Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1862

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Chronique n° 727
31 juillet 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1862.

L’esprit humain, l’opinion publique, pour employer un mot plus modeste, sont ainsi faits que c’est pour eux un besoin, un soulagement, une satisfaction, de voir se dérouler les faits politiques sous l’influence d’idées simples et générales. On croit voir clair dans les événemens quand on y peut lire la réalisation partielle et successive d’un principe qui vit, marche et se développe. L’histoire politique contemporaine semble alors avoir une âme. Cette union de l’idée au fait rend la politique plus intelligible à l’opinion ; l’opinion prend aux faits dont elle a le sens un plus sympathique intérêt. C’est le moindre avantage encore de ces situations où il est permis d’entrevoir l’idée sous la matière grossièrement ébauchée des événemens. Le spectacle des choses politiques parle alors aux meilleures parties de l’humanité ; il émeut les plus nobles facultés et les sentimens les plus généreux de l’homme ; il nous élève au-dessus de nous-mêmes. En revanche, quand le flambeau, tombant aux mains de coureurs qui ne sont plus de taille à l’agiter sur nos têtes, s’obscurcit et s’éteint, la politique s’abaisse, se corrompt, et n’offre plus à l’opinion que le jeu embrouillé, malsain, démoralisant, de petites combinaisons d’intérêts, de mesquines roueries et d’intrigues décousues.

Contraste singulier ! notre temps est rempli de ces drames où les plus grands intérêts moraux sont aux prises : nous assistons aux plus gigantesques batailles d’idées qui se puissent livrer au sein de l’humanité ; mais la lutte est entrecoupée d’inconcevables défaillances, et s’engourdit par momens en de bizarres marasmes. Voyez par exemple les affaires d’Italie et les affaires d’Amérique. En Italie, sur la fin du pouvoir temporel de la papauté, c’est la question de la liberté religieuse dans sa portée la plus vaste, c’est la réforme politique du catholicisme qui se débat. En Amérique, c’est l’inhumaine institution de l’esclavage qui va se dissoudre dans une affreuse guerre civile. À en juger cependant par ce qui se passe aujourd’hui en Italie et aux États-Unis, n’est-on pas frappé de la disproportion qui existe entre les questions et les hommes, et ne semble-t-il pas que les faits vont au rebours des idées ? Est-il rien de moins intelligible que l’attitude du gouvernement italien et les récentes excentricités de Garibaldi ? Comment expliquer les tâtonnemens de l’Union américaine, venant, malgré l’incontestable supériorité de sa puissance, échouer aux portes de Richmond ?

L’état de l’Italie mérite d’être pris en sérieuse considération par les amis clairvoyans de la révolution italienne et par ceux qui, pour les avoir comprises, se sont attachés aux destinées de cette révolution. Quant à nous, nous ne dissimulerons pas la sollicitude avec laquelle nous suivons l’Italie dans la phase difficile qu’elle traverse. Certes nous ne songeons point à nous exagérer les difficultés en présence desquelles se trouve l’Italie ; nous ayons la ferme conviction que les Italiens sortiront victorieux de ces embarras. Nous croyons toutefois qu’il nous importe, ainsi qu’à eux, de bien voir le côté périlleux des affaires italiennes, afin de prévenir à temps les déviations qui pourraient compromettre le succès de la révolution.

C’est au moment où la cause italienne obtenait dans la politique extérieure deux avantages corrects, les reconnaissances de la Russie et de la Prusse, que se sont trahies les difficultés intérieures du nouveau royaume. Loin de nous la pensée de déprécier l’importance des actes diplomatiques par lesquels la Russie et la Prusse ont été amenées à reconnaître le royaume d’Italie ! Convenons pourtant que la révolution italienne a un objet plus élevé que d’obtenir les suffrages de deux cours, de deux chancelleries plus ou moins formalistes, plus ou moins pédantes. C’est aux sympathies des peuples bien plus qu’aux condescendances des cabinets que la cause italienne s’adresse et demande un des principaux élémens de sa force. La révolution italienne a ce privilège, qu’a eu aussi la révolution française, d’être cosmopolite, et d’engager dans sa destinée une portion des destinées du monde. C’est dans la question romaine que la révolution italienne trouve cette vertu et cette force du cosmopolitisme, car l’Italie, en revendiquant et en obtenant sa capitale, n’achèvera pas seulement son organisation comme état indépendant ; elle résoudra un problème d’un intérêt universel, elle changera chez toutes les nations catholiques les bases sur lesquelles reposent les relations de l’église avec l’état, elle introduira définitivement dans le monde l’entière séparation du spirituel et du temporel, et avec cette séparation la nécessité absolue dans tous les pays catholiques de la liberté religieuse et des libertés politiques, qui sont l’indispensable garantie de la liberté religieuse. Rome n’est donc pas seulement l’objet supérieur et final de la révolution italienne ; en revendiquant Rome avec une infatigable énergie, en achevant la conquête de sa capitale nécessaire, l’Italie paiera sa dette de reconnaissance à cette portion vivante du monde qui l’a soutenue dans ses efforts de toute la puissance morale de ses sympathies. Que l’Italie réussisse, au nom du droit populaire, à enlever la puissance temporelle au pouvoir spirituel, nous tenons par exemple qu’elle aura fait assez pour s’acquitter entièrement envers le libéralisme français.

