Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1910

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Chronique n° 1867
31 janvier 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La discussion du budget a été de fait interrompue pendant cinq ou six séances pour permette à un grand débat sur la question scolaire de se développer avec toute l’importance qui s’attache à un pareil sujet. Le budget spécial du ministère de l’Instruction publique était en cause ; on y avait renvoyé toutes les interpellations, déposées à la suite de la Lettre des évêques, et aussitôt que l’arène a été ouverte, vingt orateurs s’y sont précipités. Comment résumer un semblable débat ? On y a parlé de mille choses ; on s’y est élevé jusqu’aux sommets les plus nuageux de la philosophie, de la sociologie, de la théologie, et l’éloquence y a coulé à pleins bords. Les orateurs les plus distingués de la Chambre se sont donné carrière. M. Jaurès s’est surpassé. D’autres encore, et M. Maurice Barrès en particulier, ont prononcé des discours qui honorent la tribune parlementaire. Mais que reste-t-il de tout ce débordement oratoire ? Il est difficile de le dire. Nous ne nous arrêterons pas à l’ordre du jour banal qui a clos le débat. La Chambre a prononcé des paroles énergiques en faveur de l’école laïque et s’est déclarée confiante dans le gouvernement pour en faire des actes de défense républicaine. C’était prévu ; cela ne prouve rien ; nous ne sommes pas plus avancés après cet ordre du jour que nous ne l’étions avant. Faut-il l’avouer ? Nous n’attachons même qu’un intérêt secondaire aux projets de loi qu’a déposés ou que doit déposer encore M. Doumergue en vue d’organiser sur les écoles libres une surveillance effective. Il y a déjà des fois qui remplissent le même objet : pourquoi ne sont-elles pas appliquées ? Le pléonasme législatif dont on parle si haut et si fort ne changera pas grand’chose à la situation. Ce sont là des manifestations assez vaines auxquelles la Chambre éprouve le besoin de se livrer à la veille des élections. A moins toutefois qu’on ne veuille supprimer l’enseignement libre. On aurait pu croire que c’était là le but du gouvernement après avoir entendu M. le ministre de l’Instruction publique ; on ne le croit plus après avoir entendu M. le président du Conseil.

Dégageons d’abord la partie philosophique du débat. Le principal reproche que les orateurs de droite ont fait à l’école laïque est qu’il lui est impossible d’enseigner la morale, parce qu’elle en a détruit le fondement qui ne saurait être ailleurs que dans la religion. L’école de l’État est neutre ; il lui est interdit de laisser apparaître une préférence religieuse quelconque, ou, pour mieux dire, de faire, dans son enseignement, une place au sentiment religieux, même le plus vague : dès lors, sur quoi l’instituteur pourrait-il appuyer sa morale ? Où est le bien, où est le mal, s’ils sont une conception purement humaine et d’ailleurs dépourvue de toute sanction ? La question est certainement embarrassante, et la thèse des orateurs de droite est très forte, si on se borne à la discuter dans le domaine de l’absolu ; mais, dans le domaine des réalités contingentes, il y a des accommodemens dont on s’est contenté souvent, et dont on pourrait se contenter encore si on y mettait, de part et d’autre, un peu de bonne volonté, de bon sens et de tact. Les enfans de dix ans auxquels s’adresse l’instituteur primaire n’ont peut-être pas besoin qu’on leur montre les fondemens de la morale ; il suffit de leur en indiquer les préceptes qui, en aucun cas, ne sont contraires à ceux qu’on leur enseigne dans la famille ou à l’église. M. le président du Conseil est allé plus loin : il a dit que l’instituteur pourrait donner aux enfans une leçon de choses et leur montrer en quelque sorte la morale en action en leur désignant, dans la commune, un homme ou une femme dont l’honnêteté serait reconnue et respectée de tout le monde. Ce procédé peut être utile : cependant le scepticisme de notre race s’est quelquefois exercé contre les rosières, et peut-être y aurait-il quelques inconvéniens à en créer un nouveau genre, dont le choix serait laissé aux instituteurs. Il pourrait y avoir des surprises ; il pourrait y avoir des erreurs. Mieux vaut que l’instituteur puise la morale qu’il enseignera aux enfans dans le vaste fonds de sagesse sociale qui est le produit de milliers de siècles de civilisation, et où il est d’ailleurs impossible, à moins d’un aveuglement systématique, de méconnaître l’apport aï important de la religion.

