Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1868

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Chronique n° 871
31 juillet 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1868.

La session législative vient de se clore. À travers les intermittences et les langueurs qui ont marqué cette laborieuse étape parlementaire, rien n’aura manqué pour relever la session qui s’achève, ni la gravité des circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée, ni l’ampleur et l’animation des débats qui se sont succédé, ni l’importance des questions qui ont été agitées, ni même la moralité qui se dégage invinciblement de cette sérieuse renaissance de l’esprit de contrôle. Depuis que le second empire est sorti tout armé d’un tourbillon de réaction, et a refait le régime politique de la France, jamais nos chambres n’étaient restées si longtemps réunies. La constitution de 1852, dans sa prévoyante sollicitude pour notre tranquillité, n’avait donné que trois mois aux travaux législatifs. La session qui finit a duré près de neuf mois, et dans cet intervalle que de questions ont été débattues, que de discussions sérieuses, passionnées, auxquelles le décret de 1860 a rendu leur physionomie expressive et vivante ! Dans cet espace de neuf mois, le cours naturel des choses a rassemblé tout ce qui était fait pour remuer et intéresser le pays. La réorganisation militaire de la France a été sanctionnée, et elle est aujourd’hui en pleine exécution. Les promesses du 19 janvier 1867 sont devenues les modestes réalités de 1868 par le vote de la loi sur la presse et de la loi sur les réunions publiques. Notre situation économique tout entière a été l’objet d’une enquête ouverte en plein parlement, poursuivie avec une verdeur inattendue, et après le régime commercial c’est le système des chemins de fer qui a eu son tour, et après l’histoire de nos voies ferrées ou de nos industries c’est l’histoire même de nos finances qui est venue avec le budget, ce grand et coûteux résumé de la situation du pays. Quand tout a été passé en revue et qu’on croyait déjà ce beau feu parlementaire épuisé, lorsque cette session semblait se traîner vers sa fin sous l’accablement d’une température énervante, voilà au dernier moment la question du Mexique qui s’est réveillée et a éclaté comme un coup de tonnerre au déclin d’une lourde et chaude journée ; elle est venue illustrer cette carrière législative expirante d’un dernier reflet de passion et d’éloquence. Cette session s’inaugurait, il y a neuf mois, au milieu des émotions mal apaisées de la seconde expédition de Rome ; elle s’achève au milieu des souvenirs irritans de cette expédition mexicaine dont on croit toujours dire le dernier motet qui ne cesse de peser sur notre politique, dont la rançon financière est aujourd’hui cette rente annuelle de Il millions inscrite au budget pour les porteurs d’obligations, pour tous ces naïfs complices d’une des plus étranges aventures où ait été lancée la fortune de la France.

On a beau vouloir secouer cette obsession en effet, un mot suffit pour que la plaie se rouvre, pour que cette malheureuse question se relève avec son cortège d’illusions cruellement expiées, de faux calculs, de déplorables erreurs et de tragédies. Ce n’est pas en un jour qu’on peut arriver au bout de cette douloureuse liquidation. Le gouvernement, pour en finir une bonne fois, avait proposé d’inscrire au budget trois millions de rente destinés à désintéresser autant que possible, tous ceux qui avaient quelque revendication à exercer, ou qui s’étaient engagés à sa suite dans cette triste affaire. Le principe d’une compensation nécessaire une fois admis, cette proposition avait au moins quelque chose de rationnel, puisque la rente offerte se composait de la partie des emprunts laissée en dépôt pour la reconstitution progressive du capital, et des sommes que le gouvernement lui-même avait reçues, dont il pouvait faire le libéral abandon. La commission législative a ajouté un million, elle a voulu se montrer généreuse envers les victimes de la grande faillite mexicaine, et à coup sûr, si on pouvait avec de l’argent effacer jusqu’à la dernière trace de cette désastreuse aventure, on ne paierait jamais trop. Seulement c’est ici qu’a commencé la confusion ; les générosités de la commission n’ont fait que rendre plus sensible un point déjà très controversé dans la proposition primitive. Si le gouvernement n’est point engagé par tout ce qu’il a fait, s’il n’est pas responsable des mésaventures des porteurs d’obligations mexicaines, de quel droit rejeter aujourd’hui sur les contribuables le poids d’une opération hasardeuse ? Les prêteurs ont su ce qu’ils faisaient, ils ont cédé à l’appât des intérêts usuraires des remboursemens démesurés et des lots extraordinaires ; ils ont joué : ils pouvaient gagner, ils ont perdu ; c’est un malheur pour eux, et, comme l’a dit M. Jules Favre, n’est-il pas d’une souveraine injustice d’associer la masse du pays à la perte quand elle n’était pas associée au gain ? N’y a-t-il pas même une criante immoralité dans cette prime accordée à la fièvre de la spéculation et de l’agiotage au détriment de ceux qui ne demandent qu’à un travail honnête et obstiné le pain ou le bien-être de chaque jour ? Si au contraire le gouvernement a assumé une véritable responsabilité légale ou simplement morale, s’il a été, non par de vaines déclarations, mais par ses actes, le promoteur, le protecteur de tous ces emprunts, si les capitaux qui se sont engagés ont pu croire qu’ils se donnaient à la France encore plus qu’à un empereur sans empire, alors il n’y a plus à marchander, il ne s’agit plus d’hésiter entre trois millions et quatre millions, c’est la dette totale qu’il faut rembourser. En un mot, ici la question financière est visiblement dominée par la question politique, une question de responsabilité d’état.

A dire vrai, puisqu’on ne pouvait éluder cette maussade liquidation de l’affaire mexicaine, qui reste comme une ombre sur les derniers jours de la session, puisqu’il fallait y venir de toute façon, il n’y avait qu’un moyen d’aborder la difficulté : c’était d’avouer sans détour, avec une franchise qui n’eût pas été sans grandeur, qu’effectivement on s’était trompé, qu’on avait été dupe d’une désastreuse illusion qu’on avait fait partager aux autres en la partageant soi-même, et qu’il ne restait plus qu’à payer les frais d’une entreprise légitime sans doute à l’origine dans une certaine limite, glorieusement poursuivie par nos soldats, si l’on veut, mais à coup sûr légèrement combinée et plus malheureusement terminée. Dès lors les détails disparaissaient, et l’opposition, même victorieuse dans ses prévisions, restait jusqu’à un certain point désarmée devant cette sévère et hautaine confession ; mais quand donc a-t-on vu un gouvernement avouer une erreur avec une simplicité virile ? Assurément le discours qu’a prononcé M. Rouher en répondant à M. Jules Favre a un certain accent de fière tristesse ; il n’est plus triomphant, il n’a plus cette confiance superbe et dédaigneuse qu’il avait à l’époque où il célébrait les merveilles de l’emprunt, où il assurait que la France ne se retirerait qu’après avoir accompli son œuvre au Mexique. Les temps sont changés. M. Rouher, avec la souplesse de son vigoureux talent, ne peut pourtant s’empêcher de plaider encore les circonstances atténuantes, de mêler à sa défense de violens retours offensifs contre ceux qui avaient plus raison que lui, d’absoudre ou même d’exalter le gouvernement presque autant que s’il eût réussi, et il n’a pas vu qu’il ne faisait que se débattre vainement dans une situation qu’aucune éloquence ne peut pallier ; il n’a pas remarqué que, si le gouvernement était aussi irresponsable qu’il le disait dans la négociation des emprunts, cette partie de son discours allait droit contre les propositions qu’il soutenait en faveur des détenteurs de titres mexicains. Il justifiait sans le vouloir l’argumentation passionnée de M. Jules Favre contre ces obligataires étourdis attirés dans le guêpier des loteries. M. le ministre d’état ne s’est point aperçu enfin que ce n’était guère le moment de railler avec une amertume mal dissimulée l’opposition sur sa victoire du Mexique, de lui faire presque un crime de ses pressentimens et de ses avertissemens, car après tout que constatait cette discussion même ? Une seule chose, c’est qu’entre l’opposition ne cessant de protester depuis le premier jour, clairvoyante avec passion, si l’on veut, et la majorité par trop aveugle, par trop docile, c’est l’opposition qui a eu raison.

Au demeurant, cette fatale expédition du Mexique qui vient maintenant se résumer dans une allocation de 4 millions inscrite au budget, cette expédition laisse pour tous des enseignemens qu’il ne faudrait pas dénaturer. C’est une leçon un peu adoucie, mais suffisamment rude encore pour les petits capitalistes, toujours prêts à engouffrer leurs épargnes dans les emprunts venus de tous les coins de l’horizon. C’est une leçon aussi pour la majorité. Quel honneur a-t-elle recueilli et quelle force a-t-elle donnée à un gouvernement qu’elle aime en prodiguant un dévouement infatigable dans une entreprise qu’au fond elle n’approuvait guère ? Il s’est trouvé dans la dernière discussion quatre-vingts voix pour renvoyer à la commission l’article relatif au règlement de l’indemnité mexicaine ; si ces quatre-vingts voix s’étaient rencontrées dès l’origine de l’expédition, elles eussent peut-être rendu à l’empire, au risque de lui déplaire, l’inestimable service de le contraindre à réfléchir avant d’aller plus loin. Et pour le gouvernement lui-même la leçon la plus claire, c’est que les enivremens d’omnipotence ne servent à rien, ils se dissipent devant la force des choses, qui dégrise les plus superbes. On part avec cette idée de fonder un empire, d’aller rajeunir la race latine au-delà des mers, qui sait ? de recueillir peut-être dans les mines du Potose de quoi combler tous les déficits ; on revient en laissant une tombe, afin d’éviter une guerre contre nature avec les États-Unis, et sous le poids de cette obligation singulière d’indemniser soi-même ceux au nom desquels on était allé chercher des réparations au bout du monde. Ce n’est pas brillant, mais c’est encore sage, et, si elle n’a rien produit de mieux par elle-même, l’expédition du Mexique a eu du moins ce résultat indirect et imprévu de hâter dans le pays le réveil de toutes les idées de contrôle et de responsabilité, qui vont en se fortifiant, qui ont retenti si souvent depuis près d’une année et jusqu’à la dernière heure dans l’enceinte du corps législatif.

