Chronique de la quinzaine - 31 mai 1891

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Chronique n° 1419
31 mai 1891


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.

Voyager avec les fanfares et les cortèges officiels, aller de ville en ville recevoir des hommages, passer à travers les ovations et les manifestations, en écoutant ou en prononçant des discours, c’est le privilège des princes et des chefs d’État, même quelquefois des simples ministres. La tradition n’est pas perdue, l’usage est invariable sous la république comme sous toutes les monarchies. C’est une diversion dans la monotonie de la vie ordinaire. C’est aussi un moyen presque assuré de plaire à des populations toujours sensibles aux témoignages d’intérêt de ceux qui les gouvernent, aux frais qu’on fait pour elles, et charmées d’avoir une représentation extraordinaire sans trop se déranger. Il est certain que, si M. le président de la république voulait répondre aux vœux de tous ceux qui viennent lui demander une visite pour leur province, une occasion de gala dans leur ville, il n’y suffirait pas; il serait plus souvent sur les routes qu’à l’Elysée. Il est obligé de mettre un peu d’ordre et d’art dans ses itinéraires. Il a, de plus, besoin, en vérité, de faire une ample provision de patience, de sang-froid et de complimens pour ces excursions en province, où il va périodiquement porter la bonne parole au nom de l’État, dont il est l’honnête et bienveillante personnification.

Cette fois, la fortune des voyages a conduit M. le président de la république dans une partie de la France qu’il connaissait peu, dans des régions du moins qu’il n’avait pas encore visitées. Il n’a point, certes, perdu son temps; en quelques jours de cet ingrat mois de mai, il a fait du chemin, escorté de M. le ministre de l’intérieur, de M. le ministre de l’instruction publique, de sa maison militaire, de tous les historiographes des voyages officiels. Il a parcouru les provinces du centre, en s’arrêtant un jour à Limoges, sa ville natale. Il est allé à Toulouse, qui lui préparait une somptueuse et cordiale hospitalité, qui, en vraie capitale du Midi, s’est piquée de lui offrir tous les attraits, tous les spectacles, même des arcs de triomphe auxquels il ne s’attendait peut-être pas! Il a couru à travers ces belles contrées pyrénéennes, visitant tour à tour et Tarbes, et Pau, et Bayonne, et les Landes, où il a été mis en réquisition pour inaugurer la statue de Borda.

Le Midi est toujours expansif. Les ovations n’ont pas été ménagées à M. Carnot, pas plus que les discours quelquefois un peu prolixes, auxquels il a été obligé de répondre. Peu d’excursions sont assurément mieux faites pour flatter l’orgueil d’un homme. M. le président de la république n’a rencontré partout qu’un accueil cordial et empressé. Il a pu voir accourir sur son passage, des départemens qu’il traversait et des départemens voisins, toutes sortes de députations, parfois assez originales. Il a vu se presser autour de lui toutes les autorités, cela va sans dire, les chefs du clergé, les chefs de l’armée, et même, sur bien des points, les représentans conservateurs des conseils-généraux. Rien n’a manqué aux fêtes du voyage présidentiel. Qu’en faut-il conclure ? que signifie cet empressement après tout assez spontané, autour du chef de l’État? il a en vérité un sens bien simple. Il signifie qu’en dehors des agitations factices que l’esprit de faction entretient dans la masse vivante, régulière et laborieuse de ce pays éprouvé, il y a un immense désir de paix intérieure, de conciliation. Il signifie que ces populations, étrangères aux subtilités ou aux ressentimens des partis, éprouvent le besoin, toutes les fois qu’elles en ont l’occasion, d’aller droit à celui en qui elles croient retrouver la direction et la protection. Prince couronné ou magistrat temporaire, elles ne distinguent pas, elles voient en lui le premier représentant de la France, l’autorité souveraine. Elles lui demandent à leur façon l’ordre et la sécurité dont elles ont besoin dans leur travail. C’est la réalité qui est au fond de ces manifestations, de cet accueil fait au chef de l’État.

Que tout ne se soit pas passé sans incidens au cours de cette promenade à travers le Midi, qu’il y ait eu quelque dissonance qui a disparu dans le bruit des fêtes et des discours, cela se peut, on l’a dit. On a prétendu que pendant son séjour à Toulouse, recevant des maires d’un département voisin qui lui portaient l’invitation de passer sur leur territoire, M. Carnot aurait répondu qu’il irait les visiter quand ils auraient conquis leur pays à la république. Ce langage a été nécessairement dénaturé, ou infidèlement reproduit pour plus d’une raison. D’abord M. le président de la république est un homme bien élevé et mesuré, qui sait ce qu’il dit, qui ne répond pas à une politesse par une boutade de mauvaise humeur et qui ne subordonne pas ses visites à des calculs électoraux. Puis, le procédé ne serait peut-être pas sûr et pourrait aller contre le but qu’on se propose ; il risquerait plutôt d’être exploité par les adversaires de la république dans une région où M. Carnot aurait été sûrement reçu comme il l’a été partout. Le langage qu’on a prêté à M. le président de la république serait de plus en contradiction avec tout ce qu’il a dit pendant sa récente et brillante excursion, avec tout ce qui se dégage de cette promenade à travers nos provinces. Car enfin de quoi est-il sans cesse question dans ce voyage du Midi ? On parle toujours de l’apaisement, de l’union, du rapprochement de tous les Français sous le drapeau national. Les chefs du clergé, sans déserter bien entendu les intérêts qu’ils ont à défendre, sont les premiers à attester leur « soumission aux pouvoirs établis. » Que dit de son côté M. Carnot au président du conseil-général à Tarbes? « Quelles que soient vos opinions, je vous accueille avec les mêmes sympathies, car je représente ici la France entière. » Que dit-il à Pau? « Je suis heureux de trouver dans ce beau département cet esprit de tolérance et de libéralisme qui laisse les opinions vivre côte à côte sans se froisser et qui permettra de concentrer les efforts de tous vers un but commun : la prospérité de la France et de la république... »