On peut vivre avec cela longtemps encore, et tout ce que nous demandons aux instituteurs, quand nous songeons à quelles intelligences encore rudimentaires ils s’adressent, est de ne pas philosopher, de ne pas subtiliser outre mesure. La neutralité véritable est là. Nous avons connu et il y a toujours, nous n’en doutons pas, beaucoup d’instituteurs auxquels ces recherches métaphysiques ne sont sans doute ni inconnues, ni indifférentes, mais qui, dans leur classe, en font abstraction et se bornent à enseigner aux enfans ce qu’on a appelé « la vieille et bonne morale de nos pères. » C’est seulement quand l’instituteur essaie de s’élever plus haut qu’il risque de s’égarer. Alors il est en butte à toutes les crises mentales au milieu desquelles M. Maurice Barrès l’a fait voir se débattant, pour aboutir à l’anarchie de l’intelligence et à l’impuissance de la volonté. La science elle-même, dont on a voulu faire une religion nouvelle, ne saurait lui servir de refuge, car M. Denys Cochin a montré une fois de plus que ce n’est pas sur ce champ mobile, sans cesse en transformation, nous allions dire en démolition, qu’on peut trouver une assiette sûre. Il est vrai que M. Jaurès a soutenu que rien n’était immuable, et que la religion, si elle voulait vivre, devait évoluer dans le devenir comme la science elle-même, ce qui n’est pas fait pour mettre plus de clarté dans les esprits. M. Buisson y a encore moins réussi, ce qui ne saurait surprendre de la part d’un orateur qui, lorsqu’il adopte une idée, se garde bien de renoncer à l’idée contraire et cherche toujours à les concilier dans une synthèse idéale. La dernière formule qu’il a inventée a été de dire que l’école devait être neutre, mais non pas l’instituteur, ce qui a le malheur de rappeler invinciblement la phrase fameuse d’après laquelle il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable, et quelques autres du même genre qui font songer à la faillite de la logique, ou du moins d’une certaine logique où les idées n’ont plus de consistance et où les mots n’ont plus de sens.

Revenons au fait initial qui a donné naissance à ces interpellations et à ces discours, c’est-à-dire à la Lettre des évêques. On a reproché amèrement à ceux-ci de l’avoir écrite ; M. Briand leur a dit qu’il n’avaient pas été « adroits ; » il les a même accusés d’avoir été « légers, » et nous avons nous-mêmes, dès le premier jour, exprimé la crainte qu’ils n’aient pas choisi, à la veille des élections, le meilleur moment pour parler. Mais ceci dit, nous persistons à croire que les évêques ont rendu un service en appelant l’attention sur un mal certain que personne n’avait dénoncé et qui maintenait ouverte une source de corruption dans notre enseignement public. Nul aujourd’hui ne peut contester que quelques-uns au moins des manuels employés dans nos écoles n’auraient jamais dû y entrer, et nous sommes convaincus qu’ils n’y entreront à l’avenir que surveillés et corrigés. Quand même l’intervention des évêques n’aurait pas eu d’autre résultat, on ne devrait pas la regretter. L’inopportunité du moment où elle s’est produite n’a qu’une importance accidentelle et provisoire : il faut regarder plus loin les conséquences, qui seront sans doute plus durables. Elles seront bonnes pour l’enseignement public et, par un contre-coup imprévu, elles pourront l’être aussi pour l’enseignement libre qui, lui non plus, n’est pas exempt de tout péché.