La solution de cette triste affaire des compensations mexicaines est donc le dernier, mais non le seul épisode de cette longue session, et dans ces débats si multiples, si animés, si substantiels, il y a comme une moralité qu’il faudrait dégager. Assurément, depuis quelques années, les mœurs politiques ont retrouvé une certaine force. L’habitude des libres et fortes discussions est rentrée dans nos assemblées, et jusque dans la majorité elle-même le sentiment de l’indépendance s’est manifesté de temps à autre par d’éclatantes dissidences. A n’observer que la surface, c’est la réalisation graduelle et presque complète de toutes les conditions du régime parlementaire ; quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit aussitôt qu’il manque justement ce qui fait la force et la noblesse de ce régime, la responsabilité. Dans une circonstance, M. Rouher accablait l’opposition sous ce virulent reproche d’accumuler les critiques « par une parole sans responsabilité, » et l’autre jour M. Jules Favre, reprenant ce mot, répondait à son tour : « Je demande à M. le ministre où est la sanction de la sienne ?… Quelles qu’aient été les paroles du ministre, elles ont été comme les nôtres sans responsabilité… » Et l’un et l’autre avaient raison. La responsabilité n’existe réellement ni pour le ministre ni pour le député ; ils parlent tous deux, et leur parole est dépourvue de sanction. Nos assemblées ressemblent encore plus ou moins à ce tribunat du premier empire qui discutait sans voter devant un corps législatif qui votait sans discuter. Par un phénomène étrange, la vie publique se trouve ainsi scindée. La discussion est d’un côté, la responsabilité est ailleurs, là où est le droit de décision suprême, et c’est précisément ce qui fait la faiblesse de notre régime. On pourrait dire que nous avons tous les inconvéniens des institutions parlementaires sans en avoir les vrais et solides avantages. Nous avons la discussion brillante, animée, dramatique, comme objet d’art ou de luxe ; nous n’avons pas reconquis cette virile et sérieuse délibération qui n’est qu’une forme de l’action politique. C’est là le progrès qui reste à réaliser, et cette session qui s’achève a plus que jamais mis en lumière la nécessité de donner une autorité nouvelle à l’intervention du pays dans ses propres affaires, de ramener l’action et la responsabilité là où est la délibération publique. C’est ce que nous appelons la moralité de la dernière session. L’extension même qu’a prise la vie parlementaire ne serait qu’un piège ou une représentation stérile, si elle ne devait être complétée par ce progrès nouveau dont M. Thiers a si souvent démontré la nécessité avec sa lumineuse éloquence, et qui s’appelle la responsabilité parlementaire.

C’est là au fond ce qui met la vérité et la force dans les institutions, dans la vie publique. Prétendre élargir le cadre dès débats parlementaires, vivifier l’organisme politique par une sève nouvelle de liberté en retenant la responsabilité avec le droit souverain de l’action, c’est la plus futile des illusions. C’est simplement s’exposer à réunir les faiblesses de tous les régimes. Le jour où on est entré dans une certaine voie de progrès constitutionnel, ce jour-là, qu’on le sache ou non, on allait droit à la responsabilité ministérielle. On fera des façons pour y arriver, mais on y arrivera, parce que c’est dans la nature des choses, et que sans cela on n’aboutit qu’à la confusion. La responsabilité, c’est la condition même d’un régime de sérieuse délibération publique. Croyez-vous qu’un député qui ne parle pas seulement pour parler, qui peut exercer une influence directe, décisive, sur les plus grandes affaires d’état, et qui le sait, n’est pas plus porté à mesurer sa parole, à éviter les déclamations vagues ? Croyez-vous qu’une majorité qui se serait sentie responsable parce qu’elle aurait eu un droit plus complet de décision n’eût pas reculé plus d’une fois, et n’eût pas arrêté plus d’une entreprise, ne fût-ce que l’aventure mexicaine ? Pense-ton qu’un ministre dont la responsabilité est incessamment en jeu, qui défend ses actes, ses idées, sa politique, au lieu d’être le simple porte-parole d’un système, d’une volonté dont il n’a pas toujours tous les secrets, n’a pas une autorité plus sérieuse, plus efficace ? La responsabilité est sa force en même temps que son frein. Et par le fait ce que nous disons ici, c’est ce qui ressort d’une expérience d’hier. Est-ce que cette session même qui s’achève ne vient pas de montrer encore une fois, que les ministres qui dirigent les affaires, qui les font chaque jour, sont aussi les plus capables d’en porter le poids, c’est-à-dire en définitive d’en répondre devant les chambres ? Il semblait que ce fût une révolution étonnante que ce retour des ministres dans l’enceinte du corps législatif. Ils y ont paru, et leur intervention a imprimé aussitôt aux discussions un caractère plus sérieux. Le maréchal Niel, avec sa parole nette, résolue et forte, a certainement eu un grand poids dans toutes les questions militaires. Le ministre de la marine, M. l’amiral Rigaud de Genouilly, a conduit son navire dans les eaux parlementaires comme ailleurs. M. Magne a exposé et soutenu son budget avec la parfaite lucidité et l’autorité persuasive d’un esprit qui se sent maître de son sujet. M. Rouher, lui, est l’homme universel et il est à l’aise partout. Il parle de finance ou de guerre, de diplomatie ou d’économie politique avec l’assurance que lui donnent une position privilégiée, une grande puissance de travail et une longue habitude des affaires. Au fond, c’est assurément l’homme le plus parlementaire qui existe, le moins fait pour s’inquiéter d’une révolution qui rehausserait l’action ministérielle, et avec une responsabilité personnelle mieux définie il serait resté certainement à l’abri de ces contradictions d’idées ou de paroles qui sont la fatalité de sa situation. D’autres ministres encore ont parlé et ne s’en sont pas plus mal tirés, tout en bronchant quelque peu parfois. Tous ces hommes en un mot ont joué effectivement et sérieusement, le rôle des représentant du pouvoir sous les. anciens régimes parlementaires. Seulement ce n’est là encore qu’un fait, on doit en convenir. Entre ce qu’on vient de voir et un ministère responsable, homogène, lié par une solidarité d’idées et d’efforts, il y a du chemin. C’est cette dernière étape qu’il s’agit de franchir pour rentrer dans la vérité des institutions libres, et c’est là ce que nous voudrions retenir comme la moralité de la session laborieuse qui vient de se clore. Après tout ce qui a été fait, ce dernier progrès apparaît avec la lumineuse évidence d’une nécessité. C’est une condition de sincérité et de force dans notre vie publique telle qu’elle tend à se reconstituer, et plus que jamais l’action de la France a besoin de se dégager de toutes les obscurités, de se relever dans sa netteté virile, de secouer l’inertie des endormis, de se préciser dans un sens libéral à l’intérieur pour retrouver au dehors un ascendant ou tout au moins un rôle digne d’elle.

Sera-ce dans la paix, sera-ce dans la guerre que la France retrouvera ce rôle ou cet ascendant ? Bien habile serait celui qui pourrait dire ce qui se passera dans trois mois, et ce n’est pas la situation de l’Europe qui aiderait à déchiffrer cette énigme. L’Europe en ce moment, pour occuper sans doute ses vacances d’été, en est à jouer aux charades diplomatiques. Ce qu’on appelle la politique européenne se compose d’une multitude d’apparences, de mirages à travers lesquels apparaît une situation toujours grave. Ce qui est clair, c’est que les conditions essentielles dans lesquelles vit l’Europe ne changent pas ; elles restent aujourd’hui comme hier sous le poids d’un menaçant inconnu, et en attendant que la lumière se fasse les diplomates de nonne volonté fabriquent des rapprochemens, des alliances, qui se rattachent naturellement à tout un ordre d’éventualités plus ou moins imminentes. Un jour, c’est la Prusse cherchant à rentrer en bonne amitié avec l’Autriche et lui faisant même des avances auxquelles M. de Beust ne se montre pas absolument sensible. Un autre jour, c’est la France préparant une union douanière, mieux encore une ligne offensive et défensive avec la Belgique et la Hollande, et cette combinaison, sur laquelle un membre du parlement anglais a manifesté l’intention d’interpeller le cabinet de Londres, ouvre aussitôt carrière à toutes les conjectures, comme si elle était presque un fait accompli, lorsqu’elle a été tout au plus un projet imparfaitement ébauché. Au fond, ce ne sont là que les symptômes mobiles, peu décisifs, d’une situation qui se déroule lentement, obscurément, et qui conduit on ne sait où. Il y a une force des choses qui mène aujourd’hui les événemens, et les hommes s’amusent à la regarder agir, comme si ce n’était pas leur destinée qui se prépare. Que sortira-t-il de ce mouvement allemand tel qu’il est apparu depuis les révolutions diplomatiques et militaires de 1866 ? Toujours est-il qu’il se poursuit avec une intensité singulière, et que, si la Prusse n’est point intéressée à le précipiter, elle ne fera rien non plus pour le ralentir, pour le décourager.

