Chronique de la quinzaine - 31 mars 1855

La bibliothèque libre.

Chronique no 551
31 mars 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 mars 1855.

La première impression causée par la mort de l’empereur Nicolas tend a s’effacer ; les questions suscitées en Europe par le dernier tsar de Russie sont restées. Elles sont débattues plus particulièrement encore aujourd’hui par la diplomatie et par les armes : à Vienne, où la conférence a commencé et poursuit dans le secret le plus profond ses délibérations ; en Crimée, où les armées en présence accumulent leurs travaux et se livrent des combats partiels meurtriers en attendant le choc plus général, s’il doit venir. C’est vers ces deux points que tous les regards se tournent ardemment comme pour saisir dans l’air la nouvelle qui peut trancher ou déméler le nœud redoutable, et comme la nouvelle ne vient pas, on la crée, on l’imagine, on fait parler la diplomatie ou on met les armées en mouvement, on signe des protocoles ou on livre des batailles, jusqu’au lendemain, où une autre nouvelle succède à celle de la veille. Depuis quelques jours surtout, cette distribution de nouvelles a pris une intensité singulière. À deux ou trois reprises déjà, la paix a dû être faite, ou les conférences ont dû être rompues. La vérité est que dans cette série de complications dont se compose l’histoire de l’Europe depuis deux ans, il n’y eut jamais un moment à la fois plus décisif et plus incertain : — plus décisif, parce que dans les circonstances actuelles tout le monde sent bien que nous touchons de très près à un dénouement quelconque, le rétablissement de la paix ou le redoublement de la guerre ; plus incertain, parce que de toutes ces chances diverses qui s’oth*ent simultanément, de tous les signes qui se manifestent et se pressent, il n’en est point qui laisse apercevoir le caractère de ce dénouement, pourtant si prochain. Il y a seulement deux faits positifs qui résument la situation présente des choses : l’Europe à ses représentans réunis à Vienne, et ces représentans délibèrent sur les conditions d’un arrangement qui implique lui-même une transformation de l’état de l’Orient, tandis que la lutte de son côté se déroule avec ses péripéties sanglantes. Or quels sont les rapports de ces deux ordres de faits à l’heure où nous sommes ? Quelle influence la marche des hostilités exercera-t-elle sur les dispositions des gouvernemens ? En un mot, la guerre aura-t-elle le temps de jeter quelque fait nouveau et décisif au milieu des délibérations de Vienne, ou bien les négociations gagneront-elles la guerre de vitesse par un prompt et énergique effort de conciliation qui raffermira la sécurité du monde ? Telle est l’alternative suprême qui se trouve posée aujourd’hui, et en face de laquelle l’Europe a été invinciblement conduite.

Dans cet enchaînement d’incidens et de complications, au moment même où se tente un grand effort diplomatique, il y a certainement un fait qui domine tout : c’est le caractère extraordinaire de cette campagne de Crimée, c’est l’héroïsme de cette armée jetée loin de son pays, livrée à sa propre impulsion, et qui aura été le premier, le glorieux instrument de la paix, si elle se conclut. C’eût été sans nul doute un résultat plus complet et plus saisissant, si du premier coup le drapeau des alliés avait pu aller flotter sur les murs de Sébastopol. On a trop cru un instant à ces foudroyas coups de théâtre, pour ne point ressentir ensuite, comme une véritable déception, les lenteurs nécessaires et inévitables de la guerre. Qu’on songe cependant a ce qu’il a fallu de constance et de vigueur pour s’établir sur le sol ennemi, pour s’asseoir dans des positions inexpugnables, accomplir des travaux gigantesques, livrer tous les jours des combats, lutter contre les rigueurs d’un hiver exceptionnel, et se retrouver, au bout de toutes ces épreuves, avec cette force morale et cette bonne humeur intrépide qu’ont conservées nos soldats. Les Russes, il est vrai, ont opposé une résistance redoutable. À nos travaux ils ont répondu par d’autres travaux, ils se sont hérissés de toute sorte d’ouvrages : c’est une lutte de terrassemens et de fortifications ; mais sans prétendre diminuer l’énergie de leur défense, ce qu’ils ne peuvent égaler, c’est la fougue irrésistible de nos hommes, surtout de ces terribles partisans d’Afrique, de ces zouaves, qui se précipitent dans la mêlée comme un ouragan sans tirer un coup de fusil, et qui ont mérité le nom de premiers soldats du monde. Les zouaves avaient montré ce qu’ils pouvaient à la bataille d’Alma, à Inkerman ; ils l’ont montré encore une fois dans ce combat sanglant qui s’est livré pendant la nuit du 23 au 24 février. L’opération qui a donné lieu à ce combat avait pour but de détruire up ouvrage élevé par les Russes en avant de la droite de nos lignes. Elle s’accomplissait dans l’obscurité la plus profonde, au milieu des embuscades dressées par l’ennemi ; chefs et soldats ont pénétré dans l’ouvrage sous le feu le plus violent, et là s’engageait une lutte corps à corps. Le général Monet, cinq fois blessé, ne quittait point ce terrible champ de bataille. Nos soldats se sont retirés après avoir atteint leur but, ne pouvant conserver une position exposée a l’artillerie ennemie. Dans cette attaque, huit compagnies de zouaves se sont ruées, la baïonnette en avant, sur six mille Russes, pour se frayer un passage, et s’ils ont réussi dans leur entreprise, ils ont cruellement souffert, cela est certain. Chose étrange ! quand il y a en Europe des doutes, des inquiétudes, des impatiences, ce sont ces soldats, toujours au feu et à la peine, qui sont pleins de confiance et qui ne doutent point du résultat. Maintenant le développement immense des travaux de siège, le retour d’une saison favorable, la nécessité même d’en finir, laissent pressentir des opérations plus générales et plus décisives. Quelles seront ces opérations ? Telle qu’elle se présente, la question semble être tout entière entre un assaut immédiat et une campagne contre l’armée russe. Qu’on le remarque au surplus : sous quelque forme qu’elle se poursuive, la guerre n’a toujours qu’un but, c’est de conquérir me paix sûre et efficace, d’assurer à l’Europe les garanties de sa sécinité, et c’est ici que les opérations militaires se lient intimement aux négociations diplomatiques, dont elles deviennent un des élémens.

C’est à la diplomatie en effet qu’il appartient aujourd’hui de fixer le prix des efforts qui ont été accomplis, de marquer le point où la guerre aura atteint son but, et au-delà duquel elle ne serait plus qu’une perturbation inutile. Telle est la grande question qui s’agite à Vienne entre les représentans des puissances qui ont un rôle dans la crise actuelle. Nous n’avons point, on le conçoit, la prétention de connaître les détails des débats qui ont eu lieu jusqu’ici dans la conférence. Ces détails sont encore du domaine des cabinets. Il y aurait d’ailleurs une question bien plus importante, qui serait la première en réalité, et d’où tout le reste pourrait être déduit : elle consisterait à savoir dans quelles dispositions réelles les gouvernemens se sont présentes aux conférences qui viennent de s’ouvrir. Or sous ce rapport tout indique que les puissances occidentales sont entrées dans les négociations diplomatiques avec une pensée sincère de conciliation et de modération. L’Angleterre et la France, qui ont accepté cette guerre dès l’origine, et l’Autriche, qui est sous les armes, n’ont rien abandonné évidemment des garanties qu’elles réclamaient, des conditions strictes d’une pacification conforme à l’intérêt public de l’Europe ; mais leur attitude même démontre qu’elles ont eu l’idée de faire une tentative sérieuse. L’Angleterre y serait peut-être conduite par ce vague sentiment de malaise qui la tourmente depuis quelque temps. Le voyage de notre ministre des affaires étrangères, qui vient de se rendre à Londres d’abord, et qui doit ensuite partir immédiatement pour Vienne, prouve assez l’importance que le cabinet français attache aux négociations. Le voyage que l’empereur lui-même doit faire le mois prochain en Angleterre indique tout au moins l’ajournement de son départ pour la Crimée.

