instant hésité entre diverses formes d’action médiatrice, elles se décidaient à la réunion d’une conférence diplomatique dans une des capitales de l’Europe, c’était uniquement pour donner plus de relief et d’autorité à leur délibération. Que la réunion eût lieu à Berlin ou à Paris, — les deux villes avaient été d’abord désignées par l’Angleterre, — on croyait agir au mieux, pour en finir. Il faut bien le dire cependant, c’est la conférence de Berlin qui, sans le vouloir, a tout gâté et a créé cette situation presque violente d’aujourd’hui, d’où l’on ne sait plus comment sortir. C’est là que la question s’est nouée de la plus dangereuse manière dans la confusion des idées et des conseils. On a voulu trop faire et on n’a rien fait, faute d’une appréciation exacte des circonstances, de ce qui était possible, de ce que permettaient et cette légalité dont on s’armait, et la diversité même des politiques en Europe.

Que pouvait ou devait être cette réunion, qui n’avait dû être d’abord qu’une commission technique de délimitation envoyée en Épire pour régler la question sur le terrain et qui est devenue presque à l’improviste une conférence diplomatique ? Elle avait sa mission toute tracée dans l’article du traité de Berlin qui constituait son droit ; elle était une médiation offerte pour « faciliter les négociations » entre la Turquie et la Grèce, elle n’avait point d’autre rôle. Qu’a-t-elle été ou qu’a-t-elle paru être ? Elle s’est trouvée aussitôt ressembler à une sorte de nouveau congrès disposant de territoires mis en liquidation par la guerre, distribuant des provinces, sanctionnant un projet de délimitation arrêté d’avance sur des cartes d’état-major et plus étendu que tout ce qui avait été prévu, notifiant enfin ses décisions comme un ultimatum, comme l’expression irrévocable du jugement souverain de l’Europe.

D’un seul coup, elle dépassait visiblement le but, et les Turcs, qui y étaient intéressés, qui sont de fins diplomates, les Turcs ne s’y sont pas trompés un instant. Dès le premier jour, dès le 15 juin, avant que rien fût décidé, ils l’ont dit, ils l’ont écrit dans une sorte de protestation anticipée : « Les puissances sont naturellement seules juges de la manière dont elles procéderont à la médiation, et la Sublime-Porte n’aurait rien à objecter à la conférence projetée si les informations fournies à ce sujet ne semblaient indiquer que les représentons des puissances sont appelés à prendre des décisions qui seraient inconciliables avec l’idée et le caractère d’une médiation. La Sublime-Porte a toujours compris que la médiation des puissances consisterait avant tout à examiner, à discuter tel ou tel projet de rectification de frontières, en s’adressant à chacun des deux états, particulièrement à celui qui est appelé à faire tous les sacrifices. Cette conviction, fondée sur l’observation rigoureuse de l’esprit et des termes de l’article 24 du traité de Berlin, doit sans doute exclure toute crainte d’une atteinte à l’indépendance du gouvernement impérial. » C’était là le point vif que les Turcs saisissaient habilement dès la veille de la conférence. Les puissances outré-passaient leur droit, et, en sortant de leur vrai rôle, elles entraient dans une voie pleine de périls. Au lieu de simplifier une situation déjà assez confuse, elles la compliquaient encore ; au lieu d’apaiser un différend, elles l’aggravaient et l’envenimaient. D’un côté, elles étaient bien sûres d’avance, elles ne pouvaient l’ignorer, que ce qu’elles faisaient serait repoussé par la Porte comme une usurpation sur le droit souverain d’un état nécessairement appelé à délibérer sur la mesure de ses propres concessions. D’un autre côté, par la forme comme par l’esprit de leurs décisions, elles rendaient la question encore plus insoluble en mettant le feu à ce malheureux petit état grec. Elles semblaient légitimer les ambitions et les revendications helléniques, et à partir de ce moment en effet, il n’y a plus eu un doute à Athènes ! L’acte de Berlin est devenu pour tous un arrêt définitif et irrévocable. Les territoires de la Thessalie et de l’Épire, Janina, Larissa, Metzovo, ont été considérés comme une propriété de la Grèce que les Turcs étaient sommés de restituer, et avant même que la diplomatie eût achève son travail, les Grecs commençaient leurs arméniens ; ils se mettaient en de voir d’exécuter ce qu’ils appelaient la sentence européenne, de défendre ce qu’ils appelaient désormais leur droit. Or, entre les Turcs et les Grecs ainsi mis en présence, quelle était la situation de l’Europe ? L’Europe avait trop fait pour une simple médiation, telle que la prévoyait le traité de 1878, et pour aller au-delà elle ne se trouvait sûrement pas en mesure. Elle ne s’était d’ailleurs proposé rien de semblable à Berlin ; elle n’avait voulu ni s’engager elle-même ni engager les Grecs dans un conflit pour l’exécution de ce qu’elle avait décidé. Seulement elle s’était trompée ; elle ne s’était pas aperçue qu’en Croyant travailler pour la paix, elle risquait d’avoir donné des armes pour la guerre et qu’après avoir adopté théoriquement, avec une certaine solennité, un tracé de frontières, il resterait toujours à « réaliser pratiquement » ce tracé.

