Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1915

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1987
31 janvier 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le proverbe qui dit qu’il ne faut pas changer de chevaux au milieu du gué a toujours paru d’une grande sagesse, mais cette sagesse n’est celle, ni du gouvernement austro-hongrois, ni même, quoique à un moindre degré, du gouvernement allemand. Ce dernier, qui avait déjà mis de côté le comte de Moltke, vient encore de changer de ministre de la Guerre. Pourquoi le général de Falkenhayn a-t-il été remplacé par le général Wild von Hohenborn ? On ne nous le dit pas, et le fait n’a peut-être pas une grande importance. Mais ce qui se passe en Autriche-Hongrie mérite plus d’attention. Là, c’est tout un branle-bas. Le ministre commun des Affaires étrangères donne sa démission et un nouveau titulaire le remplace. Le président du Conseil autrichien disparaît à son tour et est remplacé par le ministre des Finances, gouverneur de l’Herzégovine et de la Bosnie. L’archi-duc héritier se rend à Berlin et au quartier général pour causer avec le chancelier impérial et avec l’Empereur lui-même. Le baron Burian, nouveau ministre des Affaires étrangères, va lui aussi à Berlin voir son collègue allemand, M. de Jagow, et le chancelier de Bethmann-Hollweg. Les journaux s’ingénient pour découvrir les motifs de tous ces mouvemens et ne peuvent faire que des hypothèses. Nous n’avons pas la prétention de faire autre chose.

Le comte Berchtold a succédé au comte d’Æhrenthal en janvier 1912 : il a donc passé deux ans au pouvoir, et rarement deux années ont été, nous ne disons pas mieux, mais plus remplies que celles-là. On assure que le comte Berchtold n’avait accepté que par dévouement à l’Empereur, et sur la demande expresse de celui-ci, la lourde charge qui lui a été confiée : si le fait est vrai, il montre que le comte Berchtold se jugeait exactement lui-même, à n’était pas l’homme de la situation. Sa volonté était trop vacillante et trop faible pour dominer les événemens qui ont surgi ; aussi n’est-ce jamais lui qui a été le vrai ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie ; la direction est venue tantôt de Berlin et tantôt de Pest. Le comte Berchtold est allé à la guerre sans avoir bien compris où on le menait : il n’en a pas moins une lourde responsabilité dans les torrens de sang qui coulent aujourd’hui. Nul assurément ne regrettera sa retraite, mais il reste à savoir quelle en est la signification et dans quelle direction nouvelle l’Autriche-Hongrie ya s’engager, ou être engagée. La personne de son successeur, le baron Burian, ne donne pas, à ce point de vue, une indication très précise. Le baron Burian est un diplomate de carrière qui passe pour spécialiste dans les questions balkaniques : il a pu les étudier dans différens postes et a été ministre des Finances et gouverneur de l’Herzégovine et de la Bosnie, fonctions qui ont toujours été réunies sur une même tête. Il est certainement mieux préparé à sa tâche que ne l’était le comte Berchtold, et on s’accorde à reconnaître son mérite ; mais il semble bien que ce n’est pas pour tous ces motifs que le choix de l’Empereur s’est porté sur lui Le baron Burian a été nommé ministre surtout parce qu’il est Hongrois. Le comte Berchtold l’était aussi, mais il semble qu’il y ait des degrés dans cette qualité et que son successeur la possède à une puissance supérieure. En effet, le baron Burian n’est pas un Hongrois comme tous les autres, il est encore l’homme de confiance et un peu l’alter ego de M. Tisza. Et tous les regards se tournent aujourd’hui du côté de M. Tisza. On connaît cet homme politique, très entier dans ses idées, bien qu’il en change quelquefois, doué d’une volonté très forte, entreprenant, hardi, et dont la dictature déborde la Hongrie pour s’étendre sur l’Autriche. Si on recherche à qui, dans la monarchie dualiste, revient la principale responsabilité de la guerre, on reconnaîtra sans peine que c’est à la Hongrie de M. Tisza. Elle a voulu, elle veut toujours mal de mort à la Serbie, qui représente à ses yeux la révolte du monde slave contre la domination magyare en Transleithanie : c’est à Pest encore plus qu’à Vienne que la guerre a été déclenchée par une main résolue. Mais les événemens qui se sont succédé depuis ont trahi les espérances du début. L’enthousiasme qui a accueilli la déclaration de guerre n’a pas tardé à faire place à d’autres sentimens. On avait cru qu’une expédition en Serbie y serait une simple promenade militaire, qu’il n’y aurait nulle part de résistance sérieuse, et que le petit pays serait en quelques jours écrasé par le grand. Les déceptions sont venues vite. La Serbie a manifesté un héroïsme imprévu et, à l’heure même où sa situation paraissait le plus désespérée, elle a remporté sur l’armée autrichienne une victoire écrasante. Ce n’est d’ailleurs pas seulement en Serbie que l’armée autrichienne a éprouvé des revers ; elle n’a guère été plus heureuse en Galicie. Déjà l’armée russe occupe les défilés des Carpathes, prête, dès la fonte des neiges, à entrer en Hongrie et à marcher sur Pest. Sur les autres champs de bataille les armées en présence se sont tenues mutuellement en respect et, si on aperçoit déjà de quel côté le fléchissement final doit avoir Heu, il ne s’est pas encore produit. Il n’en est pas ainsi en Galicie. Le territoire allemand n’a pas été envahi ; le territoire autrichien l’a été, et le mal paraît très grave. Que faire pour le réparer ?