Quelles sont d’un autre côté les dispositions de la Russie ? Si on ne consultait que les apparences, on éprouverait, il faut l’avouer, un certain embarras. Le nouvel empereur a prononcé plus d’une parole qui ne laisse point d’être belliqueuse, et l’appel que le saint-synode de Saint-Petersbourg vient d’adresser au peuple russe, au nom de la foi orthodoxe, est tout empreint de ce fanatisme religieux sous lequel se cache toujours l’ambition de dominer en Orient ; mais en même temps la dernière circulaire de M. de Nesselrode, en date du 10 mars, est d’un esprit plus conciliant. En résumant à son point de vue et en sanctionnant de nouveau les conditions qui sont devenues le point de départ des négociations actuelles, le chancelier de Russie élude, il est vrai, la question principale, qui a trait à la Mer-Noire ; il se montre pret cependant à accepter une transaction honorable pour mettre fin aux rivalités des grandes puissances en Orient. Cela dit, l’état présent des choses observé avec soin, les dispositions probables des gouvernemens appréciées, les conditions générales de la paix connues, peut-être est-il plus facile de se rendre compte des travaux de la conférence de Vienne. Ces travaux ont dû nécessairement avoir pour objet d’abord l’acceptation explicite, nettement formulée de la part de la Russie, des quatre garanties stipulées par les puissances européennes, et en outre l’explication pratique des premières de ces garanties. Ce sont les premières, sans contredit, sur lesquelles il est le plus facile de s’entendre. À vrai dire, sur ces conditions elles-mêmes, comme sur toutes les autres, les difficultés véritables n’apparaîtront que quand il faudra traduire ces stipulations en faits réels et pratiques, quand on en viendra a ces questions de l’organisation des principautés, de l’abolition des traités de la Russie, de l’état des populations orientales, des mesures effectives à prendre pour assurer la libre navigation du Danube. Que sera-ce encore lorsqu’on touchera d la question la plus épineuse, celle de la l’imitation de la puissance russe dans la Mer-Noire ? Cette limitation sans doute peut se réaliser de bien des manières. La destruction de Sébastopol n’est qu’une de ces manières. Est-il bien sur seulement que le choix d’une autre combinaison rallie facilement toutes les volontés ? De tous les moyens qui ont pu se présenter pour atteindre le but final, il est très probable que les puissances n’en ont repoussé aucun, comme aussi elles n’accepteront certainement que celui qui sera pour elles une garantie efficace contre les empiétemens de la Russie.

Ce n’est pas en se réfugient dans l’ambiguïté des termes, ou par quelque demi-mesure, qu’on peut arriver à transformer en une sérieuse réalité politique la condition capitale qui consiste à rattacher l’existence de l’empire ottoman à l’équilibre européen et à faire cesser la prépondérance exercée par la Russie en Orient. Il y a mieux, si les puissances occidentales consentaient à suspendre leurs opérations contre Sébastopol avant la prise de cette ville, ce serait probablement une raison pour que la Russie, de son côté, dût faire des concessions plus formelles, tout au moins équivalentes a celles qu’on lui ferait, et de nature à attester clairement que l’objet de la guerre est atteint. L’Angleterre et la France n’y sont pas seulement intéressées, elles y sont engagées par toutes les considérations de leur situation militaire, et même plus qu’on ne pense peut-être par l’opinion publique. Nous admirons, quant à nous, la facilité et la promptitude avec laquelle on tranche toutes ces questions pleines de périls, avec laquelle on représente la conférence de Vienne comme en voie déjà de s’entendre. Par le fait, on serait peut-être plus près de la vérité, si on disait que le point essentiel n’a pas encore été abordé, qu’aucune discussion n’a été ouverte au sujet de la limitation des forces de la Russie dans la Mer-Noire, et que l’Angleterre et la France n’ont pas même fait connaître ce qu’elles entendent pratiquement par cette condition, de sorte que si, comme on l’a prétendu, les plénipotentiaires russes ont demandé de nouvelles instructions à Petersbourg, c’est de leur propre mouvement, et sans y être obligés par les incidens des négociations. Il faut en conclure que si les délibérations ouvertes à Vienne sont me tentative très sérieuse où les puissances occidentales sont disposées à porter le plus grand esprit de conciliation, cela ne veut point dire que tout soit résolu, et que la paix soit aussi certaine qu’on peut, le croire. La paix malheureusement, avant de devenir une certitude, a plus d’une épreuve sérieuse à traverser encore, et ce n’est point trop de tous les efforts pour travailler à cette œuvre difficile.

La Prusse n’a point voulu cependant coopérer à cette œuvre : c’était s’exclure soi-même que de refuser de se placer sur le terrain où étaient les autres puissances. Les conférences ont commencé en effet et se poursuivent sans que le cabinet de Berlin y soit représenté. Voilà le résultat le plus clair de la politique prussienne. Comment en serait-il autrement ? Le cabinet de Berlin passe son temps, depuis quelques mois, à défaire le lendemain ce qu’il a fait la veille. Quand il a pris l’apparence d’une résolution, il s’en effraie lui-même, se hâte de revenir sur ses pas, et en voulant se mettre a l’abri de toute difficulté, il s’en crée avec tout le monde. Rien ne le prouve mieux que le dernier incident diplomatique qui s’est produit en Allemagne au sujet de la décision de la diète de Francfort qui règle la mise en état de guerre des contingents fédéraux. Cette décision était si manifestement la conséquence de la position prise par la confédération germanique dans la question d’Orient, que l’Autriche a dû l’interpréter ainsi. Or c’est ce que la Prusse a contesté en prétendant donner à la décision du 8 février le sens d’un acte conservatoire qui ne se relierait en rien à la convention du 20 avril, et qui tendrait uniquement à sauvegarder l’indépendance de l’Allemagne vis-à-vis de tous les belligérants. Les puissances occidentales pouvaient voir là une manifestation indirecte contre elles ; c’est sur le sens réel de la décision fédérale du 8 février que s’est engagée une guerre de circulaires et de dépêches entre la Prusse et l’Autriche, qui ne pouvait évidemment accepter l’interprétation du cabinet de Berlin. On comprendra que les cours de Londres et de Paris ne devaient pas davantage admettre l’attitude singulière prise par la Prusse, d’autant plus que cette attitude était en contradiction avec les missions de M. d’Usedom et du général de Wedell. Malheureusement la question est allée plus loin, et, sous prétexte de défendre la politique prussienne, M. de Manteuffel a adressé au ministre du roi Frédéric-Guillaume à Paris une note où il se plaint un peu de tout le monde, de l’Autriche, de la France. Cette dépêche, qui n’a pas été communiquée au gouvernement français, bien qu’il s’agit de lui, n’est point aujourd’hui probablement sans avoir reçu une réponse. Le plus curieux, c’est la manière dont M. de Manteuffel envisage la situation de son gouvernement. La Prusse, selon le chef du cabinet de Berlin, serait dans la position d’une puissance qui ne demanderait rien, qui serait au contraire sollicitée de donner son adhésion, son concours. Sans doute, on n’en est point à reconnaître l’avantage du concours de la Prusse, et il n’a point tenu aux cabinets de Londres et de Paris qu’elle ne figurât aux conférences de Vienne. Il faut s’entendre cependant. Est-ce la France qui a expédié des missions extraordinaires ? M. de Wedell est-il un général français envoyé à Berlin ? Il résulte de tous ces incidens que la Prusse n’a fait qu’aigrir ses rapports avec l’Autriche et les cabinets de l’Occident, et, comme conclusion dernière, les chances de sa rentrée dans le concert européen ont diminué dans la même mesure. Un homme d’expérience diplomatique, dans une brochure récente sur l’état de l’Europe au commencement de 1855, examine avec un zèle éclairé quels seront les résultats de la crise actuelle pour chaque puissance. La France aura attesté une fois de plus son ascendant militaire, l’Autriche aura pris une position considérable. Qu’aura gagné la Prusse ? Elle aura gagné d’être isolée et rejetée dans une situation dont les conséquences pèseront sur sa politique, la paix fût-elle même faite aujourd’hui.

