Chronique de la quinzaine - 31 mars 1846

La bibliothèque libre.

Chronique no 335
31 mars 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 mars 1846.


La chambre a rejeté à une majorité de 48 voix la proposition de M. de Rémusat sur l’incompatibilité de certaines fonctions publiques avec le mandat législatif. Toutefois on peut affirmer qu’il n’y a pas de question plus près d’être gagnée, et nous croyons que le cabinet n’en est pas moins convaincu que l’opposition elle-même. L’effet du discours de M. Thiers a été immense, et personne ne méconnaît désormais ni la nécessité d’arrêter l’invasion du parlement par les agens salariés, ni la confusion que cette invasion établit de plus en plus entre l’ordre administratif et l’ordre politique. 184 fonctionnaires, dont 133 appartiennent à la majorité, c’est là une proportion qui infirme malheureusement la valeur morale des résolutions législatives et qui tend à s’accroître encore. On connaît déjà plus de 60 fonctionnaires publics qui se présenteront aux élections prochaines en concurrence avec des membres actuels de la législature, et l’on cite une cour royale qui, si les candidatures conservatrices étaient toutes accueillies par le corps électoral, verrait ses quatre avocats-généraux et son procureur-général siéger au Palais-Bourbon, tandis que son premier président irait s’asseoir au Luxembourg. Un grand nombre de fonctionnaires doivent sans doute trouver place dans nos chambres, et c’est là la première conséquence d’un état social tel que le nôtre. La représentation nationale en France ne peut se recruter presque exclusivement dans la grande propriété agricole, comme en Angleterre, et il y aurait des inconvéniens sérieux à ce qu’elle fût envahie par les capitalistes et les industriels, qui ne la dominent déjà que trop. Il est naturel que les représentans des principaux services publics aient accès dans le parlement. Il est légitime que le pays leur tienne compte de leurs études consciencieuses et d’une existence d’ordinaire probe et modeste. Il ne peut venir à l’esprit de personne d’exclure en masse des hommes moins étrangers aux intérêts généraux de la société que la plupart des spéculateurs par lesquels ils seraient remplacés. Si les fonctions administratives et judiciaires ne donnent pas l’esprit politique, elles apprennent du moins à considérer les choses d’un point de vue désintéressé, et elles imposent un respect de soi-même que l’habitude des affaires efface tous les jours davantage. Il faut donc que beaucoup de fonctionnaires viennent siéger dans nos assemblées pour éclairer de leur expérience pratique les questions qui s’y débattent.

Nul ne l’a reconnu plus hautement que M. Thiers, et l’honorable membre a trop l’esprit de gouvernement pour que ses déclarations sur ce point aient pu exciter aucune surprise ; mais il faut des limites même aux meilleures choses, et c’est parce que le pays incline naturellement à choisir des fonctionnaires, et parce que ceux-ci ont à la fois grand désir de se présenter et grand intérêt à être élus, qu’il deviendra nécessaire de faire intervenir l’autorité de la loi pour protéger en même temps et les services administratifs délaissés et la chambre envahie. Il n’y a aucune parité de situation entre le propriétaire indépendant qui quitte son département pour venir remplir à Paris les fonctions gratuites de député et le fonctionnaire qui abandonne l’exercice de ses fonctions et la représentation qui peut y être attachée, pour jouir à Paris, pendant plus de la moitié de l’année, de l’intégralité de son traitement, sans aucune charge. On comprend que tout attire celui-ci et que tout repousse celui-là, et c’est pour rétablir la balance que l’action du pouvoir devient indispensable. Il ne faut pas que la chambre élective se partage en deux classes, l’une de fonctionnaires non exerçant, qui ne sont, durant leur séjour à Paris, que de véritables députés salariés, l’autre de députés remplissant gratuitement des fonctions pénibles et onéreuses. Si l’état actuel des choses continuait, on peut tenir pour assuré qu’avant peu la seconde catégorie aurait à peu près disparu, tant les candidatures seraient poursuivies avec ardeur par les hommes appartenant à la première.

Mais il est un autre point de vue sous lequel ce grand problème ne peut manquer d’être envisagé par quiconque a participé aux affaires publiques. Quel est l’ancien ministre, quel est le ministre en exercice qui ne sache fort bien tout ce que le pouvoir perd en force et en dignité dans les rapports quotidiens des chefs avec les subordonnés, lorsque la députation vient établir une égalité de position entre les uns et les autres ? Un garde-des-sceaux peut-il donner des ordres à ses procureurs-généraux ? Un ministre des travaux publics peut-il disposer de ses ingénieurs sans tenir grand compte de leurs convenances personnelles et de leurs exigences, même les moins légitimes ? Tel substitut sans talent entré à la chambre ne s’est-il pas tenu pour assuré d’arriver au poste le plus élevé, et ne porte-t-il pas en effet la toge de premier président ? Tel ingénieur auquel on avait constamment refusé un avancement hiérarchique n’a-t-il pas forcé les portes du conseil des ponts-et-chaussées en forçant celles du Palais-Bourbon ? Enfin, en tenant compte d’exceptions d’autant, plus honorables qu’elles sont parfaitement volontaires, n’est-il pas reconnu et avéré que, pour le fonctionnaire député, l’avancement est la conséquence prompte et facile du mandat législatif ?

Dans les années qui suivirent la révolution de juillet, on s’était efforcé de remédier à ces graves inconvéniens par l’action combinée de la loi et des habitudes. La loi électorale avait prononcé certaines incompatibilités, et peut-être est-ce le cas de dire que celles-ci n’ont pas toujours été heureuses, et que le principe pouvait recevoir de plus utiles applications. N’est-il pas étrange, par exemple, de voir admettre à la, chambre les ingénieurs en chef et les ingénieurs ordinaires, indispensables dans leur département, et de voir frapper d’exclusion les receveurs-généraux, autorisés à déléguer tous leurs pouvoirs, et que le mouvement des grandes affaires attire et retient sans nul inconvénient à Paris ? N’y a-t-il pas quelque anomalie à autoriser un président de tribunal à se faire élire dans son propre ressort, lorsqu’on déclare inéligible le procureur-général dans toute l’étendue de la cour qu’il dirige ? Quoi qu’il en soit, aux incompatibilités légales prononcées en 1832, l’usage en avait ajouté de plus utiles peut-être. En supprimant les directions générales, le nouveau gouvernement avait implicitement décidé que les directeurs d’administrations cesseraient d’être hommes politiques, ainsi qu’ils l’avaient été sous la restauration. A l’intérieur, le service des beaux-arts ; aux affaires étrangères, les importantes directions des affaires politiques et commerciales ; à la justice, celles des affaires civiles et criminelles ; aux finances, les services des postes, des douanes, des forêts, des contributions directes et indirectes, de la comptabilité, du contentieux et de la dette inscrite, furent remis aux mains d’hommes spéciaux, arrivés au premier rang, et assurés d’y rester jusqu’au jour d’un repos honorablement acheté.

