Chronique de la quinzaine - 14 février 1910

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Chronique n° 1868
14 février 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La crue de la Seine et l’inondation qui s’en est suivie ont provoqué dans le monde entier une émotion très vive, dont nous avons ressenti les effets généreux. Par sa beauté et par les souvenirs qui s’y rattachent, Paris continue de jouir d’un grand prestige : tout ce qui le touche intéresse l’humanité. On a pu redouter un moment que quelques-uns de ses monumens, avec les trésors d’art qu’ils contiennent, ne fussent compromis. Grâce à Dieu, ces appréhensions ne se sont pas réalisées : la Seine a cessé de monter avant de causer des pertes irréparables.

Dans la ville même, le désastre a eu des effets assez restreints. Malgré les appréhensions qu’on avait pu concevoir, aucun de nos ponts n’a cédé sous le poids et la violence des eaux qui venaient battre leurs piliers et envahir leurs arches. Il s’en est fallu de bien peu que les tabliers eux-mêmes ne fussent atteints. Néanmoins, les ponts ont tous résisté. Il en a été de même des parapets des quais, bien que, sur certains points, ils aient été submergés. Sur d’autres points, on les a exhaussés par des moyens rapides, et le flot ne les a point franchis. Le Paris souterrain a été naturellement envahi par les eaux ; mais, si quelques égouts ont crevé, le mal a été partiel et rare. Dans leur ensemble, les services de sous-sol ont fait preuve de solidité. En somme, les pertes seront moins considérables qu’on ne l’avait craint. Mais nous parlons seulement de Paris : dans les quartiers excentriques et dans la banlieue, en a été autrement. Il y a eu là des ruines nombreuses ; il y a encore et il y aura longtemps des misères lamentables, tout à fait dignes de l’élan général qui partout est parti du cœur. La dénomination de sinistrés qu’on leur a appliquée ne convoient que trop exactement aux milliers de victimes que le fléau a laissées sans asile et sans pain. Les secours sont venus en abondance, de Paris même, de la province, de l’étranger : notre reconnaissance va surtout à ces derniers. Si les nations ont des frontières, l’humanité n’en a pas. L’impuissance de l’homme, la petitesse de ses moyens de défense devant la nature déchaînée, ont frappé vivement les imaginations et les âmes en ont été émues. À Paris même, tout le monde a fait son devoir : on y a mis l’empressement alerte et vif qui est dans notre tempérament. Plus de divisions entre nous : un même sentiment nous a réunis. Nos soldats et nos marins ont fait merveille. Les agens de la police ont rendu des services inappréciables. La presse a ouvert des souscriptions. Les associations particulières, et notamment la Croix-Rouge, ont répandu, avec discernement, avec promptitude, les bienfaits de la charité privée. Que de souffrances en ont été allégées !