C’était là justement la difficulté, d’autant plus grave que, par le faut, dans cette singulière et malheureuse campagne, les diverses puissances, rattachées par ce fragile lien du concert européen, n’avaient visiblement ni un rôle égal, ni les mêmes préoccupations, ni la même Initiative. On le voit assez dans cette série de dépêches où se reflètent les impressions successives dés cabinets avant comme après la conférence. Ainsi il est bien clair que la Russie, bien que fort disposée à favoriser la Grèce, à encourager ses espérances, ne veut pas se mettre en avant. La Russie dit à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, M. le général Chanzy, qu’elle a « déjà trop à demander sur des points qui l’intéressent plus particulièrement pour se décider à prendre l’initiative dans cette affaire de la Grèce, si bien soutenue par la France… » Le baron Haymerlé ; à Vienne, met tous ses soins à bien constater que l’Autriche ne propose rient qu’elle se rallie simplement aux propositions qui lui sont faites. M. de Bismarck, en s’empressant avec bonne grâce d’offrir une fois de plus l’hospitalité à la diplomatie, décline toute responsabilité : il attend les ouvertures de Londres ou de Paris, et ne se charge que pour la forme de la convocation. D’où vient donc l’initiative ? Est-ce de l’Angleterre ? Oui sans doute ; le cabinet de Saint-James cependant, après s’être beaucoup agité, après avoir tracé de vastes programmes et avoir paru vouloir résoudre à la fois toutes les questions orientales, le cabinet anglais ne demanderait pas mieux que de mettre la France en avant, et la France, de son côté, tient à laisser à l’Angleterre l’honneur de prendre l’initiative pour la Grèce comme elle l’a prise pour le Monténégro, comme elle la prendra pour l’Arménie. Au demeurant, il est de toute évidence qu’on se prépare sans entrain, avec peu de confiance, à cette réunion, où l’on va pourtant bâcler une chose assez extraordinaire, et si les difficultés ou les hésitations se manifestent avant la conférence, elles deviennent bien plus sensibles encore le lendemain.

À peine l’œuvre est-elle accomplie, en effet, à peine la délibération de Berlin est-elle communiquée par une note collective à Constantinople et à Athènes, on commence à réfléchir, à voir les embarras, les impossibilités. L’attitude de la Porte démontre qu’on n’aura pas aussi facilement raison qu’on le croyait de la résistance des Turcs. Les agitations belliqueuses de la Grèce deviennent d’heure en heure un sujet d’inquiétude et ne tardent pas à provoquer des impatiences, bientôt des remontrances. Des doutes s’élèvent sur l’efficacité de l’œuvre de Berlin, sur le danger des passions qu’on a enflammées, sur les suites de conflagrations nouvelles en Orient. M. de Bismarck reste assez froid et n’est pas même éloigné de fournir des fonctionnaires allemands à la Porte ottomane. Le jour vient où notre ambassadeur à Vienne. M. le comte Duchâtel, écrit : « D’après l’ensemble des impressions que j’ai recueillies, les dispositions des puissances ne seraient guère favorables à la Grèce, en ce sens qu’aucun gouvernement ne témoignerait l’intention de prêter une assistance matérielle aux revendications helléniques sur les territoires fixés par la conférence de Berlin. La seule question qui se pose avec une certaine préoccupation est de savoir ce que ferait l’Europe au cas probable où la guerre amènerait des revers désastreux pour l’armée grecque ; mais cette préoccupation ne peut qu’augmenter le désir, qui paraît général, de trouver par les voies diplomatiques un moyen d’écarter des complications dangereuses pour le maintien de la paix européenne… Les termes dans lesquels le baron Haymerlé m’a parlé de l’ancien tracé de M. Waddington, excluant la cession de Janina, et en même temps des concessions qu’il serait peut-être permis d’espérer de la Turquie, m’ont donné lieu de penser que les décisions prises à Berlin ne sont pas considérées comme immuables et définitives… » Bref, le baron Haymerlé parle en homme désabusé, tout prêt à accéder à des combinaisons nouvelles, surtout fort peu disposé à se risquer pour les frontières de Grèce, et si le chef de la diplomatie autrichienne parle ainsi, il y a des chances pour qu’il soit d’accord avec le chef de la diplomatie allemande.