M. le baron Louis et M. Humann, qui ont laissé, l’un et l’autre, au ministère des finances, des souvenirs de fermeté, maintinrent cet état de choses autant que cela leur fut possible, et pendant long-temps M. Calmon seul continua d’appartenir à la haute administration et à la chambre ; mais les ambitions parlementaires ne tardèrent pas à s’emparer des positions que la loi ne défendait pas contre leur influence. La direction générale des forêts passa successivement à MM. Bresson et Legrand (de l’Oise) ; puis, lorsque la mort eut frappé M. Pasquier, directeur des tabacs, et M. Jourdan, directeur des contributions directes, leur succession fut disputée et conquise par des députés, reconnus désormais seuls candidats possibles. Chacun sait qu’en ce moment le contentieux est promis à tel membre de la chambre qu’on pourrait désigner, que tel autre aspire à la dette inscrite, lorsque le titulaire actuel, M. Delair, sera appelé à la chambre des pairs, où il aspire à siéger. La direction des postes est moins défendue, à l’heure qu’il est, par la haute influence qui a si long-temps maintenu M. Conte, que par les rivalités parlementaires qui se disputent la satisfaction de loger à l’hôtel Jean-Jacques Rousseau. Plusieurs engagemens, trop connus du public, sont pris pour le conseil d’état, et les vacances éventuelles y sont d’avance escomptées.

Peut-être aurait-il été possible d’éviter l’extrémité à laquelle la force des choses conduira nécessairement bientôt et le gouvernement et les chambres ; peut-être plus d’énergie et de prévoyance aurait-il permis, aux divers cabinets qui se sont succédé depuis quinze ans, de couper le mal dans sa racine. S’ils avaient considéré, d’une part, les besoins du service, de l’autre la nécessité de maintenir le personnel des bureaux dans l’étroite dépendance des ministres, ils auraient pu opérer, par de simples décisions ministérielles, ce qu’il s’agit de faire aujourd’hui par la solennelle autorité de la loi. Il eût été fort légitime de mettre certaines catégories de fonctionnaires en demeure d’opter entre la vie politique et leurs fonctions administratives, et, si de tels usages s’étaient établis et maintenus, le pouvoir aurait acquis le double avantage d’effectuer lui-même une réforme utile, et d’empêcher qu’elle ne se fit plus tard contre lui.

Il en est de cette question comme de toutes celles de ut, la, solution est, inévitable. Plus on tarde à les vider, et plus on rend l’opposition exigeante. Elle ne songeait pas, l’année dernière, aux officiers de la maison du roi et aux employés de la liste civile, et voici qu’une difficulté constitutionnelle du premier ordre se trouve engagée dans une affaire qu’on ne pourra plus désormais terminer sans les atteindre. La portion intelligente du parti conservateur a depuis long-temps conscience de la gravité du problème qu’on s’obstine à ne pas poser, comme s’il suffisait de ne pas poser une question pour la faire disparaître. On dit que le cabinet lui-même avait suscité, l’année dernière, le projet présenté par cinq de ses plus honorables amis, projet qui, convenablement modifié, aurait pu, sous des formes plus générales, produire un résultat analogue à celui que se propose M. de Rémusat. Qu’est devenue cette proposition, reproduite encore cette année par l’inutile persistance de M. de Gasparin ? Quelle adhésion publique et quelle sorte de concours lui a donnée le ministère ? N’est-il pas dominé par sa majorité de fonctionnaires beaucoup plus qu’il ne la domine, et, au point où en sont venues les choses, ne serait-ce pas le cabinet qui recueillerait surtout le bénéfice d’une émancipation destinée à replacer tous les pouvoirs dans une situation régulière ?

Que le parti conservateur y prenne garde : s’il est maître du présent, il y va de son avenir ; qu’il ne laisse pas s’établir, dans l’intérêt de la monarchie, non plus que dans celui de sa propre prépondérance, cette dangereuse opinion, qu’il n’y a aucune réforme à attendre de son initiative, même pour réprimer des abus manifestes. Qu’il n’apprenne pas à l’opinion publique à chercher en dehors de lui une issue pour ses plaintes, une expression pour ses vœux, et qu’il songe que c’est toujours au sein de leur victoire que les ultracismes ont péri. Déjà des symptômes significatifs constatent le réveil du pays, moins absorbé dans les intérêts matériels, plus disposé à tenir compte des grands événemens qui se passent et de ceux qui se préparent au dehors. Au sein même de la chambre, le débat sur la réorganisation des gardes nationales a constaté qu’une portion de la majorité n’entendait pas engager sa responsabilité au-delà de certaines limites, et, pour correspondre à ces dispositions nettement exprimées, M. le ministre de l’intérieur a dû prendre l’engagement de rentrer, à la session prochaine, dans la légalité, violée depuis dix ans, en présentant un projet destiné à mettre la loi d’accord avec les faits, si, d’ici à cette époque, il ne parvenait pas à mettre les faits d’accord avec la loi.