M. de Cavour, avec la virile hardiesse et la sûre sagacité de sa raison, avait embrassé de cette façon et dans toute son étendue l’immense portée de la question romaine. Il savait bien qu’en inscrivant ce nom magique de Rome sur le drapeau de l’Italie, il attachait indissolublement à la cause italienne toutes les forces de la civilisation moderne, qui aspirent à séparer le domaine religieux du domaine politique et à fonder simultanément dans le monde, par la nécessité de leurs nouveaux rapports, la liberté religieuse et la liberté politique. À notre avis, la plus sérieuse des difficultés qui apparaissent dans la situation actuelle de l’Italie, est la conséquence d’une sorte d’obscurcissement qui s’est fait dans la pensée que M. de Cavour a léguée à son pays. Le présent ministère ne parle plus de Rome avec la hauteur de langage et la persévérance éloquente qu’employait M. de Cavour. À vrai dire, il n’en parle pas du tout, car les honnêtes espérances exprimées par le général Durando à la fin de son discours sur la politique extérieure de l’Italie, — discours intéressant d’ailleurs et attachant par un sincère accent de bonhomie, — sont surtout l’aveu d’une patience résignée, et n’ont pas le caractère décidé d’une réclamation légitime et fière, Il semble, et l’on comprend qu’ici nous ne pouvons parler que d’après les apparences, que l’on laisse dormir à Turin la question romaine. Or quelle est la conséquence de ce sommeil au moins apparent ? C’est une certaine hésitation dans le mouvement de l’Italie. On entend par exemple discuter cette idée : ne vaudrait-il pas mieux placer Venise avant Rome dans l’ordre des répétitions italiennes ? Doute puéril et déplacé. La question de Venise ne peut être résolue que par la guerre concourant avec certaines combinaisons diplomatiques. C’est donc une question de force et d’opportunité. Assurément, dès que les Italiens croiront pouvoir résoudre à leur avantage cette question de force ou d’opportunité, ils devront être prêts à le faire, qu’ils aient ou non pris possession de Rome ; mais il n’y a pas d’analogie entre la question de Venise et la question romaine. Pour l’une, il faut livrer bataille ; pour l’autre, il faut plaider avec l’énergie incessante d’une conviction morale ; l’une dépend de l’occasion, l’autre est liée au droit, et la puissance qui en ajourne la solution, la France, est désarmée contre ce droit par les principes de sa révolution. Rien de plus oiseux par conséquent que d’engager une discussion sur la priorité qu’il conviendrait de donner à Venise ou à Rome. Malheureusement le silence trop circonspect du ministère actuel de Turin a des conséquences plus graves. Par ce silence, il semble abandonner la direction morale du mouvement italien ; c’est le parti de l’action qui a l’air de s’en emparer. Tandis qu’à Turin le ministère se renferme dans une réserve qui a l’intention d’être prudente et habile, Garibaldi est en Sicile, au foyer même de sa popularité. Le héros passionné de l’indépendance italienne y prononce des discours, y prépare des entreprises, — habiles ? l’avenir le dira, — mais dont le mérite, on peut le dire dès à présent, n’est point à coup sûr la prudence.

Pour nous, étrangers, c’est à distance qu’il nous est donné d’observer l’Italie, Or, vue de loin, nous sommes contraints de l’avouer sans vouloir être sévères pour personne, la confusion que produisent l’attitude du gouvernement italien et l’attitude de Garibaldi est pour les amis de l’Italie un pénible spectacle. Nous savons qu’il y a des Italiens imperturbables dans l’optimisme et poussant la finesse jusqu’à une quintessence effrayante, qui ne sont point embarrassés pour si peu, et qui trouvent le moyen de concilier les sorties de Garibaldi contre la France et l’empereur avec la déférence du ministère italien pour l’alliance française. Que Garibaldi se lance sur les États-Romains, tout le monde, suivant ces raffinés, y trouvera son compte. Les troupes françaises feront face à Garibaldi ; mais une émeute éclatera à Rome. Les Français laisseront la troupe pontificale se démêler avec la population insurgée. On devine le reste. Tandis que les Français repousseront Garibaldi, les Romains se déferont de leur gouvernement, et la France, satisfaite de sa victoire sur les volontaires, s’inclinera à Rome et battra en retraite devant le fait accompli. Nous ne voulons pas troubler les ingénieux flegmatiques qui arrangent ainsi l’avenir à leur fantaisie, et à qui au surplus le passé n’interdit point absolument de se repaître de telles illusions. La politique honnête et sérieuse ne peut pas tenir compte de semblables machinations, surtout lorsqu’elles ne sont que des rêves. En dépit de cette explication un peu machiavélique, la situation que fait à Garibaldi la stagnation de la question romaine n’en demeure pas moins, et pour l’Italie et pour l’Europe, une périlleuse énigme.