C’est le langage d’un chef d’état ! Et si on parle tant d’apaisement, c’est qu’on sent apparemment qu’il n’existe pas encore, qu’il est cependant une nécessité, qu’il répond au vœu intime des populations. Où donc est l’obstacle, l’unique et sérieux obstacle? Il n’est sûrement pas dans les intentions de M. le président de la république, il est encore moins dans le pays. Il n’est et ne peut être que chez les républicains à l’esprit étroit qui subordonnent l’intérêt à leurs passions de parti, qui s’obstinent à faire de la république un régime de coterie et de secte, qui répondent par des suspicions et des exclusions aux paroles de paix. M. le président de la république n’aurait pas perdu son temps si par son voyage il avait contribué à donner plus de force à cette politique de modération et d’apaisement, qui est dans tous les esprits sensés, qui ne cesse pas d’être un des premiers intérêts moraux du pays.

Tandis que M. Carnot parcourait une partie de la France, fêté partout et semant les bonnes paroles, cependant le parlement restait ici tout entier à des questions qui sont d’un autre ordre, sans doute, mais qui n’ont pas moins d’importance et pour la fortune matérielle et même pour les relations politiques de notre nation. Depuis plus d’un mois, en effet, se déroule au Palais-Bourbon cette longue discussion qui va décider du régime douanier de la France. Elle a été certes aussi brillante que sérieuse, cette discussion, qui n’a peut-être rien de bien nouveau par elle-même, puisqu’elle s’est reproduite plus d’une fois dans notre parlement, qui a du moins été pour ainsi dire renouvelée par l’habileté et l’art des combattans. La bataille a été vive, intéressante, sans être, à ce qu’il semble, bien décisive. D’un côté, et M. Léon Say avec ses spirituelles et fortes démonstrations, et M. Aynard avec son intelligence supérieure des affaires, et M. Charles Roux avec ses ingénieuses peintures, et M. Raynal avec sa parole hardie, ont défendu la liberté du commerce ; d’un autre côté, le chef du protectionnisme, M. Méline, M. Viger, M. Jamais, ont défendu l’œuvre de la commission des douanes. Entre les deux camps, un jeune talent, M. Paul Deschanel, a fait spirituellement le procès du libre échange, qui n’était pas en question, et il a fait aussi le procès d’une protection exagérée, pour finir par proposer comme un traité de paix. M. le ministre du commerce, M. le ministre des affaires étrangères lui-même, sont intervenus à leur tour, sans trop donner raison à la commission, sans trop lui donner tort. Pendant un mois on a tout dit et sur le progrès ou la décadence de la production nationale et sur le mouvement des exportations, et sur la valeur ou le danger des traités de commerce et sur le jeu du tarif minimum et du tarif maximum. On a mis en ligne, on a fait manœuvrer, comme dans une petite guerre, des multitudes de chiffres, ces malheureux chiffres avec lesquels on prouve tout et on finit par ne rien prouver. Au fond, de quelque façon qu’on groupe les chiffres, quels que soient les entraînemens ou les illusions d’une majorité évidemment protectionniste, tout se réduit à ceci : il s’agit de savoir si la commission des douanes, sous prétexte de remédier à une crise agricole, industrielle, qui s’explique par toute sorte de causes, ne risque pas de surcharger la vie intérieure par une élévation démesurée de droits, d’isoler la France à l’extérieur par l’interdiction systématique des traités de commerce, en commençant par toucher au droit constitutionnel du pouvoir exécutif par ce cadre inflexible du tarif minimum et du tarif maximum.

Voilà toute la question ! Que dans l’industrie, dans l’agriculture, dans le commerce, il y ait des malaises, des embarras toujours pénibles, ce n’est pas ce qui est contesté ; mais ce serait une évidente exagération de voir une stagnation définitive, presque un déclin, dans ce qui n’est qu’une crise peut-être inévitable dans l’état du monde, et il serait encore moins vrai d’attribuer ces phénomènes aux traités de 1860. Il y a quelque chose de plus éloquent que toutes les prestidigitations où se jouait autrefois la prodigieuse verve de M. Pouyer-Quertier : c’est le fait visible, universel. On dirait, à entendre les pessimistes du protectionnisme, que depuis trente ans la production nationale a été fatalement paralysée, que tout décroît et dépérit. S’il y a cependant un fait avéré, éclatant, c’est que dans ces trente années tout a marché, qu’il y a eu d’immenses développemens d’industrie, des améliorations manifestes dans les conditions du travail, des progrès sensibles de bien-être, une extension croissante des affaires. Lorsque la France, accablée par la mauvaise fortune, a pu porter sans fléchir le poids de ses colossales rançons, ce n’était point apparemment le signe d’une ruine prochaine. Lorsque l’Exposition universelle de 1889 s’est ouverte, la France, que nous sachions, n’a pas été éclipsée par les autres nations: elle est restée au premier rang par l’éclat et la puissance de son génie! s’il y a encore des malaises dans ses industries et dans son commerce, on n’y remédiera sûrement pas en le hérissant de tarifs, en poussant à bout une révolution économique faite pour peser sur la consommation intérieure aussi bien que pour compromettre les relations extérieures de la France. Et quel moment choisit-on pour lever le drapeau d’un protectionnisme exclusif, pour se dégager de tout ce qui peut mettre quelque fixité dans les relations de notre pays? On choisit tout juste le moment où une réaction se manifeste en Europe et au-delà des mers en faveur des traités de commerce. Les États-Unis signent de toutes parts des traités de commerce. En Europe, l’Allemagne et l’Autriche ont leur traité de commerce et en sont à négocier avec la Belgique, avec la Suisse, avec l’Italie. Avant peu, la France est exposée à rester seule, cernée par des puissances liées entre elles. Le monde va en avant vers une certaine liberté commerciale réglée par les traités; notre commission des douanes va en arrière : elle revient vers le protectionnisme outré, et pour mieux assurer son œuvre, pour exclure d’avance jusqu’à la possibilité de nouveaux traités, elle a son tarif minimum au-dessous duquel il ne serait plus même permis de négocier.