Lorsqu’il y a quelques semaines l’un des plus éminens orateurs du corps législatif engageait la France à se renfermer dans une grande réserve, à s’abstenir non-seulement de toute action, mais de toute apparence d’action, presque de toute parole, afin de laisser s’accomplir tout seul le réveil déjà commencé des instincts fédéralistes allemands, cette espérance d’un réveil prochain de la vieille Allemagne était peut-être faite pour inspirer quelques doutes, et il n’était pas certain dans tous les cas que l’expression de cette confiance dût produire le meilleur effet au-delà du Rhin. L’événement n’a pas tardé à montrer ce qu’il faut croire de cette résurrection de l’esprit d’autonomie en Allemagne, même de la résistance particulariste dans les états du sud. Une occasion toute récente s’est offerte dans le Wurtemberg. Il y a quelques mois, dans les élections pour le parlement douanier qui s’est réuni à Berlin, le cabinet de Stuttgart avait réussi à empêcher la nomination des candidats favorables à la politique prussienne. C’était une sorte de victoire pour l’esprit particulariste. Des élections viennent d’avoir lieu pour le renouvellement des chambres wurtembergeoises, et cette fois le résultat a été assez différent. Le parti national allemand, qui est à l’œuvre dans le Wurtemberg comme partout, a enlevé dix nominations. Le gouvernement lui-même, pour populariser ses candidats, a été obligé de déclarer que sa politique ne tendait qu’à resserrer les liens de l’Allemagne du sud avec la confédération du nord. Il n’a pas moins subi une défaite assez sensible, d’autant plus que le « parti du peuple, » sur lequel il s’était appuyé jusqu’ici, commence à se tourner contre lui. Sait-on comment on appelle le parti fédéraliste dans le Wurtemberg et dans toute l’Allemagne du sud ? On l’appelle le parti de l’étranger, et avec cela on a raison de bien des cœurs simples qui, tous bons Souabes qu’ils soient, ne veulent pas se montrer moins patriotes que les autres. Tout ce qui est national tourne désormais presque nécessairement au profit de la puissance prussienne. Ce n’est pas que dans ce mouvement très complexe l’Autriche n’ait regagné quelque avantage par sa politique nouvelle, par ses allures libérales si nettement avouées. Pour bien des esprits, elle est encore le vieil empire, et les manifestations qui ont lieu en ce moment même à Vienne à l’occasion des fêtes du tir allemand prouvent que tout prestige n’est pas évanoui pour l’Autriche, qu’elle peut encore retrouver un rôle, que bien des Allemands ne la séparent pas de la grande patrie. Tout n’est pas dit sans aucun doute sur cette étonnante transformation de l’Allemagne. Il y a un dernier mot toujours possible ; mais enfin dans cette lutte qui peut réserver encore bien des surprises, c’est bien la Prusse qui a aujourd’hui la suprématie au-delà du Rhin ; il lui reste à étendre cette suprématie en l’affermissant, à s’asseoir dans ce rôle de grande puissance allemande qu’elle a si brusquement conquis.

La Prusse a l’avenir pour elle, c’est infiniment vraisemblable ; elle n’a pas moins beaucoup à faire, et pour digérer sans péril ce qu’elle a si vaillamment dévoré, et pour maintenir une situation diplomatique qui lui permette de gagner du temps, de préparer cet avenir, d’attendre des occasions nouvelles pour pouvoir dire, elle aussi, un beau jour : Andremo al fondo ! Dans cette situation diplomatique, l’Italie peut certes avoir une action décisive, comme elle l’a eue déjà à un certain moment, et son nom ne laisse pas d’être prononcé dans toutes les combinaisons qui s’essaient, qui partagent l’Europe en deux camps, et qui, à la vérité, n’apparaissent quelquefois que pour être remplacées par d’autres combinaisons. A Florence comme partout, la question des alliances s’agite incessamment. Il y a les partisans de l’alliance prussienne, il y a les partisans de l’alliance française. Entre une discussion sur la mouture et une polémique sur la compagnie des tabacs, c’est le thème naturel des controverses. Or voilà justement cette question de l’alliance prussienne qui vient de se réveiller incidemment et de retentir jusque dans le parlement de Florence à propos d’une interpellation du général La Marmora. Ce n’est pas la question de l’avenir, direz-vous ; c’est mieux encore, c’est la question du passé, de l’alliance de 1866, de ses caractères et de ses résultats. La Prusse est heureuse aujourd’hui, elle savoure ses victoires, et ce n’est pas précisément par le tact qu’elle brille dans l’orgueil de son bonheur. Elle publie un compte-rendu de la guerre de 1866, rédigé sous la direction supérieure du général de Moltke, et dans ce compte-rendu l’état-major prussien ne ménage pas extrêmement l’armée italienne. Il est visible que dans la pensée des stratégistes de Berlin cette armée n’a pas fait ce qu’on lui demandait, ce qu’on attendait d’elle. L’état-major prussien le prend de haut vis-à-vis de l’état-major italien. C’est là ce qui a ému le général La Marmora, ce qui a motivé son interpellation, acceptée d’ailleurs par le général Ménabréa, président du conseil.

Ce qu’il y a eu de curieux dans le développement de cette interpellation, c’est que le général La Marmora, blessé dans sa susceptibilité, a cru devoir révéler les plans des tacticiens berlinois en lisant une dépêche que M. d’Usedom, ministre de Prusse à Florence, lui adressait le 17 juin 1866, six jours avant la bataille de Custoza, lorsqu’il était déjà en pleine marche sur le Mincio. Or que demandait l’état-major prussien ? Peu de chose en vérité, il demandait à l’armée italienne de tourner le quadrilatère pour se jeter sur Vienne, tandis que Garibaldi, lancé sur les côtes de la Dalmatie, irait, par la vertu de son nom et de ses volontaires, révolutionner les Slaves de l’empire autrichien et donner la main à la Hongrie, soulevée à son approche. Nous ne sommes pas des stratégistes, nous trouvons seulement que la politique prussienne allait un peu vite. Tourner le quadrilatère, échapper à près de 200,000 Autrichiens campés dans la Vénétie pendant que Garibaldi se chargerait de la Hongrie, voilà vraiment beaucoup de besogne militaire et révolutionnaire. Le ton de la dépêche était d’ailleurs impérieux et tranchant, si bien que le général La Marmora la mit dans son portefeuille sans répondre, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il la révèle pour montrer que, s’il a été malheureux à Custoza, il n’a pas eu tort du moins de se refuser à l’exécution de plans chimériques dans le fond, plus blessans encore dans la forme. De là l’émotion qui s’est produite parmi les amis de la Prusse à Florence en même temps qu’à Berlin, où l’on s’est hâté de tempérer l’effet de ces communications.

La question en apparence est purement militaire ; au fond, il est aisé de voir que c’est la question de l’alliance prussienne qui s’agite à propos d’un détail de stratégie. On a accusé le général La Marmora d’avoir cédé à un emportement d’amour-propre, mieux encore à un mouvement d’antipathie contre la Prusse. Quel est cependant l’homme d’état qui a noué l’alliance prussienne ? Seulement le président du conseil italien de 1866 peut savoir ce que bien d’autres ne savent pas ou ce qu’ils ont oublié, c’est que cette alliance n’a pas été facile à faire accepter à Berlin, et qu’elle n’a pas été toujours sûre, même quand elle a été conclue. Il y eut notamment une heure, aux derniers jours d’avril 1866, où l’Italie, se voyant pressée, menacée par l’Autriche, qui paraissait vouloir s’accommoder avec la Prusse, se tourna vers Berlin, et où M. de Bismarck déclinait parfaitement les obligations du traité secret qui existait depuis quelque temps déjà. Et pourtant à ce moment même ou peu de jours après que faisait le général La Marmora ? On ne l’a su que depuis, et c’est un malheur si la diplomatie française l’ignora, ou si, le sachant, elle n’eut point l’idée de tirer parti d’une telle circonstance. Au commencement de mai 1866, le général La Marmora, et c’est lui-même qui l’a révélé assez récemment, fut surpris par une offre directe de cession de la Vénétie à la condition que l’Italie resterait neutre. Notez que sans mettre de noire perfidie il n’y aurait eu qu’à gagner un peu de temps, à laisser venir l’heure de l’expiration du traité secret, qui n’était d’abord que pour trois mois. Le général La Marmora refusa néanmoins par honneur, parce qu’il se considérait comme lié, et un de ses collègues, M. Jacini, a pu écrire, non sans raison, dans une intéressante brochure que « la résolution prise par le chef du ministère italien dans une salle du Palais-Vieux de Florence pendant la nuit du 5 au 6 mai 1866 devrait être enregistrée en caractères d’or dans les annales de la monarchie prussienne. » Que prouve tout cela ? C’est que la Prusse a de singulières outrecuidances dans ses victoires, qu’elle oublie un peu le passé lorsqu’elle devrait se souvenir après tout que cette alliance de 1866 lui a été infiniment plus profitable qu’elle n’a pu l’être à l’Italie, qui n’y a gagné que ce qu’elle aurait eu dans tous les cas. Nous ne voudrions certes point paraître aigrir un incident relevé avec vivacité à Berlin ; nous voudrions tout au plus y voir le signe d’un fait incontestable à nos yeux : c’est que cette alliance prussienne, que certains esprits préconisent aujourd’hui à Florence un peu par mauvaise humeur contre la France, qui a été utile sans doute et qui peut l’être encore, n’a nullement le caractère d’une de ces combinaisons qui s’imposent naturellement à un pays. Entre l’Italie et la Prusse, une action commune sera toujours accidentelle ; entre la France et l’Italie, il y a des traditions, des intérêts, des instincts communs faits pour triompher des mauvaises humeurs d’un moment et même des difficultés plus sérieuses, comme celles que la question de Rome laisse encore subsister.

L’Italie a le mérite d’offrir le spectacle d’un pays cherchant dans la liberté sa sauvegarde et sa force. L’Espagne a le malheur de tourner sans cesse dans un cercle d’agitations obscures et profondément stériles. Où va l’Espagne, et que fait-elle ? La réaction, une réaction sans limites, règne et gouverne au-delà des Pyrénées. Elle s’est attestée récemment par ce coup de filet qui a enlevé un matin une multitude de généraux ou d’officiers inférieurs, par cet ordre d’exil qui est allé atteindre le duc et la duchesse de Montpensier, devenus tout à coup suspects au cabinet de Madrid. Le ministère espagnol, pour expliquer sa conduite, a laissé entendre, dit-on, qu’il avait mis la main sur une vaste conspiration, qu’il y avait eu des réunions clandestines où une insurrection avait été décidée, que les procès-verbaux de ces réunions avaient été surpris, et qu’on avait même trouvé la trace de la participation du duc de Montpensier à ces agitations. Le complot allait éclater, c’est alors qu’on avait arrêté et interné tous les généraux accusés d’avoir préparé le mouvement. Qu’il y ait des conspirations en Espagne, ce n’est pas douteux ; il y en a aujourd’hui plus que jamais, et, pour avoir sauvé encore une fois la société, le cabinet actuel de Madrid ne se montre pas plus rassuré. Il craint, et il a raison, puisqu’il a contribué plus que tout autre à créer cet état violent dont il se fait un prétexte pour prolonger sa dictature ; au fond cependant il n’est pas besoin de conspirations pour expliquer ce qui se passe au-delà des Pyrénées.