Ces péripéties de l’œuvre militaire et diplomatique qui s’accomplit se lient naturellement aux incidens de la vie intérieure de chaque peuple, et elles y occupent une grande place. L’opinion les suit avec cet intérêt ardent qui s’attache aux grandes choses. Elle observe les symptômes, elle a aussi ses crédulités, qui vont se traduire à la Bourse et font les coups de fortune des habiles. Quant aux affaires pratiques, en France, elles se résument presque aujourd’hui dans l’attente de l’exposition universelle et dans les travaux du corps législatif, dont la session vient d’être prolongée de quelques jours. La dernière et la plus importante discussion du corps législatif touche à une grande question, celle des institutions militaires. Une loi, comme on sait, a été présentée pour transformer le système actuel de remplacement. Chacun sera libre de s’exonérer du service moyennant une somme dont l’importance sera fixée chaque année, et qui sera versée à la caisse de dotation de l’armée. Cette caisse elle-même est destinée à favoriser par des avantages pécuniaires les réengagemens et à améliorer la position des anciens soldats. L’organisation de la force militaire en France découle, on ne l’ignore pas, des lois de 1818 et de 1832. C’est de l’application de cette législation qu’est sortie l’armée actuelle, qui est l’image du pays, l’expression de son esprit, et qui résume son héroïsme. La loi nouvelle changera-t-elle ces conditions ? Toutes les opinions se sont naturellement produites. Les adversaires du projet ont cru apercevoir le péril d’une altération de l’esprit de l’armée au point de vue et au point de vue politique. Les défenseurs se sont efforcés de montrer que le projet ne faisait que substituer au remplacement tel qu’il se pratique aujourd’hui un mode plus régulier et plus avantageux. En définitive, la loi a été votée. Pour tous d’ailleurs, il s’agissait indubitablement de maintenir l’armée française à la hauteur où elle s’est placée, a ce point où, après s’être montrée la force disciplinée et préservatrice de la société intérieure, elle a été l’instrument héroïque de la défense européenne.

C’est à ce titre que l’esprit est un des élémens de la vie sociale. Il en est la force active et armée comme l’esprit d’industrie en est la force laborieuse appliquée aux entreprises matérielles, de même que l’esprit littéraire en est la force idéale et réfléchie. Aussi le monde apparaît-il sans cesse sous ces divers aspects. Au moment où la guerre sévit, attestant par de nouveaux exemples la puissance de l’héroïsme militaire, voici une exposition universelle qui se prépare, qui va s’ouvrir comme une grande revue des inventions pacifiques du génie industriel de l’Europe, et en même temps la vie littéraire ne se déroule pas moins avec ses incidens souvent heureux et favorables par les symptômes qu’ils révèlent, par les talens qu’ils montrent à l’œuvre, quelquefois aussi pénibles par les vicissitudes singulières dont ils sont l’expression. Comment se fait-il qu’un homme qui n’a rencontré jusqu’ici que le succès, dont la science ingénieuse et sûre a jeté tant de lumières sur toutes les choses de la littérature, que M. Sainte-Beuve en un mot, récemment appelé à la chaire de poésie latine au Collége de France, ait trouvé tout à coup me hostilité qui est venue mettre en question la continuation de son cours ? Que dans la carrière du professeur, surtout quand elle vient s’ajouter à une longue carrière de critique, il y ait plus d’une difficulté a vaincre pour gagner cette sympathie d’où naît une sorte de secrète et intelligente complicité entre celui qui parle et ceux qui écoutent, cela n’est point douteux. Que M. Sainte-Beuve même dans ses jugemens ait éveillé des susceptibilités, cela se peut encore : ces susceptibilités ont leurs droits, comme la critique a les siens avec ses responsabilités. Ce qu’il est plus difficile d’admettre, ce qu’on ne peut accepter, c’est qu’un homme choisi par une académie savante, désigné par le Collége de France lui-même, investi par le gouvernement du titre de professeur, puisse tomber sous la juridiction de ceux qui, après tout, ne vont sans doute à un cours public que pour recevoir des enseignemens. M. Sainte-Beuve en a appelé avec grande raison de ce jugement sommaire, et probablement trop peu littéraire, en publiant sa première leçon. C’est moins encore une étude sur la poésie latine qu’un discours d’inauguration où il rappelle le nom de ses prédécesseurs, tracant de fins et piquans portraits comme celui de Passerat, promettant même d’être au besoin vif et passionné à l’occasion d’une image poétique de Virgile, d’Apollonius de Rhodes ou d’Homère. Rien n’était plus instructif que de voir un esprit dont le secours n’a point manqué à toutes les tentatives contemporaines venir à son tour interpréter et commenter l’antiquité, rapprocher les inspirations, faire jaillir des lumières nouvelles de l’étude comparée des littératures. Cette œuvre sera-t-elle interrompue aujourd’hui ? Cette petite tempête s’apaisera-t-elle tout naturellement au contraire devant le talent et le savoir du professeur ? Ce serait sans nul doute le meilleur dénomment d’une question où nous ne pouvons voir, pour notre part, que l’inviolabilité de renseignement littéraire, très supérieure à quelques vivacités de jeunesse, et qui devrait du moins rester intacte dans les hasards de nos transformations politiques.