Nous avons en France une école de conservateurs sommaires qui croit posséder contre des difficultés de cette sorte un remède souverain : c’est la répression par la force. Les plus modérés disent qu’il faudrait en ce moment à l’Italie un homme qui organisât la résistance des forces conservatrices contre les forces dissolvantes, un Casimir Perier ; les plus violens disent qu’il faudrait à l’Italie un coup d’état. De tels jugemens appliqués à l’Italie sont absurdes. Si nous allions jusqu’à admettre que les coups d’état puissent être quelquefois nécessaires, nous pensons que l’on reconnaîtra du moins que ces extrémités ne sont jamais glorieuses pour un peuple. Les coups d’état sont pour les nations des aveux d’impuissance ; ils signifient que l’on demande l’ordre à la force, parce qu’on désespère de l’obtenir de la liberté et de la raison publique. Grâce à Dieu, l’Italie nouvelle n’en est point là ; l’Italie a eu le bonheur de devoir son indépendance à la liberté, au statut, aux institutions parlementaires du gouvernement subalpin. C’est sa nationalité même qu’elle frapperait au cœur, si elle avait la lâcheté impie de sacrifier la liberté. Il n’y a pas plus de place en Italie à un système de résistance suivant les idées françaises qu’à un coup d’état. Une des principales raisons pratiques de l’inutilité d’une telle résistance, c’est que l’élément conservateur est incontestablement dominant en Italie, et qu’en persévérant dans les voies libérales il n’a nullement à craindre les turbulences d’une petite minorité. D’ailleurs sur quoi résister ? Ce que les exaltés demandent avec une passion tumultueuse, — Rome et Venise, — les hommes de gouvernement, les politiques pratiques, n’ont pas eux-mêmes d’autre pensée que de l’atteindre ; il est évident que sans Rome il leur est impossible d’organiser le nouveau royaume et d’y établir cet ordre auquel tant d’esprits obtus parmi nous consentiraient à sacrifier la liberté. Les conservateurs en Italie n’ont donc à faire par les moyens les plus raisonnables, les mieux concertés, les plus pratiques, que ce que les exaltés veulent faire par bonds et par élan populaire. On ne peut être conservateur en Italie qu’à la façon de M. de Cavour. Les journaux italiens viennent de publier une lettre adressée par la nièce de l’illustre ministre, Mme  la comtesse Alfieri, à M. W. de La Rive, de Genève, qui prépare un récit de la vie de M. de Cavour. Cette lettre touchante raconte les derniers momens du grand homme d’état. Peu d’heures avant sa mort, après avoir reçu la visite du roi, à qui il avait parlé des affaires de Naples, le mourant continua à entretenir avec abondance du même sujet les assistans éplorés. Il prévoyait les difficultés que présenteraient les provinces méridionales ; il disait le bien qu’il y voulait faire, et il s’écriait dans un élan où le scrupule de l’ami de la liberté était relevé encore par l’orgueil de l’homme d’état, par la fierté de l’artiste qui ne veut devoir le succès qu’à son intelligence et à son talent, non à l’oppression de l’esprit et du talent des autres : « Pas d’état de siège, pas de ces moyens de gouvernement absolu ! Tout le monde sait gouverner avec l’état de siège ; moi, je les gouvernerai avec la liberté, et je montrerai ce que peuvent faire de ces belles régions dix ans de liberté… Non, jamais d’état de siège ! je vous le recommande. »

Bien loin de provoquer les Italiens à des luttes intestines et d’exciter les conservateurs contre Garibaldi et le parti de l’action, il faut bien comprendre la position de Garibaldi à côté des hommes de gouvernement qui ont travaillé à l’émancipation de l’Italie et s’efforcer de prévenir en les déplorant les déviations qui pourraient changer une émulation patriotique en une hostilité déclarée. Ici encore nous citerons M. de Cavour. Certes personne n’avait eu plus que lui à souffrir des violences de Garibaldi ; ses amis sont allés jusqu’à attribuer sa mort à l’émotion que lui inspira la scène parlementaire où l’homme qui venait de donner à l’Italie le royaume des Deux-Siciles vint dénoncer « la froide et malfaisante main du ministère. » Eh bien ! le collaborateur le plus intime du ministre, M. Artom, dans l’intéressante notice qu’il a placée en tête de l’Œuvre parlementaire de M. de Cavour, déclare que, même après cette lutte, M. de Cavour ne se repentait pas d’avoir lui-même préparé un si grand rôle au soldat populaire de la cause italienne. Bien plus, à son lit de mort, il disait à la comtesse Alfieri : « Garibaldi est un honnête homme, un brave. Je ne lui veux aucun mal. Il veut aller à Rome et à Venise, et moi aussi. Personne n’est plus impatient que nous d’y arriver. » Aucun vrai patriote italien et hors de l’Italie aucun de ceux qui prennent un loyal intérêt à cette cause ne peuvent souhaiter la perte de Garibaldi ; l’humiliation ou la destruction de ce vigoureux instrument de la révolution italienne. Sans doute Garibaldi est un auxiliaire ou un initiateur souvent incommode ; mais en temps de révolution et dans un régime libre les concours les plus utiles sont par momens très embarrassans. Il vaut mieux en tirer parti malgré les désagrémens qu’ils causent que de les user et de les détruire. Or le meilleur moyen d’en tirer parti, et jusqu’à un certain point de les contenir, c’est de marcher ouvertement, par les grands chemins, comme disait M. de Cavour, au but où l’on aspire ensemble ; c’est de faire flotter au moins avec éclat le drapeau commun, et non de le mettre dans sa poche. Telle a été en général la position prise par les ministères italiens depuis 1859 à l’égard de Garibaldi. Dans un discours prononcé le mois dernier, un des collègues les plus actifs de M. de Cavour et du baron Ricasoli, M. Peruzzi, définissait avec justesse cette position. Sous MM. de Cavour et Ricasoli, il y avait entre le ministère et le général Garibaldi une alliance latente. Des deux côtés, on avait le même objet, le seul que l’on puisse déclarer aujourd’hui, Rome ; le ministère le poursuivait par les moyens moraux qui étaient à sa disposition, surtout par un appel incessant à l’opinion. Lorsque M. Rattazzi est arrivé au pouvoir, l’alliance entre le gouvernement et le général des volontaires a pris un caractère plus marqué de publicité. Le jour où le cabinet fut formé, le général qui était à Turin rendit visite aux nouveaux ministres. Plusieurs de ses amis les plus connus furent nommés à des postes politiques ou militaires importans. Un de ses compagnons d’armes les plus actifs, le général Bixio, a un ascendant notoire sur le ministère, dont il est le puissant défenseur. Avant Sarnico, le cabinet s’était montré disposé à affecter une somme considérable à un emploi indiqué par le parti de l’action. Quand on récapitule ces diverses circonstances, on ne sait comment expliquer la rupture qui s’est accomplie entre le gouvernement et Garibaldi. Cette rupture n’est-elle qu’apparente ? Nous avouons que, s’il y avait là une feinte, elle dépasserait notre intelligence. Nous prenons donc, si le mot de rupture parait trop fort, la séparation comme réelle. À nos yeux, le cabinet circonspect qui à Turin préconise l’alliance française et se place sous son puissant patronage ne peut pas être secrètement d’accord avec le général qui, à Palerme et à Marsala, vitupère le gouvernement français et prêche de nouvelles vêpres siciliennes. Nous nous demandons alors quelle a pu être la cause de ce divorce ? Ne serait-ce pas que le ministère aurait cru à tort que les impatiences du parti d’action pourraient être apaisées par des négociations avec les personnes, en mettant à l’écart pour quelque temps le programme qui passionne l’opinion italienne, et par l’exécution duquel cependant la passion nationale peut uniquement être contenue et conduite ? En émettant cette conjecture, ce doute, nous n’avons pas la pensée d’incriminer et d’affaiblir M. Rattazzi. Nous sommes sûrs au contraire que M. Rattazzi a cru suivre la politique la plus favorable aux intérêts de son pays. Il a dû croire que moins il parlerait de Rome et plus il s’en rapprocherait. Il a dû penser que le gouvernement impérial lui saurait gré des ménagemens qu’il avait pour nos propres embarras à Rome. Il a dû espérer qu’une telle conduite obtiendrait de la France une récompense prochaine. Nous ne blâmons pas M. Rattazzi d’avoir fait ainsi, à ses propres dépens, gagner du temps à la politique française. Sa conduite sera suffisamment justifiée par le succès. C’est vers notre propre gouvernement que nous nous tournons. De plus longues temporisations à l’égard de la question romaine ne feraient qu’user irréparablement en Italie un ministère qui a montré le prix qu’il attache à notre alliance. Ce n’est pas tout : elles condamneraient l’Italie à un état de désorganisation dont la conduite de Garibaldi est déjà un symptôme assez manifeste, et qui pourrait se compliquer des plus tristes accidens. Il ne faut pas trop croire aux folies dont Garibaldi nous menace, il ne faut pas non plus les trop mépriser. S’il réalisait son coup de tête contre les États-Romains, nous le battrions assurément, nous le punirions sans doute de son audace ; mais l’effet moral de sa démonstration nous enchaînerait à Rome, et en prolongeant indéfiniment notre occupation, nous deviendrions pour l’Italie une cause permanente de désordre et de faiblesse.