Soit, on s’enfermera dans la citadelle protectionniste! Mais la commission des douanes n’a pas vu qu’avec son tarif minimum invariable, elle faisait bon marché, non-seulement de la liberté commerciale, mais encore de la constitution elle-même. La constitution, en effet, donne au pouvoir exécutif le droit de négocier et de signer les traités. Si le gouvernement est lié par le tarif minimum, il n’a plus qu’un droit illusoire et ne peut pas même ouvrir une négociation, qui ne serait plus sérieuse avec des conditions connues et fixées d’avance; s’il reste libre de négocier, le jour où il verrait un intérêt national engagé, sans tenir compte du tarif minimum, ce tarif n’est plus qu’une simple indication arbitraire et inutile. Comment sortir de là? On n’en est pas sorti du tout, et le débat qui s’est ouvert ces jours derniers pour tâcher de concilier l’invariabilité du tarif minimum et le droit constitutionnel du gouvernement n’a été qu’une confusion de plus. C’est une preuve nouvelle de l’incohérence des projets de la commission des douanes, et ce qui, en fin de compte, se dégage le plus clairement de cette longue discussion, c’est que tout serait encore à revoir dans cette œuvre, qui compromet à la fois la constitution, le travail intérieur, les relations et l’autorité de la France dans le monde. C’est un fait évident que dans l’Europe entière, dans cette Europe mal équilibrée, sourdement agitée, qui vit toujours dans l’attente ou la crainte du lendemain, les questions sociales prennent par degrés plus d’importance que les questions de diplomatie ordinaire. Ces questions sociales, elles ne sont pas tout, sans doute; elles se mêlent néanmoins de toutes parts à la politique. Elles occupent tous les parlemens, elles sont l’objet des discours des princes et même de M. le président de la République dans ses voyages. Elles se retrouvent jusque dans l’encyclique si souvent annoncée que le pape vient de publier, et où le saint-père, avec sa foi religieuse, aborde ce redoutable problème de la condition des prolétaires. Elles ont été la raison ou le prétexte de ce mouvement étrange qui à jour fixe a remué l’Europe au commencement du mois et qui n’a pas tardé à s’apaiser dans la plupart des pays. Tout le feu du 1er mai s’est à peu près éteint à la surface de l’Europe. Il n’y a guère que la Belgique qui ait continué à s’agiter, livrée à tout ce mouvement de grèves, de manifestations, de tumultes persistans dans les bassins de Liège, de Mons, de Charleroi. Les grèves avaient commencé avant le 1er mai, elles ont persisté après, au milieu des incidens, des désordres inévitables et des violences. La Belgique a passé plus d’un mois sous le coup de la menace d’une suspension générale du travail, et, en attendant, troublée par des chômages partiels, par les échauffourées ouvrières qui ont nécessairement appelé les répressions. Le gouvernement a fait ce qu’il a pu pour maintenir l’ordre partout, et en Belgique même aujourd’hui le mouvement tend à s’apaiser. Seulement ici, ce n’est plus exclusivement une campagne de revendication ouvrière ou sociale. Agitation et apaisement sont dus à une circonstance particulière. La grève n’est qu’une pression organisée dans un intérêt politique, pour conquérir la révision de la constitution et le suffrage universel.

Par le fait, dans cette lutte, où la grève est peut-être pour la première fois employée comme un moyen politique, ce sont les meneurs de l’agitation belge qui ont au moins l’apparence du succès, et s’ils ont donné le signal du désarmement, c’est qu’on a désarmé avant eux. Après bien des discussions, des délibérations et des tergiversations, la section centrale du parlement de Bruxelles s’est décidée à se prononcer pour la révision constitutionnelle. Bien des questions restent sans doute encore en suspens; il n’y a rien de fixé pour les conditions nouvelles de l’électorat. Le principe du moins est admis ; on peut dire dès ce moment que la question de l’extension du suffrage universel est tranchée en Belgique, et ce vote du 20 mai a été célèbre partout, à Bruxelles, dans les centres de l’agitation ouvrière comme une victoire. Le conseil-général du parti ouvrier, qui avait suivi le mouvement bien plus qu’il ne l’avait conduit, a profité de l’occasion pour ressaisir la direction. Il s’est réuni, il s’est hâté d’engager les ouvriers à cesser les chômages, à reprendre le travail; on peut croire que le mot d’ordre sera suivi par l’immense majorité des populations ouvrières qui ne demandent peut-être pas mieux, d’ailleurs, que de travailler. C’est fort bien ! c’est heureux pour la paix publique. Ce résultat a surtout cela de bienfaisant qu’il écarte ces complications extérieures, ces menaces d’intervention que les pessimistes se plaisaient déjà à entrevoir dans le cas où l’agitation belge se serait prolongée et aggravée. Il ne reste pas moins toujours un fait des plus sérieux : c’est qu’après tout les pouvoirs publics ont cédé une première fois à une pression organisée par des agitateurs qui ne cachent pas leur dessein de recourir aux mêmes moyens pour conquérir le suffrage universel. Ce sera une conquête si l’on veut, si la pression réussit jusqu’au bout; mais cette conquête pourrait créer plus d’un danger pour la liberté et l’indépendance de la Belgique.