La vérité est que la situation de l’Espagne est due uniquement à la prépondérance croissante de l’esprit de réaction, devant lequel disparaissent successivement toutes les garanties. Depuis deux ans, le ministère actuel a si bien fait, que tout ce qu’avait créé autrefois le parti modéré n’existe même plus. Lois sur l’ordre public, lois sur l’enseignement, régime de la presse, règlement des chambres, organisation des provinces et des municipalités, tout a été réformé sous cette influence purement absolutiste. Le général Narvaez, tant qu’il vivait encore, affectait sans cesse, il est vrai, de se dire constitutionnel, de représenter la dictature qu’il exerçait comme une nécessité temporaire. L’œuvre de réaction ne se poursuivait pas moins, et elle a été poussée si loin qu’une certaine hésitation a fini par se produire même parmi les amis du gouvernement, jusque dans le sein du conseil. C’est ce qui expliquait, il y a quelques mois, la retraite du ministre des finances, M. Barzanallana, qui avait eu, depuis le premier jour, la rude charge de pourvoir à tous les besoins d’un gouvernement aux abois. Le prétexte ostensible de cette retraite était une opération qu’il voulait imposer à la banque d’Espagne, et que celle-ci ne voulait pas accepter. La banque trouvait un appui parmi les autres ministres, et M. Barzanallana se retirait. La vraie raison, c’est que M. Barzanallana ne voulait plus s’associer à la politique du cabinet. Il avait accepté cette politique pendant une année comme une grande et sérieuse nécessité dans l’état où se trouvait l’Espagne ; il avait participé à toutes les mesures préservatrices. L’ordre une fois rétabli, il pensait que le moment était venu de rentrer dans une voie plus large, plus libre. Il avait notamment sur les finances des idées hardies qui n’allaient à rien moins qu’à une réorganisation de l’église pour arriver à une diminution du budget des cultes, qui atteint presque le chiffre de 50 millions, et il se fondait sur ce fait significatif, qu’il y avait des paroisses où on ne comptait pas cinquante habitans. Avec ces idées, il ne pouvait évidemment rester dans un ministère qui a rendu au clergé son ancien ascendant, et qui d’ailleurs était infiniment plus préoccupé de maintenir sa situation politique que de procéder à des réformes économiques. M. Barzanallana expliquait très nettement devant le sénat les causes de sa retraite, et depuis, dans la discussion du budget, il a de nouveau caractérisé cette attitude qu’il avait prise, qui n’était pas absolument hostile au ministère, mais qui ressemblait assez à une opposition polie. C’était là pour le cabinet un affaiblissement né d’un travail de dissidence qui pouvait entraîner plus d’un adhérent. D’un autre côté, dans le congrès, même dans ce congrès formé administrativement, composé d’une majorité qui ressemblait d’abord à l’unanimité, un travail identique semblait se manifester. Cette majorité si docile se lassait, des résistances éclataient, des velléités libérales se faisaient presque jour, et il y avait des momens où l’autocratie de M. Gonzalez Bravo était supportée avec peine. Ces divers symptômes avaient commencé de se produire avant la mort du général Narvaez, ils n’ont fait naturellement que s’aggraver par la disparition du chef énergique devant qui tout pliait, et le gouvernement ne tardait pas alors à renvoyer les chambres sans leur laisser le temps de voter quelques lois urgentes qui leur étaient soumises. Le ministre s’était délivré de cette petite et vague opposition qui pouvait grandir dans les chambres. La lassitude d’une partie de cette majorité si parfaitement conservatrice n’était pas moins apparue, et à leur tour les partis libéraux, fort divisés jusque-là, progressistes, membres de l’union libérale, commençaient à se rapprocher, à s’entendre ; ils faisaient mieux, ils publiaient dans les journaux le programme de leur alliance. Rassemblez tous ces faits, c’est là ce que le ministère a appelé la grande conspiration. C’était tout simplement une situation qui pouvait sans contredit devenir dangereuse pour le cabinet, puisqu’elle naissait de la lassitude commune d’un régime de réaction qui ramène l’Espagne aux beaux temps de Ferdinand VII ; il n’y avait pas véritablement un complot organisé et surtout prêt à éclater. Quant à la participation du duc et de la duchesse de Montpensier à cette agitation des partis, elle est assurément une agréable broderie imaginée par M. Gonzalez Bravo, à moins qu’il n’ait reçu l’histoire toute faite. Aujourd’hui le ministère est libre et a balayé ses adversaires. L’Espagne, il ne faut pas se le dissimuler, est en plein absolutisme, et un des spécimens les plus curieux de ce régime est un ordre du jour adressé par le capitaine-général de Madrid, M. Pezuela, à ses soldats. Cet honnête général, qui est un grand personnage du moment, dit à peu près à ses soldats que de père en fils, depuis le grand capitaine, ils ne sont que d’affreux rebelles toujours prêts à la sédition, mais qu’avec lui il faut que cela finisse. Que M. Pezuela supprime, s’il peut, les insurrections militaires dans l’armée espagnole, c’est fort bien ; mais avec sa politique il pourrait encore plus sûrement supprimer autre chose, et ce quelque chose, c’est la monarchie actuelle elle-même. C’est le moment d’y songer. ch. de mazade.

REVUE MUSICALE.

LA MUSIQUE DE PAR LE MONDE.


Si jamais l’envie vous prend de chercher la trace des anciens dieux, allez de Naples à Portici et de Portici à Résina. Le dessous de Résina s’appelle Herculanum. Descendez à soixante pieds dans la profondeur, vous trouverez les piédestaux de ces deux superbes statues du musée de Naples, les Balbus, qui, chevauchant, laissent si loin derrière elles tout ce que dans le genre équestre l’art moderne a produit. Au théâtre, il y avait place pour dix mille personnes ; les stalles, par intervalles, se voient encore pressées l’une contre l’autre, en ruine. On distingue aussi l’orchestre et les loges des comédiens. Ce qui reste d’Herculanum n’est pourtant qu’un avant-goût de ce qui vous attend à Pompéi. Roulez en longeant la mer jusqu’à Torre del Greco, jusqu’à Torre dell’ Annunziata, l’Oplontum des anciens ; là vous déjeunerez sur une splendide terrasse en vue de Castellamare, je me reprends, de Stabia, en vue de Caprée et de Misène, puis tout d’un trait vous arriverez à Pompéi. C’est par la « porte de la mer » qu’on vous introduit dans la ville enfouie. Vous commencez par le forum et le temple de Jupiter. Qu’on se figure une ville de province, ni grande ni petite, entourée de fortifications séparant la cité des faubourgs, une ellipse dont en une heure et demie on devait faire le tour sans se presser. Sous Auguste seulement, Pompéi devint municipe. C’est donc, si l’on veut, Rome en diminutif, microscopique. Dans la villa de Diomède se passe le roman de Bulwer[1]. Tout Paris, grâce au prince Napoléon, la connaît aujourd’hui ; mieux vaut donc visiter la maison du poète tragique à côté de la maison des teinturiers et faisant face à la maison des bacchantes. Cave canem, « garde-toi du chien ! » dès le seuil, un pavé de mosaïque précieusement conservé au musée de Naples donnait à qui de droit ce très salutaire conseil. De l’atrium viennent aussi les grands sujets homériques du même musée : Chryséis rendue à son père, Achille prenant congé de Briséis, Thétis implorant pour son fils la vengeance de Jupiter, et tout à fait à part, dans le sacrarium, l’incomparable sacrifice d’Iphigénie. Depuis cent vingt ans environ que ces fouilles durent, les trois quarts de la cité détruite ont reparu à la lumière. Vous en avez aujourd’hui pour deux grandes heures à parcourir seulement les rues, car, pour visiter l’intérieur des maisons une journée ne suffit pas, et, question bien consolante, que nul touriste, je suppose, ne s’est faite en se promenant dans une ville moderne, vous vous demandez : quelle place en pareils lieux occupait donc la misère ? Sans doute il y avait là des riches et des pauvres. Près de ces existences dont les hôtels des Diomède, des Cicéron, des Pansa, des Salluste, dénonçaient le luxe, il en était de plus modestes ; mais nulle part dans ces ruines l’horrible misère ne se montre. Est-ce à la fécondité du sol, à l’industrieuse activité des habitans, qu’on doit rapporter ce miracle ? Toujours est-il que la vigne et l’olivier y prospéraient. Caton vante les fruits, les légumes, le miel de Pompéi, dont le port situé à l’embouchure du Sarno, en communication constante avec Nola et Nocera, était devenu une des plus riches échelles de la côte. Rien dans ces trésors amoncelés qui sente la conquête. Ces merveilles appartiennent toutes à des particuliers, d’inimitables artistes les ont faites sur commande, idéalisant l’existence matérielle jusque dans les objets qu’elle emploie pour ses plus vulgaires besoins.