Ces transformations sont par elles-mêmes un sujet permanent de méditation et d’étude. Résumé tragique et puissant de notre existence sociale, elles deviennent le thème de l’esprit littéraire indépendant et libre. Soit qu’on les raconte en témoin encore ému et intéressé, en contemporain qui se souvient, qui a connu les choses et les hommes, soit qu’on en retrace le tableau en dehors de toute donnée personnelle, c’est toujours l’histoire sous une forme différente. Seulement celui qui a été mélé à une époque, qui a vécu de sa vie, saura à chaque instant rectifier les faits par ses impressions intimes et donner à ses peintures ou à son récit une couleur plus animée, un trait plus saisissant. Il mêlera le vit et piquant intérêt de la réminiscence à la gravité de l’histoire. Ainsi a fait M. Villemain dans ses Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature. Déjà, dans la première partie de son ouvrage, l’auteur s’était un peu servi de M. de Narbonne pour scruter plus familièrement quelques-uns des secrets de l’empire dans sa grandeur et dans son déclin. Aujourd’hui c’est le dernier, le suprême dénoûment qu’il raconte, l’effort désespéré de Napoléon pour reconquérir sa puissance par cette merveilleuse, effrayante et inutile tentative des cent-jours. Non pas que M. Villemain ait été des cette époque mélé à la vie politique ; il a assisté obscurément à ce drame de trois mois de l’histoire contemporaine, il l’a vu se dérouler et en a suivi les scènes précipitées jour par jour. Et quel drame que celui qui commence par le retour de l’île d’Elbe pour finir à Waterloo, ou mieux encore sur le Bellerophon emportant Napoléon vers Sainte-Hélène ! Le débarquement au golfe Juan, l’inquiétude universelle mélée d’une secrète admiration, la déroute de la monarchie des Bourbons et les détections qui se succèdent à mesure que l’empereur rapproche, ce changement subit de règne, les intrigues qui se croisent à l’intérieur tandis que les coalitions se resserrent au dehors, les délibérations du parlement anglais, les travaux du congrès de Vienne, les discussions des nouvelles chambres françaises, ce sont la les élémens que M. Villemain rassemble dans son récit avec un art expressif, à la fois vigoureux et délicat, plein de force et de nuances, mélant des portraits piquans à des conversations recomposées avec tant d’habileté qu’elles semblent naturelles. Le début même du livre de M. Villemain a une couleur originale et frappante. On est à la veille du 20 mars, et on se trouve dans le salon de la veuve de Lavoisier, de la comtesse de Rumford. Là se succèdent, en s’entretenant de l’événement unique et en cherchant à sonder l’avenir, tous ces hommes diversement connus : Lafayette, toujours imperturbable dans sa confiance ; Benjamin Constant, qui fait un manifeste contre l’empereur et qui sera demain à lui ; Cuvier ; le poète Lemercier, déroulant des inductions prophétiques ; le naturaliste Ramond au visage austère et à l’air puritain ; puis enfin Mme de Staël, qui va encore quitter la France. Que va-t-il arriver ? C’est le secret du lendemain, et demain l’empereur sera aux Tuileries. Ainsi s’ouvre le livre de M. Villemain par une sorte de prologue élégant et émouvant de cet orage de trois mois qui a laissé de si profondes traces dans notre histoire.

Le caractère particulier et terrible de cet épisode extraordinaire, c’est qu’il était évidemment une gageure contre l’impossible, c’est que toutes les situations étaient faussées, toutes les conditions politiques et morales obscurcies on interverties. Napoléon pouvait bien dire que le congrès de Vienne était dissous ; il pouvait annoncer la paix : il ne prouvait qu’une chose, c’est que la paix était dans le goût de la France, puisqu’il la lui promettait. Il n’ignorait pas au fond que c’était la guerre, que ce million d’hommes mis sous les armes par l’Europe allait refluer vers nos frontières ; or la lutte qu’il n’avait pu soutenir dans la plénitude intacte de sa puissance, pourrait-il la soutenir désormais ? À l’intérieur, il ne pouvait se dissimuler ce qu’il y avait de factice dans cet appareil représentatif qu’il créait. Vainqueur, il n’en avait plus besoin ; vaincu, cela ne pouvait l’arracher au naufrage. Les chambres elles-mêmes avaient l’instinct de cette alternative terrible où elles se trouvaient placées ; elles sentaient que, par une contradiction bizarre, leur annihilation était liée à une victoire de l’empereur, et que leur ascendant ne pouvait triompher que par la défaite ou par une paix impossible. De là une sorte de fatalité qui pesait sur tout le monde, et dont le dernier mot, le mot sanglant et terrible, est Waterloo, comme si le désastre dût égaler les merveilles de l’origine de ce règne nouveau. Cette tragédie des destinées de la France dans un moment si poignant, M. Villemain la montre avec un relief plein de force, et il n’est point jusqu’à cette lutte dernière entre la chambre des représentans réclamant l’abdication de l’empereur et Napoléon cherchant encore à se survivre, qui n’apparaisse dans ce récit comme une des scènes les plus émouvantes de cette série de catastrophes. Certes la reconstruction d’une telle époque a toujours son éloquence. C’est là peut-être qu’il faudrait chercher le secret de bien des événemens qui se sont succédé dans notre pays.

l’histoire politique aujourd’hui, bien qu’elle ait ses complications et ses troubles, n’est point heureusement le jouet de ces grandes catastrophes qui emportaient tous les peuples et les laissaient a peine reposer. Au milieu des questions générales qui se déroulent, il ne reste pas moins tout un ensemble d’intérêts, une multitude de questions propres à chaque pays, et de cet ensemble de choses nait le mouvement contemporain, avec ses caractères divers. La Belgique, pour sa part, comme on sait, était depuis quelques semaines sous le poids d’une crise ministérielle qui allait en se prolongeant. Cette crise vient d’avoir un dénoûment : un cabinet est aujourd’hui formé, et les nominations des nouveaux ministres ont été signées par le roi. La combinaison qui a enfin prévalu avait été essayée déjà il y a peu de jours ; elle était l’œuvre d’un des membres éminens du parlement, M. de Decker. Au dernier moment cependant, par une circonstance qui n’a point été expliquée, elle échouait, et le roi en revenait à appeler M. Tesch, député d’Arlon ; mais ce dernier n’a point usé des pouvoirs qui lui avaient été donnés par le roi, et c’est alors que la combinaison qui avait précédemment échoué a été reprise. Les principaux membres du nouveau cabinet sont M. le comte Charles Vilain XIIII, ministre des affaires étrangères, et M. de Decker, ministre de l’intérieur, appartenant tous deux au parti catholique. M. Vilain XIIII était premier vice-président de la chambre ; il a été ministre plénipotentiaire près les cours d’Italie. C’est un homme d’un esprit remarquable, estimé de tous. M. de Decker s’est signalé surtout par son obstination à proclamer la nécessité de la conciliation des partis et par son opposition à toute politique exclusive. Les autres membres du cabinet sont M. Mercier, ministre des finances ; M. Dumon, ministre des travaux publics ; le général Greindl, ministre de la guerre, et M. Nothomb, ministre de la justice. M. Nothomb est le frère de M. le baron Nothomb, ministre du roi Léopold à Berlin et l’un des premiers hommes d’état de la Belgique. On n’a point oublié l’émotion qu’avait causée à Bruxelles la pensée qu’une pression étrangère avait pu déterminer la dernière crise ministérielle. Il n’en était rien cependant, comme nous le disions l’autre jour, et le chef du cabinet précédent, M. Henri de Brouckère, est venu déclarer dans le parlement qu’il n’y avait absolument rien de fondé dans ces bruits. C’est donc dans une situation parfaitement libre que le nouveau ministère entre aux affaires et qu’il pourra se présenter au parlement. La chambre des représentans doit se réunir de nouveau le 17 avril, et c’est alors sans doute qu’il sera permis de juger des conditions de force et de vitalité du cabinet qui vient de se former à Bruxelles.