La vive émotion causée au pays par les affaires de Pologne et par les massacres de la Gallicie est un indice non moins sérieux de ce réveil chaque jour plus sensible de l’esprit public. Il y a trois mois qu’on déclarait la France à jamais enfouie dans les combinaisons de l’agiotage, à jamais incapable de s’agiter pour une pensée de nature à ébranler le repos du monde. Qu’en pense-t-on aujourd’hui, et qui pourrait méconnaître les conséquences qu’auraient eues sur l’opinion publique la durée et le développement de l’insurrection polonaise ? Il n’est pas une classe de la société française dans laquelle des sentimens chaleureux et un dévouement sympathique ne continuent à se manifester, et il est hors de doute que, si une crise analogue se produisait à l’époque des élections générales, le résultat de celles-ci en serait gravement modifié. Le mouvement de Cracovie n’a pas plus réussi que n’avaient réussi les six révolutions qui, depuis 1772, ont signalé l’héroïque désespoir d’un grand peuple luttant, par la seule puissance du droit, contre la plus odieuse oppression qui fut jamais ; mais, prises en masse, toutes ces insurrections ont atteint leur but, et celle de Cracovie autant qu’aucune autre. Elles ont constaté que la vitalité de la Pologne était aussi grande qu’au lendemain du premier partage. Elles démontrent aux cabinets comme aux peuples qu’après soixante ans de domination, aucun élément étranger n’a pris racine sur cette terre des Slaves, où la Russie dresse en ce moment ses gibets, et où une autre puissance chrétienne a dû organiser pour sa défense des massacres qui, par leurs proportions colossales, font oublier ceux des Carmes et de l’Abbaye. Danton a été vaincu en audace et en prévoyance. C’est en effet par une politique de trente années suivie avec une persévérance inexorable, malgré les efforts et les supplications annuelles de la noblesse gallicienne, qu’ont été préparées les scènes de désolation auxquelles le monde moderne n’a rien à comparer. Plus de quinze cents propriétaires massacrés, les habitations seigneuriales détruites, toute une province nageant dans le sang et parcourue par des bandes de tigres qui reçoivent, sur les ruines qu’ils ont faites, les félicitations officielles de leur souverain, mêlées à de timides conseils qu’ils dédaignent : cela ne s’était jamais vu, et la conscience publique réputait de pareils crimes impossibles. Que serait-ce donc si aux faits trop authentiquement constatés nous ajoutions ce qui se croit, ce qui se dit dans toute l’Allemagne ! Que serait-ce si, sur la foi de lettres nombreuses, nous répétions contre le gouvernement autrichien l’accusation d’avoir fait déguiser des compagnies entières de chevau-légers en paysans pour activer et étendre le massacre, qu’il est désormais dans l’impuissance d’arrêter ! Une partie de la Gallicie est encore au pouvoir des paysans, et ceux-ci se refusent à déposer les armes avant que le gouvernement autrichien leur ait garanti l’exécution des promesses à l’aide desquelles on les a soulevés. Sur quelques points seulement, ces malheureux désabusés tiennent pour les seigneurs et défendent leurs châteaux contre les bandes affamées qui les assiègent. C’est ainsi que la princesse Oginska est gardée, assure-t-on, dans ses terres avec ses neuf enfans par un corps de paysans armés. L’horreur inspirée par la politique pratiquée en Gallicie ne saurait s’exprimer, et un fait significatif qui nous est affirmé de bonne source, c’est que la malheureuse ville de Cracovie, sous le joug de fer qui l’opprime, demande l’abolition du triple protectorat, et exprime le vœu d’être incorporée à la Prusse, et même, s’il le fallait, à la Russie, pour n’être pas exposée à retomber entre les mains de l’Autriche.

Le coup que ces événemens ont porté à l’influence morale du cabinet de Vienne aura des résultats incalculables. Menacée en Italie et en Hongrie par les nationalités chaque jour plus rebelles à l’assimilation, l’Autriche a perdu le seul prestige qui la soutenait en Europe, celui d’une administration paternelle et modérée. Il est un autre cabinet, qui malheureusement n’a plus rien à perdre sous ce rapport. Néanmoins chaque jour met en lumière des faits nouveaux, et lorsque, dans un ouvrage qu’on pourrait appeler la nécrologie de la Pologne[1], on parcourt ces longues listes de confiscations qui ne contiennent pas moins de six mille noms propres, et dont le total excède une valeur de 2 milliards ; lorsqu’on parcourt cette série d’ukases destinés à dénationaliser toute une génération prise au berceau, on éprouve une sorte d’épouvante, et l’on se demande si le régime de la terreur, que la France n’a supporté que quinze mois, peut impunément durer quinze années au sein de l’Europe indifférente et inattentive.

En présence de tels attentats, on a besoin de se réfugier dans une foi inébranlable en la justice divine, et l’on se console en songeant que la Grèce a vécu quatre siècles courbée sous le cimeterre ottoman, que l’Irlande est aujourd’hui le plus grand péril de l’Angleterre, parce qu’elle a été son plus grand crime. Ces pensées ont été noblement exprimées par M. de Montalembert dans la discussion si heureusement ouverte par lui à la chambre des pairs. Elles ont assuré à M. Villemain l’un des plus grands succès dont on ait gardé la mémoire au Luxembourg. M. le général Fabvier, M. de Tascher, M. le prince de la Moskowa, M. le duc d’Harcourt, ont parlé avec une émotion à laquelle la chambre s’est associée tout entière. M. le ministre des affaires étrangères a subi cette influence, et il a tenu un langage tout différent de celui qu’il avait parlé au sein de l’autre chambre. Un nouveau débat sur les affaires de Pologne paraît inévitable avant la fin de la session. Il est difficile que le ministère ne soit pas mis en demeure de s’expliquer sur la manière dont il entend les clauses du traité de Vienne relatives à Cracovie. On sait que l’article 4 du traité particulier entre la Russie et l’Autriche déclare et garantit l’indépendance de la ville libre de Cracovie, on sait également que le second paragraphe de l’article 5 du même acte déclare que les sujets respectifs des cieux gouvernemens recevront une représentation et des institutions nationales d’après le mode d’existence politique que chacune des deux cours jugera convenable de leur accorder.

Pour accomplir cette stipulation, placée, comme toutes celles consignées dans les actes de Vienne, sous la garantie des diverses puissances signataires, la Russie avait accordé à la Pologne la constitution du 27 novembre 1815, et l’Autriche avait institué à la même époque en Gallicie une sorte de représentation nationale. Cette diète s’assemble à un jour déterminé chaque année, et présente respectueusement au commissaire de l’empereur des pétitions sans effet. La Prusse a donné au grand-duché de Posen une assemblée provinciale pour se conformer à la même disposition. Si ces institutions politiques n’ont rien de bien sérieux, elles ne constatent pas moins la force du principe qui autorise la France et l’Angleterre à s’enquérir du sort des populations polonaises, sous quelque domination qu’elles soient placées. Il semble donc impossible que d’ici à la clôture de la session législative l’attention publique ne soit pas appelée sur l’exécution de ces traités, que nous subissons sous la condition expresse qu’ils deviendront une règle respectée de tous.

Le rapport du budget sera déposé le 15 avril. Sous peu de jours, la chambre recevra communication du travail de l’honorable M. Dufaure sur les crédits supplémentaires de l’Algérie. Cette grande question d’Afrique est celle qui préoccupe aujourd’hui le plus vivement la chambre. On dit que la principale résolution à laquelle soit arrivée la commission est la création d’un ministère spécial pour les affaires d’Algérie, et les conjectures ne manquent pas sur les combinaisons et les remaniemens auxquels cette création pourrait donner lieu. Nous croyons inutile d’entretenir le public de bruits d’autant moins sérieux, que rien n’est plus incertain que la formation du ministère dont l’utilité sera débattue à la tribune. L’idée de faire reposer la responsabilité des affaires de l’Algérie sur la tête d’un homme spécial, engagé devant l’opinion et devant le parlement auquel il appartiendrait, est fort spécieuse sans doute, et elle a été accueillie d’abord avec une faveur véritable ; mais, lorsqu’on passe à la pratique, les objections et les difficultés naissent en foule. Comment distinguer les attributions du ministère de l’Algérie de celles du ministère de la guerre ? Dans une colonie où l’armée est aussi nombreuse que la population civile, puisqu’elle compte 100,000 hommes, est-il possible de placer cette force immense sous une autre direction que celle de son chef naturel ? Qui décidera des expéditions militaires et des plans de campagne ? Qui conservera le droit de présider à l’administration indigène sur les territoires arabes ? Qui appréciera en dernier ressort les opérations, l’attitude et la conduite des chefs de corps chargés de la perception de l’impôt ? De qui ces chefs recevront-ils des ordres, et comment distinguer entre l’administration des territoires indigènes et la direction des opérations militaires, qui exercent une si grande influence sur le gouvernement proprement dit ? Ce sont là des obstacles sérieux, car on ne parviendrait à les lever que par un accord à peu près impossible. Nos colonies transatlantiques n’empruntaient que quelques milliers d’hommes à l’armée de terre, et pourtant les difficultés étaient devenues si fréquentes, qu’on a senti le besoin d’organiser pour ce service une armée spéciale affectée à la marine, et dont le personnel dépend exclusivement du chef de ce département. Ne faudrait-il pas, à bien plus forte raison, eu venir là lorsqu’il s’agirait d’une armée qui représente le tiers des ressources militaires de la France ?