À dire vrai, nous n’en savons rien, et nous ne croyons pas que l’Autriche-Hongrie puisse échapper tout à fait aux conséquences de ses fautes ; elle les expiera cruellement. Mais le comte Tisza a un tempérament de lutteur, et il veut lutter. Nous le verrons à l’œuvre. Il estimait que le comte Berchtold, dont le tempérament est très différent du sien, lui donnerait dans ce combat pour la vie un appui insuffisant : voilà pourquoi le comte Berchtold est tombé de la scène. Le baron Burian y fera-t-il meilleure figure ? Y sera-t-il plus heureux ? Son premier acte a été d’adresser à M. de Bethmann-Hollweg un télégramme sans fierté, auquel le chancelier allemand a répondu avec une condescendance protectrice. « Je prie Votre Excellence, a dit le ministre autrichien, de me prêter dans l’exercice de mes fonctions, pleines de responsabilité, le même appui vigoureux qu’elle a prêté à mes prédécesseurs pour le maintien des rapports intimes et empreints de confiance avec le gouvernement impérial allemand. » À quoi le chancelier a bien voulu répondre : « Votre Excellence peut être assurée de ma plus confiante collaboration et de mon appui sans réserve pour l’accomplissement des tâches, etc. » Voilà qui est bien ; mais si l’appui et la collaboration de l’Allemagne ne sont pas plus utiles au baron Burian qu’ils ne l’ont été au comte Berchtold, nous plaignons le nouveau ministre. L’Autriche-Hongrie ferait sans doute mieux d’attendre son| salut d’elle-même que d’un allié dont la toute-puissance est déjà irrémédiablement brisée.