C’est par d’autres épreuves malheureusement que l’Espagne a depuis quelque temps à passer. Ses crises sont plus profondes, elles touchent à tous les élémens de la situation politique et financière. L’assemblée constituante de Madrid avance lentement dans l’œuvre qu’elle s’est proposée, et elle est souvent arrêtée par des incidens qui révèlent l’incohérence où la dernière révolution a laissé le pays. Il y a peu de jours, il s’élevait encore dans les cortès une discussion certainement curieuse à plus d’un titre : il s’agissait de savoir si la révolution avait bien réellement détruit la constitution de 1845. Des doutes fort sérieux étaient émis sur ce point, — et qui exprimait ces doutes ? C’était le ministre des flnances du cabinet formé le 30 juillet par le duc de la Victoire, M. Collado. Ce dernier donnait une raison qui ne laissait point d’avoir son prix. Le décret qui l’avait nommé ministre le désignait comme sénateur du royaume, et s’il était sénateur, c’est que le sénat existait sans doute, et avec lui la constitution dont il était issu. La seule réponse qu’on pût lui faire, c’est qu’on était occupé à discuter une constitution nouvelle. Que sera cette constitution ? C’est un grand problème à résoudre. Il est douteux qu’elle soit un gage bien efficace de sécurité pour l’Espagne. Quant aux finances, le ministre actuel, M. Madoz, ne manque point certes d’activité. Malheureusement il réussit peu, et alors il en accuse les animosités acharnées à le discréditer et à le perdre. L’Espagne aurait cependant besoin de garder toute sa force et sa liberté d’action. Rien ne le prouve mieux que la conspiration qui vient d’éclater à Cuba. Le capitaine-général lui-même devait être assassiné. Les ramifications du complot s’étendaient dans toute l’île. Le général Concha a eu à montrer la plus grande énergie pour étouffer ces germes, et la tranquillité s’est rétablie peu à peu sous l’influence de ces premières mesures de répression.

L’Amérique du Sud, quant à elle, en est toujours à ses dissensions, a ses troubles et à ses révolutions : fruits amers des passions d’une race qui n’a su jusqu’ici se servir de la liberté et de l’indépendance que pour se déchirer et épuiser ses forces en de stériles conflits. Les événemens les plus réguliers et les plus favorables en apparence portent eux-mêmes cette triste empreinte. Dans une transmission légale du pouvoir ou dans une paix qui se conclut, il se révèle souvent plus de lassitude et d’impuissance que de vitalité féconde. N’en est-il pas un peu ainsi à divers points de vue dans le Venezuela et dans la république argentine, deux des contrées les plus agitées du continent hispano-américain ? Dans le Venezuela, l’autorité suprême vient de changer de mains ; elle est revenue au général Tadeo Monagas, frère ainé du dernier président, le général Gregorio Monagas. Le général Tadeo est entré en fonctions il y a peu de temps ; on s’est plu même à voir dans l’avènement du nouveau président le gage de quelque amélioration dans l’état du pays. Le général Tadeo Monagas cependant est celui qui en 1848 dispersait le congrès à coups de fusil, il est un des créateurs de cet étrange système de gouvernement qui se compose de démocratie et de beaucoup de dictature surtout. Pour que l’auteur du coup d’état du 24 janvier 1848 ait pu être considéré comme un réparateur, il faut certainement que son prédécesseur ait fait un singulier usage du pouvoir. C’est que dans le fait tout se réunissait pour signaler cette administration comme un idéal, même en Amérique… Violences, exactions, domination des plus mauvais instincts, désordres financiers, anarchie permanente, rien n’y a manqué. Les insurrections se succédaient naturellement, et elles ne faisaient que pousser à bout ce triste pouvoir. Le général Tadeo Monagas, qui a sauvé son frère plus d’une fois, passait pour lui donner des conseils qui n’étaient guère écoutés, et cela a servi son élection. Dans cette administration, qui vient de finir, il s’était produit un fait singulier et redoutable. Le général Gregorio Monagas, suivant son système démocratique et pour gagner un peu de popularité, s’était appliqué à favoriser les noirs. Non-seulement il avait fait proclamer leur affranchissement immédiat et universel, mais encore il les avait introduits partout. Les noirs étaient dans l’administration, dans l’armée ; ils étaient devenus un péril et une menace. Aux derniers momens même de la présidence du général Gregorio Monagas, dans cette espèce d’interrègne entre les deux administrations, on a pu craindre un mouvement nègre tendant a établir une dictature et à empêcher l’avènement régulier du nouveau président, soupçonné de préférer après tout les blancs aux noirs. La ville de Caracas était déjà dans la terreur, lorsque le général Tadeo Monagas a déconcerté tous les plans en arrivant plus tôt qu’on ne l’attendait. Un incident caractéristique est venu signaler sa prise de possession de l’autorité suprême. Il s’est trouvé un évêque, accablé par l’âge, qui seul n’a point craint dans son allocution de lui faire le tableau de l’état lamentable du pays et de le conjurer de réparer tant de désastres par un gouvernement meilleur. Bien que tout ceci allât droit contre son frère, le général Tadeo Monagas n’a paru ni s’en lâcher ni s’en étonner. Il s’est montré disposé à la conciliation. De là sont nées quelques espérances que le fait confirmera ou démentira, mais qui restent comme un des élémens de la situation du Venezuela au début de l’administration nouvelle. On voit que cette transmission régulière du pouvoir n’est point après tout sans recouvrir bien des incertitudes et bien des causes d’anarchie.