C’est cette histoire souterraine qu’il eût fallu parcourir, étudier, absorber, avant d’écrire une partition d’Herculanum. Je m’étonne que l’auteur de la symphonie du Désert, M. David, à qui ses impressions de voyage avaient déjà si bien profité, ne se soit point davantage préoccupé cette fois de la vraie couleur de son sujet. Une excursion préparatoire à travers la ville morte où nous venons de nous attarder un moment l’eût à coup sûr mieux conseillé. De tels sujets aujourd’hui ne peuvent plus être traités à l’italienne. Pris ainsi par le côté superficiel, presque badin, ces tragiques conflits du paganisme et de la foi chrétienne n’ont d’attrait pour personne. C’est trop ou c’est trop peu. Tandis, que les gens sérieux déplorent ces agrémens vieillots, ces placages mélodiques sous lesquels aucun nerf ne se dérobe, le gros du public, dont les oreilles sont rebattues des refrains de la Belle Hélène, se demande pourquoi cet antique-là, au lieu de minauder comme il fait, ne tourne pas carrément à la parodie. Je n’ai point vu l’ouvrage de M. David lorsqu’il fut représenté pour la première fois il y a dix ans ; mais ce que je puis dire, c’est que cette musique d’un des compositeurs les plus distingués que nous ayons ne produit aujourd’hui qu’un effet assez médiocre. C’est passé de mode, effacé comme une toile de M. Hamon. J’ai cru d’abord à quelque réaction, à quelque fâcheuse influence de toutes ces misérables musiques d’Alcazar dont on nous assourdit ; mais non, l’œuvre est décidément caduque et ne tient pas. On peut jouer ce soir Alceste et demain Iphigénie en Tauride sans que le crédit de Gluck se trouve atteint ; mais il y a de ces immunités qui ne préservent que les chefs-d’œuvre. Je ne prétends pas que la partition d’Herculanum soit sans mérite : elle a les qualités de la musique de M. Félicien David ; seulement ces qualités, qui ailleurs font merveille, ici ne trouvent pas leur emploi, et leur valeur, de positive qu’elle était dans Lalla-Rouck, devient parfaitement négative. À ces sujets antiques ne saurait suffire la note voluptueuse et tendre de ces complaintes nostalgiques où le musicien, des belles nuits d’Orient aime à se répandre. Aussi les plus graves torts de cette partition doivent être imputés au librettiste. M. Méry ne fut jamais qu’un faux poète. Dupe lui-même des éternels mirages de son imagination méridionale, il passa sa vie à leurrer ceux qui l’écoutaient. Ses illusions, auxquelles, à force de parler, il finissait par croire, persuadaient à la longue les auditeurs bénévoles qu’elles amusaient. On le vit ainsi parvenir à convaincre un directeur de l’Opéra que la Sémiramide de Rossini avait le caractère assyrien, et se prêterait à toutes les conditions d’une mise en scène archéologique. Herculanum fut une erreur du même genre. Comme il avait persuadé M. Royer par l’emphase de ses paradoxes, il entraîna M. David, Les Italiens au moins, quand ils s’attaquent à des idées qui les surpassent, ont, pour donner le change, la flamme de leur inspiration. La Norma de Bellini, le Polyeucte de Donizetti, n’ont assurément rien d’antique ; mais cette musique chaude, passionnée, vous remue, vous ravit par momens. Si elle ne vous dit pas tout ce qu’il faudrait dire, encore dit-elle quelque chose : la musique d’Herculanum vous laisse froid. Pour remplacer le caractère absent, nulle furie, nul entrain, aucun de ces grands coups de brosse qui, dans les peintures simplement décoratives, réjouissent les yeux et font taire en vous le sens critique. Païens et chrétiens, tous parlent le même langage, chantent la même litanie, et c’est du commencement à la fin une enfilade de morceaux dont quelques-uns, pris séparément, — l’hymne à Vénus par exemple, et le grand duo du quatrième acte avec son mouvement de Marseillaise, — offrent de l’intérêt, mais qui dramatiquement ne constituent pas un ensemble. Il y avait dans l’ancien opéra italien des cavatines que le public se dispensait d’écouter, on les appelait arie di sorbetto, parce que pendant ce temps les rafraîchissemens circulaient dans les loges. J’ai remarqué que cette ritournelle revient souvent dans Herculanum, et peut-être est-ce pour cela qu’on a dit spirituellement que c’était un opéra d’été.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est monté avec le soin et le goût qui se rencontrent d’ordinaire à l’Académie impériale. De telles reprises, même alors qu’elles ne réussissent pas complètement, méritent qu’on les encourage, car elles conviennent à la dignité d’un théâtre toujours préoccupé de l’importance de son répertoire, qui, les yeux fixés sur l’avenir, sait aussi ne point négliger le passé, et a voulu à ses risques et périls montrer au public d’aujourd’hui une œuvre d’il y a dix ans à laquelle l’Institut décernait naguère le fameux prix de 20,000 francs. Du reste, aux momens difficiles de la saison, le répertoire est venu fournir son aide accoutumée, Don Juan et Guillaume Tell n’ont cessé pendant tout le mois de juin d’occuper l’affiche. C’est dans ces périodes de transition qu’un théâtre bien organisé montre sa force. Par où d’autres périssent, il se conserve. Les dernières représentations de M. Faure ont été de vrais triomphes pour le chanteur ainsi que pour la troupe, unie, entraînée, jouant, chantant d’ensemble et de conviction ces chefs-d’œuvre qu’elle ne se lasse pas d’exécuter et que le public ne se lasse pas d’entendre. Dans Don Juan, Mlle Mauduit a pris le rôle d’Elvire, et sa belle voix, son talent, sa jeunesse pleine d’intelligence et d’ardeur, lui ont valu tout de suite un de ces succès qui ne manqueront pas de l’accueillir chaque fois qu’on lui fera jouer une partie digne d’elle.

Encore quelques jours, et la belle Ophélie va reparaître dans son encadrement de glaïeuls et de nénufars. Cette saison de Londres n’aura été pour Mlle Nilsson qu’une série non interrompue de triomphales apparitions. Dans Marta, dans Lucia, on l’avait déjà vue et applaudie ; mais quel n’a pas été l’enthousiasme à propos des Noces de Figaro ! On avait dit qu’elle jouerait le page d’Auber dans Gustave, mieux lui a valu prendre celui de Mozart, l’événement l’a bien prouvé. « Il est peut-être permis d’ajouter que l’apparence personnelle du jeune page de cour a beaucoup contribué au nouveau succès d’une des plus grandes favorites de notre public ! » Ainsi s’expriment les gazettes sur le sujet du travestissement, toujours si délicat pour une jolie femme. L’actrice du reste a réussi à l’égal de la cantatrice, sinon mieux. Mlle Nilsson fait un Chérubin de fantaisie, cela va sans dire, moins entraîné que séduisant, soumis, gracieux, attendri, le vrai page d’une Rosine archiduchesse. A défaut de Beaumarchais, c’est à Mozart qu’elle s’attache, et toutes les forces, tout le prestige de sa voix et de son talent semblent se concentrer sur cet inimitable Voi che sapete, dernier terme en musique du style et de l’expression raphaélesques. Quant à cette popularité, plus grande peut-être-encore à Londres qu’à Paris, un mot suffit à l’expliquer : Mlle Nilsson chante en anglais comme elle chante en français, en allemand, en italien et en suédois, et son trille que rien n’épouvante affronte, musique et paroles, les airs de Judas Machabée. Que dire maintenant de tant de victoires remportées au Palais de Cristal, à la Philharmonique, de ces festivals babyloniens où vingt-quatre mille auditeurs prennent place, de ces matinées de Belgravia, de ces Queen’s State-Concerts à Buckingham-Palace ? Élevé à ces hauteurs, le succès devient une folie, et personne au monde ne s’entend comme Mlle Nilsson à émouvoir cette folie, à l’exploiter dans ce qu’elle a d’honnête et de permis. Dans son art, Mlle Nilsson a des rivales, Mme Miolan, la Lucca, la Patti ; ce qui constitue sa force incomparable, c’est sa personnalité, décidément très accentuée, très remarquable, et par laquelle tout s’explique, son succès et son influence au théâtre comme dans le monde.

Une très grande voix allant du si en bas au au-dessus de la ligne, superbement charpentée et nouée en ses trois registres, de la jeunesse, une certaine beauté, — quoique point dramatique, — tels sont les avantages que Mlle Julia Hisson vient de faire valoir pour la première fois dans la Léonora du Trouvère. La salle, — une salle d’été composée à souhait pour la circonstance, — ne demandait pas mieux que de se montrer favorable, et les applaudissemens n’ont cessé de répondre aux appels de voix de la débutante. A titre d’encouragemens, ces bravos sans doute ont leur prix. C’est tout ce que pour le moment il en faut dire. Il n’y a là encore qu’une promesse, et encore assez vague, d’avenir. Mlle Hisson force déjà beaucoup et outre-passe le cercle de résonnance de son organe ; elle force non-seulement dans le haut, mais dans le médium, ce qui est un défaut moins commun. Ce que sera un jour cette voix et quels services elle pourra rendre quand elle saura se régler et se gouverner, nous l’ignorons absolument, comme nous ignorons ce que sera cette intelligence dramatique quand elle obéira à d’autres lois que celles du caprice et du hasard. A notre avis, Mlle Julia Hisson a débuté trop tôt ; deux ans d’études sérieuses l’eussent peut-être mise à point. Ce que nous entendons aujourd’hui n’offre guère qu’un mélange de qualités et d’imperfections où les plus éclairés auront bien de la peine à se reconnaître. Duprez disait : « La voix est un obstacle. » Jamais le mot ne m’a semblé si vrai. Rien d’incommode comme ces grandes voix à qui ne sait les manier. Mlle Hisson s’embarrasse à chaque instant dans la sienne comme dans une traîne de duchesse ; cette riche et lourde étoffe, inassouplie, gêne ses mouvemens, rend ses gestes gauches, et donne à tout son jeu je ne sais quel air d’inintelligence théâtrale qui disparaîtra sans doute quand la jeune débutante : sera plus maîtresse d’elle-même. Bien des gens s’imaginent que la musique de Verdi veut être criée ; ce soir-là, l’impulsion étant donnée à outrance, c’était à qui serait de la fête. Tous les clairons sonnaient, et quels clairons ! M. Devoyod, M. Morère, Mlle Rosine Bloch. Cette musique d’enclume et de marteau, d’autres pourtant l’ont chantée, non criée. De ses âpres motifs dont la rudesse aujourd’hui nous déchire l’oreille, d’autres ont trouvé, rendu la note pathétique, la nuance. Quelle noble phrase, pour un baryton qui saurait son métier que ce cantabile de l’air du comte de Lima, si largement dessiné pour l’émotion et pour le style ! L’accent original de Verdi s’y manifeste dans toute la suavité mélodique de la belle cavatine italienne, c’est du Donizetti et du meilleur, du Donizetti de la Favorite. J’en dirai autant de ce fier duo qui vient après le Miserere. Jamais situation ne fut attaquée d’une main plus vigoureuse. Dès l’entrée en matière, vous sentez le maître qui vous saisit et ne vous lâche plus. Pour l’ardeur et l’entraînement, cette scène, succédant aux pompes dramatiques du Miserere, vous remet en mémoire, — toute proportion gardée, bien entendu, — le duo de Valentine et Raoul succédant à la bénédiction des poignards : deux grands effets obtenus ainsi coup sur coup, chose très rare au théâtre, ou réussir une fois compte déjà. Il faut que ce morceau soit en vérité d’une bien puissante constitution pour entraîner toute une salle, exécuté à l’emporte-pièce comme il l’est par M. Devoyod et Mlle Hisson. On n ! imagine pas un tel assaut de cris : Lainez, Laïs et Mme Branchu sont dépassés. Sans évoquer les souvenirs de la Frezzolini, qu’on se rappelle simplement ce que fut à ses débuts Mme Gueymard dans ce rôle de Leonora créé par elle à l’Opéra, ce qu’était hier encore. Mme Sass, une voix, non moins splendide, je suppose, et dont les qualités de résonnance, même aux instans les plus passionnés, ne dégénèrent point en cris. Ce sont là des modèles que Mlle Hisson fera bien d’observer, tout en se remettant à ses études vocales trop tôt interrompues, et dont on peut craindre que son service au théâtre ne vienne maintenant la distraire. On dit Mlle Julia Hisson élève de M. Wartel. Au peu de chose qu’elle sait, il est aisé de reconnaître qu’elle n’est encore que l’élève de la nature, et à ce compte il y a dans cet engagement prématuré un côté regrettable. Si haut qu’on ait voulu faire sonner ces débuts, nous nous demandons quels sont les services que Mlle Hisson, avec son inexpérience du théâtre, son grand foyer vocal que rien ne règle et ne contient, peut rendre dès à présent. Osera-t-on, même au lendemain de cette fameuse épreuve, l’essayer dans Valentine, dans Alice, l’Africaine ou dona Anna ? Et d’autre part qui pourrait dire ce qu’en deux ou trois ans de travail sérieux et suivi n’eût pas fait de ces riches dispositions le professeur capable et sûr qui a mis au théâtre les Trebelli et les Nilsson ?