En effet, malgré l’unanimité apparente qui le soutient dans le parlement, malgré la confiance du roi et la faveur de la France, il est visible que le ministère Rattazzi ne possédera point les conditions véritables de la force et de la durée, s’il ne peut bientôt relever son prestige par quelque avantage signalé obtenu dans la question romaine. Nous l’avons déjà montré, ce ministère renonce à un grand levier de popularité en s’abstenant, par égard pour le gouvernement français, de parler, à l’imagination italienne de ce qui l’émeut et la passionne, et de parler à l’opinion publique de l’Europe de ce qui l’intéresse surtout dans les affaires d’Italie. M. Rattazzi a sans doute dans son administration des collaborateurs distingués, pleins de zèle et d’activité. En première ligne, il faut citer le ministre du commerce, M. le marquis Pepoli, le ministre des finances, M. Sella, et notre savant ami M : Matteucci, ministre de l’instruction publique. Il est impossible d’avoir plus d’aimable bonne volonté et plus d’ardeur au travail que M. Pepoli. Nous le signalerons volontiers comme un modèle à nos propres administrateurs, qui depuis deux sessions surtout se font remarquer par une si curieuse indolence. Les projets de loi utiles se sont multipliés sous la féconde élaboration de M. Pepoli : unification des monnaies, loi sur les courtiers et les agens de change, canaux d’irrigation, crédit foncier, le jeune ministre du commerce a rapidement mis la main à toutes les branches de son département. Bien que nous ayons pris la liberté de présenter, à propos de certaines dispositions de son projet de crédit foncier, quelques critiques dont il parait d’ailleurs que le gouvernement italien a compris la justesse, nous devons reconnaître que les projets de M. Pepoli annoncent de sérieuses études et sont inspirés par un esprit libéral. Le ministre des finances, M. Sella, dans un département où ne semblaient pas l’appeler ses occupations antérieures, a fait preuve de netteté d’esprit et d’intelligence. Quant à M. Matteucci, il a obtenu un succès qui passe pour rare dans le parlement italien : il est parvenu, après cinq jours de discussion, à faire voter une loi relative à l’instruction supérieure qui, bien qu’elle ne touche qu’aux émolumens des professeurs et aux inscriptions payées par les étudians, ouvre la voie à une organisation plus systématique des universités italiennes. Tout en rendant justice aux efforts des collaborateurs de M. Rattazzi, nous sommes forcés de reconnaître qu’ils ne suffisent point à donner au ministère l’ascendant parlementaire d’une administration vigoureuse.