Le spectacle de Paris pendant ces jours de détresse restera dans le souvenir de tous ceux qui y ont assisté. Il est rare, heureusement, qu’on voie nos rues envahies par les eaux, les trottoirs remplacés par des passerelles improvisées et fragiles, la chaussée devenue un canal vénitien sillonné de barques, les habitans des premiers étages sortant de chez eux par leurs fenêtres pour chercher ailleurs un asile. La rapidité avec laquelle l’inondation s’est répandue a été, en effet, si grande que beaucoup de gens ont été pris tout à fait à l’improviste. On s’est demandé s’il ne fallait pas l’attribuer aux travaux qui ont percé dans tous les sens le sous-sol de Paris pour y faire passer égouts, canaux, chemins de fer, tubes, enfin tous les organes de la vie confortable et compliquée que nous menons. Qu’il y ait eu là une cause de diffusion à ajouter aux autres, rien n’est plus probable, mais il ne faut pas en exagérer l’importance. Ce n’est pas la première fois que Paris a été inondé. Il l’a été en 1658, en 1740, en 1802 : nous ne parlons pas des crises moindres qui ont eu lieu depuis. On a conservé des documens certains, des témoignages irrécusables, au sujet des dégâts qui se sont produits à ces diverses époques : les mêmes quartiers de Paris ont été envahis par les eaux alors et aujourd’hui, et ils l’ont été, à peu de chose près, dans les mêmes proportions. Le sous-sol n’était pourtant pas travaillé comme maintenant. De la nouvelle expérience que nous venons de faire se dégagent sans doute quelques leçons dont il sera tenu compte ; les quais, notamment, devront être surélevés en de certains endroits ; mais, quoi qu’on fasse, on n’empêchera pas les eaux de la Seine de s’infiltrer dans les sous-sols et d’envahir les rues, les places, les carrefours en contre-bas du fleuve. Le mieux serait de creuser en dehors de Paris des canaux de dérivation qui allégeraient la Seine d’une partie des eaux en surabondance. La question relève des ingénieurs ; nous y sommes trop incompétent pour émettre un avis. Tout ce que nous pouvons dire, en ayant été témoin, est que l’administration de la Ville de Paris a mis une merveilleuse activité à réparer les dégâts de l’inondation, à nettoyer les rues, à les repaver sommairement, à permettre à la circulation de s’y rétablir. On attaque souvent cette administration, sans que nous puissions toujours dire si c’est à tort ou à raison. Il est, par exemple, assez singulier qu’elle paraisse moins bien outillée pour faire face à la surprise d’une journée de neige qu’à une crue désordonnée de la Seine. Ces inégalités sont difficiles à expliquer. Mais nous n’avons aujourd’hui à parler que de l’inondation qui, pendant quelques jours, a inquiété Paris et qui a ravagé sa banlieue : pendant ces quelques jours et pendant ceux qui les ont suivis, l’administration de la Ville a mérité tous les éloges.

Maintenant le fleuve est rentré dans son lit ; toutefois il s’y agite encore et s’y livre à des sursauts qui pourraient nous causer des préoccupations nouvelles si le mauvais temps persistait. Nous restons à la merci des élémens. Notre meilleure raison d’espérer est que ces crues désastreuses sont rares, et qu’il ne s’en produit en moyenne qu’une par siècle ; mais cette raison est assez faible. Les secrets de la nature nous restent en grande partie mystérieux : nous devons le plus souvent nous résigner à constater des effets dont les causes premières nous échappent. Nous savons bien que la Seine a débordé parce qu’il a beaucoup plu, et longtemps ; mais pourquoi la saison a-t-elle présenté ce phénomène à un degré aussi exceptionnel, nous n’en savons rien, et, quand même nous le saurions, nous n’y pourrions rien. Le sentiment de solidarité humaine qui s’émeut chez nous en présence des forces aveugles de la nature vient de là, et l’impression qui en résulte, salutaire et bienfaisante, permet de croire à la vérité du dicton populaire qu’ « à quelque chose malheur est bon. »


Nous avons une fois de plus entendu parler des Balkans, de la Grèce, de la Turquie, de la Crète, enfin de la situation troublée de l’Orient. Par bonheur, nous nous rappelons le vieux mot que la question d’Orient est essentiellement une question d’Occident. Quand les grandes puissances sont d’accord entre elles et qu’elles veulent fermement le maintien de la paix, les moyens de faire prévaloir leur volonté ne leur manquent pas. C’est seulement lorsque l’une d’entre elles, poussée par une ambition impatiente, nourrit des projets parti culiers et cherche à en assurer l’exécution que le danger commence. On a pu craindre, il y a quelques mois, que l’Autriche ne fût cette puissance. Il semble pourtant que ses ambitions soient pour le moment satisfaites : s’il en est ainsi, on peut espérer qu’il ne se passera rien de grave dans les Balkans, avant quelque temps.