En sera-t-il de même de la paix qui vient de se conclure dans la république argentine ? On n’a pas oublié les étranges résultats des dernières révolutions de la Plata. La province de Buenos-Ayres s’est constituée en état séparé, uniquement en haine du général Urquiza, qu’elle ne voulait point accepter pour chef ; les autres provinces argentines se sont organisées en confédération, et ont élu pour président le même général Urquiza. Il s’en est suivi ce qui devait nécessairement s’ensuivre, un état permanent d’antagonisme et d’hostilité. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que toutes les tentatives qui ont été faites n’ont servi qu’à montrer l’impuissance de Buenos-Ayres à détruire la position du général Urquiza dans le reste de la confédération et l’impuissance d’Urquiza à réduire Buenos-Ayres. Alors on en est venu à chercher à vivre en paix dans cette dislocation véritable du pays. Il n’est point douteux qu’une telle paix devait être fort précaire. Récemment encore, quelques émigrés réfugiés dans la province de Santa-Fé envahissaient la province de Buenos-Ayres.’La responsabilité de cette invasion était aussitôt rejetée sur le général Urquiza. Des deux côtés on armait, et la guerre était sur le point d’éclater de nouveau. Heureusement le général Urquiza, dans une pensée de conciliation, s’est hâté de désavouer la tentative qui venait d’être faite, et s’est adressé directement au gouvernement de Buenos-Ayres, en lui proposant de régulariser autant que possible la situation actuelle. C’est ce qui a été fait par un traité signé le 20 décembre 1854 à Buenos-Ayres. Les deux parties conviennent de cesser tous préparatifs militaires, de retirer leurs forces des positions qu’elles occupaient, et de rester en paix. Bien mieux, elles s’engagent a ne plus avoir recours aux armes pour l’aplanissement de tout diiîérend qui pourrait s’élever entre elles. Cette paix a été célébrée en grande pompe à Buenos-Ayres. Elle méritait un tel accueil comme une victoire de l’esprit de conciliation, comme un premier pas vers la reconstitution de la république argentine en un même état. Quel est l’unique obstacle à cette reconstitution ? Il y a surtout un amas de passions personnelles et de jalousies locales. Tout cela ne disparaîtra-t-il pas peu à peu par le rapprochement des hommes et par la solidarité des intérêts ? Depuis ce moment, la conciliation semble même avoir fait un pas de plus : un traité nouveau, qui n’a point été ratifié encore, il est vrai, a été signé le 8 janvier par les délégués du chef de la confédération et de l’état de Buenos-Ayres. Les deux gouvernemens s’obligent a ne consentir à aucun démembrement du territoire national, et à se mettre immédiatement d’accord pour la défense commune, si l’intégrité du pays était menacée ; ils doivent concerter leurs moyens d’action sur les frontières contre les incursions des Indiens sauvages. Les lois générales qui régissaient la nation restent en vigueur. Les bâtimens argentins, soit de l’état de Buenos-Ayres, soit de la confédération, porteront le pavillon national. L’entrée des productions respectives des deux parties de la république est libre de tout droit. Les passeports délivrés par un gouvernement serviront sur le territoire de l’autre. En un mot, ce sont moins deux états indépendans traitant ensemble que deux fractions d’un même pays momentanément séparées, et s’arrangeant point garantir le mieux possible leurs intérêts en attendant le rétablissement de l’unité nationale. C’est déjà beaucoup que cette entente pour le commerce, pour l’industrie, pour le travail. Jamais peut-être le port de Buenos-Ayres n’a vu entrer plus de navires que dans ces derniers temps. La colonisation est aussi, dit-on, l’objet de l’attention des deux gouvernemens. L’essentiel, c’est que les passions ne viennent point encore une fois entraver les tendances actuelles, car il ne faut point oublier qu’on est en Amérique, où la paix est souvent aussi factice que les agitations.

Les agitations et les luttes sanglantes ont malheureusement la plus grande part dans les affaires de l’Amérique du Sud. On en a vu l’autre jour un exemple par ce qui vient de se passer dans la Nouvelle-Grenade, où la dictature révolutionnaire a été vaincue. Au Pérou c’est une révolution qui vient de triompher. Le président légal, le général Echenique, a été définitivement battu et renversé dans un combat qui s’est livré a peu de distance de Lima. Ainsi finit une administration qui avait commencé cependant sous les meilleurs auspices. Au moment où il devenait président, en 1851, le général Echenique recevait le pouvoir régulièrement des mains du général Castilla ; il trouvait le pays calme et relativement florissant. Ses premiers actes portaient la marque d’un esprit libéral et intelligent. Comment donc cette administration a-t-elle si tristement fini ? Une des premières causes de la chute du général Echenique a été la guerre déclarée à la Bolivie, guerre qui frappait certainement les intérêts de la république bolivienne, mais qui blessait encore plus peut-être ceux du Pérou par la cessation du commerce entre les deux pays. Une cause bien plus puissante et plus immédiate de la révolution qui vient de s’accomplir, c’est la manière dont les affaires financières ont été conduites : c’est la surtout ce qui a perdu l’administration du général Echenique. Bien que cela soit rare parmi les républiques sud-américaines, le Pérou avait des finances très prospères, et il le devait principalement à ce produit d’un immense rapport qu’on appelle le guano. C’est avec cela qu’il suffisait à toutes ses dépenses, qu’il avait réglé sa dette extérieure et fondé son crédit, au point que la dette péruvienne, qu’on pouvait acheter d’abord à 20 ou 25 pour 100, montait en peu d’années jusqu’à 109 en Angleterre. Il restait à consolider également la dette intérieure, et, quelqu’élevée que fût cette dette par suite de l’admission de titres peu sérieux, elle aurait pu être réglée sans nul doute avec le même succès dans le pays. Le général Echenique en jugea autrement, et alors intervint une mission que le général Mendiburu, ministre des finances, fut chargé d’aller remplir à Londres. Ce n’est point le moment d’entrer dans le détail des opérations financières du général Mendiburu, qui consistaient principalement à convertir la dette étrangère primitive et à l’accroître dans une proportion suffisante pour éteindre la dette intérieure en la transformant. L’envoyé du général Echenique a été l’objet de beaucoup d’accusations qu’on n’a pu naturellement vérifier. Toujours est-il que de cette mission il résultait bientôt que la dette péruvienne tombait à 48, et que les titres nouvellement émis pour couvrir la dette intérieure étaient exclus de la bourse de Londres. C’est à la suite de ces opérations qu’un homme considérable du Pérou, M. Domingo Elias, adressait au général Echenique des lettres devenues célèbres en Amérique, et en venait à tenter des mouvemens révolutionnaires sur divers points du pays. Ces tentatives étaient peu sérieuses encore. Ce qui leur donna de la gravité, ce fut l’intervention du général Castilla, ancien président. Après avoir essayé sans succès d’exercer une influence modératrice sur le gouvernement et de provoquer un changement de ministère, le général Castilla partait secrètement du Callao ; il allait débarquer dans le sud sur une plage déserte, faisait quelques lieues avec sa selle sur le dos en attendant un cheval, et finissait par arriver à Arequipa tout juste au moment où une insurrection venait d’éclater. Cette fois la révolution était constituée, elle avait son chef et son drapeau, et la commençait sérieusement cette lutte qui a duré une année entière.