D’ailleurs, n’y aurait-il pas des inconvéniens d’un autre ordre à placer en quelque sorte l’Algérie hors du droit commun de la monarchie par l’institution permanente d’un ministre spécial ? Ne serait-ce pas recommencer la faute de l’Angleterre, qui a aussi pour l’Irlande un secrétaire d’état particulier ? Il est hors de doute que notre naissante colonie ne peut aspirer de long-temps à la plénitude des droits constitutionnels, et il faut y former une population forte et compacte avant de l’appeler à la vie politique ; mais n’y aurait-il pas avantage à donner dès aujourd’hui certaines attributions à divers départemens ministériels, en mettant le gouverneur-général en communication directe avec eux ? Pourquoi le ministre de la guerre ne conserverait-il pas la haute direction des affaires militaires en Algérie, pendant que le ministre des finances et le ministre des travaux publics demeureraient chargés des concessions de terre, des grands travaux d’utilité générale nécessaires pour assainir le territoire et lui donner toute sa valeur ? Ne serait-il pas plus utile au présent et à l’avenir de la colonie de subdiviser cette grande tâche que de la concentrer ? Ceci peut faire naître des doutes graves, et l’on conçoit la perplexité des meilleurs esprits en face d’un pareil problème.

On croit généralement que M. le duc d’Aumale sera appelé, dans notre nouvelle France, à une situation éminente. De l’aveu des hommes les plus compétens, ce prince connaît l’Afrique à fond, et la haute intelligence qu’il a déployée dans l’administration de la province de Constantine lui créerait un titre supérieur encore à celui que peut lui donner sa naissance. La présence d’un fils du roi serait une garantie pour tous les intérêts civils et exercerait peut-être sur l’esprit des Arabes une action sensible ; mais encore faudrait-il que ces avantages, que nous ne méconnaissons pas, ne fussent pas achetés par une infraction évidente aux règles du gouvernement représentatif et aux intérêts manifestes du pays. On comprend qu’un prince de la maison royale exerce les fonctions de gouverneur-général d’Afrique sous la responsabilité du ministre de la guerre, dans les conditions où les exerce aujourd’hui M. le maréchal Bugeaud lui-même, et les principes ne sont pas plus violés s’il gouverne l’Algérie tout entière que s’il n’en administre qu’une seule province comme lieutenant-général ; mais on ne comprendrait pas assurément une vice-royauté régie d’après des bases toutes différentes de celles qui président, au sein du royaume, à la distribution des pouvoirs ; et dans un pareil ordre de choses les difficultés seraient d’une telle nature, qu’aucun cabinet prévoyant ne saurait consentir à les affronter. La discussion des affaires d’Algérie sera le dernier débat important de la session, et rien n’empêchera le ministère de fixer les élections générales à la première quinzaine de juillet.

La chambre n’a porté à la discussion du traité belge qu’une attention distraite. La question politique a couvert à ses yeux les vices de la convention, et elle a préféré des stipulations inégales au péril d’une alliance du gouvernement belge avec l’Allemagne. Nous désirons que la ratification du traité par notre parlement écarte au moins ce péril ; cependant il règne à cette heure une telle incertitude sur l’issue de la crise ministérielle où sont engagés nos voisins, qu’il serait difficile de compter sur l’avenir dans une transaction politique avec la Belgique. Les deux partis qui formaient l’union en 1829 sont en ce pays dans un tel équilibre, que, lorsqu’ils ne parviennent pas à s’entendre et à transiger, le gouvernement semble devenir impossible. Les libéraux sont aussi incapables de porter le poids des affaires en ayant contre eux les catholiques que ceux-ci en étant obligés de lutter contre les libéraux : voilà pourquoi l’administration de M. Nothomb était si utile à la Belgique, et pourquoi sa chute a préparé une crise qui semble sans issue. M. Van de Weyer a représenté avec moins de bonheur cet équilibre, que la prudence du roi Léopold s’efforce en vain de maintenir. Espérons pour la jeune monarchie belge que la dernière chance n’est pas perdue, et que la transaction sera reprise sous des conditions nouvelles et peut-être avec des hommes nouveaux : il n’y aurait hors de là qu’impuissance et péril.

Une crise inexplicable partout ailleurs qu’en Espagne est venue ramener sur ce triste pays toutes les sollicitudes et toutes les pensées. Jamais révolution n’a mieux justifié le titre d’effet sans cause, jamais on ne s’est joué plus audacieusement de la morale publique et des lois. L’Espagne entrait enfin en possession de son avenir : le parti modéré, éclairé par l’expérience et grossi par vingt-cinq ans de malheurs publics, était enfin installé aux affaires, essayant de donner pour la première fois au pays le spectacle du respect de la légalité dans le gouvernement et de la probité dans l’administration des finances. Si un budget régulier était venu lui révéler pour la première fois l’étendue de ses charges, il lui avait montré, d’un autre côté, la grandeur de ses ressources. Les réformes opérées par MM. Mon et Pidal, après avoir blessé de nombreux intérêts et des habitudes séculaires, étaient acceptées en silence et ne rencontraient plus de résistances sérieuses. La loi des ayuntamientos, qui, quelques années auparavant, avait provoqué une révolution, était appliquée depuis les Pyrénées jusqu’au fond de l’Estramadure, et le réseau de ces mille souverainetés municipales était brisé devant l’autorité de la loi. Un système électoral moins complexe et plus sincère allait donner à l’Espagne une représentation plus vraie de tous ses intérêts. Les deux chambres portaient le dévouement monarchique jusqu’à l’enthousiasme, et la tribune ne retentissait que de voix conciliatrices. Pendant que le général Narvaez disciplinait l’armée, rendant ainsi à son pays le seul service qu’on pût attendre de lui, ses collègues disciplinaient l’administration, et M. Martinez de la Rosa devenait le lien entre l’autorité militaire et le principe libéral associés enfin pour le bien-être de la Péninsule ; d’importantes négociations étaient engagées avec le saint-siège, qui reconnaissait la souveraineté d’Isabelle II, et le mariage de la jeune reine restait désormais la seule question à résoudre.