Ce qui fait croire, de la part de l’Autriche, à des vues modérées est le bruit qui court d’un rapprochement entre elle et la Russie. L’Autriche, dit-on, désirerait une entente sur la base du statu quo, ce qui est de sa part bien naturel, puisque l’acceptation du statu quo serait aujourd’hui la consécration définitive de l’annexion des deux provinces. Son intérêt est donc évident ; mais on n’aperçoit pas avec la même clarté l’intérêt des autres et surtout de la Russie qui, à la tête des puissances slaves, a vu d’un œil inquiet les derniers événemens. Toutefois, le fait est accompli ; les protestations sont tombées ; une situation nouvelle est née du consentement des uns et de la résignation des autres. La paix est un si grand bien que tout le monde doit en désirer et en désire le maintien. Mais ce serait une illusion de croire qu’il suffit ici d’une bonne volonté réciproque. Nous sommes au commencement d’un échange de vues qui n’aboutira pas sans difficultés. La confiance d’autrefois, celle qui a présidé pendant une dizaine d’années à l’application de l’arrangement de Murzsteg, a reçu une trop rude atteinte pour qu’elle renaisse si vite. Nous devons sans doute nous contenter de savoir qu’il y a un désir commun de concihation à Vienne et à Saint-Pétersbourg, et à ce désir ajouter le nôtre.

En attendant l’effet plus ou moins prochain de ces dispositions améliorées l’état des Balkans, dans ces dernières semaines, a fait naître quelques préoccupations. Des bandes bulgares ont parcouru la Macédoine et s’y sont livrées aux mêmes exercices qu’autrefois. On s’en est inquiété à Constantinople ; on y a pris des mesures énergiques et rapides pour arrêter le mouvement avant qu’il se fût développé davantage. Les bandes bulgares qui n’étaient, il faut le dire, ni très nombreuses, ni très fortes, ont été facilement dispersées et un certain nombre d’entre elles ont laissé quelques prisonniers entre les mains des Turcs. Une demi-douzaine de ces prisonniers ont été traduits devant un conseil de guerre à Salonique, et condamnés à mort. Il en est résulté une vive émotion en Bulgarie ; des démarches ont été faites pour obtenir, en faveur des condamnés, une commutation de peine ; des professeurs de Sofia ont rédigé des adresses. Ces manifestations ont produit quelque effet. Le nouveau ministère ottoman n’a pas voulu pousser les choses à bout ; il a cru politique de commencer par une mesure de clémence ; les condamnés de Salonique ne seront pas exécutés. Mais en résultera-t-il une détente durable ? On ne peut que le souhaiter. L’attitude respective des gouvernemens turc et bulgare a été quelque peu menaçante depuis quelque temps. La Bulgarie a une armée nombreuse, bien disciplinée, bien commandée, qu’elle tient toujours prête à entrer en campagne, ce qui lui coûte cher. De son côté, la Turquie a procédé à quelques arméniens rapides. De part et d’autre, on a déclaré n’avoir que des intentions pacifiques. Ces protestations valent ce qu’elles valent : quoi qu’il en soit, le danger d’un conflit immédiat paraît écarté. Un autre élément était entré en ligne de compte dans les calculs éventuels des diverses puissances balkaniques, à savoir la Grèce et ses rapports avec la Turquie. Ces rapports ont été si tendus qu’on a pu croire à une rupture : puis tout s’est apaisé, provisoirement.