Il semble qu’elle en ait eu parfois l’intuition fugitive ; mais les velléités dont on a cru apercevoir quelques vagues symptômes n’ont pas encore pris corps. Le prendront-elle s jamais, ou plutôt le prendront-elles avant qu’il n’en soit plus temps ? Pendant qu’on réfléchit, qu’on délibère, qu’on tâtonne à Vienne et à Pest, les événemens marchent. Nous avons parlé, il y a quinze jours, des manifestations très significatives de la Roumanie. Le gouvernement s’y est tenu jusqu’ici, au moins en paroles, dans une correcte réserve, mais notoirement il arme et se prépare. C’est un gouvernement d’opinion, et l’opinion, en Roumanie, développe de jour en jour son action avec une intensité plus grande. Comment le gouvernement y résisterait-il ? Qu’il soit d’ailleurs d’accord avec l’opinion sur le fond des choses, nul n’en doute : la réserve que nous avons constatée chez lui ne s’applique qu’au choix des moyens les plus efficaces et du moment le plus favorable. S’il laissait passer ce moment quand il sera venu, s’il n’agissait pas quand il faudra agir, le pays ne le lui pardonnerait pas. L’occasion qui s’offre en ce moment à la Roumanie de conquérir un territoire habité par 4 millions de Roumains ne se présentera probablement plus avant plusieurs siècles : aussi se montre-t-elle résolue à en profiter. Nous avons parlé de la mission roumaine qui est venue récemment à Paris pour nous faire part de cette résolution dans les termes les plus formels. Elle la cachait si peu que l’univers entier en a eu connaissance. L’écho de ces conversations, de ces toasts, de ces discours, a été entendu à Vienne, et il est à croire que les changemens politiques dont nous Amenons de parler en ont été influencés dans une large mesure. MM. Diamandy, Cantacuzène et Conztantinesco ne mettaient pas en doute qu’un accord était déjà établi entre le gouvernement italien et le leur en vue d’une action commune quand l’heure du destin viendrait à sonner, et cette heure, ils la fixaient à une échéance précise et prochaine. Toutefois, la mission roumaine n’a pas eu jusqu’ici une contre-partie italienne. Après les paroles retentissantes que M. Salandra a prononcées il y a quelques semaines, rien de plus n’est venu de Rome, ce qui ne veut pas dire qu’on n’y parle pas, ni qu’on n’y agit pas ; seulement, tout y est enveloppé de mystère, et nous ne pouvons prévoir l’attitude et la conduite probables de l’Italie qu’en songeant à ses intérêts, qui sont les mêmes que ceux de la Roumanie et ne sont pas moins évidens. Mais peut-être y a-t-il plusieurs manières de les servir, et le gouvernement italien n’a-t-il pas encore choisi celle qui lui paraîtra décidément la meilleure. N’importe : ni à Vienne, ni à Pest, ni à Berlin, on ne peut désormais se faire illusion sur ce qui s’élabore à Bucarest et à Rome, et la diplomatie austro-allemande prépare, de son côté, un immense effort pour dissiper ou détourner un danger de plus en plus inquiétant. Le but qu’elle se propose est double : d’abord et avant tout retenir, si c’est encore possible, la Roumanie et l’Italie dans la neutralité qu’elles ont observée jusqu’ici et pourvoir d’une manière plus active à la défense du territoire austro-hongrois.