A travers ce mouvement qui emporte les nations, qui affecte tous les caractères et prend toutes les formes, il est un petit pays qui, dans son éloignement, à l’extrémité de l’Europe, n’est point sans avoir lui-même ses agitations souvent assez obscures. Crise politique, crise des finances et du crédit, crise diplomatique, crises de pouvoir, rien n’est épargné à ce petit et intéressant Portugal, assailli depuis quelque temps de difficultés que les partis révolutionnaires se hâtent d’aggraver en les exploitant. Il a la fortune contraire, et ce qu’il fait de mieux ne lui réussit qu’à demi. Évidemment, une des premières causes, sinon la cause unique des embarras portugais, c’est ce triste conflit suscité par l’Angleterre au sujet du partage des territoires africains. Depuis le jour où le cabinet de Londres, s’attribuant la part du lion, a placé, il y a bientôt un an, le gouvernement de Lisbonne sous le coup d’un ultimatum impérieux, tout s’en est ressenti dans le petit royaume lusitanien. Le sentiment national s’est révolté contre une injuste humiliation, le gouvernement du roi dom Carlos s’est trouvé dans la cruelle alternative de céder à la force, de livrer les droits traditionnels du Portugal en Afrique, ou de se jeter avec une périlleuse témérité dans une lutte inégale. Le pouvoir est devenu difficile pour tous les ministères. Les républicains, peu nombreux, mais excités par le succès de la révolution du Brésil, ont saisi l’occasion de reprendre leurs propagandes, d’agiter le pays, et ils se sont bientôt enhardis jusqu’à tenter la dernière insurrection de Porto. Au demeurant, toutefois, on s’en est tiré à demi jusqu’ici. Les ministres du roi dom Carlos, en tenant tête aux mouvemens républicains, en sauvegardant l’ordre dans le royaume, ont mis tout leur zèle à reprendre des négociations avec l’Angleterre, à échapper à une exécution. Lord Salisbury lui-même a senti le danger de pousser à bout un petit pays justement fier, et de là est sorti, il y a quelques jours à peine, un arrangement nouveau qui, sans reconnaître les droits traditionnels du Portugal, sans lui laisser surtout la contiguïté des possessions entre les deux océans, lui attribue encore cependant des territoires assez étendus. C’est, si l’on veut, un demi-succès, une apparence de concession obtenue par le gouvernement portugais. La situation ne reste pas moins critique, et tout dépend de la ratification du parlement de Lisbonne.

S’il n’y avait que le conflit africain, ce serait toujours beaucoup sans doute : la dernière convention pourrait néanmoins encore passer pour une demi-satisfaction. Malheureusement, à la crise diplomatique vient se joindre une crise d’un autre genre, financière, monétaire, industrielle, que le différend avec l’Angleterre a certainement contribué à aggraver en mettant le trouble et la ruine dans toutes les affaires. La vérité est que ce petit pays en est à se débattre dans une situation inextricable qu’un écrivain portugais résumait récemment en disant : « Nous avons un déficit colossal, des emprunts ruineux contractés dans des conditions humiliantes, et nous nous trouvons à présent en face d’une crise industrielle, monétaire, agricole, ouvrière, redoutable. » Interruption de toutes les entreprises, panique dans les affaires, raréfaction du numéraire, suspension forcée des échéances, tout se mêle. C’est sous le poids de ces difficultés que le ministère de bonne volonté et de conciliation formé il y a quelques mois par le vieux général Abreu e Souza a récemment succombé. La difficulté était justement de reconstituer un ministère dans des conditions si troublées. Le roi dom Carlos s’est adressé aux représentans des divers partis, progressistes et conservateurs, notamment au chef d’un précédent cabinet, M. Serpa Pimentel. Toutes les combinaisons ont échoué, et le roi s’est alors décidé à rappeler au pouvoir M. Abreu e Souza, qui a reconstitué son ministère avec un habile financier, M. Mariano Carvalho, avec un ancien ambassadeur à Paris, le comte de Valbom. Ce cabinet renouvelé sera-t-il plus heureux que tous les autres? Il n’a pas seulement à soumettre au parlement de Lisbonne le traité qui a été signé avec l’Angleterre et qui doit être ratifié dans un délai de trente jours; il a en même temps à raffermir toute une situation, la situation politique, financière du Portugal, à décourager par ses actes ceux qui se flattent encore de renouveler à Lisbonne la révolution de Rio-de-Janeiro.

On ne sait jamais ce qui peut venir du côté des Balkans, de ces petits états danubiens naguère détachés de l’empire ottoman, aujourd’hui livrés à eux-mêmes, à leurs passions, à toutes les fluctuations d’une vie agitée et précaire. Il peut toujours venir des orages, des surprises, des complications que la diplomatie s’efforce de détourner ou de contenir, qui peuvent néanmoins éclater à l’improviste, réveillant d’un seul coup le vieux problème oriental, éternelle obsession de l’Europe. Pour le moment, il ne vient que des incidens, des imbroglios, des bruits de conspirations ou de scènes intérieures qui ne laissent pas d’avoir parfois un certain caractère de violence et une originalité locale.

