Chronique de la quinzaine - 31 mars 1860

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Chronique n° 671
31 mars 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mars 1860.

En ce moment, le spectacle des affaires européennes et de la place qu’y occupe la France peut être considéré à deux points de vue qui laissent dans l’âme de l’observateur attentif des impressions également vraies, quoique dissemblables.

Un acte du drame italien est en train de se terminer. Il s’achève par une scène où notre amour-propre national a droit de se complaire. Le gouvernement français a pris, il y a trois mois, la résolution d’en finir avec les incertitudes italiennes. Il a voulu mettre un terme à des tiraillemens qui paralysaient notre liberté d’action et liaient notre responsabilité à des hasards de toute sorte. Exécuter une telle résolution à travers des complications si nombreuses n’était point une œuvre aisée. Nous avions à retirer des paroles données à l’Autriche, et en même temps à obtenir de cette puissance des promesses pacifiques et une tranquille résignation. Nous devions ou conduire le pape à faire des sacrifices nécessaires, ou ne pas lui laisser le prétexte ostensible de nous accuser d’être les auteurs directs de son amoindrissement temporel. Il fallait, sinon inculquer la modération au Piémont, exalté par un soudain et prodigieux agrandissement, du moins le mettre en demeure de donner lui-même congé à notre armée, et lui persuader que désormais il ne lui serait plus permis d’être audacieux aux risques et périls de la France. Pour atteindre à ces résultats, le concours de quelque grande puissance n’était peut-être pas indispensable, mais il devait être singulièrement utile : il était d’une haute importance d’amener l’Angleterre à nous aider. Enfin, comme la transformation de la Sardaigne en un état de douze millions d’âmes n’était pas la solution que nous semblions avoir poursuivie on remuant les affaires d’Italie, à toutes ces difficultés nous en avons ajouté une dernière, et celle-ci d’une ampleur européenne : nous avons voulu avoir du Piémont une compensation territoriale, et obtenir par l’annexion de la Savoie une des limites qui nous ont été tracées par la nature. Dans l’accomplissement de cette tâche, nous avons mis autant de dextérité que de promptitude. Friande de traités de commerce, amoureuse de l’émancipation de l’Italie, l’Angleterre avait une répugnance profonde pour l’annexion de la Savoie. Nous lui avons donné un traité de commerce, elle nous a prêté son entremise empressée pour nous aider à sortir des chaînes morales de Villafranca et de Zurich, et ses succès commerciaux et italiens ont si doucement endormi ses craintes à l’endroit de la Savoie, que lord Palmerston faisait encore espérer, il n’y a guère plus de trois semaines, à la chambre des communes, que l’empereur des Français renoncerait à cette annexion, si l’Europe consultée s’y montrait contraire. L’Autriche fascinée a été aussi coulante qu’on pouvait le désirer sur l’arrangement tel quel de l’Italie, pourvu qu’on lui permît de faire en l’honneur du passé et au profit de l’avenir la vieille distinction entre le droit et le fait. Nous n’avons pas eu le bonheur d’obtenir du pape un gouvernement séculier pour la Romagne ; mais il a été avéré en fin de compte que, si la Sardaigne prenait les Légations, c’était au mépris de nos conseils. Le Piémont, si entreprenant et si fin, qui depuis un an menait avec une pétulance narquoise le coche de la politique, a été tout à coup obligé, à sa grande stupéfaction, de nous repasser les rênes, et a dû se tenir pour très heureux de nous rendre la liberté de retirer notre armée, et de nous donner, par un bon contrat de droit monarchique, la Savoie et Nice en compensation des annexions que nous l’avons laissé accomplir, sous la sanction du droit populaire, par la vertu du suffrage universel, en face des protestations des anciens princes et sous les foudres de l’excommunication. Nous avons donc la Savoie : la Russie le trouve tout naturel, puisque c’est l’effet d’une donation entre souverains ; la pauvre Autriche s’en console en pensant qu’elle n’a plus Modène ni la Toscane, et puisque la France se donne sa voix, ce remaniement de territoire a, parmi les cinq grandes puissances, l’acquiescement de la majorité. La mauvaise humeur de l’Angleterre démontre avec à-propos que, si nous sommes touchés des services, qu’elle a pu nous rendre, et dont nous avons su la remercier avec courtoisie, nous n’en sommes pas enchaînés. Nous avons eu l’initiative, l’adresse et la célérité des mouvemens ; nous avons la puissance manifeste, reconnue, enviée et redoutée. Au milieu d’une Europe confuse, divisée, déconcertée, hésitante, la France exubérante de force, agissante et agrandie : — la toile pouvait-elle tomber sur un plus beau tableau ?