Quel est cependant en tout cela le rôle de la France ? Peut-être, sans trop insister sur des nuances de conduite ou de langage, y aurait-il quelque distinction à faire entre les diverses phases de cette question des négociations européennes pour les frontières helléniques. Évidemment, à la lecture attentive du « Livre jaune, » on se dit qu’il y a eu des momens où la France n’est pas sans avoir éprouvé une certaine impatience d’action, d’action diplomatique bien entendu, un certain besoin de se montrer. Non pas que la diplomatie française, tant qu’elle a été conduite par M. de. Freycinet, ait cessé d’être mesurée, qu’elle se soit écartée de ce programme de la « paix sans jactance et sans faiblesse, » que l’ancien président du conseil traçait un jour. La diplomatie française, fidèle en cela à l’opinion du pays, a su certainement éviter les engagemens compromettans, et peut-être même a-t-elle mis parfois quelque affectation à se défendre de « prendre la tête du mouvement, » selon le mot de M. Léon Say, qui était alors ambassadeur à Londres ; mais enfin, c’est bien visible, la politique française a toujours eu un peu l’air de faire de cette question grecque sa propriété, son lot dans les négociations orientales, d’accepter sinon l’apparence, du moins la réalité d’un certain rôle d’initiative, et on a cru assez souvent dans les chancelleries à ces intentions, à ces velléités françaises. On y croyait si bien qu’au moment de la conférence de Berlin, les autres cabinets trouvaient naturel de demander à la France de prendre l’initiative des propositions qui seraient formulées en faveur de la Grèce. « Il a paru aux cabinets, disait le prince de Hohenlohe à M. de Saint-Vallier, que, la France ayant eu le mérite de l’initiative devant le congrès de 1878, il lui appartient aujourd’hui de présenter ses vues et de définir l’importance de la rectification qu’elle désire voir réaliser. » Bien mieux, le jour où la conférence de Berlin achevait son œuvre, M. de Freycinet, songeant peu au lendemain, se reposant dans la satisfaction du résultat qu’il croyait avoir conquis, se laissait aller à dire : « Après deux années de négociations, notre persévérance a été couronnée de succès. La conférence de Berlin vient de prononcer une décision finale en harmonie avec nos désirs. Dès lors, l’Europe nous a déchargés de notre mandat bénévole ; elle s’est approprié nos vues, elle s’est donné la mission d’en pour suivre l’exécution. Elle les réalisera à son heure, suivant les voies qui lui conviendront ; mais la Grèce est armée désormais d’un litre irréfragable. La Turquie est mise en demeure de se conformer, dans son propre intérêt, au sage avis des puissances médiatrices ou de précipiter ses destins en courant les chances d’une crise dont l’obscurité de l’avenir dérobe peut-être à ses regards les conséquences funestes, mais dont la résistance aveugle rendrait certainement l’échéance inévitable. » M. de Freycinet se hâtait d’ajouter, il est vrai, que « conséquente avec elle-même, la France se doit et doit à ses alliés de leur rappeler qu’elle a, dès l’origine, exclu de ses prévisions, dans l’affaire grecque, l’hypothèse d’un recours à la coercition matérielle… » La réserve était certainement sage et nécessaire ; mais alors à quoi bon s’applaudir si aisément pour un résultat destiné à être sitôt démenti ? Pourquoi ces interprétations excessives d’un acte propre uniquement à enflammer, à enivrer d’illusions un petit peuple et dénué de toute garantie efficace ? Pourquoi ne pas dire tout simplement qu’on a sans doute des sympathies traditionnelles pour la Grèce, mais que, n’ayant aucun secours à lui offrir, on ne peut ni l’abuser par cette déclaration d’un « titre irréfragable, » ni lui laisser le moindre prétexte de se jeter dans de périlleuses aventures ?