Il est difficile, — on a pu déjà s’en apercevoir dans nos précédentes chroniques, — de se rendre compte de l’état d’esprit qui règne à Athènes. Les exploits de la Ligué militaire nous font marcher de surprise en surprise, sans que d’ailleurs on arrive à rien de définitif. Les ministères se succèdent, et il n’en résulte aucune modification dans l’ensemble des affaires. Un jour, la Ligue ayant porté au pouvoir M. Mavromichalis, on a assuré que la fortune de la Grèce allait prendre une face nouvelle. M. Mavromichalis n’a pas été plus heureux que ses devanciers : au bout de quelques semaines, il a cessé de plaire, et la Ligue lui a fait savoir qu’il eût à donner sa démission. Pourquoi ? Comment ? Il a paru un moment être sur le point de le demander ; puis il s’est ravisé et, se rappelant de quelle manière il était arrivé aux affaires, il a jugé qu’il devait les quitter de même, sans manifester plus de curiosité. La Ligue lui a donné pour successeur M. Dragoumis. Passons. Au point de vue des personnes, le seul changement remarquable est que le général Zorbas a été nommé ministre de la Guerre. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? On le saura plus tard. Il est possible que ce soit un incident sans beaucoup d’importance. La révolution grecque, évidemment calquée sur la révolution ottomane, a poussé jusque dans le menu détail l’esprit d’imitation. Le général Chefket Pacha étant devenu ministre de la Guerre à Constantinople, le général Zorbas devait le devenir à Athènes : il l’est donc devenu. Les deux hommes ne se ressemblent d’ailleurs nullement. Chefket Pacha s’est toujours appliqué à rester un soldat ; il a affecté de se tenir hors de la politique et, s’il y a eu quelquefois dans cette attitude plus d’apparence que de réalité, c’est encore quelque chose de ménager les apparences. Le général Zorbas ne les a pas ménagées ; il a toujours paru dire : Moi seul et c’est assez ! On a pu croire à Constantinople que Hakky Pacha avait réussi à associer le chef de l’armée à sa responsabilité : il est difficile, à Athènes, de porter le même jugement sur M. Dragoumis.

Ce serait cependant une erreur de penser qu’il n’y a rien de changé à Athènes, et qu’il y a seulement un ministère de plus. Ce ministère est né dans des conditions bien peu rassurantes : on a mis l’outre d’Éole dans le portefeuille de M. Dragoumis. Il a été effectivement décidé que, la Constitution hellénique ayant besoin d’être remisée, une Assemblée nationale serait chargée de cette mission. La réunion d’une Assemblée nationale en ce moment est à peu près le seul malheur qui manquât à la Grèce. Le danger d’une pareille mesure est si évident qu’on a été étonné d’apprendre que des hommes politiques sérieux, comme MM. Théotokis et Rhallys, y avaient donné leur approbation. Le Roi a fait de même, mais le Roi consent à tout : peut-il faire autrement ? Le jour où il résistera, il sera brisé ; sa seule chance de salut est d’attendre avec une patience inépuisable que le mouvement soit épuisé ; s’il surnage jusque-là, peut-être réussira-t-il à reprendre pied. Pour en revenir à l’Assemblée nationale, où est l’utilité, la nécessité d’y recourir ? La seule raison qu’on en ait donnée dans les journaux est que la Ligue militaire, qui regarde sans doute comme au-dessous de sa dignité d’abdiquer entre les mains d’une assemblée ordinaire, a promis de le faire entre celles de l’Assemblée nationale. S’il en est ainsi, a-t-on répété de tous côtés, empressons-nous de réunir l’Assemblée nationale ! Qu’on la réunisse donc et advienne que pourra ; mais nous serions bien surpris si la Ligue militaire se dissolvait, comme elle s’y est engagée, le jour où l’Assemblée entrera en session. La seule chose sûre, et que nul ne conteste, est que la réunion d’une telle Assemblée, dans les conditions où] on la propose, est un acte inconstitutionnel, car, pour que la Constitution soit revisée, il faut que les deux assemblées législatives l’aient successivement demandé. Commencer par violer une constitution pour lare viser ensuite, est un procédé singulier. Le temps manquerait-il donc pour se conformer aux rites consacrés ? On aurait pu le croire, il y a quelques jours, on ne le peut plus aujourd’hui : on a décidé, en effet, nous allons le voir dans un moment, que l’Assemblée nationale ne se réunirait qu’à la fin de l’année. La Chambre actuelle arrive dans quelques semaines à l’expiration de ses pouvoirs ; il serait facile, après lui avoir fait voter la revision, d’en réunir une autre qui exprimerait pour la seconde fois et définitivement la volonté du pays sur cette question. Pourquoi ne pas procéder ainsi ? Pourquoi habituer le pays à marcher de coups d’État en coups d’État, coups d’État militaires, coups d’État politiques, coups d’État parlementaires ? Ce sont là de dangereuses leçons de choses : toujours condamnables, elles le sont surtout lorsqu’une nécessité absolue ne les impose pas.