Nous sommes sincèrement sensibles à la grandeur d’un tel spectacle. Nous sommes de ceux qui placent les conditions intérieures de la puissance d’un peuple bien au-dessus des manifestations extérieures de son ascendant ; nous sommes de ceux qui, comme eût dit l’auteur du Baron de Fœneste, préfèrent l’être au paraître ; cependant, bien que nous ayons trop le sentiment de la puissance française pour avoir besoin de nous en donner de fréquentes démonstrations matérielles, ces démonstrations nous remplissent toujours d’une patriotique joie. Si nous insistons sur un autre aspect de la situation présente, ce n’est donc point que nous cherchions un contraste fâcheux au tableau que nous venons de décrire ; mais il faut bien prendre les faits tels qu’ils sont. En même temps que la France clôt en s’agrandissant la première phase de son entreprise italienne, des paroles fatidiques ont été prononcées dans la chambre des communes, qui semblent devoir modifier profondément la politique générale de l’Europe. Lord John Russell a poussé un cri d’oracle : c’en est fait de l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre, le grand Pan est mort !

On ne peut méconnaître la gravité de la notification par laquelle lord John Russell, le secrétaire d’état de sa majesté britannique, le chef du parti whig, a répondu à l’annexion de la Savoie. Il serait d’autant plus oiseux de discuter les motifs sur lesquels une telle déclaration a été appuyée et de paraître rechercher si lord John a tort ou raison, qu’évidemment toutes les convenances nous obligent à supposer qu’il a eu tort. Lord John Russell n’a jamais passé pour un homme adroit : il a une témérité froide qui lui a joué souvent de mauvais tours ; il y a longtemps que lord Derby, qui était alors son collègue, disait, en le voyant commettre une de ces tranquilles imprudences qui lui sont naturelles : « Voilà Johnny qui va verser le coche ! » Dans la circonstance présente, l’extrême mauvaise humeur du ministre anglais nous a surpris. Nous n’avions pas cru qu’il attachât un si grand prix à l’annexion de la Savoie, ni que cette annexion pût l’étonner à ce point. Comme M. Disraeli le lui a fait remarquer, il n’avait pas le droit d’ignorer, — les documens diplomatiques en font foi, — que l’annexion de la Savoie à la France serait la conséquence de l’annexion de l’Italie centrale au Piémont. En travaillant de tout son cœur aux annexions italiennes, lord John préparait indirectement l’annexion savoyarde. Nous avions toujours pensé que lord John en avait pris son parti. Nous nous étions confirmés d’autant plus dans cette opinion que, dans le cours des dernières négociations, lord John avait sous la main deux moyens d’action vis-à-vis de la France, dont il ne paraît pas qu’il ait songé un seul instant à profiter pour prévenir l’annexion de la Savoie : nous voulons parler des propositions pour l’arrangement de l’Italie et du traité de commerce. Loin de se servir de ces actes pour détourner la France d’étendre sa frontière jusqu’aux Alpes, lord John s’en est fait en quelque sorte une paire d’œillères qui, jusqu’au dernier moment, l’ont empêché de rien voir du côté de la Savoie. L’étonnement de lord John Russell après l’annexion est une chose si surprenante, que, pour l’interpréter avec bienveillance, l’on est réduit à se demander s’il n’y a pas eu autre chose dans cette transaction que ce qui a été porté à la connaissance du public, et si par exemple la correspondance particulière de lord Cowley, que le ministre anglais a refusé de publier, ne contiendrait pas le secret de cette bizarre déception.

Mais la déconvenue personnelle de lord John Russell est un objet de petite importance auprès de l’altération des rapports de la France avec l’Angleterre. Nous voudrions essayer d’apprécier les conséquences générales de ce fait, sans exagération et sans atténuation systématique.