Bloqué du côté de la question romaine, c’est-à-dire du côté de la politique générale italienne, il semble que le cabinet Rattazzi ait cherché une diversion dans ce que nous appelons en France les lois d’affaires. La pensée était louable. Il y a en matière de finances et d’intérêts matériels beaucoup à faire en Italie. C’est dans les finances que l’œuvre de l’unification laisse le plus à désirer, et c’est par les finances qu’il faut surtout chercher à consolider l’unité politique de l’Italie. Les finances italiennes vivent de ressources qu’on peut dire précaires, qui sont loin d’être en rapport avec la véritable richesse de la péninsule. L’on ne s’est pas occupé encore d’appliquer à tout le royaume un système uniforme d’impôts. Les contributions varient suivant les provinces ; le régime de l’égalité des taxes n’existe donc pas encore. En un mot, l’Italie n’a point jusqu’ici organisé son revenu public. On n’a pas pris cette année la question de si haut ; on n’a présenté que des lois partielles au lieu d’une conception systématique. Ce retard nous paraît regrettable. Les lois d’affaires paraissent arides, elles semblent ne toucher qu’à des intérêts subalternes ; elles n’occupent pas l’opinion publique lorsqu’elles sont présentées fragmentairement et sans lien, lorsqu’elles n’ont pas l’air d’appartenir à une conception d’ensemble. Elles deviennent séduisantes au contraire dans les pays libres, elles y attirent et exercent les intelligences les plus distinguées, elles éclairent et intéressent utilement l’opinion, lorsqu’elles se classent dans un système général. Il y a un art de faire valoir et de mettre pour ainsi dire en scène les lois d’affaires. Cet art est possédé surtout par les ministres des finances d’Angleterre, et la façon dont il a été appliqué depuis Pitt jusqu’à M. Gladstone a beaucoup contribué aux progrès économiques de l’Angleterre, et a en quelque sorte appris l’économie politique au peuple anglais. S’il eût été déjà possible en Italie de trouver dans les affaires une diversion à la politique, c’est à la manière anglaise que l’on eût dû procéder. On ne l’a pas fait, et ici ce n’est pas un blâme, mais un regret que nous exprimons. Une conséquence de cet état de choses, c’est que les affaires n’ont pas donné à la session du parlement italien le brillant que la politique lui refusait, et que les débats sont demeurés ternes. Une autre conséquence, c’est que les projets ministériels, n’émanant pas d’une pensée fermement arrêtée et mûrie, ont quelquefois porté les traces de la précipitation, et sont restés incomplets : ils ont dû être remaniés par les commissions. Comme les bureaux nomment ordinairement pour commissaires les députés les plus capables, et que les députés les plus capables à Turin ne sont pas généralement ministériels, le cabinet a perdu quelque chose de son autorité dans ses conflits avec les commissions. Nous ne citerons qu’un exemple de l’imperfection de l’élaboration ministérielle, et nous le prendrons dans les finances. Le gouvernement a pris une résolution heureuse, croyons-nous, en décidant l’aliénation des biens domaniaux et de ceux de la caisse ecclésiastique. La vente de ces propriétés associera par les intérêts une classe nombreuse de propriétaires au nouvel ordre de choses, et en même temps doit fournir au trésor une ressource considérable. Ces biens, d’après le ministre des finances, produisent un revenu net de 26 millions. D’après un tel revenu, en tenant compte de l’administration imparfaite par laquelle ils sont régis, il n’y a pas d’exagération à attribuer à ces biens une valeur d’au moins un milliard en capital. Il y a là pour le crédit italien une réserve puissante, qu’il faut se garder d’avilir et de compromettre par des ventes précipitées. Que le gouvernement italien ait laissé voir cette réserve dans son budget comme une ressource pour l’avenir, rien de mieux ; mais il paraît étrange que l’on ait fait figurer une partie notable de cette ressource comme un moyen de trésorerie dans l’exercice courant, celui même de 1862, qui est déjà si avancé, et que l’on ait eu la pensée de lier à une opération qui doit être conduite avec une prudente lenteur la création immédiate d’une institution de crédit foncier, laquelle serait ainsi devenue, elle aussi, des cette année, un autre moyen de trésorerie. On comprend encore plus difficilement cette hâte inconsidérée lorsqu’on étudie de près la situation du trésor. Le déficit annoncé par le ministre est en grande partie apparent. Le royaume d’Italie a un système de comptabilité imparfait, et qui a l’inconvénient de manquer de clarté. Toutes les dépenses votées sont loin d’être faites dans le courant de l’exercice ; celles qui n’ont point été effectuées figurent sous le titre de residui passivi, reliquats passifs. De même les ressources prévues ne sont pas toutes réalisées, et ce qu’il reste à recouvrer s’appelle residui attivi, reliquats actifs. Il va sans dire que les reliquats passifs s’élèvent toujours, depuis quelques années, à des sommes bien plus considérables que les reliquats actifs ; mais il ressort de cet usage des reliquats passifs et actifs que les déficit pour le trésor sont plus apparens que réels en fin d’exercice. En 1861 par exemple, les reliquats passifs ont dépassé les reliquats actifs de plus de 280 millions. Cependant les rentrées effectives du trésor avaient dépassé de 143 millions les sommes payées par lui ; le trésor, en fin d’exercice, avait un encaisse de 143 millions contre une circulation de bons qui ne dépassait pas 37 millions. On doit s’attendre pour l’année courante à un résultat analogue ; une partie considérable du déficit prévu par M. Sella entrera dans la catégorie des reliquats passifs ; le ministre n’aura probablement pas à faire usage de la totalité de la seconde émission de 100 millions de bons du trésor qu’il a sollicitée. À bien voir les choses, au lieu de prendre l’attitude d’un besoigneux pressé de faire argent de ce qu’il peut vendre, le gouvernement italien peut attendre, sans péril et au contraire avec grand profit pour son crédit, la session du mois de novembre, afin de donner aux discussions des lois relatives aux biens domaniaux et au crédit foncier le développement ample et réfléchi que réclament des débats de cette importance.