Retenir l’Italie et la Roumanie dans la neutralité, qui n’en voit l’intérêt pour l’Allemagne et encore plus pour l’Autriche ? Cette dernière, en effet, est directement visée ; l’Allemagne ne l’est qu’indirectement et à travers son alliée. La Roumanie et l’Italie peuvent dire à l’Allemagne qu’elles ne lui veulent aucun mal. Elles n’ont rien à lui prendre, elles ne poursuivent pas sa ruine, elles n’ont affaire qu’à l’Autriche dont elles convoitent certains territoires. Si l’Autriche les leur cédait de bonne grâce, elles lui tendraient aussitôt la main et seraient avec elle les meilleures amies du monde. Mais l’Autriche peut-elle le faire ? Qui le croira ? On a bien dit que le prince de Bülow avait fait des promesses à l’Italie. Mais lesquelles ? Quelles qu’elles soient, elles sont certainement insuffisantes. Les ambitions principales de l’Italie ne sont pas sur le Trentin ; elles sont sur Trieste, sur l’Istrie, sur la Dalmatie, en un mot, sur la côte de la mer Adriatique. Et l’Italie a parfaitement raison de tourner les yeux de ce côté, car là est son avenir, ou du moins une partie notable de cet avenir. Elle renoncerait à sa fortune, si elle laissait échapper l’occasion providentielle que la fortune lui donne de réaliser les projets qui, depuis si longtemps, hantent son imagination et occupent sa pensée. Mais voit-on l’Autriche, pour avoir la paix avec l’Italie, se dessaisir bénévolement de provinces qui sont parmi les joyaux les plus précieux de sa couronne ? La voit-on accepter une semblable humiliation ? La voit-on renoncer à l’amiable à ce que la guerre la plus désastreuse pourrait lui coûter ? Ce sont là des propositions, des insinuations qu’on ne peut pas faire à un grand pays qui a de l’honneur. Entre ce que l’Italie désire, ou plutôt veut et poursuit, et ce que le prince de Bülow a pu lui faire entrevoir comme concession possible, la distance est si grande qu’aucun pont ne saurait la combler. Et si de l’Italie, nous reportons nos regards sur la Roumanie, la situation n’est-elle pas la même ? On a dit que, pour désarmer les Roumains, l’Autriche pourrait proclamer, ou plutôt promettre l’autonomie de la Transylvanie : mais ce n’est pas l’autonomie de la Transylvanie que veulent les Roumains, c’est la Transylvanie elle-même, et ils pousseraient bien loin la naïveté, s’ils croyaient que l’autonomie, à supposer qu’ils s’en contentassent pour la Transylvanie, survivrait à une guerre où l’Autriche serait victorieuse. Toutes les promesses d’aujourd’hui deviendraient alors des chiffons de papier que le vainqueur déchirerait sans scrupule. La Roumanie trouvera plus de sûreté ailleurs. Elle a une armée excellente, instruite, bien outillée, composée de 500 000 hommes, sinon de davantage : elle ne saurait disposer d’un argument plus solide dans le conflit politique où elle se trouve déjà engagée par ses déclarations.

On le sent si bien à Berlin et à Vienne qu’on semble avoir renoncé aux promesses pour mettre en œuvre d’autres moyens d’action, c’est-à-dire la menace. Mais comme on craint que la menace d’avoir affaire à l’armée autrichienne ne fasse pas suffisamment peur, on montre à sa place l’épouvantail d’une armée allemande : humiliation nouvelle à laquelle l’Autriche consent. Les Italiens pourraient avoir l’idée de marcher sur le Trentin : on y découvre depuis quelques jours de nombreux officiers allemands, et il est à croire qu’on en découvre aussi du côté de l’Istrie. Qu’y a-t-il derrière cette façade ? Peu de chose sans doute. L’Allemagne n’a pas trop de toutes ses forces pour faire front contre les Russes et contre nous : elle aurait tort d’en distraire une partie de quelque importance pour les porter ailleurs. Le bruit court néanmoins que des troupes autrichiennes seraient envoyées dans les Flandres pour guerroyer contre nous, et qu’elles seraient remplacées à Trente, à Trieste, au Nord et au Sud des Carpathes par des troupes allemandes. Ce serait une manière de dire aux Italiens et aux Roumains : — Prenez garde et regardez bien à quoi vous vous exposez. Vous croyez que vous n’aurez affaire qu’aux Autrichiens ; cela explique votre audace et votre confiance ; mais vous aurez affaire à nous. Allemands ; vous connaissez notre force, elle doit vous faire trembler ! — On saura bientôt si les Roumains et les Italiens tremblent en effet devant la force allemande. S’ils le font, s’ils hésitent, s’ils s’abstiennent, s’ils laissent passer l’occasion qui ne revient pas, ils le regretteront longtemps. Dans le cas contraire, tout favorisera leur succès. Il y a quelques chances à courir, à la vérité, dans une politique d’intervention et d’action ; mais qui ne hasarde rien n’a rien. Ne rien hasarder, ou du moins ne le faire qu’au dernier moment, et pour l’effort le plus infime possible, est une politique qui a réussi quelquefois ; on comprend que les esprits ingénieux et subtils s’y complaisent ; mais elle est dangereuse et fertile en déceptions. La Roumanie et l’Italie abandonneraient-elles le certain pour l’incertain ?