Les observations qui précèdent se rapportent à la politique intérieure de la Grèce : celles qui suivent se rapportent à sa politique extérieure, qui est d’un intérêt encore plus grave.

Pendant la crise provoquée par le changement de ministère, on a remarqué au premier plan des hommes politiques qui travaillaient, d’abord à la créer, ensuite à la dénouer, la présence de M. Venizolos. Son nom est connu de nos lecteurs ; il a été souvent prononcé à propos des affaires crétoises. M. Venizolos, en effet, est un Crétois, un patriote, un agitateur, qui a joué un rôle important dans son pays : mais son pays étant la Crète et non pas la Grèce, on se demande ce qu’il faisait à Athènes pendant la crise, de quel droit il s’en occupait, enfin par quelle étrange condescendance, peut-être faut-il dire faiblesse, les hommes politiques hellènes lui ont laissé prendre leur place à la tête du mouvement. Rien n’était plus imprudent, car c’était dire, en face de la Jeune-Turquie indignée, que la Crète faisait virtuellement partie de la Grèce et que les deux pays n’en étaient qu’un. Ici, nous ne sommes pas suspect ; nous avons exprimé plus d’une fois le désir que la Crète appartint à la Grèce, et nous continuons de croire que c’est la solution de l’avenir, à la condition toutefois que la Grèce ne l’éloigné pas indéfiniment par de fausses manœuvres et des provocations maladroites. Rien n’est moins opportun que ces provocations. Loin d’être disposée à les subir, la Jeune-Turquie est toute prête à les relever : il y a même, à Constantinople, beaucoup de gens qui seraient enchantés d’en avoir l’occasion.

On a pu craindre un moment que la Grèce ne la leur donnât. La présence de M. Venizolos à Athènes, son importance, son activité, le fait qu’il a été la cheville ouvrière de la crise et que nul n’a eu plus d’influence que lui sur les déterminations qui y ont été prises, devaient frapper et émouvoir les esprits à Constantinople. À la nouvelle qu’une Assemblée nationale serait réunie, on s’y est demandé tout de suite si des députés crétois seraient admis à y prendre place. Il ne semble pas que la question ait été posée au gouvernement hellénique ; mais elle l’a été aux puissances protectrices de la Crète, et rien n’est plus correct, puisqu’il est entendu que la Turquie ne doit avoir de rapports qu’avec ces puissances pour tout ce qui concerne les affaires crétoises. La Turquie a donc fait savoir qu’elle ne tolérerait pas un acte qui serait la négation de sa souveraineté sur l’île. Pendant ce temps, les journaux grecs se livraient aux subtilités où brille la souplesse de leur esprit. Ce ne serait pas, ont-ils dit, la première fois que les colonies grecques répandues sur la surface du globe auraient été admises à envoyer des représentans dans une Assemblée nationale hellénique : pourquoi faire une exception pour les seuls Crétois ? On leur a répondu que les Grecs qui forment une colonie à Paris ou à Londres, sont des Grecs, tandis que les Crétois ne sont pas des Grecs, mais des Ottomans. Au reste, le gouvernement turc ne s’embarrassait pas de toutes ces équivoques ; il armait ; les Bulgares en faisaient autant ; des bandes traversaient la Macédoine ; le moment était périlleux. Les puissances ne pouvaient pas rester inactives. La France a pris une initiative qui a été suivie : notification a été faite à la Crète qu’on ne laisserait pas ses députés se rendre à Athènes pour participer aux travaux de l’Assemblée nationale, et la résolution a été prise d’occuper à nouveau, s’il y avait lieu, les ports de l’île, évacués si mal à propos il y a quelque temps. Pourquoi l’ont-ils été alors ? Nous avons signalé, dès le premier moment, les inconvéniens de cette évacuation. Les Crétois en ont conclu qu’ils pouvaient tout se permettre, et ils ne sont pas encore bien revenus de cette illusion.