Le malheur est qu’avec les meilleures intentions, sans avoir précisément commis des fautes irréparables, on s’est laissé un peu échauffer par l’apparence d’un’ rôle séduisant, on a cédé à l’impatience de saisir l’occasion d’un succès qu’on croyait facile, qu’on s’était flatté dans tous les cas de placer sous la sanction et la sauvegarde de l’Europe. Le résultat est cette situation qui n’a pas tardé à se manifester, où une solution représentée comme définitive est devenue impossible, où le prétendu « titre irréfragable » consacré à Berlin semblé abandonné par l’Europe elle-même, et où ce qu’il y a eu de plus sage pour le nouveau ministre des affaires étrangères entrant au pouvoir sur ces entrefaites a été d’essayer de s’arrêter, de renouer avec les cabinets des délibérations plus conformes aux circonstances. M. Barthélémy Saint-Hilaire, dans la discussion sénatoriale du mois dernier, demandait qu’on lui fît crédit d’un peu de confiance. Cette confiance, il la méritait assurément, il l’a justifiée par les efforts qu’il a multipliés depuis quelques semaines pour la netteté de nos relations et pour le bien de In paix. Est-ce à dire qu’il ait eu à modifier complètement la politique extérieure qu’il a reçue de ses prédécesseurs ? Non sans doute, il y a depuis dix ans pour la France une politique générale de réserve à laquelle on ne pourrait manquer impunément, dont aucun ministre ne parait avoir songé sérieusement à se départir, M. Barthélémy Saint-Hilaire n’a eu ni à renier ce qui avait été fait avant lui, ni à désavouer les sympathies de la France pour la Grèce, ni à décliner les engagemens diplomatiques ou moraux de Berlin. Il s’est simplement borné à la tâche, déjà assez difficile, de rectifier des interprétations abusives, de dissiper des confusions, de remettre un peu d’ordre et de clarté dans les affaires grecques, et de tenter de reprendre avec l’Europe un travail de pacification. Il a dû faire œuvre de sage, de modérateur, même de censeur si l’on veut, et cette œuvre, il l’a accomplie dans une série de dépêches ou de circulaires un peu abondantes, un peu troublées, — toujours inspirées néanmoins d’un sentiment de juste et patriotique prévoyance.

Bien n’est plus pénible sans doute que d’avoir à dissiper les illusions, à décourager les espérances d’un peuple auquel on s’intéresse. Ce rôle ingrat, M. le ministre des affaires étrangères n’a point hésité à l’accepter vis-à-vis du cabinet d’Athènes. Malheureusement la Grèce, soit qu’elle ait été encouragée, soit qu’elle n’ait obéi qu’à sa propre inspiration, la Grèce s’est accoutumée, depuis quelque temps, aux plus étranges interprétations du traité de 1878, des délibérations de la dernière conférence ; elle en est venue à cette idée, qui lui met en ce moment les armes dans les mains, que l’Europe est liée envers elle, qu’on lui doit les territoires promis à son ambition, qu’il suffira vraisemblablement d’un coup de tête pour entraîner l’Occident à lui prêter appui. Ce sont ces abus d’imagination que M. le ministre des affaires étrangères ne craint pas de rudoyer d’une vive et pressante parole, en ramenant les traités à leur vrai sens, en montrant aux Grecs que les actes de la dernière conférence peuvent être un « conseil amical, » une tentative de médiation bienveillante, qu’ils sont un « titre précieux, » nullement un « titre irréfragable » et définitif, ayant valeur et force obligatoires. M. Coumoundouros s’offense et s’indigne dans une circulaire d’hier, c’est possible : il ne détruit pas ce qui est évident ? on ne saurait surtout établir une analogie plausible entre le Danemark attaqué autrefois dans son territoire, dans son indépendance, livré au péril d’un démembrement, et la Grèce, brûlant de se jeter sur des territoires qui appartiennent à la Turquie, menacée tout au plus de n’avoir qu’un agrandissement modéré. Et en même temps que M. le ministre des affaires étrangères, au risque de s’attirer les philippiques de M. Coumoundouros, fait entendre à Athènes le langage d’une raison cordiale et ferme, il se tourne vers les chefs de la diplomatie européenne pour leur demander de reprendre en commun, sous une autre forme, l’œuvre de conciliation interrompue, singulièrement menacée aujourd’hui. Il a proposé cet arbitrage qui a fait le tour de l’Europe et des chancelleries dans ses dernières semaines, Si l’idée a été accueillie partout, sous certaines conditions toutefois, il faut bien dire qu’il n’y a eu guère d’illusion nulle part, ni à Berlin, ni à Vienne, ni à Saint-Pétersbourg, el le doute qui s’est élevé partout n’a été que trop tôt justifié par le résultat. Entendons-nous ; rien n’a été officiellement proposé et repoussé. Il s’agissait, au contraire, de déterminer la Porte et la Grèce à prendre l’initiative, à demander l’arbitrage des puissances, en s’engageant d’avance à se soumettre à tout ce qui serait décidé. C’est ce qu’on n’a pu Obtenir, c’est ce qui a échoué devant les répugnances des Turcs et ce qui aurait aussi vraisemblablement échoué devant les répugnances des Grecs.