Les Maîtres chanteurs, dont l’Allemagne s’occupe en ce moment, ne sont pas une nouveauté, puisque dans l’œuvre de M. Richard Wagner ils prennent place immédiatement après Tannhäuser, c’est-à-dire avant Lohengrin, Tristan et les Niebelungen. Il est à croire néanmoins que la représentation aura mis en lumière des beautés musicales de premier ordre dont on s’était jusqu’à présent trop peu douté. Pour la pièce, je n’estime pas qu’en dehors de l’Allemagne elle puisse offrir aucun intérêt. C’est encore l’éternel sujet de Tannhäuser dramatisé in Callot’s manier, comme dirait Hoffmann. Aux chevaliers féodaux vocalisant à outrance sous les voûtes de la Wartbourg ont succédé les bons bourgeois de la cité impériale s’escrimant à chanter l’amour sur leurs guitares. Dans cette Allemagne pédantesquement normale et hiérarchique du moyen âge où les peintres faisaient partie de la corporation des teinturiers, les maîtres chanteurs forment une institution où nul n’est admis sans avoir dûment concouru. Le père Veit Pogner, orfèvre de son métier et dans ses loisirs dilettante impeccable, possède une jolie fille du nom d’Éva qu’il s’avise de mettre en loterie.

L’amoureux que je veux,
C’est celui qui danse le mieux,


a dit Scribe dans le Domino noir, et Corneille, dans un autre ordre d’idées et de poésie :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.


A tout prendre, et loterie pour loterie, je crois que je préférerais celle du Freyschütz. Gagner une fiancée à la cible me semblé encore moins ridicule que la conquérir à la pointe d’un trille ou d’une gamme chromatique, et-ces tournois de damoiseaux pour leur damoiselle rappellent trop ces duels de pinsons auxquels on a préalablement crevé les yeux à la hollandaise, et qui s’égosillent de parti-pris jusqu’à la mort ; mais M. Richard Wagner, qui ne cesse de parler à tout venant de « la mélodie de la forêt, » n’a rien dans son inspiration du grand naturalisme de Weber, sa musique est au contraire une continuelle abstraction, et l’on ne doit point à ce propos tant s’étonner de le voir se passionner pour des sujets qui ne vivent guère que dans son entendement. Eisa, Vénus, Éva, ne sont point des personnes, ce sont des idées, et là sera toujours chez nous le grand obstacle à l’adoption pure et simple de ses ouvrages. Sa musique après tout en vaut une autre, et même très souvent vaut mieux que plupart de celles que produit l’heure actuelle. Il n’y a plus aujourd’hui que les voltigeurs de la cadence parfaite pour s’en aller en guerre obstinément contre un art qui rachète ses dissonances et ses accords brisés par des inspirations telles que la marche de Tannhäuser, le chant nuptial de Lohengrin ou le motif du rêve dans les Maîtres chanteurs. Le jour donc où M. Richard Wagner en voudra finir avec ses poèmes systématiquement absurdes et pédantesques, on peut affirmer qu’il aura fait un sort à sa musique. Il est vrai que je parle ici au seul point de vue de la France, car vis-à-vis des Allemands sa gageure est à peu près gagnée, et l’enthousiasme avec lequel les habitans de Munich viennent d’accueillir cette épopée pantagruélique dépasse tout ce qu’on pouvait attendre. Le roi de Bavière était là, gravement campé dans sa loge, M. Richard Wagner à ses côtés comme un adjudant ; il semblait que ce fût lui qui livrât bataille. S’effaçant volontiers dans la politique et dans la guerre, ce très jeune souverain, sur lequel lors de son avènement l’Allemagne avait pourtant beaucoup compté, aime à se donner ainsi en spectacle dans les tournois de la paix. Le vieux Metternich disait : « Il n’y a en ce monde que deux places, la scène ou la loge ! » Le roi de Bavière a laissé prendre la scène au prince de Prusse, et se contente d’occuper la loge avec son maestro Richard Wagner.

Les Dragons de Villars, que vient de reprendre l’Opéra-Comique, eurent jadis pour première scène le Théâtre-Lyrique, alors au boulevard du Temple, et modestement voué à ce genre de comédie à ariettes plus ou moins développées qui sera toujours, quoi qu’on fasse, le privilège exclusif de la salle Favart. Le Bijou perdu d’Adam, la Fanchonnette de Clapisson, l’ouvrage de M. Aimé Maillard, furent les succès de cette période, qu’une ère plus illustre et définitivement musicale devait suivre, à la grande satisfaction du public contemporain, dont les aspirations vont chaque jour s’élargissant, et qui, une fois mis en goût d’enthousiasme pour les vrais chefs-d’œuvre, ne s’arrêta plus. Orphée, avec Mme Viardot, avait donné la première impulsion ; vinrent alors Oberon, Euryanthe, Fidelio, et quand le déménagement se fit à la place du Châtelet, l’évolution était complète : on avait rompu avec ses origines, on en était aux maîtres. Mme Miolan, dans les Noces de Figaro, intronisait le style ; dans la Flûte enchantée, Christine Nilsson, jetait aux échos de l’avenir sa note de valkirie, et les habiles du moment, les inspirés de la dernière heure, voyant de quel côté soufflait le vent, quittaient bien vite Molière pour Goethe et pour Shakspeare, en se disant comme Sganarelle que, puisqu’il y a « fagots et fagots, » la grande affaire pour un bûcheron qui connaît son métier est de s’arranger de manière à débiter du jour au lendemain le bois dont le public se chauffe. Comment le Théâtre-Lyrique a-t-il pu s’écrouler de la sorte ? par quelle suite d’accidens néfastes une scène à ce point fréquentée, adoptée, que tant de patronages soutenaient, en est-elle venue à tomber en de si désastreuses conditions ? Il y a là évidemment une de ces contradictions inexplicables dont il faut demander compte aux instabilités de la vie actuelle. Il en est aujourd’hui d’une administration publique comme de la fortune privée des individus. Hier la salle regorgeait de monde, deux bureaux ne suffisaient pas à la location ; hier vous avez laissé la maison pleine de luxe et de fanfares, aujourd’hui vous revenez, personne, plus d’affiche ! Entre la splendeur et la ruine, entre les recettes et le désastre, plus un moment pour se reconnaître. Les sages du XVIIe siècle aimaient à mettre un temps de repos entre le monde et l’éternité. Notre âge, qui simplifie tout, a supprimé ces intervalles, la débâcle arrive presque sans craquement. On sombre, on disparaît en plein calme.

La succession étant ouverte, l’Opéra-Comique s’adjuge les Dragons de Villars. C’est son droit, c’est aussi peut-être un peu son devoir envers un auteur dont ce théâtre n’avait rien donné depuis Lara. Je n’ai nul envie de surfaire les qualités de cette musique ; c’est assez de l’apprécier à sa valeur pour s’en expliquer la popularité, la durée. Les Dragons de Villars ont été représentés partout en province, traduits à l’étranger. La pièce est amusante ou du moins passe pour telle, et contient les élémens vitaux de tout bon opéra-comique appelé à faire son chemin dans le monde. Il y a là, comme dans Fra Diavolo, la cloche de l’ermite, comme dans le Déserteur, le Philtre et la Permission de dix heures, le militaire troubadour, et, comme dans la Somnambule, l’amoureux sentimental qui se croit trompé, et renie un moment sa passion « devant tout le village ; » n’importe, de cette pièce, bonne ou mauvaise, au demeurant point ennuyeuse, un type s’est dégagé. Qui ne connaît Rose Friquet, ce laideron que l’amour enjolive ? Dans quel concours du Conservatoire, sur quelle scène de banlieue n’a point figuré avec son air et son duo cette petite Fadette cévenole, espiègle et dévouée, soumise et tendre, toujours penchée au bord des précipices, toujours aux écoutes pour le bien de ceux qu’elle veut secourir, et si charmante sons ses haillons ? Charmante, c’est peut-être beaucoup dire, eu égard à la physionomie que Mme Galli-Marié affecte aujourd’hui de donner au personnage. C’est en vérité trop de haillons ; le pittoresque, au moins à l’Opéra-Comique, n’en exigeait point tant. Je doute que Mlle Borghèse, qui créa ce rôle au Théâtre-Lyrique, se soit jamais préoccupée à ce degré de la vérité du costume. Entre la bergère de Watteau et la tondeuse de brebis de M. Millet, il y a les paysannes de M. Breton, et de pareils modèles, fidèlement reproduits au théâtre, y seraient les bienvenus. Par malheur, Mme Galli-Marié a cette manie fâcheuse, et qui de jour en jour s’affirme davantage, d’insister de parti-pris sur le côté vilain d’une physionomie. On dirait même qu’elle apporte à cet aimable travail toute l’ingéniosité d’artiste qu’elle tient de sa nature vraiment douée. Ce qu’elle a fait de Mignon, ceux-là peuvent l’admirer qui continuent à proclamer un chef-d’œuvre la sentencieuse parodie de M. Thomas ; on a tout lieu de penser néanmoins que Goethe eût médiocrement goûté la caricature, lui qui n’aimait point à plaisanter avec les créations de son génie, et se fâchait tout rouge quand on lui parlait des prouesses de Potier dans Werther. Est-ce parce que la voix aujourd’hui lui fait défaut que la spirituelle dugazon cherche à donner le change en se maniérant de la sorte ? On le croirait à la façon dont elle chante ce délicieux rôle et notamment l’air exquis du troisième acte, qu’elle mime à ravir, accorte et proprette cette fois dans sa robe de noces, mais sans pouvoir réussir à donner l’expression musicale. Rarement le succès a tort, la reprise des Dragons de Villars offre un argument de plus à cette vérité. C’est de la musique saine, simple, vigoureuse, honnêtement écrite dans les conditions du genre, et partout marquée de cet air de belle humeur et de franchise qui sied si bien aux choses populaires. L’orchestre va son train sans trop s’amuser aux bagatelles. Ces braves gens aiment, et se le disent en bon langage musical, où le pathétique, au moment voulu, trouve son expression, témoin ce ravissant duo du second acte qu’un accompagnement de violons en sourdine dénonce tout de suite à l’intérêt, à la curiosité. Rien de ces lieux-communs de rêverie à la mode : si vous cherchez des clairs de lune, des effets de neige, la cascade qui pleure, allez chez le voisin, et demandez-lui sa palette ; il n’y a ici ni violet tendre, ni rose orangé, ni lilas. J’ignore absolument quelles sont les idées de M. Aimé Maillard en dehors de son art, je ne connais pas son esthétique et ne m’en soucie ; mais ce dont, par le temps qui court, je lui sais gré, c’est de n’être pas un faux poète et d’avoir le tempérament d’un musicien. Parmi les nouveau-venus, l’auteur de la Jolie Fille de Perth, M. Bizet, me paraît mériter le même éloge. Chose étrange pourtant, qu’on en soit arrivé à devoir louer un musicien d’être de son art et de son métier, et comme il y a dans ce simple fait un signe éloquent du maniérisme où se guindé l’heure présente !