En effet, si les orateurs de droite ont lu à la tribune des passages des manuels universitaires qui ont soulevé une réprobation universelle, M. le ministre de l’Instruction publique a lu à son tour des extraits des manuels des écoles libres qui ne valent pas mieux. La passion injuste et dénigrante, le dédain de la vérité, la sottise enfin, sont les mêmes de part et d’autre. Il ne suffit pas de dire, pour justifier les écarts de l’enseignement libre, qu’il est libre, ne s’impose à personne, est payé par ceux qui le donnent, tandis que l’enseignement de l’État payé par tous les contribuables, est le seul qui soit tenu à la neutralité Quelle que soit la force de cette distinction, elle ne suffit pas ici. L’enseignement libre, tout aussi bien que celui de l’État, est justiciable de l’opinion, à laquelle rien n’échappe aujourd’hui, et certains excès ne doivent pas être jugés moins sévèrement d’un côté que de l’autre. S’il est vrai, — et c’est une vérité qu’il ne faut pas exagérer sous peine de la voir changer de nature, — que l’école de l’État est la seule à laquelle la neutralité s’impose comme un devoir strict, l’impartialité doit être indistinctement la loi de toutes les écoles et de tous les instituteurs. Dans l’histoire de toutes les grandes institutions humaines il y a du bien et du mal, et c’est un mensonge de ne montrer que l’un des deux. Or, ce mensonge, les manuels de l’école libre le commettent aussi souvent et aussi gravement que ceux de l’école laïque. L’histoire de la Révolution française, par exemple, est complètement défigurée dans certains manuels des écoles libres, qui en montrent seulement les côtés odieux et sanglans et en dissimulent les côtés généreux, héroïques, bienfaisans et féconds : et ce n’est pas une consolation de penser que, dans certains manuels laïques, l’histoire de l’Église est résumée dans celle de l’Inquisition ou des dragonnades. C’est là ce que nous appelons un manquement à l’impartialité ; on n’est impartial que lorsqu’on est complot ; et la plupart du temps il suffit de l’être pour montrer qu’à travers beaucoup de passions, d’entraînemens et de défaillances parfois coupables, il y a eu presque toujours dans l’humanité, quels qu’en aient été a un moment les représentais le plus en vue, un effort puissant vers le bien, vers le mieux. Voilà l’impression qu’il faut laisser dans l’esprit des enfans. Est-il nécessaire pour cela d’entrer avec eux dans des détails compliqués dont le choix révèle toujours une tendance partiale et finit par l’accentuer ? Non, certes. Ce sont les grands faits de l’histoire qu’il faut leur enseigner ; ce sont les seuls d’ailleurs qu’ils puissent retenir. Leur mémoire a ici beaucoup plus à faire que leur jugement, car nous sommes à l’école primaire. S’ils poussent plus loin leur instruction, les mêmes règles recevront pour eux des applications nouvelles : mais à chaque cycle scolaire suffit sa peine.

En somme, nous demandons à l’école primaire de redevenir ce qu’elle était, il y a quelques années. Serait-ce donc irréalisable ? Pourquoi ce qui a été ne pourrait-il pas être de nouveau ? Les impossibilités philosophiques de trouver en dehors de la religion une base à la morale, ou de pratiquer une neutralité sincère, disparaissent devant la constatation d’un fait, à savoir que l’école publique d’autrefois, si elle ne donnait pas pleine satisfaction aux catholiques. — et elle ne pouvait pas leur donner pleine satisfaction, ce n’était pas son affaire, — ne soulevait cependant pas de leur part les critiques véhémentes et finalement l’opposition que rencontre chez eux l’école laïque d’aujourd’hui. Qui est-ce donc qui a changé ? Est-ce l’école ? Sont-ce les catholiques ?