Dans quels termes reste donc à l’heure qu’il est cette redoutable question, sept mois après la conférence de Berlin ? De l’œuvre de cette conférence on n’en parle plus que pour la ranger parmi les documens historiques. L’arbitrage lui-même est tombé dans les eaux de Constantinople comme il serait tombé infailliblement dans les eaux du Pirée, et les Grecs montrent toute l’animation d’un peuple sourd à tout conseil, prêt à entrer en campagne, poussant ses forces à la frontière, tandis que les Turcs les attendent de pied ferme, résolus à soutenir énergiquement la lutte, à rendre guerre pour guerre. C’est là assurément une situation plus que jamais périlleuse. D’un autre côté, cependant, le dernier mot de la diplomatie ne semble pas dit encore. Si l’arbitrage, a disparu, une proposition nouvelle vient de surgir. Les Turcs, par une dépêche habilement conciliante qui n’est point sans avoir produit une certaine impression, offrent de négocier, non pas par voie de conférence ou d’arbitrage, mais directement avec les puissances, et il n’est point impossible que, satisfaits dans leur orgueil, ils soient disposés à-quelques-unes de ces concessions sur lesquelles le baron Haymerlé comptait il y a quelques semaines. Qu’en sera-t-il ? C’est encore le secret des délibérations des cabinets aujourd’hui, Ce qui touche essentiellement la France pour le moment au milieu de toutes ces agitations, c’est que M. le ministre des affaires étrangères semble bien décidé à s’inspirer avant tout de l’intérêt supérieur de la paix ; il ne le cache pas, il pousse même au besoin, avec un certain pathétique, le cri d’alarme, et quand on parle de la nécessité de la paix, est-ce donc par un sentiment de défaillance ? Est-ce par une sorte de défection aux destinées et à la grandeur du pays ? Est-ce pour se faire un système commode de cette « paix à tout prix » qui, dans des temps plus heureux, a été le thème banal de tant d’oppositions et de déclamations ? On sait bien que tout est changé, qu’il n’y a aucune ressemblance entre l’époque où la u paix à tout prix » était un mot de guerre contre un gouvernement et le moment présent. La France a aujourd’hui toutes sortes de raisons de désirer la paix. La première raison, c’est qu’il paraîtrait vraiment assez étrange, de chercher à enflammer le pays pour la rectification de la frontière des autres. La seconde raison, c’est qu’après avoir laissé commettre bien des folies en son nom, la France n’est pas sans doute disposée à se laisser rejeter dans les aventures et qu’avant de rentrer dans l’action, elle a besoin de se sentir assez reconstituée, assez réorganisée pour remplir tout son rôle, pour ne manquer ni à son passé ni à son avenir.

De toutes les puissances engagées dans ces malheureuses affaires orientales, l’Angleterre n’a point été la moins vive, la moins portée à l’action il y a quelque temps, et elle semble maintenant s’être un peu refroidie. Elle n’en est nullement sans doute à déserter son rôle, à se désintéresser de tout ce qui se passe en Orient ; elle temporise, elle évite les initiatives qui pourraient la conduire plus loin qu’elle ne le voudrait, et d’ailleurs pour le moment elle est tout entière à ses affaires intérieures, à ses débats de parlement, au grand effort qu’elle tente pour ramener la paix en Irlande.