D’un côté était l’insurrection, qui avait pour elle le prestige immense du nom de son chef ; elle commençait dans un pays qui pouvait lui fournir des soldats, mais elle manquait de toute autre ressource, d’argent, d’armes et de munitions. De son côté, le gouvernement avait pour lui tous les moyens administratifs, une armée disciplinée et de grandes ressources financières. Il n’est pas moins vrai que peu à peu le général Castille faisait des progrès, avançait de province en province vers le nord, et finissait par constituer un gouvernement révolutionnaire, qui adressait des circulaires au corps diplomatique à Lima, tandis que le gouvernement véritable voyait ses généraux successivement battus et ses moyens de défense diminués. Une première fois le général Echenique prenait le parti d’aller lui-même combattre Castilla, campé dans la vallée de Jauja ; mais, trompé par un mouvement de son habile adversaire et craignant d’être tourne, le président battait en retraite jusqu’à Lima, et cela ne contribuait pas peu à affaiblir moralement son autorité. Enfin deux événemens, deux combats sanglans venaient dénouer cette longue lutte. L’un de ces combats avait lieu à Arequipa, où se trouvait M. Elias, le 1er décembre 1854. Les troupes du gouvernement, sous les ordres du général Vivanco et du général Moran accouraient pour emporter la ville ; mais d’une part Vivanco était battu et parvenait à grand-peine à se sauver, atteint d’une blessure, pendant que le général Moran échouait à son tour dans l’attaque d’Arequipa. Malheureusement le général Moran était fait prisonnier dans l’action, et ce vieux soldat de l’indépendance, qui avait pris part à la bataille d’Ayacucho, qui ne faisait, après tout, que son devoir, était impitoyablement fusillé après un jugement dérisoire. Si le général Castilla, de son côté, s’était présenté devant Lima sous l’impression immédiate des événemens d’Arequipa, il n’eût trouvé peut-être qu’une faible résistance, tant cette impression était profonde. Il différa encore cependant, et il ne paraissait que dans les premiers jours de cette année, lorsqu’on ne l’attendait plus. Le a janvier, les deux armées étaient en présence; elles étaient à peu près de nombre égal. La lutte était engagée au nom du gouvernement par le général Pezet, bientôt suivi du général Deustua, qui ne tardait point à être mortellement frappé. En définitive, trois heures de combat décidaient la victoire en faveur du général Castilla, qui, blessé lui-même légèrement, faisait dans la journée son entrée à Lima, et le général Echenique n’avait que le temps de chercher un asile à la légation anglaise, d’où il a pu partir depuis pour se diriger sur l’Europe. Le général Castilla est donc resté complètement maître du pouvoir, qu’il a exercé précédemment, et qu’il était digne de reconquérir par d’autres voies. Il jouit d’une grande influence au Pérou, mais il aura sans nul doute à compter avec toutes les autres influences qui l’ont secondé, et la question est de savoir si toutes ces prétentions pourront rester d’accord. En outre on est parfois forcé, dans les révolutions, d’avoir recours à des moyens périlleux qui ne tardent point à devenir un embarras. Pour n’en citer qu’un exemple, le général Echenique avait accordé la liberté aux noirs qui s’engageraient dans l’armée : c’était une mesure extrême pour avoir des soldats. A cela le général Castilla a répondu en décrétant l’affranchissement complet et immédiat de tous les noirs. S’il maintient aujourd’hui sa décision, il risque fort de mécontenter les propriétaires d’esclaves et de ruiner l’agriculture; s’il la révoque, il s’expose au danger des passions qu’il a soulevées. Toutefois son ascendant peut servir à aplanir ces difficultés, de même que la prudence et la modération qu’il a montrées dans sa précédente administration peuvent l’aider à vaincre le vice d’origine du pouvoir qui lui est échu de nouveau. C’est la meilleure chance du Pérou en ce moment.


CH. DE MAZADE.


THEATRES.
Le Demi-Monde, comédie de M. Alexandre Dumas fils.

Le théâtre est, de tous les pays du monde, le plus sujet aux révolutions. Il se renouvelle et se rajeunit tous les jours, comme la société dont il est l’image : il n’a rien de fixe ni de constant, il se maintient dans un perpétuel devenir. La scène est un miroir grossissant où se reflètent les passions, les vices et les ridicules de chaque époque. Or les vices d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui; il y a une mode pour les passions, et nous changeons de ridicules comme de chapeaux. Molière ne connaissait pas les agioteurs; nous avons perdu les courtisans. Le bourgeois gentilhomme est usé, mais nous avons le gentilhomme bourgeois, qui vend du vin ou de la farine, et qui applique sur ses étiquettes les armoiries de ses pères. Il ne faut donc pas trop s’étonner si, à l’exception de quelques chefs-d’œuvre qui se défendent par le style, les pièces de théâtre vieillissent, comme les femmes, au bout de trente ou quarante ans. On peut dire d’une comédie, comme d’une duchesse, qu’elle était belle en 1720. On peut dire d’un draine ce que les Espagnols disaient d’un soldat : « Il a été brave tel jour. » Dans un espace de trente années, le théâtre a subi deux de ces transformations essentielles dont nous parlons. De 1823 à 1835, dans ce grand mouvement de renaissance littéraire qui a produit quelques-unes des œuvres les plus brillantes de notre siècle, le théâtre appartenait à l’histoire, ou plutôt à la fantaisie. Le poète ne se souciait de la vraisemblance que pour la fuir et du bon sens que pour le battre en brèche : il voulait étonner, frapper; ce qu’il lui fallait, c’était un succès de stupéfaction. Fasciné par ces étranges spectacles, le public se laissait gagner par la contagion du faux. Une jeunesse fervente et irascible trépignait dans la salle, elle hurlait à l’unisson des acteurs, et le théâtre emportait la société à sa remorque, comme ces bateaux à hélice qui traînent toute une escadre de chalands.

Les temps sont bien changés. Aujourd’hui les auteurs dramatiques inventent un peu moins et observent un peu plus : ils dépensent plus d’attention que d’imagination, et au lieu de chercher les types dans leur cervelle, ils les cueillent dans les salons, dans la rue, et partout. Le théâtre n’a plus la prétention de former la société à son image : il se forme modestement à l’image de la société. Faut-il s’en plaindre? Regrette qui voudra les évocations dramatiques d’il y a vingt ans. Le théâtre est le miroir de la vie : je briserais mon miroir, s’il ne réfléchissait que l’image des morts.

M. Alexandre Dumas fils n’a rien de commun avec cette école romantique dont les égaremens ont eu tant d’éclat. Le caractère dominant de la comédie, telle qu’on la voit réussir en France depuis quelques années, c’est l’exactitude à tout prix. C’est ce caractère qu’on retrouve chez l’auteur de la Dame aux Camélias et de Diane de Lys. M. Dumas fils prend dans le monde des personnages tout faits, des situations et même des conversations toutes faites. Il recherche le vraisemblable et le naturel avec tout le soin qu’on mettait naguère à l’éviter. Ces tentatives sont accueillies par le public avec un plaisir qui n’a rien de tumultueux. On n’est ni stupéfait ni fasciné, mais amusé. Le succès n’en est pas moins certain, et il est même assez considérable pour qu’il convienne d’examiner si la voie où ces encouragemens du public semblent appeler M. Dumas fils est vraiment la bonne. Pour notre part, nous en doutons. Dans cette voie, l’auteur rencontrera deux écueils : l’excessive préoccupation de l’exactitude, qui tend à faire du dialogue un simple calque de la conversation, puis le choix d’une certaine réalité, reproduite avec une complaisance qui dégénère en abus. A bien prendre les choses, ces deux écueils n’en font qu’un. L’auteur fait parler ses héros dans leur langue : il changerait de style, nous aimons à le croire, en changeant de héros. La Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde sont des peintures fort exactes, à ce qu’on assure, d’une certaine société; mais pourquoi un si habile peintre va-t-il chercher tous ses modèles dans le même coin ? Ce n’est pas une société qu’il est appelé à peindre, c’est la société. En présence de cette tendance exclusive d’un vrai talent, on éprouve un sérieux regret. La comédie ne peut que perdre à s’approprier ainsi les procédés de certaines sciences d’observation, les procédés du naturaliste, par exemple, qui se renferme dans l’étude d’une seule classe de plantes, ou du médecin qui se condamne à ne traiter qu’une seule espèce de maladies.

Le demi-monde est un nid d’animaux dangereux :

Je ne bâtirais pas autour de leur demeure.