Il est d’abord une illusion dont il faut se garder : c’est de croire que, dans l’éclat qui a eu lieu cette semaine à la chambre des communes, il n’y aurait après tout qu’une pique personnelle de lord John Russell. Ce serait une erreur de penser que la situation pourrait être rétablie par le changement d’un simple ministre. L’embarras politique éprouvé par le cabinet actuel serait partagé par toute autre combinaison ministérielle, car cet embarras résulte de la position même de l’Angleterre.

La société anglaise, si active, si entreprenante, d’autres diraient si envahissante qu’elle soit, est une société essentiellement civile. Elle est constituée pour la paix et pour les travaux de la paix. Voyez ses institutions intérieures : elles sont toutes tournées dans ce sens. Toutes ces garanties que le peuple anglais s’est assurées contre le pouvoir royal au moyen des institutions parlementaires n’ont pas d’autre objet et n’ont pas eu d’autre conséquence que de mettre la vie civile de la nation, son existence financière, industrielle, commerciale, à l’abri des ruineuses surprises que causent à un peuple les fantaisies soudaines d’un gouvernement absolu. Avec ses institutions, l’Angleterre est sûre que ses intérêts pacifiques, que les conditions de sa vie civile ne seront jamais troublés par des desseins hasardeux et secrets conçus par son gouvernement, que toute initiative du pouvoir sera contrôlée par les discussions publiques et par l’opinion générale avertie et éclairée. Jamais l’adage cédant arma togae, jamais le principe civilisateur qui subordonne à la raison et à la volonté civile l’action militaire, dont la prédominance est au contraire l’essence du despotisme, n’ont été plus fortement et plus complètement appliqués qu’en Angleterre. Il ne faut pas s’étonner que les Anglais, qui ont si vivement recherché et obtenu la sécurité de la société civile dans leur constitution intérieure, portent la même préoccupation dans leur politique extérieure. C’est cette sécurité qu’ils ont demandée depuis trente ans à l’alliance française, et qu’ils avaient pensé y trouver.

Cette intimité, cette cordiale entente, cette alliance de prédilection, qui était regardée comme une si heureuse garantie de la paix du monde, n’étaient point assurément un contrat étroit, à stipulations précises, prévoyant tous les cas où l’action commune des deux puissances aurait à s’exercer. Comme dans toute intimité, il n’y avait là qu’une bonne disposition réciproque et ce sous-entendu que, sans rien aliéner de leur liberté légitime, les deux nations, dans les affaires européennes, feraient de sincères efforts pour arriver à concerter leurs jugemens et leur conduite. En fait, ce devoir de bonne entente que s’étaient imposé la France et l’Angleterre était un frein salutaire pour l’une et pour l’autre : il devait neutraliser toute aspiration excessive dans la politique étrangère des deux peuples ; il était par conséquent une garantie de conservation libérale et de paix non-seulement pour eux, mais pour le reste de l’Europe. La formation de cette alliance avait été pour la France un sérieux succès, car elle avait détaché l’Angleterre de cette ligue des cours du Nord qui avait survécu aux coalitions de la fin de l’empire. Grâce à elle, nous pouvions entrer dans le concert européen avec l’avantage d’un concert antérieur et d’une prépondérance morale et matérielle assurée d’avance. Chacun des gouvernemens qui se sont succédé en France depuis trente ans a pu apprécier les bienfaits de cette alliance, ou ressentir l’inconvénient des troubles passagers qu’elle a subis ; chacun également en a connu et accepté la condition : c’était dans les grandes affaires européennes la convenance d’une entente préalable et une disposition réciproque, chez chacun des alliés, à déférer aux avis amicaux de l’autre dans la mesure de ses intérêts légitimes et de son indépendance.