Il faut déplorer les derniers événemens des États-Unis : ils ne retardent pas seulement le triomphe d’une juste cause, ils jettent dans une lutte déjà si terrible de nouveaux et plus graves fermens d’irritation. Tous ceux qui en Europe encouragent le sud à une résistance désespérée vont directement contre les intérêts qu’ils ont à cœur : ils éloignent le moment où pourront se rétablir les prospères relations commerciales des États-Unis avec l’Europe ; ils se condamnent à la longue privation du coton américain et au pénible chômage du travail. De même tout avantage partiel obtenu par le sud prépare contre lui d’infaillibles et redoutables représailles. De ce que nous jugeons ainsi cette querelle, il ne s’ensuit pas que nous approuvions dans toutes ses parties la politique des États-Unis. Le gouvernement de Washington a commis sans doute bien des fautes. Ses erreurs dans la conduite des affaires militaires n’ont été que trop manifestées par le changement de position que le général Mac-Clellan a été obligé d’opérer avec tant de pertes devant l’armée de Richmond. Il était clair qu’en attaquant les confédérés sur tous les points de la circonférence où régnait l’insurrection, et en les refoulant, on les conduisait à une concentration de forces sur le point le plus important, Richmond. La plus simple prévoyance commandait de prodiguer les renforts au général qui aurait à supporter tout le poids des forces confédérées. Des rivalités, des jalousies se sont mises en travers des inspirations de la prudence ; mais même au milieu de ces fautes la cause du nord nous paraît digne de l’intérêt des libéraux du monde. Qu’on le remarque en effet, ces fautes sont l’accompagnement inévitable de l’état de liberté que les Américains du Nord maintiennent parmi eux, même pendant la guerre. C’est volontairement qu’ils subissent les inconvéniens de la liberté, tandis que leurs adversaires ont sur eux la supériorité que donnent le pouvoir dictatorial, le pouvoir révolutionnaire, le gouvernement par la terreur et par les supplices. Au surplus, l’échec de l’armée du Potomac ne décourage pas le gouvernement de Washington. Le général Pope lui promet la prompte reddition de Wiksburg. Le cabinet de M. Lincoln croit que dans un mois les armées fédérales entreront à Richmond ; il combine froidement et résolument ses préparatifs militaires et maritimes contre toutes les éventualités de l’avenir.

Chez nous, les questions de liberté ne s’agitent encore que sourdement ; mais, quelle que soit la scène où elles se présentent, c’est notre devoir de les signaler. Dans l’étroite enceinte scientifique où se dresse la chaire d’hébreu, c’est la cause de la liberté qui se présente avec M. Renan, traversé dans l’exercice de son professorat par une interdiction administrative. Il est heureux, qu’on nous permette de le dire, que si la liberté devait être atteinte, ce soit dans la personne de M. Renan qu’elle ait eu à souffrir : en passant par un tel organe, elle peut au moins faire entendre des plaintes dignes d’elle. Tout le monde voudra lire les explications adressées par M. Renan à ses collègues du Collège de France. Il était impossible d’établir avec plus d’élévation et d’autorité dans le langage les droits de l’enseignement libre. Ici revient la nécessité de la séparation du spirituel et du temporel. Seulement c’est contre les empiètemens de l’état s’arrogeant la défense d’une doctrine religieuse qu’il faut protester. Nous le ferons avec les propres paroles de M. Renan : « L’état n’a pas de doctrine particulière, tel est l’axiome fondamental auquel on revient toujours quand on veut fonder dans les matières intellectuelles le droit des individus, c’est-à-dire la liberté. »

E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.

Tableau de l’Empire romain depuis la fondation de Rome jusqu’à la fin du gouvernement
impérial en Occident, par M. Amédée Thierry. — Didier, 1862.

Fidèle aux traditions de son illustre frère, M. Amédée Thierry interroge les vaincus. Vaincus d’hier, ils seront sans aucun doute les vainqueurs demain, si leur combat a fait partie de la lutte générale de l’humanité. Or comment en douter pour les peuples qui sont finalement entrés dans la grande unité romaine ? Les historiens anciens les ont fort dédaignés et se sont contentés de raconter le perpétuel triomphe de l’ancienne république aristocratique dont les débris subsistaient encore sous l’empire. En étudiant l’action de Rome sur ces peuples, M. Amédée Thierry a bientôt aperçu dans les vicissitudes de sa vieille constitution l’effet d’une réaction qu’ils exerçaient à leur tour, et il a pressenti là une nouvelle lumière sur la formation de nos sociétés modernes.

On connaît la curieuse légende rapportée dans Plutarque : Romulus, ayant ouvert un asile, fit creuser un fossé dans lequel chacun de ses nouveaux compagnons jeta une poignée de terre apportée du pays d’où il était venu. De même, au Xe siècle de notre ère, les émigrans Scandinaves qui, fuyant la centralisation monarchique et la civilisation chrétienne, allaient fonder en Islande une république pendant quatre cents ans florissante, emportaient sur leur navire un peu de terre norvégienne ou danoise pour édifier leurs nouveaux autels sur le sol sacré de la mère-patrie. Peut-être s’agit-il, dans le récit de Plutarque, d’une fête religieuse se rattachant au mythe du mundus étrusque, qui communiquait par les entrailles de la terre avec le monde souterrain des mânes. Quoi qu’il en soit, on a interprété cette légende (Plutarque lui-même, ce semble) dans le sens d’une allégorie historique que les destinées ultérieures de Rome devaient pleinement justifier. Rome était destinée à devenir l’asile universel et à comprendre le monde, comme le mundus réunissait toutes les immigrations diverses. Dès l’origine de cette histoire, un naïf emblème donnait une forte idée de cette puissance d’assimilation et de cette soif d’unité au service desquelles Rome allait déployer une force si intense. — De quelle manière son action devait-elle se développer ? De la manière la plus libérale, en se faisant toute à tous, c’est-à-dire en distribuant tout d’abord autour d’elle par une répartition inégale, mais constante, les démembremens du précieux droit de cité. L’aristocratie romaine croyait diviser par là. et dominer en divisant ; mais il arriva que les Latins prétendant au droit de cité, les Italiens au droit latin, la guerre sociale abattit toute barrière devant les uns et les autres ; fort contraire à l’esprit exclusif de la cité grecque, qui avait péri pour n’avoir pas voulu s’étendre, le génie héroïque et vraiment libéral de Rome allait se livrer sans réserve, au risque de se disperser dans une diffusion infinie. L’aristocratie s’était vainement opposée à ce mouvement énergique d’assimilation qui, en provoquant une réaction inévitable, avait accéléré à l’intérieur le progrès vers l’égalité. Ce dernier progrès, la démocratie romaine l’avait voulu des les premiers temps avec passion ; elle le réalisa autant que cela était possible dans un état de civilisation qui reposait sur le paganisme et sur l’esclavage, et ce fut son triomphe. Comment la liberté politique s’accommoda de ce triomphe, le passage de la république à l’empire suffit pour le montrer.