Parmi les personnifications du demi-monde que nous présente M. Dumas fils, nous rencontrons d’abord, sous le nom de la baronne d’Ange, une certaine Mlle Suzanne, que le vieux marquis de Thonnerins, père de famille, a prise pour maîtresse. Lorsqu’elle s’est vue dans un salon tendu de damas jaune, elle a pris un titre assorti à son ameublement. Elle aurait pu s’intituler baronne de Saint-Ange, suivant l’habitude de ses pareilles qui s’anoblissent et se canonisent du même coup; mais le saint est usé, on le laisse aux marchandes à la toilette. La baronne d’Ange a de l’ambition : elle aspire au mariage. Elle veut un mari jeune, beau, noble, riche et brave. Son apport se compose d’une beauté âgée de vingt-huit ans, d’une grande sécheresse de cœur, d’un esprit rompu à toutes les intrigues, et de 300,000 francs gagnés, Dieu sait comment, au service du vieux marquis.

Deux autres types non moins édifians sont Mme de Santis et Mme de Vernières. Mme de Santis, ci-devant Mme Richond, amie de la fausse baronne, est veuve d’un mari vivant qu’elle a trompé, qui l’a quittée, et qui se distrait comme il peut en la laissant s’ébattre comme elle veut. La vicomtesse de Vernières est une veuve authentique, un restant de femme honnête. Elle a enterré son mari, sa fortune et sa réputation; elle donne des soirées de lansquenet, et brûle en bougies rosés la modeste dot de sa nièce Marcelle. Marcelle est une fille de haute école : elle sort seule, ou, ce qui est pire, avec les amies de sa tante; elle a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, et elle parle des choses qu’elle ne sait pas comme si elle les savait. Ces quatre femmes composent, à tout prendre, un triste quadrille. Marcelle est innocente, dit-on : tant mieux pour elle et pour l’homme qui l’épousera; mais il faut être bien hardi pour aller déterrer une perle dans un pareil monde.

Voici enfin deux honnêtes gens. M. Olivier de Jalin et M. de Nanjac sont des hommes du monde, non pas du demi-monde, mais du vrai monde : ici les demi-lunes deviennent des lunes entières. M. de Jalin est un beau jeune homme de trente ans et de trente mille francs de rente, honnête, délicat au point de s’abstenir de la femme d’un ami, franc, ouvert, vif et pétillant d’esprit; mais lorsqu’on a tout ce qu’il faut pour réussir dans la bonne compagnie, pourquoi se fourvoyer dans la mauvaise? M. de Jalin a voulu simplement exécuter un petit voyage autour du demi-monde. Il chemine à travers les salons les plus bourbeux sans ternir le vernis de sa chaussure; il méprise poliment les femmes qu’il fréquente, il leur donne de bons conseils et au besoin de bonnes leçons, sans trop oublier qu’il parle à des femmes. Sa franchise est tout à fait exempte de misanthropie; il prend les gens comme ils sont; c’est ainsi qu’il a pris Mme d’Ange pour maîtresse. M. de Jalin est un caractère fort bien étudié par l’auteur et toute à fait sympathique au public.

M. de Nanjac est un de ces hommes dont on dit tout le bien possible, sans parler de leur esprit. Il est noble, jeune, riche, brave et fort bien de sa personne. Malheureusement il a servi dix ans dans l’armée d’Afrique, et soit qu’il ait vécu loin des villes dans un gourbi, soit que la fièvre, l’absinthe, ou quelqu’autre fléau algérien se soit appesanti sur son intelligence, il revient d’Afrique comme on arrive du Malabar. Il ne sait pas du monde ce qu’en sait un jeune homme de quinze ans. La baronne d’Ange a jeté son dévolu sur lui; elle veut échanger son titre de fantaisie contre le nom de Mme de Nanjac. Le pauvre garçon se laisse prendre. Il aime tant cette dangereuse fille, que la passion le transforme en collégien. Ni le milieu dans lequel il la voit, ni les renseignemens qu’il peut prendre, ni enfin ce je ne sais quoi de suspect qui distingue les femmes à vendre des femmes à épouser, rien ne lui sert. Suzanne lui remet un faux acte de naissance, un faux contrat de mariage, un faux acte de décès de son faux mari, en un mot plus de faux qu’il n’en faudrait pour envoyer dix hommes aux galères: M. de Nanjac accepte tout, les yeux fermés. Un ami lui crie à l’oreille qu’il est une dupe : son amour est sourd autant qu’aveugle.

On connaît les personnages. Voyons la pièce. M. de Jalin et M. de Nanjac font connaissance au premier acte, dans une scène vraiment belle à force de vérité. Ils sont témoins dans une affaire d’honneur, si tant est qu’on puisse appeler ainsi un duel entre un escroc et un galant homme. L’honorable officier d’Afrique sert de témoin à l’escroc : c’est là un des petits profits que rapporte la fréquentation du demi-monde. L’affaire s’arrange, le duel n’a pas lieu; mais les deux témoins des adversaires sont devenus deux amis. M. de Jalin apprend les projets de Suzanne sur M. de Nanjac; il voit dans quel gouffre de mariage son nouvel ami va se précipiter. Il essaie de l’éclairer : peine inutile! Il lui prodigue toutes les bonnes raisons, excepté une, que l’honneur lui commande de garder pour lui. Il dit contre Suzanne tout ce qu’un homme peut dire contre une femme, excepté : J’ai été son amant. Pendant cinq longs actes, qui paraissent très courts, tout l’esprit d’un honnête homme lutte contre la rouerie d’une mauvaise fille : il faut que M. de Jalin se fasse donner un coup d’épée pour ouvrir les yeux de M. de Nanjac, dont la folie touche de près à la bêtise. Quand la pièce est finie et M. de Nanjac sauvé, M. de Jalin, qui vient d’ôter une poutre de l’œil de son ami, va chercher une paille pour la mettre dans le sien : il épouse Marcelle, dont il s’est épris d’acte en acte. Que le mariage lui soit léger; je crains que sa femme : elle est la nièce de sa tante et l’élève du demi-monde.

Telle est la comédie de M. Dumas fils. De tous les personnages qu’il a mis en scène, le plus spirituel, le plus clairvoyant et celui qui a le moins d’illusions sur le demi-monde finit donc par y laisser sa fortune et son nom. M. de Jalin croit retirer Marcelle du demi-monde, il s’y caserne avec elle. C’est une moralité à laquelle l’auteur ne semble pas avoir songé. Il a voulu faire un tableau, non une démonstration : le tableau est bien peint, et le public ne demande rien de plus.

Les femmes du monde se pressent aux représentations du Demi-Monde. Une singulière curiosité les entraine vers cette peinture du vice élégant. Qui expliquera cet intérêt des femmes honnêtes pour ce qui ne l’est pas? En revanche, on prend peu de loges en famille, et l’on craint de montrer aux filles de quinze ans ce que c’est que la maîtresse d’un vieillard. Si M. Alexandre Dumas fils voulait employer son dessin si précis et sa couleur si franche à peindre d’autres sujets, s’il nous montrait d’autres amours que celles qui s’achètent et d’autres professions que celle du plaisir, s’il laissait le demi-monde pour le vrai monde, il obtiendrait peut-être des succès aussi éclatans et plus purs, et il s’épargnerait l’ennui d’entendre la morale mêler des objections trop légitimes aux applaudissemens de la foule.


EDMOND ABOUT.


V. DE MARS.