M. le président du Conseil, dans le remarquable discours qu’il a prononcé en réponse à M. Piou, a dit que c’étaient les catholiques. Il est allé plus loin, il a soutenu qu’il était lui-même pour quelque chose dans leur volte-face, et que c’est parce qu’il avait prononcé des paroles de conciliation et d’apaisement, que des hommes habitués à vivre des discordes sociales, menacés de perdre les prétextes dont ils avaient l’habitude de se servir, s’étaient empressés de pousser un cri de guerre et lui avaient arraché des mains le rameau d’olivier qu’il leur tendait. En parlant ainsi, M. le président du Conseil était à la fois injuste et ingrat. Ce n’est pas à droite, en effet, que ses discours ont été mal accueillis, et toutes les expressions dont il s’est servi pour qualifier l’opposition des catholiques s’appliquaient infiniment mieux, il le sait bien, à celle des radicaux. Mais n’insistons pas sur une digression qui n’a qu’un intérêt de polémique, et revenons à la question de savoir si ce sont les catholiques qui ont changé. — Oui, évidemment, a soutenu M. Briand, puisqu’ils ont passé vingt ans et plus sans se plaindre : de l’école laïque et qu’ils ont attendu pour le faire la séparation de l’Église et de l’État, contre laquelle, dans l’amertume de leur cœur, ils poursuivent une revanche. — À cette allégation, M. Piou avait répondu d’avance avec des preuves très convaincantes. — Sans doute, a-t-il dit, la séparation ayant rompu entre eux et le gouvernement, qui ne veut plus les connaître, les rapports qu’ils avaient auparavant, les évêques ont dû employer d’autres moyens de se faire entendre. Ils sont les mêmes qu’hier, mais l’école laïque a changé, et il suffit d’examiner ses manuels successifs, ou même d’écouter et de recueillir les paroles de ses maîtres, pour voir que son esprit s’est complètement transformé entre Jules Ferry et M. Doumergue. M. Jules Ferry parlait toujours de neutralité ; dans son discours, M. Doumergue n’a parlé que de guerre ; en fait, la neutralité n’est plus respectée ; et ce sont là les deux motifs principaux pour lesquels les évêques ont élevé publiquement la voix. Il y en a un autre : c’est que, même lorsque la neutralité avait déjà cessé d’être pratiquée, la présence d’un grand nombre d’écoles libres à côté des écoles laïques maintenait une sorte de tolérance générale. Mais des lois nouvelles, ne voulant pas porter une atteinte directe à la liberté de l’enseignement, ont cherché à la supprimer en supprimant les instituteurs, c’est-à-dire en dissolvant les congrégations enseignantes. Ce troisième motif, s’ajoutant aux deux autres, a créé une situation nouvelle : elle a imposé l’obligation de parler à ceux qui avaient pu jusqu’alors garder le silence. — Nous ne voyons pas trop ce que M. le président du Conseil aurait pu répondre à cette argumentation : aussi n’y a-t-il rien répondu du tout. Bien plus, il l’a fortifiée lorsqu’il a dit que, en fait, il y avait actuellement deux monopoles scolaires, celui de l’Église « qui enseigne librement, » et celui de l’État « qui enseigne obligatoirement. » L’Église est seule à même de faire vivre un enseignement à côté de celui de l’État ; mais les moyens qu’elle en a eus autrefois lui ont été en grande partie enlevés. M. le ministre de l’Instruction publique, dans son discours, a essayé de confondre les partisans de l’enseignement libre en s’écriant : — Vous aviez naguère tant de milliers et de milliers d’élèves qui vous ont abandonnés pour venir à nous : voilà les progrès que vous faites ! — La réponse est trop facile : on a fermé en quelques mois quinze à vingt mille écoles libres : il fallait bien que les enfans qui les fréquentaient allassent ailleurs.