C’est au sein de cette situation régulière, inconnue à l’Espagne depuis un demi-siècle, qu’une crise ministérielle se produisit tout à coup il y a quelques semaines. Lassé de se contraindre devant ses collègues et devant les cortès, le duc de Valence a pris en horreur un régime qui imposait des bornes à ses prodigalités ; il n’a pu comprendre que ses dettes de jeu ne fussent pas aussi sacrées pour l’Espagne que celles du trésor ; et, associant habilement sa querelle personnelle à l’irritation de la reine-mère, troublée dans ses projets de mariage, il a brisé un cabinet qui jouissait, au sein des cortès, d’une majorité considérable, et qu’aucun dissentiment n’avait mis en désaccord avec la couronne. Sommés de quitter les affaires, parce qu’il plaisait au duc de Valence de dissoudre le cabinet présidé par lui, les ministres répondirent, conformément à toutes les règles constitutionnelles, qu’aucune difficulté régulière ne s’opposant à leur marche, ils attendraient une destitution. On sait que celle-ci ne tarda pas à les frapper, et l’on se rappelle les négociations qui aboutirent à la formation du cabinet dirigé par M. le marquis de Miraflorès ; mais ce cabinet contenait des hommes trop importans et trop sérieux pour se prêter complaisamment au rôle subalterne qu’avait entendu lui réserver le duc de Valence, appuyé par la triste camarilla qui assume en ce moment une si terrible responsabilité. Après avoir réduit à un titre purement honorifique les fonctions de commandant en chef de l’armée conférées au général Narvaez, le nouveau ministère reprit avec loyauté l’œuvre constitutionnelle entamée depuis deux ans. Le congrès, tout en regrettant la retraite des chefs du parti modéré, s’empressa de donner aux hommes honorables appelés à les remplacer un assentiment décidé. Ce n’était pas là le compte des brouillons qui entendent exploiter l’Espagne et puiser à pleines mains dans ses caisses. Un cabinet appuyé sur la majorité des cortès, et dont ils restaient exclus, ne pouvait manquer de les avoir bientôt pour ennemis. Personne ne se trompait depuis trois semaines, à Madrid, sur l’attitude que prendrait bientôt le général Narvaez ; mais ce qui a surpris l’Europe, accoutumée cependant à tout l’imprévu des affaires d’Espagne, c’est l’impudeur de l’agression unie à la frivolité des motifs, ce sont ces déclamations monarchiques d’un pouvoir contempteur des lois qui invoque, pour se justifier, des périls imaginaires, et ne paraît pas soupçonner ceux dont il va entourer le trône. Le ministère Narvaez, sorti d’une intrigue, débute par une révolution : il suspend la liberté de la presse, dissout les cortès sans en avoir obtenu un vote de subsides, et se complète par l’adjonction d’hommes inconnus ou compromis. M. Burgos, trop célèbre dans l’histoire financière de sa patrie ; M, Egaña, connu par la violence de ses opinions absolutistes ; M. de la Pezuela, jeune officier appartenant au même parti politique, et dont le seul exploit consiste à avoir insulté en son fauteuil le président de la représentation nationale : voilà les collègues choisis par le soldat qui proclame sa dictature et affiche la prétention de résoudre à lui seul les difficultés qui pèsent sur l’Espagne. C’est à cette troupe d’écervelés que la reine-mère a commis la faute irréparable de livrer la destinée de sa fille.

Effrayée par l’engagement que le duc de Valence lui-même s’était vu contraint de prendre relativement au mariage de la reine et à l’approbation préalable des cortès, résolue à poursuivre le projet napolitain, devenu à peu près impossible en face du mouvement de l’opinion, la reine Christine paraît avoir cédé à la fatale pensée de substituer, dans cette circonstance décisive, la force matérielle à l’action des lois. C’est perdre le dernier prestige qui restât en Espagne à la restauratrice de la liberté constitutionnelle, c’est prendre un rôle que la nouvelle situation de la duchesse de Rianzarès ne comporte plus. D’ailleurs, si, comme tout porte à le croire, ce coup d’état a été tenté d’abord dans la pensée de favoriser la candidature matrimoniale du comte de Trapani, on peut prévoir qu’il aboutira à une tout autre conclusion. Le parti absolutiste est désormais le seul allié possible du ministère espagnol, et l’on peut croire qu’il saura faire ses conditions. Le mariage du comte de Montémolin sera nécessairement la première de toutes, et, dans la situation que cette étrange révolution fait à l’Espagne et à la reine Isabelle II, cette solution parait, à vrai dire, la seule possible. On n’ignore pas la rage avec laquelle le général Narvaez accueillait naguère les ouvertures de ce genre, lorsqu’on se permettait de prononcer devant lui le nom du fils de don Carlos ; mais la reine Christine a le tarif de ses colères, et il ne s’agira que de quelques millions de réaux de plus, si elle se résout à l’union de sa fille avec le fils de l’ancien prétendant. Quoi qu’il en soit, ce qui se passe au-delà des Pyrénées est trop grave, et touche trop directement les intérêts français pour ne pas exciter notre plus vive sollicitude. On dit que la question d’Espagne sera bientôt portée à la tribune. Nous croyons que dans cette affaire le cabinet a autant d’intérêt à s’expliquer que l’opposition elle-même. Il ne faut pas laisser penser à l’Europe que de telles orgies politiques trouvent une approbation quelconque parmi nous.

Pendant que l’Espagne voit le pouvoir royal rouvrir de sa propre main devant elle l’abîme des révolutions, qui semblait près de se fermer, le mouvement démagogique se calme en Suisse, et l’on peut espérer aujourd’hui qu’il ne sortira de l’assemblée bernoise qu’une révision de la constitution, révision depuis long-temps reconnue nécessaire. Les nouvelles des États-Unis continuent d’être pacifiques, et l’Angleterre, moins alarmée de ce côté, se livre, avec une ardeur chaque jour croissante, à la solution des grands problèmes économiques auxquels sont attachées ses destinées. Sir Robert Peel vient de remporter une seconde victoire non moins décisive que la première. Il s’agit maintenant d’appliquer les lois nouvelles pour écarter la famine dont le spectre se dresse déjà en Irlande. Le bill de la fièvre, les divers bills de travaux publics déjà votés, le bill de coercition que les communes vont discuter, seront de bien faibles palliatifs, et si de promptes mesures administratives, combinées avec des charités abondantes, ne viennent pas soulager une détresse toujours croissante, on peut appréhender et les crimes les plus horribles et le spectacle le plus hideux. Sir Robert est trop justifié par les faits, et son honneur politique est à couvert ; quant à sa longévité ministérielle, il semble lui-même en faire bon marché, et ce n’est pas en effet lorsqu’on n’a plus dans le parlement que cent douze amis politiques, qu’il est possible d’espérer une longue carrière. Lord John Russell est prochainement inévitable.