Une question qui malheureusement ne date pas d’hier et ne unira pas demain, la question des jeunes compositeurs réduits à l’inactivité, se débattait naguère à l’assemblée des auteurs. Il s’agissait, par arrêt de l’autorité supérieure, de contraindre le directeur de l’Opéra-Comique à exécuter une clause du cahier des charges qui l’oblige à jouer vingt actes par an. Vingt actes ! y songe-t-on, et combien faudra-t-il de publics pour aller les entendre ? C’est l’histoire de ce rimeur qui avait composé une épopée de cinquante mille vers et à qui on répondait : Mais, monsieur, il vous faudra trente mille hommes pour la lire. De tels débats n’ont pas besoin qu’on les passionne, le premier devoir de la discussion serait au contraire de travailler à les calmer : soin d’ailleurs fort délicat, car, si les intérêts des jeunes compositeurs veulent être ménagés, il convient aussi de ne point perdre de vue ceux des administrations. sur lesquelles de graves responsabilités pèsent de tout temps, que le choix du public dirige et gouverne bien autrement que les influences réglementaires. Nous ne sommes pas de ceux que le talent méconnu a jamais trouves indifférons ; s’il nous arrive quelquefois d’user de rigueur, on nous rendra cette justice de reconnaître que c’est envers les forts. Loin de nous repousser, la faiblesse nous attire, nous voudrions pouvoir l’aider de toutes nos sympathies, nous avons dans l’âme un tendre pour elle, à cette condition pourtant que la faiblesse ne sera pas la médiocrité. De celle-là, pas plus que le public, nous ne voulons, et quand toutes les commissions et tous les gouvernemens se mettraient d’accord en sa faveur, la situation resterait toujours la même. Quiconque a la moindre expérience du monde dramatique sait à quel point ces intérêts si parfaitement respectables ont été pris à cœur pendant ces vingt dernières années. On a construit des salles de spectacle, inventé des concours, à quoi tant de mesures ont-elles abouti ? Qu’obtiendrait-on aujourd’hui, en supposant que l’administration supérieure intervînt d’une façon coercitive ? Se voir contraindre à jouer vingt actes par an, autant vaudrait abdiquer incontinent. Quelles combinaisons de répertoire resteraient possibles à de telles conditions ? Quelle mise en scène sérieuse serait-on en droit d’exiger d’un théâtre ainsi toujours et partout interrompu dans ses travaux, dans ses succès ? Il faudrait donc alors arrêter le Premier Jour de bonheur à sa huitième représentation, en plein triomphe, et lâcher éternellement la proie pour l’ombre. Les calculs, en pareil sujet, parlent plus haut que tous les argumens. Un tel état de choses serait la ruine, la déchéance, et Paris n’aurait bientôt plus que des théâtres de province où l’on monterait en quinze jours des ouvrages destinés à vivre trois semaines, et qui, applaudis ou siffles, disparaîtraient de l’affiche pour céder la place à jour fixe au nouvel objet de consommation. Au théâtre, un gouvernement n’aura jamais, quoi qu’il fasse, que sa place au parterre. Il surveille et n’entrave pas, se contentant d’interpréter dans le sens le plus large et le plus libéral ces sortes de contrats, et persuadé que pousser les choses à l’extrême, vouloir tout exiger, serait tout compromettre. La lettre tue, l’esprit seul vivifie, et c’est avec des sous-entendus qu’on mène le monde.

Il suffit que ces cahiers des charges soient une arme constamment suspendue sur la tête des directeurs de théâtres et dont on les menace dans l’occasion, en leur rappelant qu’ils ne sont point là uniquement pour leur plaisir. Quant à l’exécution littérale., elle n’est pas possible. A pareil régime, ni l’Académie impériale, ni l’Opéra-Comique, ne tiendraient. Chacun sait cela, et la vérité de la situation est que, si les auteurs ont raison de se plaindre de n’être pas joués, les directeurs, sauf certains cas, n’ont peut-être point tort d’agir comme ils font. S’il y a un moyen terme, c’est aux parties intéressées de le chercher dans un arrangement tout amiable comme celui qu’elles viennent de conclure, car, pour ce qui regarde l’autorité supérieure, on sera toujours tenté de lui savoir meilleur gré de son abstention.

Les conditions sociales agissent bien autrement que les conditions administratives sur le développement des lettres et des arts. Les grandes périodes viennent un peu comme le beau temps, sans pouvoir jamais être précisées, et rien n’est plus illusoire que ces prix décennaux et autres récompenses du même genre à l’aide desquelles un gouvernement s’efforce d’encourager les poètes, les peintres, les musiciens, et de susciter des hommes de génie. L’art véritable n’a point de ces préoccupations de lauréat, il crée pour l’amour de Dieu. Le grand empereur lui-même, à ce protectorat, perdit sa peine. On ne décrète pas les chefs-d’œuvre par ordonnance au Moniteur. Dire : Je veux que mon siècle soit une grande époque pour les lettres et pour les arts, autant vaudrait dire : Je veux qu’il fasse beau demain. Lors de la fameuse distribution des prix décennaux sous le premier empire, les membres du jury appelés à se prononcer sur les divers ouvrages composés de 1800 à 1810 déclarèrent qu’ils n’en estimaient aucun digne d’obtenir les honneurs du triomphe ; tout au plus en trouvèrent-ils. un capable d’être distingué. C’était le Tyran domestique d’Alexandre Duval, auquel cependant il manquait, pour obtenir une mention honorable, « de la verve comique, une action bien nouée, un style naturel, et des vers qui fussent harmonieux ! » Excusez du peu ! et tâchez de dire, si vous pouvez, ce qu’avec des restrictions semblables un ouvrage jugé le meilleur du concours pouvait encore avoir de bon ! J’ai tout lieu de craindre que tel concours dont on a fait dernièrement si grand bruit n’ait pas un plus beau résultat. Pour nous en tenir à ce qui concerne l’Académie impériale, sur cent soixante poèmes, il s’en est, paraît- il, rencontré deux tout à fait hors ligne, la Tsarine et le Roi de Thulé. On a choisi le Roi de Thulé. Pourquoi ? Probablement parce que la couleur du sujet répondait davantage aux secrètes prédilections des musiciens dont se composait le jury, MM. Gounod, Victor Massé et Thomas, esprits portés vers une certaine rêverie et que la nuance bleue attire de préférence. Qui sait ? peut-être l’autre poème aurait-il prévalu, si l’on avait eu affaire à des arbitres d’un ordre dramatique plus prononcé, Verdi ou M. Aimé Maillard ou M. Mermet par exemple. Voilà donc dès le début l’illusion qui s’en mêle, et toute une légion de jeunes gens que l’inactivité consume et que l’inspiration éperonne va se précipiter incontinent sur cette proie, sans réfléchir une seconde au plus ou moins d’élémens d’assimilation qu’elle peut leur offrir. Pour un seul qui sera élu, et qui serait de lui-même arrivé tôt ou tard, on en détourne cent en pure perte de leur voie naturelle. On tente des ambitions qui s’ignoraient, on promène devant les yeux des plus médiocres des mirages d’avenir et de fortune. Hélas ! que de cruelles déceptions au jour du jugement, combien de manuscrits qui ne demandaient pas à naître, et dont l’encre, humide encore, n’aura pour se sécher que la poussière des éternelles nécropoles ! C’est une question qui durera toujours, celle de savoir si dans les arts l’obstacle même n’est point une nécessité ; mais les apparences surtout nous gouvernent. Habitués à nous payer de mots, nous prenons au sérieux toutes les promesses, et c’est assez pour nous de nous agiter dans le vide et de travailler comme l’écureuil dans sa cage. Les concours ont en général un beau départ, c’est à l’arrivée qu’il les faut voir, lorsque les athlètes distancés, fourbus, se comptent par vingtaines, et que, sur tant d’appelés, un seul triomphe, lequel d’ailleurs l’eût invinciblement emporté en tout état de cause, car le talent finit toujours par se soumettre les circonstances. Il est ou n’est pas. S’il n’est pas, tous les concours du monde perdront leurs votes, et, s’il est, finalement il prévaudra par cette loi virtuelle qui fait que toute force atteint son niveau, et que rien ne demeure ignoré de ce qui mérite d’être connu.