C’est un des mérites de M. Amédée Thierry d’avoir compris et montré par ses travaux quelle place importante doit occuper l’étude du droit dans l’interprétation de l’histoire. M. Amédée Thierry n’a eu qu’à se rappeler et à résumer les curieuses études insérées par lui jadis dans nos recueils de législation et de jurisprudence pour nous donner aujourd’hui de la révolution impériale un commentaire qui, reproduisant ces études publiées il y a vingt ans, échappe dans notre temps à des interprétations combattues par sa véritable date. Il y a fort bien montré comment, la cité ayant dû s’ouvrir aux populations diverses de l’Italie et des provinces, ces nouveau-venus, ont accéléré par une pression nouvelle un mouvement déjà très rapide à l’intérieur vers l’égalité. Puis, prenant les textes rédigés plus tard par les grands jurisconsultes romains, textes qui contiennent dans son expression la plus rigoureuse la formule légale de l’empire, il commente cette formule, expression rigoureuse elle-même des faits qui se sont accomplis, et nous fait voir clairement la démocratie enivrée, sacrifiant, pour obtenir l’extrême égalité, tous ses pouvoirs et tous ses droits, les rejetant loin d’elle tous l’un après l’autre et les accumulant sur une seule personne, l’empereur chargé de réaliser et de maintenir une formidable unité. Un jour, pendant un de ses voyages sur mer, Auguste se vit abordé par un navire d’Alexandrie. Équipage et passagers demandèrent à être admis devant lui et s’y présentèrent, comme devant un dieu, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs, au milieu de la fumée de l’encens et des parfums : « O césar ! lui disaient-ils, c’est par toi que nous vivons, par toi que nous naviguons, par toi que nous jouissons de notre liberté et de nos biens ! » Auguste, par une réponse muette dont ils comprirent vivement le sens, leur fit distribuer à tous la toge romaine et fit prendre à son équipage romain le pallium grec ; il voulut aussi que d’un navire à l’autre on échangeât les idiomes, que les Romains parlassent la langue des Grecs, et les Alexandrins le latin. Ainsi grandissait la majesté de l’empire, aux acclamations de tant de peuples qui demandaient à Rome de les admettre au partage de sa civilisation supérieure, dût sa propre liberté y périr. « Ainsi le voulait, dit M. Amédée Thierry, le progrès du monde ; l’ambition de César l’avait mieux compris que la vertu des derniers Romains. »

Assisté par le christianisme, l’empire a du moins, il faut le reconnaître, fondé la liberté civile, que le monde ne connaissait pas avant lui. L’histoire de l’empire nous touche donc plus intimement encore, à vrai dire, que celle de la république. Au point de vue un peu étroit de la morale éloquente et didactique, point de vue qui a préoccupé la plupart des historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, alors qu’on représentait Sésostris arrêtant par pure modération l’élan de sa conquête, les vertus de la république romaine, racontées par Tite-Live et Plutarque, avaient assurément leur prix ; mais nous avons eu depuis les vertus chrétiennes, qui ont, elles aussi, créé des héros. Au point de vue de la vérité historique et de la philosophie morale, qui intéresse pardessus tout nos modernes écrivains, le développement politique dont la constitution républicaine a été l’objet n’a produit en définitive ses résultats que pendant la période impériale, sans la connaissance de laquelle il resterait, peu s’en faut, lettre morte. L’empire a été, comme dit Plutarque, « l’ancre du monde prêt à flotter. » Bien plus, sa grande unité a été le creuset dans lequel s’est faite, dit avec raison M. Amédée Thierry, la refonte des nations ; c’est là en effet qu’a eu lieu la transformation des peuples en nations modernes, et M. Thierry a consacré bien justement la meilleure partie de son livre à observer de près, comme le chimiste habile, cette intime opération qui a fixé à l’avance les destinées de l’Europe moderne.