On s’explique davantage l’inquiétude qui s’est répandue en Hongrie à la suite des revers de l’Autriche en Galicie. L’armée autrichienne n’est plus une couverture suffisante pour la Hongrie qui croyait pouvoir envahir si facilement la Serbie et qui se voit menacée elle-même d’invasion. Des préoccupations nouvelles se sont emparées d’elle, préoccupations qui ont été à de certains momens assez vives et qui doivent l’être encore, car rien n’est survenu pour les calmer. Est-ce pour ce motif que M. Tisza s’est rendu, il y a quelques semaines, auprès de l’empereur d’Allemagne ? Son langage pourrait le faire croire. Nous avons déjà parlé du discours assez singulier dans lequel il a fait entrevoir la possibilité pour la Hongrie de se séparer de l’Autriche, de rappeler son armée et de pourvoir elle-même à ses propres affaires. Cela aussi était une menace. La Hongrie, insuffisamment protégée, employait tous les moyens pour faille sentir qu’elle devait l’être davantage. Le langage de M. Tisza a sans doute été compris. Depuis, en effet, il a multiplié les affirmations les plus loyalistes au sujet de l’accord entre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, et on vient de voir que le baron Burian, son délégué au ministère des Affaires étrangères, a abondé dans le même sens avec beaucoup d’énergie. Toutefois, ce ne sont là que des mots, et, en politique, les mots ne sont pas toujours d’accord avec les actes. La chose est vraie surtout de la politique austro-hongroise, et nous en avons eu des preuves récentes. Jamais le gouvernement autrichien n’a mieux parlé de ses intentions pacifiques qu’au moment où il préparait, d’accord avec l’ambassadeur d’Allemagne à Vienne, l’odieux ultimatum qu’il allait adresser à la Serbie. Il voulait endormir l’Europe dans une sécurité trompeuse à la veille même du jour où il allait pousser un cri de guerre.

L’Allemagne sait mieux que personne ce qu’elle doit croire des protestations de l’Autriche : mais, en même temps que celle-ci les prodigue, il semble bien qu’elle émette aussi des exigences et qu’elle cherche à les imposer. C’est à cet ordre d’idées que se rattache, dit-on, le voyage d(i l’archiduc Charles-François-Joseph à Berlin et au quartier général. Qu’adviendra-t-il de tout cela. Qui pourrait le dire ? mais on le saura bientôt. Depuis quelques jours, une nouvelle expédition est en projet contre la vaillante Serbie. On compte que ses forces épuisées ne lui permettront pas de faire un nouvel effort pour repousser l’envahisseur, d’autant plus que, cette fois encore, l’Allemand se substituerait ou se joindrait à l’Autrichien et que le véritable envahisseur ce serait lui. Ce projet s’exécutera-t-il ? Quelque grandes que soient ses ressources, l’Allemagne ne suffit pas à tout et, si elle étend encore son champ d’action, le moment viendra où son immense effort sera enfin rompu. Mais quelque chose se prépare et nous devons nous y attendre. Tout le mouvement, toute l’agitation dont nous sommes les témoins un peu étonnés, ces changemens de ministres et de généraux, ces voyages multipliés donnent, au total, une impression de désordre et de malaise. Si les choses allaient bien chez nos ennemis, si la confiance régnait, si la Hongrie n’avait rien à redouter pour elle-même et effectivement ne redoutait rien, ce spectacle ne nous serait pas donné. Que penserait-on, qu’en dirait-on si nous changions fiévreusement nos ministres de la Guerre et des Affaires étrangères, sans parler de notre président du Conseil, car l’Autriche a aussi changé le sien ? Ce qu’on ne manquerait pas de dire de nous, il nous est permis de le penser des autres et d’y voir déjà un symptôme du dénouement où nous allons.