De ces jeunes états du Danube ou des Balkans, le moins agité est encore peut-être la Roumanie, et la Roumanie elle-même, quoique mieux fixée, mieux garantie, n’est pas à l’abri des violentes oscillations des partis, des incohérences intérieures. Elle se ressent encore des dominations qu’elle a subies, des révolutions qu’elle a traversées, et même des crises plus récentes où elle a définitivement conquis son titre de principauté indépendante, sa place parmi les royaumes. Dans cette dernière phase de son existence tourmentée, elle avait été surtout représentée et dirigée par un homme qui vient de mourir à Bucharest, qui avait passé sa vie dans les agitations révolutionnaires et les conspirations avant de devenir le promoteur de la royauté nouvelle et un chef de ministère, qui était arrivé un instant à exercer une véritable omnipotence dans son pays. M. Jean Bratiano. Pendant son ministère de douze ans, — 1876-1888, — qui coïncidait avec la guerre de la Russie contre les Turcs, M. Jean Bratiano s’était fait une sorte de dictature. C’est lui qui, à l’ouverture des hostilités, décidait l’alliance de la Roumanie avec les Russes et ménageait à la jeune armée roumaine l’occasion d’aller gagner devant Plewna la couronne royale pour son prince. C’est lui qui, après la guerre, par une évolution savamment calculée, pour se dérober à la tutelle russe, allait chercher un appui en Autriche, en Allemagne, et faisait de son pays une sorte d’annexé de la triple alliance. Il ne manquait pas de hardiesse et de désinvolture dans la diplomatie. Il passait d’une alliance à l’autre, il s’était fait tout Allemand dans sa politique extérieure. Il y joignait malheureusement une absence totale de scrupules dans sa politique intérieure, un goût de l’arbitraire et de la force, des habitudes de corruption administrative qui ne sont pas rares chez un ancien révolutionnaire. Il faisait si bien qu’après avoir été le dictateur de la Roumanie, après avoir abusé de tout et tout épuisé, il finissait par tomber sous le poids d’une immense impopularité, désavoué par l’opinion, par les libéraux roumains. C’est tout au plus s’il échappait à une mise en accusation. C’était assurément un homme d’une vigoureuse trempe, qui avait peut-être été un peu grisé par l’ambition d’être un Bismarck du Danube. Il est mort sans avoir eu l’occasion ou le temps d’essayer de se relever devant l’opinion. M. Jean Bratiano avait, dans tous les cas, laissé à ses successeurs et à son pays une situation hérissée d’embarras, une crise qui dure encore, qui n’a sans doute rien d’irréparable pour le jeune royaume, mais qui lui crée des conditions singulièrement épineuses, à commencer par la difficulté de faire un ministère qui dure.

Sortie des mêmes crises de 1877-1878, la Bulgarie indépendante est bien moins avancée encore. Si elle a quelque ressemblance avec la Roumanie, c’est par son premier ministre, M. Stamboulof, qui est le Bratiano de Sofia et qui jusqu’ici, avec la même âpreté du pouvoir, avec la même absence de scrupules, n’a réussi qu’à se créer une façon de dictature prolongée. Par le fait, la Bulgarie ne cesse de se débattre depuis quelques années dans d’obscures agitations sans pouvoir arriver à se fixer. Elle vit en dehors des traités, avec un prince qui n’est pas reconnu, avec un régime indéfinissable d’arbitraire tempéré par l’anarchie et une paix publique toujours menacée. Parfois, dans cette obscurité, éclatent comme des lueurs sinistres, des incidens tels que le récent assassinat du ministre des finances, M. Beltchef, en pleine rue de Sofia, aux côtés de M. Stamboulof. Naturellement ce meurtre, dont les auteurs jusqu’ici inconnus visaient sans doute le premier ministre bien plutôt que l’inoffensif M. Beltchef, cet attentat n’a fait qu’exciter le gouvernement à redoubler les rigueurs, à multiplier les arrestations et les répressions. Depuis quelques semaines, on vit à Sofia dans une espèce de terreur, comme si on s’attendait à des explosions révolutionnaires, à de nouvelles conspirations. On a mis la main sur des centaines de suspects, sur d’anciens ministres, même sur un agent diplomatique qu’on a fait venir tout exprès de Bucharest pour l’arrêter. M. Stamboulof est bien homme à grossir le danger pour justifier l’excès de ses répressions. Ce n’est pas moins, à ce qu’il semble, une situation peu rassurante, et il est bien clair que la Bulgarie reste plus que jamais dans les Balkans un de ces foyers où peut toujours s’allumer l’incendie; mais de ces petits états orientaux, celui qui offre pour le moment le spectacle le plus étrange, c’est peut-être la Serbie, et ici la politique devient en vérité presque un roman. Elle se complique des querelles conjugales du roi Milan et de la reine Nathalie, des embarras de la régence pour se délivrer de l’un et de l’autre, sans parler des scènes sanglantes qui viennent de tout aggraver à Belgrade.