Les Grecs avaient joué avec le feu : ils se sont pourtant arrêtés quand ils ont senti qu’ils allaient s’y brûler. On a vu, en quelques heures, se produire chez eux une volte-face complète qui a, du moins pour le moment, rasséréné le ciel diplomatique. Les Grecs ont paru tout étonnés des mauvaises intentions qu’on leur attribuait. La question des députés crétois à l’Assemblée nationale était, ont-ils dit, pure fantasmagorie : ils n’avaient nullement l’intention d’admettre ces députés à l’Assemblée. Et l’Assemblée elle-même, pourquoi avaient-ils eu la pensée de la réunir ? Sur ce point encore, on avait méconnu leurs intentions. C’est parce que la Chambre actuelle était sur le point d’arriver au terme de ses pouvoirs, et dans la crainte que les élections législatives ne fissent naître la difficulté des députés crétois, qu’ils avaient substitué à une Chambre à élire immédiatement une Assemblée nationale à élire plus tard, quand on voudrait. En fait, on ne l’élirait qu’à la fin de l’année, ce qui donnerait du temps, beaucoup de temps, et quand on a du temps devant soi, on n’a plus à se préoccuper de rien. Telles sont les assurances qui sont venues d’Athènes. Doit-on, en effet, cesser de se préoccuper ? Il serait téméraire de le dire, car aucun des problèmes qui fermentent dans les Balkans n’est résolu ; ils sont seulement ajournés. Sans doute, c’est heureux. Les esprits peuvent se calmer à Athènes et voir enfin les choses sous un jour plus exact. Nous sommes trop les amis des Grecs pour ne pas leur dire la vérité. Sous des formes diverses, toutes leurs agitations politiques depuis quelque temps n’ont qu’un objet : la Crète. Malheureusement ils ont fait juste le contraire de ce qu’il fallait pour l’avoir un jour, ils ont habitué la Turquie à la volonté obstinée de ne la leur céder jamais. Les Grecs ont espéré que la diplomatie la leur donnerait, en quoi ils se sont trompés. Une guerre seule pourrait aujourd’hui leur donner la Crète. Veulent-ils la faire ? Non, assurément : ils savent très bien quel en serait le dénouement. Espèrent-ils qu’une autre puissance la fera à leur profit, ou qu’une chance heureuse résultera pour eux de la confusion des événemens ? Dans ce cas, ils se trompent. Toutes les grandes puissances veulent la paix et sont résolues à ne pas la laisser troubler. Le mieux qu’on puisse souhaiter à la Grèce est de retrouver son sang-froid, de revenir à un gouvernement normal, de renoncer aux aventures qu’elle n’a d’ailleurs nulle envie de courir elle-même et que personne ne veut courir pour elle, enfin de s’en remettre pour l’avenir à l’estime et aux sympathies de l’Europe. Elle a déjà dû beaucoup à ces sentimens : elle aurait tort de s’exposer à en perdre le bienfait.

Quoi qu’il en soit, le cauchemar oriental est pour le moment dissipé. On est à la détente ; on désarme ; on s’étonne presque d’avoir été alarmé ; il est convenu qu’on s’était trompé, ou qu’on avait du moins beaucoup exagéré. Une chose reste inexplicable : c’est pourquoi la Grèce a changé de ministère, pourquoi M. Venizolos est venu à Athènes, pourquoi une Assemblée nationale est en voie de préparation. Mais nous renonçons volontiers à comprendre, pourvu qu’on nous laisse la paix.