Dans cette condition naturelle de l’alliance intime, dans cette mutuelle condescendance qui entraîne en certains cas, pour un pays, le sacrifice d’une part de sa liberté d’action, il est manifeste que l’Angleterre, comme la France, trouvait la sécurité nécessaire aux intérêts civils de la paix. Nous n’avons pas à examiner si le gouvernement français a, dans ces derniers temps, attaché autant de prix que le gouvernement anglais à cette sécurité ; mais tout démontre qu’à tort ou à raison les Anglais ont cru, depuis un an, que cette sécurité leur faisait défaut. Il y a un an, l’Angleterre était gouvernée par un ministère tory. Ce cabinet avait fait les plus grands efforts pour nous détourner de l’entreprise d’Italie, et lorsque la guerre eut éclaté, il sortit du système de l’alliance intime pour se réfugier dans celui de la stricte neutralité. Le ministère de lord Derby, au moment où la guerre allait finir, fut remplacé par le cabinet libéral de lord Palmerston et de lord John Russell. Les nouveaux ministres prirent position, eux aussi, dans la neutralité, mais il fut bientôt visible qu’ils voulaient et espéraient revenir à l’entente cordiale. Ils crurent avoir atteint leur but au mois de janvier 1860, lorsqu’ils nous fournirent, pour sortir des difficultés italiennes, le « sésame ouvre-toi » des quatre propositions, et lorsqu’ils signèrent le traité de commerce. Ils crurent nous prêter par-là un grand secours, et nous faire des concessions assez importantes pour avoir le droit d’influer sur nos résolutions ultérieures relativement à la Savoie. Ils eurent tort sans doute, et nous nous garderons bien de justifier leur illusion. Nous ne voulons qu’expliquer le sentiment qui a dû les animer lorsqu’ils ont déclaré qu’ils renonçaient à cette alliance virtuelle dont on faisait tant de bruit il y a deux mois. Deux fois en un an, les Anglais ont voulu obtenir du gouvernement français l’abandon de résolutions qui touchaient aux intérêts généraux de l’Europe, et deux fois, sous un ministère libéral comme sous un cabinet tory, ils ont échoué avec éclat. Ce n’est pas l’excuse, mais c’est l’explication la plus naturelle de la mauvaise humeur de lord John Russell et de la déclaration par laquelle il a appris au monde que l’Angleterre allait modifier le système de ses alliances.

Nous sommes disposés pour notre compte à prendre notre parti, comme d’un fait accompli, de la fin de l’alliance privilégiée qui unissait la France à l’Angleterre, car, ainsi que nous l’avons dit, l’embarras dont souffre l’Angleterre est commun à tous ses partis et à tous ses hommes d’état. On avait prétendu à tort dans la presse française que l’opposition à la politique de notre pays était surtout excitée par les tories. Les débats parlementaires de cette session ont prouvé le contraire. Les membres de la chambre des communes qui ont pris l’initiative la plus énergique dans la discussion de la question de Savoie, M, Kinglake, sir Robert Peel, M. Stirling, M. Horsman, sont des libéraux. Le parti tory au contraire a observé une très grande réserve pendent ces vifs débats, et M. Disraeli notamment y a montré une grande circonspection. C’est à peine si le chef des tories a éclairé de quelques traits obliques la situation générale de l’Europe dans le spirituel discours qu’il a prononcé à propos de la seconde lecture du bill de réforme. Cette seconde lecture a été votée dans une chambre presque déserte. L’indifférence avec laquelle ce bill est accueilli est bien un signe du temps. Les préoccupations sont ailleurs ; c’est ce qu’a senti M. Disraeli, et c’est dans ces inquiétudes de la politique étrangère qu’il a puisé son plus fort argument contre l’opportunité d’une réforme parlementaire de tendance démocratique. Ses paroles n’ont pas été reproduites dans la presse française ; mais elles sont curieuses à citer pour donner une idée du malaise que ressent l’Angleterre dans ses relations extérieures : « Quelle est maintenant notre situation ? est-elle la même qu’à l’époque où lord John Russell a pour la première fois soulevé cette question de réforme ? Une grande nation militaire, qui pour la valeur n’a pas de rivale, qui possède l’organisation publique la plus complète qui ait existé depuis le temps de l’ancienne Rome, abondante en ressources d’hommes, d’argent et de matériel militaire, si éprise de renommée qu’on l’a vue plusieurs fois échanger la liberté contre la gloire, ne cache plus ses aspirations à l’empire universel. Au point de vue européen, la perspective est plus dangereuse qu’à l’époque du grand roi, car au siècle de Louis XIV l’Europe était pleine d’énergie militaire ; aujourd’hui l’Europe est abattue et découragée. Au point de vue anglais, l’aspect des affaires est infiniment plus dangereux qu’au temps de la république et de l’ancien empire français, car alors la France était notre implacable ennemie ; aujourd’hui elle est notre permanente amie. La France alors menaçait nos foyers ; aujourd’hui elle décore nos citoyens. La France pourchassait notre commerce par son blocus continental ; aujourd’hui elle facilite les échanges commerciaux avec nous par des traités d’amitié. Il n’y a plus rien pour éveiller la vigilance du peuple anglais… Est-ce bien le moment de s’éloigner davantage encore de cette vieille, libre et aristocratique constitution qui a formé l’empire d’Angleterre et fondé les libertés anglaises ? Ce n’est pas mon opinion. Le noble lord, dans le département de l’état auquel il préside, reçoit chaque jour des informations qui doivent rembrunir son visage, et qui doivent lui apprendre que c’est une grande chose pour un ministre que de pouvoir s’adosser à d’anciennes institutions qui ont longtemps éprouvé leur puissance au choc des tempêtes. » Que l’on rapproche cette déclamation ironique, où l’exagération oratoire laisse voir au fond un souci sérieux et vrai, du discours de lord John Russell, et l’on s’assurera, comme nous, qu’un changement de cabinet ne suffirait point, dans les circonstances actuelles, à changer l’état moral de l’Angleterre.