L’Irlande en effet, c’est son embarras sans cesse renaissant, son « obstruction » pour employer le mot du jour. En dehors même des crimes agraires et des séditions locales qui désolent le pays, contre lesquelles les répressions sont le plus souvent inefficaces, l’Angleterre rencontre cet embarras irlandais sous toutes les formes. Elle l’a rencontré il y a quelques jours sous la forme de ce procès qui avait été intenté devant la cour de Dublin à M. Parnell et à ses amis, qui s’est terminé sans résultat, par l’impossibilité où s’est trouvé le jury de se mettre d’accord. Quand ce n’est plus le procès Parnell, c’est dans le parlement même l’opposition de la brigade irlandaise, habile à se multiplier, acharnée à résister, à pratiquer par les procédés les plus variés cet art perfectionné de « l’obstruction » qui consiste à tout empêcher. Pour la première fois, depuis longtemps, en Angleterre, la discussion de l’adresse a occupé plus d’une semaine par le seul lait d » ; la ténacité irlandaise. Quand on a eu voté l’adresse, on n’en avait pas fini ; ce n’était que le commencement. Alors est venue la grosse question, celle des mesures de coercition proposées par le gouvernement, soutenues par M. Forster. Le bill récemment présenté n’est d’ailleurs qu’une partie du système ministériel ; il consiste dans la suspension de l’habeas corpus, dans l’autorisation donnée au vice-roi d’Irlande de faire arrêter les suspects de trahison ou d’autres crimes dans les districts livrés à l’agitation. Chose curieuse ! il ne s’agissait encore que de la mise à l’ordre du jour du bill, et dès le début, il y a eu une séance qui s’est prolongée pendant vingt-deux heures ! Vainement M. Gladstone est intervenu en présentant de sa parole décisive un exposé de la situation de l’Irlande fait pour justifier les mesures proposées. Les Irlandais sont restés sur la brèche jusqu’à fatiguer toutes les forces. M. Gladstone a été obligé de se retirer. Le speaker lui-même a dû quitter son siège pour aller prendre quelque repos. Les membres du parlement se relayaient, la bataille n’a fini que par lassitude, par épuisement. S’il en est ainsi pour la simple mise à l’ordre du jour, que sera-ce lorsque le bill lui-même sera discuté, lorsque les autres parties du système du gouvernement se succéderont ? Il faut vraiment toute la longanimité britannique, tout le respect dont la liberté parlementaire est entourée à Londres pour que ces abus ne causent pas quelque impatience. C’est la grandeur de l’Angleterre de pouvoir supporter les orages, même les puérilités irritantes de la liberté, sans se sentir atteinte dans sa puissance et dans sa prospérité.


CH. DE MAZADE.



Théorie scientifique des couleurs, et leurs applications à l’art et à l’industrie, par O.-N. Rood, professeur de physique au Columbia-College de New-York, Paris 1881 ; Germer-Baillière.


Les couleurs sont la joie des yeux, et l’attrait qu’elles exercent sur notre esprit est certainement pour quelque chose dans la multiplicité des travaux qui ont pour objet la théorie mathématique de la lumière. « Le spectre solaire, dit M. Rood, a été, bien des années avant les découvertes de Kirchhoff et de Bunsen, un sujet favori d’études pour les physiciens ; cette affection a dû attendre près d’un demi-siècle avant d’obtenir sa récompense ; mais s’il n’avait eu le charme de ses couleurs, s’il avait été moins examiné, le spectre serait peut-être resté pour nous une énigme pendant un siècle de plus. » C’est ainsi que le plaisir des sens a été un auxiliaire fort utile de la science, et la science, qui paie toujours généreusement l’aide qu’on lui prête, a mis au jour le secret mécanisme des phénomènes et a posé les principes de toutes les applications des couleurs.