Calme et prospère, appuyée sur un gouvernement auquel elle peut avoir des griefs à reprocher, mais qui est profondément national par son principe même, la France écoute avec émotion, mais sans alarme, le bruit lointain de la tempête qui ébranle les vieilles monarchies, si superbes naguère et aujourd’hui si inquiètes. Elle s’afflige de la déconsidération qui les atteint dans l’estime des peuples ; elle s’étonne et s’afflige aussi lorsqu’elle voit le chef du catholicisme conduit, par les intérêts chaque jour plus menacés de sa souveraineté temporelle, à faire cause commune avec les forts contre les faibles, avec les égorgeurs de Tarnow contre leurs victimes. Il est à craindre que ce bref, dicté par le ministre d’Autriche au gouvernement romain, n’arrête l’élan généreux qui entraînait le clergé français vers la Pologne opprimée. Déjà les plus éminens prélats avaient donné le signal de cette croisade de prières et de charité. Nous espérons, pour l’honneur du sacerdoce catholique, qu’elle continuera, et que cette persistance même sera pour la cour romaine un grave enseignement, qui lui profitera dans l’avenir.




DES CAUSES DES MIGRATIONS DES DIVERS ANIMAUX, par M. MARCEL DE SERRES[2]. — Depuis les immortels travaux de George Cuvier, l’étude de l’histoire naturelle semble avoir pris une direction exclusivement physiologique. Jaloux d’ajouter quelques pierres au grand édifice si admirablement commencé par le maître, ses successeurs ont dirigé leurs recherches vers un seul point, l’étude de l’organisation, et paraissent avoir à peu près perdu de vue tous les autres, comme si la classification devait composer à elle seule l’histoire naturelle. Au fond de leurs cabinets, recevant de chaque point du globe, grace à des explorations multipliées, les dépouilles des êtres organisés, ils extraient de l’alcool des débris souvent informes auxquels, au moyen de la loupe et du scalpel, ils assignent une place rationnelle dans l’échelle zoologique. De pareils travaux sont cependant bien loin de constituer toute la science. Que le docteur Strauss passe dix années de sa vie à dessiner et à décrire les différens organes dont se compose le hanneton ; qu’un autre s’applique à ranger les insectes d’après le nombre d’articles dont se composent leurs tarses, nous aurons des planches magnifiques et muettes, des catalogues complets et arides, mais jamais un traité d’histoire naturelle. Si nous ouvrons par hasard un de ces grands ouvrages qui prennent néanmoins pompeusement ce titre, leur sécheresse nous fatigue, car c’est partout l’animal décrit dans sa forme, le nombre de ses vertèbres, la dimension de ses os ; c’est le numéro sous lequel il doit être rangé, mais rien qui nous éclaire sur ses fonctions dans la nature et sur la part qu’il peut prendre à l’harmonie générale. Si dans un coin de la préface on dit quelques mots de ses mœurs, alors les erreurs s’accumulent, car on a partout copié Buffon et Lacépède, qui eux-mêmes avaient pris beaucoup dans les anciens. On n’y rencontre presque jamais d’observations directes. Il est pourtant un point essentiel de la science auquel il serait temps d’attacher quelque importance. A côté des études anatomiques, il y a la recherche des relations admirables que présentent les différentes espèces avec les milieux dans lesquels elles vivent, et surtout avec l’homme ; l’histoire de leurs mœurs et de leurs instincts, champ encore aussi peu exploré qu’il est fertile. Il y a, en un mot, ce qui forme le véritable but de la science, la connaissance de l’être dans ses fonctions et dans ses rapports avec le reste de la création.

Aussi, quand nous voyons, à de rares intervalles, apparaître le travail d’un véritable observateur, d’un de ces hommes qui voient par leurs yeux, et, s’écartant du sentier battu, suivent avec persévérance et discernement les animaux dans les phases diverses de leur existence, sommes-nous certains d’y rencontrer, ce qu’on ne trouve point ailleurs, un intérêt véritable.

À ce titre, nous nous plaisons à signaler le dernier ouvrage publié par M. Marcel de Serres. L’étude des nombreux voyages auxquels se livrent la plupart des animaux et des causes qui les déterminent est une des plus curieuses de l’histoire naturelle. Les migrations annuelles des oiseaux, qui s’étendent quelquefois à des milliers de lieues, ont seules attiré depuis long-temps l’attention des naturalistes ; la plupart des êtres exécutent cependant comme ces derniers des pérégrinations dont un grand nombre ont également un caractère de périodicité. Les mammifères, les poissons, les reptiles, les mollusques, les plantes elles-mêmes, paraissent animés d’un mouvement de translation comme pour opérer incessamment la fusion de tous les êtres, équilibrer la distribution des races, et mettre chaque jour davantage à la portée de l’homme les créatures sur lesquelles il doit exercer sa puissance. A suivre depuis les temps historiques les nombreux chemins parcourus par les différentes espèces, on arrive à reconnaître que, parties d’un centre commun, elles ne cessent de s’avancer en rayonnant vers les points les plus opposés du globe, sans distinction de climat. Cette loi devient surtout frappante à l’égard de celles qui nous sont d’une utilité immédiate. Soit qu’un instinct particulier sollicite les animaux à quitter leur patrie primitive pour se livrer aux hasards des plus longs voyages, soit que l’homme, en rayonnant lui-même dans toutes les directions, ait attiré les uns et repoussé les autres, il est certain que les races nuisibles s’amoindrissent, tandis que celles dont on retire quelques avantages s’étendent et s’établissent dans les climats les plus opposés. Dans ces mouvemens qui sollicitent sans cesse chaque créature à se déplacer, M. Marcel de Serres a recherché quelle part pouvaient prendre l’instinct, la variété des saisons et la présence de l’homme. Il divise le règne animal en trois grands ordres : le premier comprend les êtres dont les migrations sont périodiques ; dans le second, il range ceux qui, toujours en voyage, n’ont point de patrie et mènent une vie errante ; le troisième renferme les stationnaires, qui ne quittent le lieu où ils ont pris naissance que pendant des temps très courts et sous l’influence de causes exceptionnelles.