Nous y allons lentement, à la vérité, au milieu des difficultés et des obstacles, mais notre marche est sûre, et notre confiance est si forte que nous n’hésitons pas à reconnaître les accidens qu’il nous arrive d’éprouver. Comment pourrions-nous n’en avoir aucun dans une guerre qui s’étend sur un front de quatre ou cinq cents kilomètres et qui dure depuis six mois ? Ce serait miracle si nous n’y rencontrions que des succès. Nous avons eu un échec à Vrégny, dans les environs de Soissons : après un combat de plusieurs jours, nous avons abandonné quelques canons, rendus au préalable inutilisables, et de la rive droite de l’Aisne nous nous sommes repliés sur la rive gauche. La crue subite de ce cours d’eau, qui rendait précaires les communications entre ses deux rives, a été la raison principale de ce mouvement : il aurait été par trop imprudent de laisser une partie de nos troupes combattre avec une rivière débordée derrière elles, sans que nous pussions leur porter secours. Déjà l’inondation avait emporté plusieurs des ponts que nous avions jetés sur la rivière : il n’y avait pas d’autre parti à prendre que celui que nous avons exécuté. Que cette obligation ait été fâcheuse, nous ne cherchons pas à le nier, mais bien plus fâcheuses encore ont été pour les Allemands les défaites que nous leur avons infligées dans les nombreux combats où nous avons repoussé leurs furieux assauts contre notre extrême gauche. Nous n’avons cependant jamais parlé à ce propos d’une grande bataille que nous aurions gagnée et qu’ils auraient perdue : nous avons trop le sens de la mesure pour employer des expressions aussi disproportionnées. La bataille de la Marne seule a été une grande bataille : aussi a-t-elle eu une immense influence sur le reste de la campagne qu’elle a en quelque sorte conditionnée. Y a-t-il eu, en sens inverse, quoi que ce soit de comparable à Soissons ? L’ennemi a-t-il passé l’Aisne derrière nous ? Nous a-t-il poursuivis ? La situation militaire a-t-elle été modifiée dans son ensemble ? Il n’y a eu rien de pareil. Nous avions conquis une position les jours précédens, nous l’avons perdue dans des circonstances exceptionnelles qui ne nous ont pas permis de prolonger plus longtemps notre effort à travers un pays submergé ; c’est à peine si l’affaire dépasse en importance celles qui se produisent quotidiennement ici et là et où la fortune favorise tantôt nous, tantôt nos ennemis. Ceux-ci n’en ont pas moins fait grand tapage de leur victoire : ils n’ont pas hésité à la comparer à celle de Saint-Privat qui a été, en 1870, si désastreuse pour nous. A Soissons, où donc est le désastre ? Nous ne voyons qu’un échec local, partiel, qui n’a pas eu de suites. Mais si nous avons le sens de la mesure et des justes proportions, les Allemands ont la manie du grossissement : tout ce qui leur arrive leur apparaît colossal. Cette fois cependant ils ont eu un autre but, en faisant sonner leur succès, que de se complaire dans le bruit qu’ils en faisaient. Ne pouvant pas en tirer un parti militaire, ils ont essayé d’en tirer un parti politique. Ils ont annoncé à l’étranger que la bataille de Soissons était pour la France le commencement de la débâcle. Bien imprudente serait la Roumanie qui ferait cause commune avec elle ! Bien folle serait l’Italie qui commet- trait une pareille erreur ! Nous doutons que ces objurgations aient fait un grand effet à Bucarest et à Rome ; et, même en admettant qu’il y ait eu surprise le premier jour, ce jour a été sans lendemain, comme la victoire allemande elle-même. En réalité, rien n’est changé dans la situation respective des deux armées : la guerre ne sera pas près de finir aussi longtemps que l’une d’elles n’obtiendra pas de plus importans succès. Mais nous espérons bien que le moment approche où des coups plus décisifs seront portés.

En attendant, l’Allemagne se contente de victoires aériennes où elle tue quelques femmes, quelques vieillards, quelques enfans, au petit bonheur : les bombes tombent où elles peuvent du haut des aéroplanes ou des zeppelins, et ce ne sont pas elles non plus qui changeront le sort de la guerre. Les Allemands ayant à se venger des Anglais, l’ont fait à leur manière. Les Anglais avaient réussi un coup admirable en envoyant une escadrille d’avions bombarder Cuxhaven à l’embouchure de l’Elbe dans la mer du Nord. Il s’agissait là d’une forteresse couvrant un établissement militaire ; rien n’était donc plus légitime que le but que l’Angleterre s’était proposé et qu’elle a brillamment atteint. Et ce n’est qu’un commencement : l’Angleterre fera sans doute encore mieux, c’est-à-dire ira encore plus loin une autre fois.