Depuis que le roi Milan a eu la fantaisie de divorcer avec la reine Nathalie et de se donner de la liberté par une abdication en laissant la couronne à un enfant, au jeune roi Alexandre, la Serbie n’est pas délivrée de ces époux mal assortis, de ces personnages royaux ; bien au contraire, elle ne cesse d’être troublée par les querelles de l’étrange ménage royal. Le roi Milan a fait ses conditions en abdiquant, il n’a d’autre souci que d’évincer de ses droits ou de ses prétentions l’ancienne souveraine, l’épouse divorcée. La reine Nathalie, qui paraît une personne d’humeur peu commode, n’a visiblement d’autre préoccupation que de garder une influence sur son fils, le jeune roi Alexandre, et peut-être de ressaisir un rôle politique. Roi et reine se sont récemment retrouvés à Belgrade, presque face à face, et la guerre s’est plus que jamais rallumée ! L’embarras a été pour les pouvoirs serbes, régence et parlement, également impatiens de mettre un terme à une situation périlleuse, à un conflit qui pouvait devenir funeste pour la paix publique. On s’est décidé à en finir, à hâter, à exiger au besoin le départ des deux encombrans personnages. Restait l’exécution! avec le roi Milan on s’est arrangé sans trop de peine; on a obtenu son départ avec un supplément de dotation et toujours sous la condition que la reine partirait de son côté. Avec la mère du jeune roi, les difficultés ont été plus sérieuses. La reine Nathalie, froissée dans son orgueil, excitée par ses amis, a résisté à toutes les sollicitations, elle a déclaré qu’elle ne céderait qu’à la force. Malgré tout, le chef de la régence, M. Ristitch, a persisté à faire partir la souveraine, et c’est ici que tout s’est aggravé par l’intervention du sentiment populaire qui s’est ému pour cette princesse maltraitée par son mari, frappée d’une expulsion sommaire. A peine, en effet, la reine a-t-elle été mise en voiture et engagée dans la rue, sous la garde du préfet de police et de la force publique, les manifestations ont commencé, la foule s’est ameutée pour s’opposer au départ. Vainement les troupes ont essayé de protéger le cortège et ont fait feu sur les manifestans, qui ont eu des morts et des blessés : la foule a réussi à dételer la voiture et à ramener une première fois l’expulsée dans sa maison. Ce n’est que la nuit suivante, à quatre heures du matin, que, par ordre de M. Ristitch, la reine a pu être pour ainsi dire enlevée et mise en route pour Semlin. La situation n’est pas moins restée des plus graves à Belgrade, d’autant plus qu’on était sous l’impression du sang versé, que les divisions se sont manifestées dans le gouvernement, qu’une partie du ministère a donné sa démission et que l’animosité publique a éclaté contre la régence.

Qu’arrivera-t-il maintenant de tout ceci? Il est certain que, si la régence n’a fait que ce qu’elle devait faire, ce qu’elle ne pouvait éviter sous peine de voir le roi Milan revenir de son côté à Belgrade, elle a mis quelque brutalité dans l’expulsion de la reine. Il est possible qu’après l’émotion du premier moment, l’opinion s’apaise et finisse par reconnaître que la paix intérieure de la Serbie ne pouvait être indéfiniment sacrifiée aux querelles conjugales du roi Milan et de la reine Nathalie. Il se peut aussi que les choses s’aggravent à Belgrade, que la régence ait perdu son crédit, et que de ces incidens naisse une situation inquiétante pour l’Autriche, faite pour attirer l’attention de l’Europe. C’est là toujours justement le péril des affaires de ces petits états de l’Orient !


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le mois s’achève en pleine reprise. Les seules valeurs sur lesquelles pèse encore l’effet de la débâcle de la première quinzaine sont celles dont la chute a été la cause directe et originelle du mouvement, les fonds portugais et les titres de la compagnie des Chemins de fer portugais. L’Extérieure s’est déjà partiellement relevée, ainsi que l’Italien. Le Hongrois a repris son niveau précédent. Les fonds russes sont d’une fraction insignifiante au-dessous du prix où les tenait, il y a un mois, l’attente d’une grande opération financière de la Russie.

Avec la détresse du Portugal, les deux principales causes de baisse étaient, il y a trois semaines, la crise monétaire à Londres et l’appréhension de la grève générale en Belgique. Dans l’effarement de la déroute des cours, une partie du monde financier voyait les trônes ébranlés à Bruxelles et à Lisbonne, les mouvemens révolutionnaires appelant les interventions étrangères, l’Allemagne entrant en Belgique et les Espagnols en Portugal.

Cette émotion s’est calmée sans peine, et les ventes de rente portugaise se sont enfin arrêtées aux environs de 40 fr. D’autre part, la section centrale de la chambre, à Bruxelles, a promis la révision constitutionnelle dans le sens d’une extension de suffrage, et aussitôt la plupart des grèves ont cessé. Il ne reste aujourd’hui que quelques chômages partiels, et l’affaire a perdu toute importance politique.

A Londres, des arrivages d’or considérables (près de 30 millions de dollars ou 150 millions de francs depuis le 1er mai, répartis entre Londres, Paris et Berlin) ont permis à la Banque d’Angleterre de ne pas porter le taux de l’escompte au-dessus de 5 pour 100. L’encaisse métallique or des grandes Banques occidentales de l’Europe s’est ainsi fortifiée aux dépens du marché de New-York, où l’argent prend de plus en plus la place de l’or. Il est vrai que dans quelques mois, très probablement, l’Europe aura à renvoyer en Amérique tout l’or qu’elle vient de recevoir et plus encore peut-être, en paiement des céréales qu’il lui faudra acheter aux Américains.

Les récoltes sont mauvaises, en effet, dans l’ancien monde et excellentes dans le nouveau : fait que le public spéculateur fera sagement de ne pas omettre dans ses calculs pour cet automne.

Grâce à cet afflux d’or, le marché de Londres s’est remis de la secousse violente des premiers jours de mai, et la liquidation vient de s’y effectuer dans des conditions favorables. Sur la place de Paris, le signal de la reprise a été donné par nos rentes françaises, placement vers lequel l’épargne est incitée à se porter par les troubles mêmes auxquels sont exposés, ainsi qu’on vient d’en faire une nouvelle épreuve, les placemens moins sûrs.