Il faut revenir sur les élections anglaises. Elles n’étaient pas encore tout à fait terminées au moment où nous en avons parlé pour la dernière fois, ce qui nous a empêché d’en présenter des résultats tout à fait complets, et par conséquent tout à fait exacts. À l’heure où nous écrivions, les conservateurs avaient une avance de deux ou trois voix sur les libéraux : nous parlons des deux vieux partis historiques, sans tenir compte des Irlandais et des socialistes. Finalement, ce sont, au contraire, les libéraux qui ont eu sur les conservateurs une majorité d’une ou de deux voix. Ils tiennent donc la tête dans le scrutin ; ils ont l’avantage moral que nous avions attribué à leurs adversaires ; mais en sont-ils plus forts ? Ils ont perdu la situation qu’ils avaient dans la dernière Chambre. Leur majorité, qui était écrasante, leur permettait alors de gouverner indépendamment des Irlandais et des socialistes. Les premiers surtout sont des alliés dangereux. On peut accepter leur concours pour renverser un gouvernement ; mais peut-on gouverner grâce à eux ? C’est la question qui se pose aujourd’hui.

Nous avons lu dans un journal : « Le pays a hautement dicté sa volonté, il ne reste plus qu’à la deviner. » C’est là, effectivement, qu’est la difficulté. Deviner la volonté du pays est embarrassant, car les deux partis arrivent avec des forces sensiblement égales. En réalité, à la suite de cette lutte ardente, nul ne peut se dire vainqueur. Les Irlandais ont gardé leur contingent, mais ils sont divisés et leurs divisions se sont encore accusées. Les socialistes ont perdu quelques sièges, mais ils n’ont pas perdu de voix dans le pays. Les conservateurs ont gagné en chiffres ronds 110 sièges, mais ils avaient été tellement écrasés aux élections précédentes, que tout le monde s’attendait à les voir reconquérir une grande partie du terrain perdu : il s’agissait seulement de savoir quelle serait l’étendue de la partie reconquise. Elle n’est pas assez grande pour leur permettre de gouverner ; mais l’est-elle assez pour empêcher leurs adversaires de le faire ?

Tout est là. La réponse que les faits donneront à cette question, — et les faits seuls peuvent lui en donner une, — dépendra évidemment beaucoup du programme de conduite qu’adopteront les libéraux. Si les journaux font beaucoup de projets, le gouvernement n’a pas encore arrêté les siens, ou du moins il ne les a pas fait connaître. En somme, il a le choix entre deux partis. S’il prétend tirer les dernières et extrêmes conséquences d’une victoire qui n’en est pas une, il se heurtera à des difficultés inextricables. S’il borne son ambition aux proportions de son succès, il ne trouvera sans doute pas chez les conservateurs une opposition insurmontable à certaines réformes dont la nécessité est universellement reconnue. Ainsi, tout le monde admet celle de réviser la composition de la Chambre des pairs. Le discours que lord Rosebery a prononcé à la veille de la dissolution de la Chambre, et qui n’était peut-être pas très opportun à cette date, l’est beaucoup plus à présent. Mais si, après avoir modifié la composition de la Chambre haute, en vue sans doute d’augmenter son autorité, on veut lui enlever tout pouvoir et en faire seulement une assemblée consultative, on s’exposera à des résistances désespérées. Un de nos doctrinaires politiques disait autrefois que le gouvernement parlementaire était un gouvernement où personne n’allait jusqu’au bout de son opinion. C’est, en effet, un gouvernement de conciliation et de transaction. Le jour où il cesse d’être cela et où un parti, au lieu de chercher à ivre avec l’autre, ne cherche qu’à l’écraser et à l’anéantir ; le jour surtout où, pour réduire à ce sort un parti constitutionnel, il se sert de l’appui d’un parti-anticonstitutionnel, le gouvernement parlementaire cesse d’exister ; il prend un autre caractère et mérite un autre nom.