Mais nous avons hâte d’en venir au discours de M. le Président du Conseil. Il contient trois points très importans. On avait reproché à M. Briand de n’avoir pas exercé des poursuites contre les évêques à la suite de leur Lettre. « Nous avons laissé passer, a-t-il dit, le manifeste des évêques sans nous en émouvoir outre mesure. Et puis, je le dis immédiatement pour qu’on ne puisse pas s’y méprendre, il faudra bien, à gauche, qu’on s’habitue à de telles interventions ; les évêques, en publiant un manifeste, ont usé d’une liberté qui leur appartient comme à tous les autres citoyens ; ils ont, sous leur responsabilité purement civile, usé du droit commun ; ils n’ont pas commis un délit susceptible de provoquer des poursuites pénales… Les évêques ont usé d’une liberté qu’ils n’avaient jamais connue dans ce pays, que nous leur avons donnée, en vertu de laquelle il leur est désormais loisible de s’assembler, — si ailleurs on veut bien le leur permettre, — de délibérer en commun sur leurs intérêts, de s’adresser au public comme tous les autres citoyens, quand ils le jugent nécessaire. » C’est là, en effet, une conséquence de la Séparation. Les liens qui unissent l’Église de France à son chef, à Rome, se sont peut-être resserrés ; ceux, au contraire, qui l’unissaient à l’État n’existant plus, elle jouit du droit commun en échange des bénéfices et des privilèges qui lui ont été enlevés. On saura seulement dans quelques années si cette nouvelle situation est meilleure pour l’État et si sa sécurité y a gagné ou perdu ; quoi qu’il en soit, il faut s’en accommoder. Certains radicaux voudraient, après avoir supprimé toutes les obligations de l’État envers l’Église, maintenir toutes les obligations de l’Église envers l’État. M. Briand leur a déclaré que cela n’était pas possible. Le Concordat était tellement conforme à nos mœurs et sans doute à nos intérêts que, chez beaucoup, l’esprit concordataire survit à sa destruction. Mais il faut choisir : Concordat ou liberté. Ou plutôt le choix est fait, et il faut seulement s’y habituer et se créer une mentalité nouvelle : pour certains radicaux, c’est difficile.

Le second point sur lequel M. Briand s’est prononcé d’une manière un peu moins ferme, mais cependant assez claire, est le suivant. Quelques personnes de bonne volonté, émues comme nous des défauts relevés dans quelques manuels scolaires et obligées de constater la surveillance insuffisante exercée sur ces petits livres par les conseils cantonaux ou départementaux, et même par l’autorité académique, se sont demandé s’il n’y aurait pas lieu de faire entrer des élément nouveaux dans ces conseils, des pères, peut-être même des mères de famille, enfin des élémens familiaux, à côté des élémens universitaires et politiques qui les composent aujourd’hui exclusivement. Il y a là, en effet, le germe d’une réforme facile à faire, qui donnerait satisfaction aux familles et désarmerait les critiques dont les échos du Palais-Bourbon viennent de retentir. Qu’on pense M. Briand ? « On nous a dit, a-t-il déclaré, que dans la circonstance les évêques, indépendamment de leur devoir professionnel, se faisaient les interprètes des droits légitimes des familles. Ce n’est pas moi qui nierai le droit pour les parens d’exercer un contrôle sur l’enseignement donné à leurs enfans, et ce n’est pas moi qui écarterai systématiquement l’idée d’une collaboration raisonnable entre l’État, l’instituteur et les familles ; je souhaite au contraire cette collaboration… Je dirais volontiers que la loi sur les associations donne le moyen d’y parvenir ; mais il est essentiel que ce soit une collaboration de bonne foi, une collaboration loyale qui ne procède pas d’une arrière-pensée d’agression contre l’école laïque. » Sans doute ; M. le président du Conseil a raison sur ce dernier point comme sur le premier ; toutefois, il est plus explicite sur le respect qui est dû à l’école laïque que sur les moyens, pour les familles, d’en surveiller l’enseignement avec efficacité. Une association qui se formerait à côté des conseils cantonaux ou départementaux et qui aurait l’air d’en être l’antidote, serait-elle l’organe le mieux conçu pour atteindre le but ? Ne vaudrait-il pas mieux, comme on l’a suggéré, ouvrir ces conseils aux représentans des familles ? La question est pendante. M. le président du Conseil ne l’a pas résolue, mais il l’a posée, et n’a exclu aucune solution.