C’est surtout dans la première de ces divisions que l’on rencontre les animaux qu’un instinct irrésistible, une force indépendante de la température et de toutes autres circonstances extérieures pousse avec une sorte de fatalité vers l’accomplissement de cette loi mystérieuse dont l’auteur cherche à déterminer le but. Que l’on enferme dans de grandes volières, avec les conditions les plus favorables, et en leur fournissant les alimens qui leur conviennent, des oiseaux voyageurs, et pour chacun l’époque de sa migration se fera sentir par une agitation inaccoutumée. Quelques-uns tombent dans une sorte de marasme et se laissent mourir de faim. Le sentiment maternel, si puissant chez les oiseaux, ne peut contrebalancer ce désir de voyage, et il n’est pas rare, à l’époque du départ des hirondelles, de les voir abandonner leurs petits quand quelques jours de plus suffiraient pour leur donner la force de les suivre.

Chez les mammifères, les migrations, qu’il ne faut pas confondre avec leurs déplacemens accidentels, sont beaucoup plus rares que chez les oiseaux. Parmi ceux qui paraissent le plus exclusivement dominés par le pur instinct, l’auteur cite les isatis et les lemings. Ces derniers, surtout, dirigent leurs courses à travers l’Océan et le golfe de Bothnie avec une imperturbable précision. Rien ne les arrête, ils traversent les fleuves, les bras de mer, les montagnes, poursuivant leur but avec une sorte d’aveugle fatalité. Ils ne marchent que la nuit, sur deux lignes parallèles et serrées, s’arrêtant pendant le jour, et ne laissant pas trace de végétation sur leur passage, puis ils repartent, toujours suivis par des carnassiers et des hiboux qui les déciment à tel point que peu d’entre eux parviennent au terme de leur voyage. Doués d’une fécondité extraordinaire, à peine prennent-ils le temps de réparer leurs pertes qu’ils se remettent en voyage en sens contraire, traversant les mêmes dangers sans dévier de la ligne droite, et paraissant n’accomplir ces désastreuses pérégrinations que pour compenser par les pertes nombreuses qu’ils éprouvent la fécondité de leur race.

Peut-être faut-il voir un but analogue dans le déplacement d’un grand nombre de poissons comme le hareng, le maquereau, les sardines, qui vont, à des époques fixes, suivis et décimés par les squales, les baleines et les cachalots accomplir cette grande migration qui chaque année verse l’abondance et la richesse sur une côte de plus de deux mille lieues. L’histoire de ces migrations et des causes qui les déterminent est tracée par M. de Serres avec une science d’observation peu commune et présente un nombre infini de faits entièrement neufs. Excepté certaines tortues marines, peu de reptiles accomplissent de grands voyages périodiques. On rencontre bien à des époques déterminées, au milieu de l’Océan Pacifique, des troupes de ces énormes tortues franches qui dorment au soleil à plus de cinq cents lieues de toute terre et s’en reviennent par bandes enfouir leurs œufs dans les sables des rivages brûlés par le soleil ; mais ce n’est là qu’un fait isolé, et l’on peut dire que les déplacemens des reptiles sont tous soumis à l’influence des saisons.

Les animaux erratiques et ceux qui n’abandonnent momentanément leur patrie que pour rencontrer ailleurs une nourriture plus abondante sont en bien plus grand nombre que les premiers ; depuis l’ours polaire et le renne, le morse, le cachalot et le crocodile, jusqu’aux animaux les plus inférieurs, comme les insectes et les coquillages, presque tous les animaux se livrent à des courses plus ou moins capricieuses, plus ou moins déterminées par les changemens de température ou l’instinct de la reproduction. L’histoire de ces voyages, tantôt isolés, tantôt en troupes organisées avec une prévoyance surprenante, présente des particularités qui donnent au livre du savant naturaliste un puissant intérêt. Il est curieux d’étudier par quel artifice plusieurs de ces animaux, presque entièrement dépourvus d’organes de locomotion, parviennent néanmoins à parcourir des centaines de lieues ; comment ils trouvent les moyens de se faire transporter par d’autres, comme la plupart des mollusques à ventouses, de se laisser entraîner par les courans des fleuves, comme les akis, les pimélies et un grand nombre d’autres insectes ; comment enfin plusieurs coquillages, tels que les argonautes et les nautiles, parviennent, avec leurs tentacules en forme de voiles, à parcourir des espaces de deux ou trois cents lieues.

Les migrations des végétaux et la faculté que la nature a donnée à leurs graines de parcourir d’énormes distances, les moyens que plusieurs emploient pour s’emparer du sol qui leur convient et en chasser les autres, ne sont pas moins féconds en curieux détails dont on ne tardera pas à retirer d’utiles applications. Le livre de M. Marcel de Serres, couronné par l’Académie des sciences de Harlem, a ouvert une voie large et nouvelle aux observations des naturalistes. Malgré le défaut de méthode que nous y avons parfois remarqué et l’impardonnable négligence avec laquelle il est écrit, ce livre mérite, par les faits nouveaux qu’il signale et les tableaux qui l’accompagnent, d’être consulté par ceux qui ne veulent point rester étrangers aux admirables lois qui président à la distribution et à l’histoire des races dans les diverses parties du globe.


A.B.


— On n’a pas oublié le remarquable travail publié dans cette Revue par M. le comte Alexis de Saint-Priest sur la dissolution de la société de Jésus, et où l’auteur, les pièces diplomatiques en main, éclairait d’une vive et piquante lumière des négociations long-temps restées mystérieuses. Ce travail est devenu un livre, et ce livre a eu sa destinée, habent sua fata libelli. Citée à la tribune, traduite en Angleterre et en Allemagne, adoptée tour à tour comme une apologie de la société de Jésus ou comme une arme contre elle, vivement critiquée par les uns, louée sincèrement par les autres, l’Histoire de la Chute des Jésuites a trouvé dans tous les camps de nombreux lecteurs et des lecteurs passionnés. Les violences de la polémique et le retentissement même du livre imposaient à l’historien des devoirs qu’il a compris. Pour qu’on ne se méprît pas sur ses intentions, sur le caractère d’une œuvre écrite, comme il le dit lui-même, sans amour et sans colère, sine ira et studio, il était désirable que le texte en fût soigneusement revu, que de nombreuses pièces justificatives vinssent à la fois compléter et appuyer les jugemens de l’écrivain. Tel est le but que l’auteur s’est proposé d’atteindre dans une nouvelle édition, et l’Histoire de la Chute des Jésuites se réimprime aujourd’hui pour la quatrième fois[3]. Après avoir servi de document dans une cause pendante, après avoir eu, pour ainsi dire, son rôle actif et son succès d’à-propos, l’ouvrage de M. de Saint-Priest garde ses titres à un succès plus calme et plus durable. C’est une page d’histoire dont l’intérêt survit à des émotions, passagères, et dont l’autorité s’est accrue de toutes les adhésions qu’a rencontrées l’auteur, de toutes les colères même qu’il a soulevées.