Le 3 pour 100 a été porté en baisse jusqu’à 92.25. En réalité, ce cours n’a fait sur la cote qu’une très brève apparition. Inscrit à la fin d’une Bourse où la réaction avait été de 65 centimes, il faisait place le lendemain, à la même heure, à un cours de 65 centimes plus élevé. D’assez nombreuses transactions ont eu lieu entre 92.75 et 93 francs. C’est sur ce niveau qu’un mouvement d’amélioration s’est produit, et déjà la rente était à 94.40 à la fin de la Bourse du 29. Elle n’était plus séparée que par 25 centimes du cours de compensation du 1er mai.

Quant au principal moteur de ce mouvement, il faut le chercher, aujourd’hui comme auparavant, dans la persistance régulière des achats de rente effectués au comptant par la Caisse des dépôts et consignations pour les caisses d’épargne ordinaires et pour la Caisse d’épargne postale. Il n’y a point de considération qui vaille contre la toute-puissance de ce fait brutal. Il convient seulement de ne pas oublier que l’épargne n’achète pas directement, que ce qu’elle confie au gouvernement par l’intermédiaire des caisses instituées à cet effet, c’est de l’argent liquide, et que ce que le gouvernement, ou la Caisse des dépôts et consignations, représentant en cette affaire le gouvernement, aurait à rendre aux millions de déposans, en cas de crise, c’est de l’argent liquide, et non des titres de rentes.

La rente nouvelle, libérée de Zj5 francs, était à 91.52 le 15 courant, soit une unité au-dessous du prix où elle avait été émise; elle s’est relevée à 92.75. La reprise atteint près de 1.50 sur l’amortissable à 93.70, et 0 fr. 30 sur le 4 1/2 à 104.30.

L’Italien a été porté de 91.77 à 92.50. Ce fonds a été lourd les derniers jours et se trouve ramené à 92.27. On a attribué, non sans vraisemblance, ce brusque arrêt de progression à la nécessité qui se serait imposée au ministre des finances d’Italie d’aliéner une partie du stock de rentes qu’il tient en réserve ; il s’agissait de préparer les ressources nécessaires au paiement du coupon semestriel échéant en juillet.

Le Portugais avait été relevé d’un seul coup de 37, cours coté au moment aigu de la crise, à 42; il a subi ensuite de nombreuses et fortes oscillations entre 40 et 44 et reste à ce dernier prix. Une crise ministérielle a éclaté au milieu du mois; un cabinet libéral, après plusieurs jours de négociations, s’est chargé de la succession très embrouillée que lui léguait la précédente administration. Les nouveaux gouvernans vont avoir, pour première tâche, de faire agréer aux chambres l’arrangement conclu à Londres le 14 mai pour une nouvelle délimitation des possessions anglaises et portugaises dans le sud de l’Afrique. Un fâcheux incident s’est encore produit dans le Manicaland; mais il est admis de part et d’autre qu’il résulte d’un simple malentendu; il n’arrêtera donc pas la prompte ratification de l’arrangement.

Le conflit une fois réglé avec l’Angleterre, le cabinet devra aborder l’œuvre, beaucoup plus difficile, du relèvement du crédit, très ébranlé, du Portugal. Le ministère était à peine formé que le nouveau ministre des finances, M. Mariano Carvalho, est venu à Paris pour aplanir des dissentimens qui ont surgi entre le gouvernement portugais et le syndicat à propos de l’émission récente de l’emprunt des Tabacs, et aussi pour trouver les fonds nécessaires au paiement du coupon de la dette en juillet. La tenue de la rente du Portugal depuis l’arrivée de M. Carvalho donne à espérer qu’il mènera à bonne fin sa double mission.

L’Extérieure était tombée de 75 à 70 ; elle est maintenant à 72 1/2. Les Cortès discutent à Madrid les projets présentés par le ministre des finances, M. Cos-Guyon, pour l’extension à donner à la circulation fiduciaire de l’Espagne. Il était question d’abord d’une extension illimitée. Ce projet a rencontré dans tous les cercles financiers et dans les chambres de commerce une si vive opposition que M. Canovas a dû céder aux remontrances qui surgissaient de toutes parts. Le projet modifié comporte une élévation à 1,500 millions de pesetas du maximum d’émission des billets de banque. C’est déjà un très gros chiffre relativement à la rareté croissante du numéraire or en Espagne.

Les affaires vont infiniment mieux au point de vue financier dans le centre et dans l’est de l’Europe qu’au sud et au sud-ouest. La situation budgétaire de la Hongrie reste excellente, et il en est de même de celle du royaume cisleithan. Dans les deux pays le déficit a disparu, et des excédens de recettes commencent à se produire. Aussi les projets de régularisation de la valuta sont-ils de nouveau discutés ; la Hongrie est prête dès maintenant, l’Autriche le sera bientôt. Reprise d’une unité pleine sur le 4 pour 100 hongrois à 91 1/2.

Le gouvernement russe a renoncé à toute nouvelle opération de conversion en 1891. Son activité va se porter sur la mise en train d’une entreprise gigantesque, la construction du chemin de fer transsibérien qui doit relier le réseau russe par-dessus l’Oural, à Vladivostock sur l’Océan-Pacifique, par les villes d’Omsk, Tomsk, Irkoutsk et le lac Baïkal. La construction durera dix ou douze années ; les chantiers vont être ouverts cette année même, aux deux extrémités. Le 1 pour 100 turc s’est relevé de 17.95 à 18.15, et l’obligation Douane de 445 à 450. La Banque ottomane et les Tabacs ottomans ont remonté de 10 francs à 581.25 et 3 5. L’Obligation privilégiée est restée à peu près immobile à 411.25.