L’alliance intime, il s’y faut donc résigner, est bien finie pour l’Angleterre et pour la France. Ce fait est grave bien plus par la situation générale qu’il crée que par les conséquences immédiates qui en peuvent résulter. De conséquences immédiates, nous n’en redoutons point. L’Angleterre est liée par ses institutions, par ses intérêts commerciaux, par l’esprit libéral qui l’anime depuis quarante ans, à une politique défensive : il n’y a point à craindre qu’elle prenne une initiative agressive dans les affaires d’Europe. D’ailleurs l’état actuel de l’Europe ne se prête point à des tentatives agitatrices et à la formation de coalitions. Avant tout, ce qui domine l’Europe, nous parlons de l’Europe officielle, c’est une immense lassitude. La défaillance de l’alliance anglo-française est en outre un incident considéré comme heureux par plusieurs cabinets, et que certains hommes d’état dirigeans voudront savourer à loisir avant de chercher à en tirer parti pour préparer des combinaisons nouvelles. La Russie et l’Autriche y trouveront d’abord une satisfaction et une consolation d’amour-propre. Si la France et l’Angleterre en 1854, avant la guerre d’Orient, ont pu considérer comme un beau coup de partie de séparer l’Autriche de la Russie, il n’est pas interdit à ces deux puissances de regarder aujourd’hui comme une revanche la dislocation de l’alliance anglo-française. L’alliance du Nord est détruite, disions-nous en 1856, et nous nous en applaudissions à bon droit ; l’alliance occidentale n’existe plus, peut-on dire à Pétersbourg et à Vienne, et ce n’est point aux Autrichiens et aux Russes de le déplorer.

La fatigue qui a envahi le monde aidant, on se contentera aussi longtemps que possible de ce stérile succès du dépit vengé ; mais la situation générale n’en sera pas moins gravement altérée : le mal de cette situation sera l’incertitude, l’incertitude dans les choses et l’incertitude dans l’opinion. À chaque incident nouveau qui se produira dans les affaires européennes, il faudra s’attendre à des combinaisons imprévues, à des chances ignorées de conflits ou d’alliances. Les difficultés et les périls des affaires en seront multipliés ; mais c’est surtout le mal des imaginations qui empirera. Les sociétés modernes, essentiellement commerciales, vivent sur le crédit, c’est-à-dire par des anticipations sur l’avenir ; elles ont besoin d’une sécurité constante, elles sont avides de confiance. L’opinion est pour elles comme la colonne lumineuse qui conduisait les Hébreux dans le désert. L’opinion européenne a possédé pendant quarante ans, sauf de courtes intermittences, deux grandes bases de sécurité dans les affaires internationales : d’abord le concert européen, ensuite l’alliance occidentale. Une difficulté internationale venait-elle à éclater ? On se disait : « Elle sera arrangée par le concert européen, » et des deux côtés de la Manche on ajoutait : « Si la France et l’Angleterre s’entendent et agissent ensemble, nous n’avons rien à craindre ; qu’importent le mauvais vouloir ou même la résistance des autres puissances ? » C’est à la faveur de cette sécurité que nous avons acquis en, de longues années de prospérité cette richesse nationale qui est le principal levier de notre force. Il serait douloureux et dangereux qu’elle vînt à nous manquer, et que nous fussions condamnés à nous en passer longtemps.