On l’a bien senti ou pressenti en Allemagne ; l’émotion y a été très vive ; une revanche a paru indispensable. En conséquence, une escadrille de zeppelins, ou peut-être de simples aéroplanes, — on ne sait pas au juste, il faisait nuit, personne n’a rien vu, — s’est rendue sur les côtes d’Angleterre et a laissé tomber des bombes sur les villes ouvertes d’Yarmouth et de King’s Lynn, après quoi, elle a pénétré dans les terres et a renouvelé le même exploit sur le château royal de Sandringham. Le Roi et la Reine y étaient quelques heures auparavant : les Allemands le savaient-ils ? on l’ignore, mais ils connaissaient certainement le caractère du château qu’ils avaient pris pour cible : ils ne feront croire à personne qu’ils l’aient confondu avec un établissement militaire. Au surplus, ils ne s’en embarrassent guère et les règles les plus usuelles du droit des gens ne sont pas pour les arrêter. Ils ont tué quatre malheureux dont une femme de soixante-douze ans et un enfant qui dormait dans son lit. Il y a eu, en plus, une dizaine de blessés. En présence de pareils actes d’inhumanité, on se demande : à quoi bon ? Quel effet les Allemands cherchent-ils à produire par des actes semblables ? Les aéroplanes et les dirigeables ont rendu, comme éclaireurs, de précieux services pendant cette campagne, mais, comme lanceurs de bombes, ils ont fait complètement banqueroute. On avait annoncé de leur part des choses formidables, on n’en a vu que de pitoyables, et cette dernière expédition germanique n’est pas de nature à modifier ce jugement. Réflexion faite, il est à croire que les Allemands, en inquiétant les Anglais sur leur propre territoire, espèrent les empêcher d’envoyer des armées sur le continent ; mais pour atteindre ce résultat, il faudrait inquiéter les Anglais bien davantage. Quand Napoléon organisait la flotte de Boulogne, on a éprouvé quelque appréhension en Angleterre et si aujourd’hui l’empereur Guillaume avait une flotte assez puissante pour être maître de la mer du Nord ou du Pas de Calais, ne fût-ce que pour quelques heures, le même sentiment se réveillerait sans doute ; mais aussi longtemps que l’Empereur ne disposera que d’un jouet malfaisant, tout au plus capable de faire une demi-douzaine de victimes, les Anglais auraient tort de prendre au tragique ce qui ne mérite même pas d’être pris au sérieux. La barbarie des Allemands fait horreur, elle peut provoquer de la colère mêlée de mépris : mais qui pourrait s’en alarmer ?

Ont-ils senti que, pour se faire craindre, ils devaient employer d’autres instrumens ? Peut-être, car, quelques jours après leurs zeppelins, ils ont envoyé une véritable escadre en Angleterre. Enfin ! ont dû penser les Anglais. Depuis qu’ils avaient détruit la dernière escadre ennemie près des îles Falkland, il semblait qu’aucun navire de guerre allemand n’osât se risquer sur la surface des mers. Pourtant, le 24 janvier au matin, une escadre de patrouille anglaise commandée par l’amiral David Beatty aperçut quatre croiseurs de bataille allemands, plusieurs croiseurs légers et quelques contre-torpilleurs qui se dirigeaient vers la côte anglaise. Aussitôt la chasse commença. Les croiseurs allemands, surpris par une force qu’ils estimèrent tout de suite supérieure, s’enfuirent à toute vitesse, mais ils furent poursuivis et ne purent pas échapper au combat. Les croiseurs britanniques étaient le Lion, le Tiger, le Princess Royal, le New Zealand et l’Indomitable ; les croiseurs allemands le Derfflinger, le Seidlitz, le Moltke et le Blücher. Ce dernier fut coulé, les autres plus ou moins gravement endommagés : ils auraient eu sans doute le même sort que le Blücher si, arrivé dans la région rendue dangereuse par les mines sous-marines, l’amiral Beatty n’avait pas dû abandonner la poursuite. Quoi qu’il en soit, voilà un combat correct, où des soldats luttent contre des soldats et où les choses se passent conformément aux lois de la guerre. L’Angleterre en éprouve une légitime fierté. Il est à désirer que d’autres se produisent, surtout s’ils doivent finir de même ; mais les Allemands s’y exposeront-ils de nouveau ? Ils préféreront sans doute monter sur des zeppelins et venir, en pleine nuit, jeter des bombes sur des non-combattans inoffensifs.