Le 5 pour 100 hellénique s’est avancé de 435 à 442.50.

L’Unifiée est à peu près immobile entre 480 et 485. Le gouvernement anglais vient de publier le rapport de sir Evelyn Baring sur les finances d’Egypte au cours du dernier exercice. Le revenu a été, en 1890, de 10,237,000 livres égyptiennes, le chiffre le plus élevé qui ait jamais été atteint, et le surplus des recettes sur les dépenses est de 599,000 livres malgré des dégrèvemens effectués jusqu’à concurrence de 175,000 livres.

Le fonds de réserve constitué pour parer à d’éventuelles insuffisances de revenu ou faire face à des travaux exceptionnels d’utilité publique s’est accru, en 1890, de l’excédent des recettes et s’élève aujourd’hui à 1,745,000 livres, dont 1,400,000 sont entre les mains de la commission de la Dette publique et ne peuvent être affectées à aucun emploi sans le consentement de toutes les puissances représentées dans la commission.

Les fonds brésiliens se sont raffermis sur notre marché et à Londres depuis le milieu du mois. Le 4 pour 100 est demandé à 69. Aucune amélioration, au contraire, ne se produit encore du côté de la République argentine. D’après les dernières nouvelles, le gouvernement a présenté au congrès son projet de création d’une « Banque de la République, » au capital de 50 millions, moitié or, moitié papier. Cet établissement, dont le gouverneur serait nommé par l’État et dont le conseil de direction, élu par les actionnaires, devrait être composé en majorité d’Argentins, liquiderait la Banque nationale et substituerait à la circulation fiduciaire actuelle ses émissions de billets, fondées sur le double étalon monétaire. Tout cela est encore en projet, et le 5 pour 100 1886, le seul des emprunts argentins dont le service d’intérêt ne soit pas interrompu, se tient, non sans peine, à 335 francs par obligation de 500 francs, soit 67 pour 100. Ce taux correspond à du 3 pour 100 à 40.20.

Le projet de conversion d’une partie des emprunts de la ville de Paris n’a pas vécu longtemps. Ses auteurs l’ont retiré après un court débat devant le conseil municipal. On s’est assez promptement aperçu qu’il exigeait une énorme opération financière pour l’obtention d’un très chétif résultat.

Les obligations de nos grandes compagnies de chemins de fer ont été très fermes pendant la crise. Les actions avaient eu quelques offres, elles ont repris, depuis, leurs plus hauts cours. Le Lyon gagne 5 francs à 1,488.75, le Midi 15 à 1,325, l’Orléans 20 à 1,525 et le Nord 25 à 1,887.50. Les obligations sont presque toutes maintenant au même cours ; celles dont le coupon est à échéance du 1er juillet valent de 445 à 447.

Les plus récentes émissions du Crédit foncier se rapprochent, par un mouvement très lent, des prix où se tiennent depuis longtemps les plus anciennes.

Une panique s’est déclarée sur les obligations Cacérès et des Chemins de fer portugais, le bruit ayant circulé que le paiement des coupons était interrompu. C’était exact, mais il s’agissait d’un malentendu portant sur une somme insignifiante, et le service a été rétabli. Mais ces titres devaient de toute façon subir le contre-coup de la chute des actions de la Compagnie royale des chemins de fer portugais. Le 15 du mois, ces actions valaient encore 390 ; elles ont été précipitées à 260 et se tiennent à 300. La compagnie fléchit sous le poids de ses charges, et l’édifice apparent de sa prospérité s’écroule. La combinaison du Grand Central qu’elle avait imaginée pour se dégager est en ruine, la compagnie négocie en ce moment pour le transfert au Nord de l’Espagne des lignes de Cacérès et de l’Ouest de l’Espagne. Elle ne peut plus songer, de quelque temps au moins, à répartir un dividende à ses actionnaires, et tous ses efforts ont pour objet d’assurer le service de ses obligations. Celles-ci ont reculé de 291 à 268 et celles de 282 à 265. Le plus bas cours sur les premières a été 255. Les cours actuels sont susceptibles d’amélioration.

Les Chemins lombards, dont le dividende pour 1890 a été fixé à 4 francs, ont reculé lourdement de 260 à 230, les Autrichiens au contraire sont en hausse de 15 francs à 600 francs, prix très élevé pour le dividende fixé à 20 francs.

Une grève de deux jours a fait baisser l’action des Omnibus de 1,220 à 1,050; elle s’est relevée à 1,100. Le mouvement de hausse du Suez s’est arrêté; l’avance pour la quinzaine, à 2,641.25, n’est que de 8.75. La Compagnie transatlantique, moins agitée qu’au début du mois, est à 527.50.

La Banque de France a été immobile à 4,430 environ. La discussion du projet de renouvellement du privilège ne pourra être maintenant abordée que lorsque la chambre en aura fini avec le tarif douanier.

Le Crédit foncier est en hausse de 11.25 à 1,261.25; la Banque de Paris, malgré les communications favorables faites à l’assemblée générale des actionnaires, n’a repris encore que 2.50 à 787.50.

Le Crédit lyonnais a été très calme à 775. La Banque d’escompte est en baisse de 40 francs et reste très discutée à 450. Le Comptoir national d’escompte ne s’est pas relevé et finit à 775. Une première répartition de 100 francs a été annoncée, pour le 15 juin, sur l’ancien Comptoir, tenu sans variation à 355.


Le directeur-gérant : CH. BULOZ.