Il ne nous siérait point, à nous qui n’avons pas été partisans de l’annexion de la Savoie, de demander si l’acquisition de cette province sera un dédommagement suffisant du trouble moral auquel nous nous sommes exposés. Nous avons été seuls de notre avis. Henri Heine s’écriait un jour qu’il pourrait se faire voir pour de l’argent parce qu’il avait connu Chamisso ! Nous pourrions presque en dire autant et faire montre de notre opinion, tant elle est demeurée isolée, comme d’une curiosité singulière. « Périsse la Savoie plutôt qu’elle ne brouille la France et l’Angleterre ! » disait M. Bright il y a un mois. Nous n’allions pas aussi loin que le véhément orateur. Nous nous contentions de dire : « Que la Savoie reste ce qu’elle est plutôt que de devenir recueil de l’alliance occidentale ! » M. Bright a trouvé grande faveur en France parmi les chaleureux partisans de l’annexion, et nous ne méritons pas d’être plus maltraités que lui, car c’est sur les intérêts qui ont inspiré M. Bright que notre opinion était fondée. Comme lui, nous voulions le maintien de la sécurité que nous donnaient l’alliance anglo-française et le développement pacifique et confiant des échanges commerciaux entre les deux peuples. Nous sommes en outre, si l’on nous le permet, de l’école de Richelieu ; nous avons retenu ce conseil parmi les immortels avis que le grand cardinal donnait à Louis XIII après son triomphe de La Rochelle : « Et au lieu que cette nation (l’Espagne) avait pour but d’augmenter sa domination et d’étendre ses limites, la France ne devait penser qu’à se fortifier en elle-même. » Nous d’ailleurs qui avions suivi dès l’origine ce que l’on a appelé le mouvement annexioniste de la Savoie, nous avions remarqué que les apôtres que l’annexion avait trouvés en Savoie étaient ceux des Savoisiens qui, par leurs opinions politiques et par leurs antécédens, étaient le plus contraires à l’esprit français. Chose curieuse, grâce au change donné ainsi par le parti rétrograde, c’étaient les libéraux savoisiens, les vrais Français dans le sens politique du mot, qui combattaient l’annexion. Menacés ridiculement aujourd’hui par leurs adversaires triomphans, ils dissiperont promptement, nous n’en doutons pas, l’illusion créée par les anciennes luttes locales, et ils se montreront Français par leur dévouement à leur nouvelle patrie, comme ils l’ont été jusqu’ici par la générosité des idées et le libéralisme des sentimens.

En présence de l’attitude prise par l’Angleterre, la France doit se replier sur elle-même, car il est plus que jamais en son pouvoir de démentir les alarmantes prédictions des hommes d’état anglais et de les ramener à la confiance par sa modération. Au fond, les dangers auxquels la France peut être exposée, elle les tient pour ainsi dire dans sa main, et il dépend d’elle de les déchaîner ou de les anéantir. Nous l’oserons dire, les préoccupations de la politique extérieure sont malsaines, et ce n’est point de ce côté que les gouvernemens des sociétés laborieuses de notre siècle doivent appliquer leur activité. Ce sont les desseins de politique extérieure, les romans d’une diplomatie inquiète, qui enfantent les guerres, et mettent les peuples sous le joug des fatalités auxquelles la guerre livre le monde. Pour notre part, nous formerions volontiers un vœu qui, nous en sommes sûrs, aurait la chaude approbation de notre ami M. Bright : c’est qu’il fût permis à nos ministres des affaires étrangères d’être des ministres fainéans. Malheureusement, et nous n’avons pas attendu l’heure présente pour en faire la remarque, nos institutions actuelles ne sont pas précisément arrivées à ce point de perfection qu’une constitution politique doit atteindre pour présenter de puissantes garanties contre la passion des aventures extérieures et les entraînemens belliqueux. La liberté de discussion et le contrôle exercé par le pays représenté sur la politique étrangère du gouvernement, voilà les deux freins dont une société avancée dans les arts de la paix a besoin pour assurer sa sécurité extérieure. Ce n’est point dans une pensée de défiance étroite et chicanière contre les gouvernemens que nous puisons cette opinion : non, c’est dans les lois de la nature humaine. Il faut que l’esprit et l’imagination d’un peuple soient occupés : si vous ne l’occupez pas, par la liberté des discussions, de ses affaires intérieures, un grand aliment fera défaut et à l’activité du gouvernement et à celle du peuple. Le gouvernement aura trop de loisirs et de liberté d’action, et se laissera séduire aux combinaisons attrayantes de la politique étrangère ; le peuple, lassé de son inaction politique, ennuyé de son propre silence, perdant de vue les liens complexes qui unissent ses intérêts divers, rêvera des entreprises extérieures, et ira jusqu’à demander lui-même des émotions à la guerre. Si la liberté n’établit pas l’équilibre entre l’activité intérieure et l’activité extérieure, la vie publique se portera tout entière d’un côté par un développement désordonné. Les trembleurs croiront avoir échappé aux utopistes du socialisme, aux agitateurs de la démagogie ; ils auront affaire aux chimériques faisant et défaisant la carte du monde : heureux si, achetant à ce jeu une paix intérieure sans dignité, ils n’y compromettent pas un jour l’honneur et l’intégrité du sol national !