En parcourant les traités les plus récens, comme celui de M. O.-N. Rood, dont l’édition française vient de paraître, ou celui de M. Bezold, on est frappé de la clarté que de bonnes définitions ont introduite dans la théorie des couleurs et surtout dans leur classification. Les physiciens admettent aujourd’hui que toute sensation colorée dépend de trois facteurs qui la déterminent complètement et qui sont : 1o une couleur franche, définie par sa longueur d’onde ; c’est ce que M. Rood appelle la teinte, M. Chevreul la nuance, M. Helmholtz le ton ; 2o l’intensité lumineuse ou luminosité, que l’on peut aussi définir par la quantité de noir ajoutée à l’intensité normale ; 3o le degré de pureté ou de saturation, qui dépend de la quantité de blanc mêlée à la couleur franche. Voilà donc les trois constantes, les trois propriétés caractéristiques qui permettent de porter l’ordre et la règle dans l’ondoyant chaos des teintes que produisent l’art et la nature et qui parfois semblent si vagues, si indécises et si fortement influencées par l’éclairage ou par les contractes qu’on désespère de les fixer. Tout le monde comprend d’ailleurs immédiatement ce qu’on entend ici par teinte ou nuance (la première, ou, suivant M. Rood, la troisième constante de toute couleur) ; il faut, au contraire, an certain effort de réflexion pour bien saisir là signification des deux autres constantes. L’éclat ou la luminosité d’une couleur dépend, comme nous l’avons dit, de l’intensité des rayons colorés qui répondent à sa teinte, et cet éclat est modifié par l’addition d’une certaine proportion de noir. Les couleurs ainsi rabattues peuvent aussi être obtenues en éclairant de moins en moins une surface peinte avec une couleur franche, ce qui prouve bien que le mélange avec du noir équivaut à une diminution d’intensité. Mais le mélange avec du blanc ne produit pas l’effet contraire, c’est-à-dire une augmentation d’intensité, comme on pourrait le croire et comme beaucoup de personnes l’admettent volontiers ; les couleurs blanchies ne sont nullement dés couleurs franches, plus intenses, plus lumineuses ; ce sont des couleurs impures, des couleurs imparfaitement saturées.

Le langage des peintres n’est guère conforme à cette manière de voir, et il peut en résulter quelque obscurité et quelque confusion. Ils disent d’une couleur qu’elle est lumineuse ou brillante simplement parce qu’elle rappelle à l’esprit l’impression de la lumière, et non parce qu’elle réfléchit beaucoup de lumière et l’œil. De même, ils emploient souvent le mot de pureté dans un sens très différent de celui que nous lui attribuons ici ; en disant qu’une couleur est remarquablement pure, ils entendent qu’elle n’est ni terne ni indécise, mais ils ne songent pas aux effets du mélange avec unie proportion plus ou moins forte de blanc. Si l’on adopte les définitions qui viennent d’être établies, i ! faudra donc, pour obtenir une classification rationnelle des couleurs, former d’abord un cercle Chromatique avec une série de teintes franches, distribuées sur la circonférence extrême en suivant l’ordre des couleurs spectrales, et dégradées successivement par des proportions croissantes de blanc depuis le bord jusqu’au centre, occupé par le blanc ; on aura ainsi tous les degrés de pureté des teintes normales, représentés par les « tons affaiblis » des cerclés chromatiques de M. Chevreul. Ensuite on formera une échelle des intensités au moyen d’une série de cerclés semblables, obtenus en rabattant le premier avec dû noir. On pourrait d’ailleurs, à mesure que les couleurs deviennent plus sombres, diminuer le diamètre des cercles successifs ; leur superposition donnerait alors un cône terminé par une pointe noire, et dont l’axe serait occupé par une gamme de tons gris, depuis le noir jusqu’au blanc. C’est le cône chromatique de Lambert, auquel nous ramènent, comme on voit, les théories les plus récentes et les plus rationnelles.

Comme types de couleurs franches, on prend toujours les teintes du spectre de la lumière solaire. Dans ces derniers temps, M. Vierordt a fait une tentative pour déterminer, par des moyens photométriques, la luminosité relative des différentes régions du spectre donné par le prisme, et il a trouvé celle du jaune orangé égale à 7890, tandis que celle du vert bleu descend à 1100 et celle du violet à 13. De son côté, M. Rood a cherché à déterminer l’étendue des espaces que les différentes couleurs occupent dans le spectre, et en multipliant cette étendue par l’intensité correspondante, il a obtenu des nombres qui représentent assez bien les proportions des diverses lumières colorées qui composent le faisceau blanc : il a trouvé, par exemple, que, pour 1000 parties de lumière solaire blanche, il y a 54 parties de rouge, 140 de rouge orangé, 80 d’orangé, 114 de jaune orangé, 54 de jaune, etc. et Les peintres, dit M. Rood, ont l’habitude de diviser les couleurs eu couleurs chaudes et couleurs froides. Si nous traçons la ligne de séparation de manière à comprendre parmi les couleurs chaudes le vert jaunâtre, nous trouverons que la luminosité totale des couleurs chaudes contenues dans la lumière blanche est un peu plus de 3 fois celle des couleurs froides. Si nous excluons le vert jaunâtre de la liste des couleurs chaudes, le rapport de luminosité ne sera plus que 2 environ. »