Le troisième point sur lequel M. Briand s’est prononcé n’est pas moins important que les autres ; il l’est même plus, car il s’agit du monopole de l’enseignement. Une campagne est commencée à gauche en vue d’établir ce monopole sur les ruines de la liberté ; elle a fait des progrès assez rapides, et peut-être aurait-elle abouti, si l’État avait été dès maintenant en mesure de recueillir tous les enfans des écoles libres ; mais les maisons d’école, les instituteurs, enfin l’argent qui manquent, et les partisans les plus effrénés du monopole sont bien obligés d’attendre. M. Briand veut attendre, lui aussi, et il en donne des motifs d’un ordre plus relevé. « Pour moi, a-t-il déclaré, je dois dire que ce problème ne se pose pas, au moins quant à présent… Si un monopole est possible et désirable, en matière d’enseignement primaire, j’estime qu’en dehors des difficultés pratiques auxquelles on se heurterait pour le réaliser, il ne saurait être institué sans danger que dans un pays apaisé au point de vue des croyances et tout à fait confiant dans l’Etat. Sinon, ce monopole risquerait de devenir, aux mains du plus fort, un instrument de coercition et bientôt de tyrannie. » De telles paroles sont précieuses dans la bouche de M. Briand, elles ont été accueillies à gauche avec une froideur marquée, ce qui a amené l’orateur, fidèle au système que nous avons déjà constaté chez lui et qui consiste à attribuer aux catholiques les pires intentions des radicaux, à accuser les premiers et non pas les seconds d’avoir perfidement soulevé cette question du monopole. Et pourquoi, grand Dieu ? « Je ne suis pas certain, a dit le soupçonneux M. Briand, qu’on n’ait pas eu le désir de nous voir nous livrer à cette entreprise, avec l’intention de la représenter comme dirigée contre les pères de famille, et de dire à ceux-ci demain : Voyez ce gouvernement ; le voilà qui maintenant en arrive à vous enlever vos enfans, à vous nier tout droit de contrôle sur l’enseignement qu’on leur donne. » Si M. Briand avait besoin, pour retenir sa majorité, d’user de ces moyens assurément peu dignes de son talent, c’est son affaire. Il en a d’ailleurs éprouvé quelque confusion intérieure, car il a ajouté : « Je n’en suis pas sûr ; aussi je n’apporte qu’une hypothèse. » L’hypothèse est négligeable. Ce qui ne l’est pas, et ce dont il faut savoir vraiment gré à M. le président du Conseil, c’est la fermeté avec laquelle il s’est prononcé contre le monopole universitaire, instrument de coercition et de tyrannie. Sans doute il a réservé l’avenir. Si nous arrivons un jour, à force d’avoir échangé des coups de pied et des coups de poing, à réaliser ce miracle, d’ailleurs toujours instable, d’une unité parfaite des esprits et des cœurs, alors, mais alors seulement, le monopole sera sans danger entre les mains de l’Etat. Nous ne pensons pas que ce phénomène se produise avant le XXVe siècle, et encore ! Dans ces conditions, l’ajournement nous suffit.