Une lettre de M. Sainte-Beuve qui a couru toutes les gazettes, musicales et autres, nous a fait lire l’agréable volume que M. Pougin vient de publier sur Bellini[2]. Il n’est jamais trop tard pour revenir sur certaines figures, celles de Bellini conserve à travers les temps son charme et sa poétique individualité. En Italie, où les facultés dramatiques d’un compositeur commencent à s’exercer dès le premier âge, où le théâtre, partout ailleurs terme d’une activité plus réfléchie, prend en quelque sorte les vocations au berceau, deux hommes, Pergolèse et Bellini, ont eu le singulier privilège de renchérir encore sur l’habitude, de personnifier la grâce juvénile et d’être une exception dans l’exception. De là sans doute l’aimable attrait qui s’attache à leur destinée, qu’une fin précoce vint compléter à souhait pour ne laisser subsister que le côté rêveur, tendre et sentimental de deux muses dont l’inspiration, forcée de se modifier avec les années, eût vraisemblablement trahi des défaillances. Bellini est un lyrique ému qui se reprend et se répète, insoucieux de sa forme, de l’expression caractéristique du morceau, noyant dans les larmes de sa mélodie l’incorrection et la monotonie du style. La critique du temps y fut trompée. Au lieu de se laisser aller au flot doucement enchanteur, de jouir abondamment de cette plénitude élégiaque, elle fit ses réserves, crut à des transformations prochaines, à des perfectionnemens dans l’ordre dramatique, instrumental. — De là bien des mécomptes qui n’eussent fait que s’aggraver, si la mort brutalement n’eût clos le débat et consacré pour l’avenir, en la voilant d’un crêpe, cette physionomie à part, idéalement jeune et mélancolique. En 1835, ce que nous voyons aujourd’hui n’existait pas, une muraille en quelque sorte séparait encore de l’Italie et de la France l’Allemagne intellectuelle, et le vieux principe « chacun pour soi » régnait partout. Goethe avait eu beau prétendre en faveur d’une littérature universelle (eine Weltliteratur), tandis qu’en France on reprochait à Weber son germanisme nébuleux, à Beethoven sa métaphysique, la critique allemande, commentant, étudiant, creusant Bellini, s’entêtait le plus naïvement du monde à l’affermir dans je ne sais quelles tendances de réformateur ! « Bellini traverse une crise ; s’il en sort victorieux, il peut être un jour le Luther de la musique italienne ! » Ces mots, que je traduis textuellement de Lexique musical de Schilling (année 1835), signalent l’esprit d’une époque. Donner à croire qu’avec quelques mélodieuses et sentimentales cantilènes on pouvait en arrivera réformer l’opéra moderne, autant vaudrait prétendre que c’est avec des pastorales et des triolets que Luther arrachait au pape des millions d’âmes ! Bellini ne fut point, comme Rossini, Meyerbeer, un génie progressif. En supposant qu’il eût vécu, l’autorité du maître ne lui serait pas venue davantage. Il eût à se copier, à se maniérer, perdu sa grâce adolescente sans la pouvoir jamais remplacer par les qualités vigoureuses de l’âge mûr. Du Pirate, son maiden-work (1827), aux Puritains, son chant du cygne, que de distance parcourue, d’expérience acquise, et cependant en quoi le style des Puritains diffère-t-il de celui du Pirate ? Que nous apprend de neuf le dernier de ces ouvrages sur les tendances dramatiques du compositeur, ses efforts vers le mieux. Est-ce de la sorte que procèdent ceux à qui l’esprit des temps porte conseil et qui vont de Tancredi à Guillaume Tell en passant par le Siège de Corinthe, Moïse et le Comte Ory, ou de l’Esule ai Granata, d’Eduardo e Cristina, au Prophète, à l’Africaine, en passant par Robert le Diable et les Huguenots ? Bellini fut, en musique, le jeune homme de la période de 1830, avec ses langueurs, ses désenchantemens ressentis pu simplement joués. Soit que les mécomptes de la politique y fussent pour quelque chose, soit que la seule mode le voulût ainsi, la jeunesse de tous les pays eut, au lendemain de la révolution de juillet, ce caractère de sentimentalisme amer et sensuel, de voluptueuse et chagrine ironie. Bellini convenait parfaitement à la circonstance ; la source de sa rêverie s’épanche sans cesse ; indistinctement il pleure sur toutes les infortunes de l’histoire et du roman. Chez lui, la prêtresse gauloise et les rudes puritains d’Écosse, les immortels amans de Vérone et la bergère florianesque ne connurent jamais d’autre langage que celui des mélancolies vraies ou fausses, des douleurs sincères ou guindées du moment. Il n’y avait certes ni la foi d’un ascète ni le tempérament d’un Jérémie chez cet élève efféminé et languissant du viveur Rossini ; qui pourrait nier cependant l’action toute-puissante qu’il exerça sur l’Italie d’alors en tant que nation ? C’est que l’émotion a pour agir sur nous des secrets irrésistibles, et que le chantre de Norma et de la Sonnambula sut mettre dans sa cantilène ce que Rossini, tout en produisant des chefs-d’œuvre de coloration et d’élégance, n’a jamais su mettre dans sa cavatine. Rappelons-nous Rubini, l’accent, la subjectivité du chanteur remplaçant la virtuosité. L’Italie captive et gémissante trouvait dans ce lyrisme inconscient l’expression vague de ses sanglots, et s’en allait, super flumina Babylonis, comme les anciens Hébreux, chantant son cantique de Sion le long des fleuves. Qu’on se l’explique ou non, l’enthousiasme patriotique excité par Bellini reste un fait unique. Quand il mourut, on le mit tout de suite au rang des dieux, on fit de cette existence si brève et si brillante une sorte de mythe national, on se hâta de le placer à côté de Raphaël.

Les gens qui reprochent à Bellini son ignorance sont des pédans qui ne savent ce qu’ils disent. Bellini avait appris tout ce qu’il faut apprendre. Ses incorrections, presque toujours voulues, tiennent à la propre nature de son génie. Plus de science eût entravé son émotion, nui au courant élégiaque ; rien de précis, de fixé dans cette œuvre, tout y flotte au gré de l’âme, ses tragédies sont de simples ébauches d’où la cantatrice dégage le type qui lui convient. La Pasta, Jenny Lind, Mme Viardot, ont rendu Norma chacune à sa manière ; autant de tentatives, autant de variantes, et la figure qu’on vous met devant les yeux semble toujours la vraie. Bellini n’est pas précisément un grand artiste, c’est un inspiré quelque peu monotone, un élégiaque qui dans sa complainte a su mettre l’accent de l’âme humaine, ce qui fait que ses mélodies à la mode de 1835 n’ont point passé et qu’un certain sentimentalisme peut en elles trouver encore aujourd’hui sa note. Pourquoi dans cette musique aimable et tendre, sympathique à tant de gens, où chacun peut voir ce qui l’occupe, M. Sainte-Beuve à son tour ne verrait-il pas Moschus et Théocrite ?


F. DE LAGENEVAIS.



ESSAIS ET NOTICES.

Avant le Jour, poésies par M. Laurent-Pichat.


Hâtons-nous de dire que ce titre volontairement mystérieux n’est point un de ces titres vagues et prétentieux qui n’annoncent que des rêveries ou des stances à la lune. M. Laurent-Pichat, depuis longtemps mêlé aux luttes de la presse, ne s’est pas assez désintéressé des événemens contemporains pour tenir son imagination dans la région des chimères. Il peut avoir, lui aussi, ses illusions ; mais ce sont celles d’un publiciste militant.qui a une foi ardente et précise, qui met à son service les vers et la prose. Le jour qu’il appelle de ses vœux poétiques est le jour de la liberté et de la justice. Il s’est fait le champion non-seulement des vérités proscrites, mais des grandes causes opprimées. L’imagination du poète assiste en témoin et en juge à toutes les iniquités qui dans ces dernières années ont ensanglanté les deux mondes. L’esclavage en Amérique, l’héroïsme de la Pologne, la servitude de Venise, inspirent à M. Laurent-Pichat de vives compositions poétiques. D’autres pièces ont trait à des barbaries qui nous touchent de plus près. Armée permanente, Chair à canon, l’Artilleur, sont des compositions d’un autre genre qui ont aussi leur pathétique. A côté de malédictions lancées contre la guerre, la tyrannie ou l’inhumanité, on rencontre çà et là des poésies plus intimes où l’auteur n’est aux prises qu’avec les tristesses de la vie. De là une certaine variété d’inspirations où l’esprit du lecteur peut se détendre. M. Laurent-Pichat a senti que la colère ne doit pas être l’unique accent d’un livre. La colère peut être intéressante quand elle est un beau transport, mais elle fatigue, si elle devient un état constant de l’âme. M. Laurent-Pichat a le plus souvent évité cet écueil, je n’ose dire pour tant qu’il l’ait évité toujours. Peut-être se révolte-t-il contre trop de choses à la fois. Est-il bien nécessaire, par exemple, de s’attaquer même au ciel, quand nous avons tant à faire ici-bas ? Ce mécontentement un peu farouche afflige le lecteur, qui respecte sans doute la rigide probité du poète, mais qui ne peut partager toutes ses indignations. L’auteur me permettra de le comparer à ces stoïciens du temps de l’empire romain qui se promenaient à travers Rome, le visage chagrin, la démarche contrainte, le sourcil haut, la parole brève et saccadée, en gens accoutumés à ne, dire que la moitié de ce qu’ils avaient sur le cœur, et qui attendaient avec une sombre impatience ces temps heureux où on pût dire ce qu’on pense et penser ce qu’on veut : ubi sentire quæ velis, et quæ sentias dicere licet. Les vers de M. Laurent-Pichat rappellent quelque peu cette poésie romaine, — ferme, sentencieuse, quelquefois d’une belle nudité athlétique, parfois aussi un peu obscure pour être trop avare de mots ; mais rien n’est vulgaire dans ce volume, ni les sentimens, ni les pensées, ni l’art : tout est médité, sincère, d’une tristesse non jouée, et si on éprouve un regret en lisant ces vers, c’est de ne pas y trouver, ce que le poète sans doute ne pouvait donner, les grâces de la joie et les aimables mollesses de l’abandon.


C. MARTHA.


L. BULOZ.

  1. The last Days of Pompeii.
  2. Bellini, sa vie et ses oeuvres, par M. Arthur Pougin.