C’est à ces couleurs spectrales qu’il faut toujours comparer les couleurs naturelles dont on veut déterminer la teinte ; c’est leur mélange, opéré par la superposition des images sur la rétine, qui nous fait connaître les effets véritables de la combinaison de deux couleurs. On constate alors que toute couleur a sa teinte complémentaire avec laquelle elle donne le blanc. C’est ainsi que la superposition directe du jaune et du bleu donne du blanc ou du moins un gris très clair. On reproduit les mêmes phénomènes au moyen de disques tournant à secteurs diversement colorés. Tout autres sont les effets du mélange des matières colorantes, tel que l’opère le peintre sur sa palette. Ici le jaune et le bleu donnent du vert. C’est que les couleurs des pigmens et en général les couleurs des objets que l’on rencontre dans la nature sont des couleurs d’absorption. La gomme-gutte, par exemple, paraît jaune parce qu’elle absorbe le bleu et le violet qui existent dans la lumière blanche ; en l’associant à une substance bleue qui absorbe le rouge et l’orangé, on élimine du spectre à peu prés toutes les teintes, hormis le vert ; et voilà pourquoi cette couleur s’obtient en mêlant un pigment jaune à un pigment bleu. Ce tamisage des rayons par voie d’absorption et de réflexion suffit à rendre compte des phénomènes si divers et souvent si bizarres que nous offrent les objets colorés. Lorsqu’il s’agit, par exemple, d’un tissu de soie ou de laine, la lumière qu’il envoie à l’œil provient de réflexion à la surface de fibres ; mais avant de s’y refléchir, une partie a traversé les fibres teintées et s’est ainsi colorée elle-même. Le pouvoir réflecteur des fibres textiles joue dans ces effets un rôle important. Il est facile de constater que le lustre naturel de la soie est bien supérieur à celui de la laine, et que la laine a un lustre supérieur à celui du coton ; en outre, la disposition des fibres dans le tissu peut les rendre plus ou moins aptes à réfléchir la lumière ; de là les différences d’aspect que présentent les tissus de coton, de soie ou de laine teintés. La physique peut donc expliquer d’une manière très simple la plupart des faits qui ont rapport aux couleurs ; mais elle ne peut se passer du secours de la physiologie, à laquelle ressortissent les phénomènes si complexes que l’on comprend sous le nom d’effets de contraste.

On sait qu’on peut notablement changer l’aspect que nous présente une surface colorée, qu’on peut en modifier la teinte, sans agir directement sur elle ; il suffit pour cela de changer la couleur qui lui est contiguë ou le fond sur lequel elle se projette. Ces changemens, ces effets singuliers de contraste, sont dus en partie à des phénomènes réels dont l’œil est le siège, en partie à des incertitudes d’appréciation de la part de l’observateur, et s’expliquent par la fatigue des nerfs. Le contraste peut nuire à certaines couleurs, ou bien les favoriser : il peut les faire paraître plus riches en augmentant leur degré de saturation naturel, ou bien, en diminuant cette saturation, leur donner un aspect pâle, terne, et même sale. Par le contraste, on peut obtenir qu’elles présentent plus que leur éclat naturel ; alors elles nous paraissent belles, même lorsque leurs teintes naturelles sont de celles qui, isolées, seraient appelées faibles et ternes. « C’est ainsi, dit M. Rood, que des tableaux presque entièrement composés de teintes qui semblent par elles-mêmes modestes et rien moins que brillantes, nous paraissent souvent présenter les couleurs les plus vives et les plus splendides ; de même, il peut souvent arriver que les couleurs les plus voyantes soient disposées de manière, à offrir l’aspect de couleurs tout à fait médiocres… Dans la combinaison des couleurs, de leurs ornemens ou de leurs tableaux, les peintres de tous les temps ont nécessairement obéi aux lois du contraste, qu’ils ont pour ainsi dire devinées, comme les enfans qui marchent et sautent obéissent aux lois de la pesanteur, bien qu’ils n’en soupçonnent pas l’existence. » Ces lois du contraste, ces changemens d’intensité, de nuance et de luminosité, produits par le voisinage de deux couleurs, sont, on le pense bien, une source de perplexités et de confusion pour les commençans, qui sans cesse sont trompés par des apparences dues à cette cause. C’est pour cela qu’un livre comme celui que vient de nous donner M. Rood est appelé à rendre des grands services aux artistes et aux amateurs, en les familiarisant avec la nature des obstacles qu’ils rencontreront sur leur chemin, et en leur signalant l’existence de difficultés contre lesquelles ils lutteraient vainement.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.