M. Aynard, qui a terminé cette grande discussion par un discours plein d’esprit et de haute raison, a dit vraiment le mot de la fin. « Le bel examen de conscience nationale auquel nous nous sommes livrés doit avoir, a-t-il dit, une conclusion pacifique. S’il entraînait encore, autour de l’école, une nouvelle guerre entre citoyens, le jour où se clôt ce débat ne serait pas un jour de bienfait politique, mais un jour de malédiction. » Avec M. Aynard, nous ne sommes ni pour ceux qui attaquent et cherchent à supprimer l’enseignement libre, ni pour ceux qui attaquent et cherchent à supprimer l’enseignement de l’Etat. Dans la situation actuelle, l’un et l’autre sont nécessaires, et si, comme l’a affirmé M. Briand, l’Église seule peut organiser l’enseignement libre, il n’est pas moins vrai que l’État peut seul organiser et soutenir l’enseignement laïque. Il est permis de rêver, — M. Piou l’a fait et d’autres orateurs aussi, — une société où la liberté suffira à tout et créera pour chaque village les écoles dont il aura besoin, mais nous n’en sommes pas là et la seule logique ne conduit pas le monde. L’Université chez nous est une œuvre historique, très grande, très belle, à laquelle de grands intérêts intellectuels et moraux se rattachent, et nous la défendrions, si elle était sérieusement attaquée. Mais elle ne l’est pas, et l’école laïque ne court aucun danger. Au surplus s’il y a quelques mauvais instituteurs, il y en a encore bien plus de bons, qui font simplement et modestement leur devoir et s’y consacrent avec conscience. Les manuels empreints d’un mauvais esprit sont une plaie du moment, facilement guérissable. Le mauvais vent qui a soufflé sur l’école primaire est venu de la politique. L’école et l’instituteur ont subi l’atteinte des mœurs nouvelles où tout a été subordonné aux intérêts électoraux. C’est contre cela qu’il faut réagir. M. Briand, dans le discours qu’il a prononcé en prenant possession du pouvoir, a promis de remettre chaque chose et chaque homme à leur place. Qu’il le fasse pour l’école et pour l’instituteur, et il aura rendu le plus grand des services au pays.


Les élections anglaises sont à peu près terminées au moment où nous écrivons. Sur la campagne électorale elle-même nous n’avons rien à dire : on a lu, dans une autre partie de la Revue, les notes que M. le comte d’Haussonville nous a envoyées d’Angleterre au jour le jour. Elles nous font assister à la vie de nos voisins pendant cette période agitée : réunions publiques, conversations avec personnages importans, mouvemens de la foule, tout cela prend un relief pittoresque et une vie intense dans ce récit d’un témoin impartial qui a voulu voir et qui a bien vu. Quoique M. d’Haussonville soit revenu d’Angleterre après le premier jour des élections, il en savait assez pour pressentir, à peu de chose près, ce qui allait se passer. En somme, le résultat de ces élections est que tout gouvernement d’action énergique et de longue durée semble impossible avec les élémens parlementaires qu’elles viennent de fournir, aussi bien un gouvernement conservateur qu’un gouvernement libéral ou radical. Les Libéraux ont une majorité, avec les Irlandais et les socialistes, mais si faible qu’elle ne saurait leur communiquer une grande force, celle dont ils auraient besoin pour briser la résistance des Lords. Ils l’ont demandée au pays qui ne la leur a pas donnée suffisante. Il reste encore un certain nombre d’élections à faire. Elles ne sauraient modifier beaucoup les résultats, mais il suffit de changer quelques unités de place pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

Les chiffres actuels sont les suivans. Les Conservateurs, ou Unionistes, ont une minorité compacte et homogène de 258 voix, Le gouvernement dispose d’une majorité composite, formée de 249 Libéraux, de 41 socialistes et de 74 Irlandais. En Angleterre, où il n’y a pas de ballottage, le candidat qui arrive en tête au premier et seul tour de scrutin est déclaré élu. Si on appliquait cette règle aux partis, le parti conservateur, arrivant le premier, devrait avoir tous les avantages du scrutin. Il semble bien, en effet, qu’il en ait les avantages moraux. Sans doute il ne peut pas gouverner, mais il n’est pas au pouvoir, et il a mis dans l’impossibilité de le faire fortement et longtemps les Libéraux qui y sont. Or, c’est le but qu’ils poursuivaient. Ils ne désiraient point avoir la majorité sur la coalition gouvernementale, sachant bien que, s’ils l’avaient, elle serait seulement de quelques voix et qu’ils seraient dès lors réduits, le lendemain, à l’impuissance. C’est le rôle qu’ils réservaient à leurs adversaires radicaux. Qu’adviendra-t-il de tous ces calculs ? Nul ne le sait. L’Angleterre est aujourd’hui en plein désarroi ; elle a trop l’esprit politique pour ne pas en sortir ; mais comment ? On parle de solutions moyennes qui consisteraient à faire un gouvernement provisoire composé d’hommes distingués pris dans les deux partis, à l’exclusion de leurs chefs officiels et de ceux de leurs membres qui se sont engagés le plus à fond dans la bataille. C’est ce que, dans quelques momens troublés de notre propre histoire, on appelait le recours aux Sabines, par allusion à un tableau célèbre où des femmes éplorées se jettent entre les combattans pour les réconcilier. Ces combinaisons, lorsqu’on les essaie, ont généralement peu d’efficacité.