Le nouveau parlement britannique est sur le point de se réunir ; il serait très téméraire de vouloir préjuger l’attitude qu’adopteront les partis l’un à l’égard de l’autre ; le plus sûr est de les attendre à l’œuvre. La situation reste très incertaine, puisque personne n’a de majorité. Il est probable que, dans un temps plus ou moins long, de nouvelles élections seront nécessaires ; mais il est désirable que ces élections n’aient pas lieu trop tôt, afin de laisser au pays le temps de s’éclairer et de réfléchir. Des élections trop prochaines creuseraient encore le gouffre entre les deux fractions égales du pays : le temps seul peut permettre de jeter des ponts sur l’abîme. Quant à l’avenir, M. Thiers disait, dans une situation analogue, qu’il serait au plus sage.


La Hongrie est le pays du monde où les crises ministérielles durent le plus longtemps avant de se dénouer, ce qui ne veut malheureusement pas dire que ce soit celui où les passions pohtiques soient le plus calmes. Le ministère Weckerle était démissionnaire depuis de si longs mois que nous en avons oublié le nombre ; mais il continuait d’expédier les affaires, pendant que l’Empereur et Roi négociait avec les hommes politiques, qu’il faisait appeler les uns après les autres sans réussir à se mettre d’accord avec aucun, car tous, en dehors du ministère, réclamaient l’institution d’une banque nationale, à laquelle le vieux souverain faisait une opposition irréductible.

En désespoir de cause, on en est venu à l’idée de former jusqu’à nouvel ordre ce que nous appelons un ministère d’affaires qui, sous la présidence de M. de Lukacs, ménagerait les transitions et aiderait à franchir le pas difficile. Mais M. de Lukacs, ayant cherché vainement quelques concours qui lui ont tous été refusés, a été vite découragé ; il a rendu au Roi le mandat qu’il en avait reçu, non sans avoir fait pressentir qu’à défaut de lui, François-Joseph aurait recours au comte Khuen-Hedervary qui, pendant vingt années, a gouverné la Croatie avec une igueur de poignet dont le souvenir est resté légendaire. En effet le Roi a fait appel au dévouement du comte Khuen-Hedervary, sur lequel il peut toujours compter. C’était la guerre : le comte Khuen en a accepté les risques. Cependant il n’était pas sans quelque espoir de rencontrer, sinon des concours formels, au moins une neutralité sympathique de la part de certains hommes politiques, et notamment de son parent, le comte Étienne Tisza, chef des vieux libéraux, adversaire du parti de 1848 ; mais M. Tisza combat le suffrage universel direct que le ministère a fait entrer dans son programme. Le comte Khuen s’est tourné alors du côté du comte Andrassy : mais le comte Andrassy est partisan du vote plural et d’une nouvelle division des circonscriptions électorales que le ministère exclut de son programme. Le comte Tisza et le comte Andrassy ne pourront être que des amis lointains, intermittens et peu fidèles, si même ils restent des amis. Quant au parti de 1848, il s’était coupé en deux pendant le ministère Weckerle dont M. François Kossuth était membre. Contre M. Kossuth s’était formé un nouveau groupe, sous la conduite de M. Justh. Le comte Khuen pouvait donc croire qu’il trouverait quelque appui auprès de l’un, ou auprès de l’autre, et plus vraisemblablement auprès de M. Kossuth dont les idées s’étaient très modérées au pouvoir. Mais M. Kossuth a senti tout de suite qu’à jouer ce jeu il serait abandonné de tous ; il est rentré dans le rang ; il a suffi de la présence du comte Khuen-Hedervary au gouvernement pour ramener l’union dans le parti de 1848.

Que reste-t-il donc au comte Khuen ? Rien dans le parlement. Le parlement a donc été mis en vacances et des élections nouvelles sont inévitables. Qu’en sortira-t-il ? L’Empereur et Roi est obstiné et tenace, mais la Hongrie est résolue et violente. Elle ne peut pas être gouvernée comme la Croatie. La crise est ouverte et peut-être, cette fois, n’est-il pas impossible de prévoir comment elle se terminera.

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,


Francis Charmes.