- L’Italie est en ce moment livrée à de curieuses recherches sur sa propre histoire. De tous côtés, on étudie, on restitue les anciennes chroniques ; on rend à la lumière des documens ignorés et précieux. C’est un mouvement analogue à celui que provoquèrent en France les premiers travaux historiques de MM. Guizot et Augustin Thierry. Chaque ville a ses érudits attentifs à recueillir, dans les archives locales, les matériaux du grand édifice de l’histoire nationale, qui attend encore son architecte. Parmi ces documens qu’on exhume avec tant d’ardeur, il en est qui méritent d’appeler l’attention de la France. Nous n’en voudrions pour preuve qu’une publication très intéressante où M. le duc de Dino, s’appuyant sur des recherches récemment faites au-delà des monts, nous rend, à l’aide de traductions richement annotées et complétées par une savante introduction, quelques-unes des pages les plus brillantes de l’histoire de Sienne[4]. La puissance de Pise, la gloire de Florence, ont fait un peu oublier Sienne, à laquelle il n’a manqué peut-être qu’un heureux hasard pour jouer le premier rôle parmi les républiques de la Toscane. La bataille de Monte Aperto lui valut même un instant la prépondérance ; ce triomphe, malheureusement pour Sienne, fut bientôt suivi d’affreux désastres et de troubles intérieurs qui tournèrent à l’avantage de Florence. L’histoire de Sienne, du XVe au XVIIe siècle, n’offre guère qu’une longue série d’intrigues, de proscriptions et de massacres. Un seul fait se détache avec grandeur au milieu de ces tristes agitations : c’est le soulèvement de Sienne contre la domination espagnole, que Charles-Quint avait tenté d’y établir. Les récits traduits par M. le duc de Dino renferment de curieux détails sur la conjuration qui renversa les projets de Charles-Quint dans la Toscane, et sur les événemens qui suivirent ce glorieux épisode, événemens où la France joua un rôle considérable et trop peu connu. Il se trouve ainsi qu’une page tirée des chroniques d’une petite république italienne peut servir à combler une lacune de notre histoire. Par cet exemple, on voit combien il serait important pour la France d’étudier de plus près le mouvement historique en Italie. il est honorable pour M. le duc de Dino d’avoir ouvert une voie où les nombreux écrivains attirés par vocation ou par goût vers l’étude de nos annales trouveront après lui plus d’une recherche utile à faire, plus d’un curieux document à recueillir.


— La bibliothèque des hommes éminens dans les sciences et dans la littérature est volontiers l’image de leur esprit ; c’est l’atelier de ces travailleurs intellectuels. La bibliothèque de l’illustre M. de Sacy était égale à sa science, c’est-à-dire qu’elle embrassait toutes les branches de la littérature et de la connaissance humaine. Le catalogue de cette bibliothèque, rédigé par M. Merlin, est devenu un ouvrage curieux, et qui sera souvent consulté. Le second volume de ce catalogue, précédant de peu la vente qui va recommencer (6 avril), vient de paraître. Le principal intérêt du premier volume était dans la riche collection des manuscrits orientaux ; l’intérêt non moindre de cette seconde partie consiste dans la collection la plus complète des grammaires et vocabulaires en toutes langues, en idiomes de toutes les branches, de toutes les familles ; rien qu’à parcourir cette série d’indications bibliographiques, on prend l’idée du labeur infatigable de la science pour remettre de l’ordre et de l’entente dans cette immensité de la Babel humaine.

— Sous ce titre : Une Année dans le Levant[5], M. Alexis de Valon vient de publier une suite de récits et d’esquisses piquantes. Le jeune voyageur nous introduit avec une aisance toute gracieuse sur cette vieille terre du Levant tant de fois décrite, et où il sait découvrir des aspects nouveaux. Son livre, dont nos lecteurs connaissent quelques parties, mérite de prendre place parmi les plus agréables et les plus instructifs qu’on ait écrits sur les hommes et les choses de l’Orient.


— M. Arsène Houssaye a commencé la publication de l’Histoire de la Peinture flamande et hollandaise[6]. C’est un livre qui manquait à l’histoire de l’art. Les trente livraisons qui ont paru permettent déjà de saisir le point de vue de l’écrivain et d’apprécier sa manière. M. Houssaye ne cache pas sa vive sympathie pour les Flamands ; c’est avec une curiosité amoureuse qu’il étudie leurs œuvres, et qu’il reconstruit la biographie ignorée des Paul Potter, des Berghem, des Ruysdaël. La peinture flamande et hollandaise, qui n’a pas été sans influence sur l’art français, méritait de trouver parmi nous son historien.


— On sait quel rapide et brillant succès obtint autrefois l’Encyclopédie-Courtin. Cette intéressante publication méritait, à plus d’un titre, l’accueil empressé qu’elle rencontre dans le public. M. Courtin, lorsqu’il conçut le projet de son Encyclopédie, avait fait appel aux savans, aux écrivains les plus capables de le seconder dans son utile entreprise. Parmi ses collaborateurs il put compter de grands écrivains et des savans illustres. Aujourd’hui MM. Firmin Didot publient une nouvelle édition de l’Encyclopédie-Courtin ou plutôt une nouvelle Encyclopédie ; car leur but est d’accroître de près du double l’ouvrage publié par M. Courtin, dont ils ne conservent que les articles les plus remarquables soit par le mérite de l’exécution, soit par le nom des auteurs. Les livraisons déjà parues font bien augurer de cette vaste publication. Il y a là un effort heureux pour vulgariser la science. Des notices attachantes, complétées par des gravures et par de curieuses indications bibliographiques, assurent à la fois à la nouvelle édition de l’Encyclopédie-Courtin l’approbation des juges spéciaux et les suffrages des gens du monde.


— On vient de traduire un des plus grands monumens littéraires de l’antiquité, l’Histoire universelle de Diodore de Sicile[7]. Nous reviendrons sur cette publication que le traducteur, M. le docteur Hoefer, a enrichie de notes curieuses sur l’état des sciences chez les anciens et chez les modernes.



  1. La Pologne, le duché de Moscou et l’empire des Russies, par J. B. Gluchowski, 1 vol. in-8o. — Nous invitons aussi ceux de nos lecteurs qui voudraient étudier les questions soulevées par l’état actuel de l’empire russe à recourir au travail de M. Ivan Golovine, la Russie sous Nicolas Ier, qui se distingue parmi les nombreux écrits récemment publiés sur ce pays si mal connu.
  2. Un vol. in-8o chez Lagny, rue Bourbon-le-Château.
  3. Chez Amyot ; rue de la Paix.
  4. Chroniques Siennoises, traduites de l’italien, précédées d’une introduction et accompagnées de notes, par M. le duc de Dino. Un beau volume grand in-4o, chez Curmer.
  5. Deux volumes in-8o, chez Labitte, passage des panoramas.
  6. Un vol. in-folio, avec 100 gravures sur cuivre.
  7. Quatre volumes in-18, faisant partie de la Bibliothèque-Charpentier.