En exposant les principaux traits de l’histoire impériale, M. Thierry avait deux mouvemens distincts à suivre : d’une part celui qui amenait les peuples dans le cercle d’action de l’empire, d’autre part celui par lequel cette action s’exerçait. L’étude de la première question a entraîné le savant auteur dans des recherches entièrement nouvelles. Personne encore n’avait osé interroger patiemment cette masse confuse de peuples qui se presse dès le Ier siècle sur toutes les frontières impériales, qui s’agite, se divise, se groupe de cent façons diverses, et qui peu à peu réclame sa place dans le monde civilisé et chrétien. À travers cette obscurité, M. Thierry distingue deux révolutions principales qui compromirent gravement l’œuvre d’assimilation à laquelle travaillait l’empire. « Une première fois, dit-il, sous l’influence religieuse de l’odinisme, les nations Scandinaves, rejetées vers l’est et le midi, forcent la civilisation à recommencer son œuvre. Une seconde fois ce sont les hordes nomades de l’Asie qui viennent avec les nations finnoises écraser les races européennes, en partie civilisées, et les précipitent sur l’empire romain. Il y a dès lors une lutte, à l’intérieur même de cet empire, entre Rome et des peuples façonnés par elle, mais qui ne sont encore qu’à demi Romains. Dans cette lutte domestique, la forme politique périt, l’unité du gouvernement est brisée, et de l’organisation des peuples barbares jetés sur le territoire romain sortent les nations modernes. » Sur ces migrations gothiques et finnoises, on a bien peu de lumières et c’est une raison pour accueillir avec intérêt les conjectures et les systèmes, quand ils s’appuient sur l’étude et la réflexion. L’ouvrage de M. Amédée Thierry mériterait, pour cette partie et pour les autres, une étude critique étendue. Sans dépasser les limites d’un simple exposé tel que nous entendons le donner ici, nous pouvons dire qu’il a décrit avec une certitude fondée sur les meilleurs textes l’habile travail par lequel l’empire romain, cédant à un instinct ou plutôt à une mission providentielle, a su gagner ces peuples et les retenir par des attaches communes. Or l’histoire de ce travail grandiose n’est autre que celle de l’administration municipale et du gouvernement civil. Rome, en distribuant autour d’elle différens droits politiques, a fondé la future indépendance, a créé, pour ainsi parler, la personnalité des peuples destinés à figurer sur la scène moderne, en même temps qu’elle les rattachait à elle-même par une même sorte de liens ; les pouvoirs municipaux ont été les germes de ces individualités nouvelles, filles de Rome ; ils ont été les nœuds qui ont retenu les nations modernes fixées au sol pendant les premières et terribles tempêtes du moyen âge, les premières enveloppes enfin des institutions politiques modernes. Et quant à l’administration publique et au gouvernement purement civil, c’est de la Rome impériale aussi que la société européenne a reçu les plus directs enseignemens. L’auteur du Tableau de l’Empire a consacré un chapitre ingénieux aux transformations par lesquelles le droit local de la Rome primitive est devenu une formule générale applicable à toutes les sociétés. Il a montré comment, le droit primitif de l’ancienne aristocratie romaine devenant insuffisant en présence des nécessités qui découlaient de la conquête, on se vit amené à comparer les législations les plus considérables des nations conquises ; en les comparant, on reconnut certains traités analogues ou identiques dans ces législations diverses, et l’on tira peu à peu de ces règles communes un droit commun qui fut le droit des gens, jus gentium ; puis on s’élança vers des spéculations abstraites, l’élément importé de la philosophie grecque venant développer la faculté de l’abstraction, dont l’usage avait été jusque-là peu familier à l’esprit romain ; on s’éleva ainsi jusqu’au droit naturel, et c’est le résultat de tout ce travail intellectuel et moral qui se traduit dans les écrits des jurisconsultes romains en axiomes dignes du beau nom de raison écrite. L’empire fut la période pendant laquelle ces règles furent rédigées en même temps qu’appliquées.

Nous en avons assez dit peut-être pour faire comprendre dès à présent quel est le caractère particulier du volume que M. Amédée Thierry vient de publier. L’histoire classique y est considérée d’un point de vue nouveau ; l’auteur y a observé et suivi surtout les institutions issues de la démocratie romaine, et il est bien vrai que ces institutions, étudiées dans leurs origines, dans leur formation, dans leurs applications premières, présentent une idée exacte de la vie politique et morale que Rome a su faire naître et communiquer ensuite au reste du monde.


A. GEFFROY


ESSAI SUR LA SITUATION RUSSE, par M. N. Ogarof ; Londres, chez Trubner, 1862 ;


Depuis qu’une certaine lumière commence à se faire en Russie et que la situation de cet immense empire devient l’objet d’une attention croissante mêlée d’étonnement, tout ce qui touche à un pays si longtemps mystérieux prend un intérêt singulier. On se préoccupe de tous les incidens qui se succèdent dans l’intérieur de l’empire des tsars, et qui arrivent en Europe si souvent défigurés. On s’est ému récemment de ces incendies sinistres qui se sont développés tout à coup dans des proportions redoutables à Saint-Pétersbourg comme sur d’autres points, et qui semblent moins un fait accidentel échappant aux prévoyances ordinaires que le signe d’une situation. À travers ces flammes allumées par des mains qui restent cachées, on entrevoit le travail des partis, la tension dangereuse des passions, l’inquiétude du présent et de l’avenir. Tout annonce que le cabinet de Saint-Pétersbourg lui-même se sent en présence d’une fermentation sourde qui peut avoir ses dangers, et qui se révèle au moins tout d’abord d’une façon assez sinistre. Or, à part ces incendies, qui semblent heureusement cesser pour l’instant, comment s’est formée cette situation ? quels en sont les élémens et les caractères ? quelles passions, quels intérêts s’agitent dans cette demi-obscurité de la vie russe ? Voilà ce que chacun recherche, et les Russes eux-mêmes, on le comprend, ne sont point les derniers à scruter leur propre histoire, à sonder le mystère d’une crise si profonde et si complexe, à rendre témoignage dans les affaires de leur pays. C’est un témoignage de ce genre que rend M. Ogaref dans son Essai sur la situation russe, un petit livre qui vient de paraître à Londres, et où sont débattus presque tous les problèmes agités à cette heure dans l’empire des tsars, réforme du servage, réforme financière, organisation communale, église, bureaucratie, hiérarchie sociale.

L’auteur est un de ces émigrés russes campés avec M. Hertzen à Londres. C’était autrefois un poète distingué. Les événemens l’ont jeté dans la politique, et il contribue aujourd’hui à la rédaction de la Cloche, de ce journal étrange qui se publie en Angleterre et qui est souvent mieux au courant des affaires de la Russie qu’on ne l’est à Saint-Pétersbourg même. M. Ogaref est évidemment un publiciste de l’école révolutionnaire. Il incline à certaines idées socialistes, ou plutôt on pourrait dire que ce sont les phénomènes qu’il décrit qui ont un caractère socialiste et qui communiquent à son langage la teinte de l’école. Au fond, en laissant de côté ce socialisme d’idées et une certaine phraséologie, ce qui est curieux dans cet Essai, c’est l’analyse pénétrante et instructive de tous les élémens de la situation politique et économique de la Russie que l’auteur décompose avec une verve substantielle, pour en arriver à cette conclusion, que de toutes les utopies la plus grande et la plus dangereuse aujourd’hui serait la prétention de ne rien faire, de maintenir ce qui existe. On peut ne point partager toutes les idées de M. Ogaref dans les développemens auxquels il se livre ; mais son Essai n’en est pas moins un tableau curieux, animé et instructif, où les chiffres mêmes ont leur couleur et leur éloquence.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

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