Pour le moment, nous nous contenterons de dire quel a été le caractère général des élections qui viennent d’avoir lieu, c’est-à-dire d’indiquer les questions dont le corps électoral s’est particulièrement préoccupé. Est-ce le budget de M. Lloyd George qui a passionné le plus les esprits ? Non ; il n’en a pas été parlé dans la bataille autant qu’on aurait pu le croire. Est-ce la Chambre des Lords qui a fait les frais de la polémique violente déchaînée sur le pays ? Pas davantage. Chose remarquable, les invectives révolutionnaires proférées contre la Chambre des Lords par MM. Lloyd George et Winston Churchill ont à peu près manqué leur but ; elles n’ont pas réussi à rendre les Lords impopulaires ; elles ont déplu, et il semble bien que leur exagération ait provoqué un mouvement de recul. L’Anglais, même peu instruit, a le sentiment confus, mais ardent et puissant, que, au total, la Chambre des Lords a joué un rôle bienfaisant dans l’histoire de son pays et qu’elle ne peut pas être condamnée en bloc. L’hallali si vigoureusement sonné contre elle n’a pas produit dans les masses anglaises le soulèvement qu’on en attendait. En réalité, la question qui a agité le pays est, par-dessus tout, celle du libre-échange et de la protection. Beaucoup d’autres élémens sont entrés en ligne de compte, mais celui-là a dominé. En le constatant, nous le regrettons en un certain sens, car les progrès du protectionnisme doivent nous inquiéter dans un pays qui est notre principal client économique : il faut bien toutefois reconnaître que les conservateurs ont trouvé là un tremplin électoral dont les ressorts se sont montrés extrêmement vigoureux. Les campagnes surtout ont voté pour eux. Dans les villes, à commencer par Londres, ils ont eu des surprises assez désagréables : ils y comptaient sur des majorités plus fortes. Les campagnes, au contraire, sont venues à eux parce qu’ils avaient mis la protection sur leur drapeau, et que, à tort ou à raison, elles attribuent au libre-échange tous les maux dont elles souffrent, maux dont on ne saurait contester ni la réalité, ni l’étendue.

Si les progrès du protectionnisme en Angleterre sont regrettables pour nous, ceux du socialisme fiscal ne le seraient pas moins. Aussi avons-nous assisté à la lutte des deux partis, uniquement préoccupés de nos sympathies pour l’Angleterre que notre entente cordiale avec elle nous fait désirer grande et forte. Nous avons trouvé le même concours auprès des Conservateurs, puis auprès des Libéraux, et il nous serait impossible d’établir, dans leur attitude envers nous, une différence entre lord Lansdowne et sir Edward Grey, qui se sont succédé au Foreign Office sans en modifier l’esprit. Si un sentiment naturel de discrétion ne nous avait pas empêchés de manifester une préférence dans le conflit qui vient de se produire, et qui malheureusement n’est pas encore clos, nous en aurions été détournés par l’amitié égale que nous ont témoignée les Conservateurs et les Libéraux. Il va y avoir, — à notre grand regret, — beaucoup de difficultés dans le gouvernement intérieur de l’Angleterre, et il faudra sans doute franchir plusieurs étapes avant d’arriver à un équilibre vraiment stable ; mais, quel que soit le terme de tant d’efforts, la politique, extérieure de ce grand pays ne changera pas, et nos sentimens, aussi bien que nos rapports réciproques, resteront les mêmes.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.