Sur terre, la situation militaire n’est pas, nous l’avons dit, sensiblement modifiée en Europe, mais, en Asie, nos alliés russes ont eu de nouveaux succès dans la région du Caucase, et l’armée turque qui leur a été opposée, sous le commandement d’officiers allemands, semble bien près d’être anéantie. Le même sort attend sans doute celle qui a été préparée contre l’Egypte, si on l’y envoie en effet. Les Allemands ne s’attendent sans doute pas à ce qu’elle remporte des victoires, mais leur politique consiste à imposer à leurs adversaires des diversions qui les obligent à envoyer et à maintenir une partie de leurs forces loin du front principal. N’ont-ils pas dirigé un détachement de troupes turques sur Tauris, pour inquiéter les Russes en Perse et les obliger à faire face aussi de ce côté ? Mais l’expédition de Tauris est, elle aussi, sans lendemain, et l’armée turque, disséminée comme elle l’est sur plusieurs points quelquefois très éloignés les uns des autres, peut occuper l’ennemi ici et là, sans réussir à l’inquiéter. Il semble bien que l’expédition projetée sur l’Égypte n’ait pas d’autre objet. En tout cas, l’Egypte est prête à se défendre et si les échos du canon réveillent un jour prochain les quarante et un siècles endormis au haut des Pyramides, ce ne sera pas pour leur faire contempler des batailles aussi formidables que celles d’autrefois.

Mais quelle guerre ! Elle est partout, et les Allemands s’ingénient pour l’étendre encore, afin de diviser nos forces toujours davantage. Cela ne les sauvera pas, et ils commencent à s’en douter. Le ton de leurs journaux est bien changé. La colère et la rage se donnent toujours carrière, mais la confiance diminue. On peut en juger par la lecture des articles de M. Maximilien Harden dans le Zukunft. M. Harden est l’enfant terrible de la presse allemande, qui dit tout ce qu’il pense au jour le jour sans se préoccuper des suites. Il était fier, et arrogant, et menaçant au commencement de la guerre. Le cynisme germanique s’étalait le long de ses colonnes avec une particulière impudence. M. Harden sonnait éperdument la fanfare des conquêtes prochaines qu’il étendait jusqu’à Calais et de là jusqu’en Angleterre : il n’y avait plus qu’un fossé à franchir, un bond à faire. Il écrit maintenant : « Battez-nous, plongez-nous dans la mer, dans le Rhin ; affamez-nous jusqu’à ce que nous nous soumettions. Nous mourrons honorablement, nous mourrons debout, les mains propres. Nous ne savons pas si nous vaincrons, mais nous savons que nous ne périrons pas d’une manière indigne. »

M. Harden en est-il bien sûr ? L’Allemagne ne mourra pas d’une manière indigne en ce sens que son armée se bat bravement ; mais combien d’indignités n’a-t-elle pas accumulées ! Le sang qu’elle verse avec courage sur les champs de bataille ne la sauvera pas de la honte de tant de victimes innocentes qu’elle a sacrifiées, à la monstrueuse idée qu’elle s’est faite de la guerre et qui, à travers l’histoire, ne cesseront pas de crier contre elle justice et pitié !


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHAMRES.

---