La France a déjà fait une fois cette expérience terrible : si elle avait pu en oublier les enseignemens, un de ses grands historiens les lui rappelle aujourd’hui en traits de flamme. Le dix-septième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire vient de paraître : c’est le récit de la campagne de France et de la première chute de Napoléon. Nous n’avons pas à louer ici les qualités que l’on est habitué à rencontrer dans toutes les parties du grand ouvrage de M. Thiers. C’est toujours la même fidélité scrupuleuse et minutieuse à la vérité historique, la même connaissance des documens diplomatiques, la même intelligence des combinaisons militaires, et cet art consommé de composition qui répand l’ordre et la lumière dans toutes les parties d’une narration si vaste et si compliquée. Cette fois les facultés de l’historien sont excitées et agrandies encore par la nature dramatique du sujet. Nous ne parlerons point de cette prodigieuse campagne de 1814 : M. Thiers la retrace avec tant d’exactitude et d’enthousiasme que, malgré l’accablante réalité du dénoûment connu, on s’y dérobe par l’illusion du récit, et l’on se prend à espérer que cette activité colossale, que cette vigueur surhumaine, que cette puissance du génie qui a eu le plus d’empire sur les forces matérielles, finiront par l’emporter sur les fatalités qu’elles ont déchaînées, et refouleront hors de la France l’inondation étrangère qu’elles y ont amenée. Mais ce qui éclate surtout dans ce brûlant volume, c’est la moralité tout entière qui se dégage du règne de Napoléon. Napoléon aurait pu épargner l’invasion à la France, s’il eût voulu renoncer aux frontières naturelles et accepter les limites de 1790. M. Thiers l’absout d’avoir joué cette partie désespérée plutôt que d’accepter les conditions du congrès de Châtillon, et pense avec son héros qu’il ne pouvait pas régner sur une France plus petite que celle qu’il avait arrachée au directoire, et que la république lui avait laissée. L’excuse serait valable, s’il n’y avait eu en jeu que l’honneur et la fortune d’un homme, ou bien si la nation dont on livrait l’existence à ces hasards horribles eût été consultée et eût accepté le sacrifice ; mais Napoléon ne tint compte que de sa fierté. Jusqu’au dernier moment, il laissa la France ignorante et lui ravit la décision de sa destinée. Quand à la fin de 1813 il demanda au corps législatif une nouvelle moisson d’hommes, il ne voulut pas lui laisser connaître les propositions magnifiques que l’Autriche nous avait adressées de Francfort, et ne lui communiqua que des documens incomplets et dénaturés. À Arcis, au milieu du feu, avec une franchise effroyablement ironique et un accent de Titan foudroyé qu’on croirait appartenir au Richard III de Shakspeare, Napoléon, causant avec le général Sébastiani, laissa échapper l’aveu qui accuse tout son règne. « Eh bien ! général, lui demanda-t-il, que dites-vous de ce que vous voyez ? — Je dis, répondit le général, que votre majesté a sans doute d’autres ressources que nous ne connaissons pas. — Celles que vous avez sous les yeux, et pas d’autres. — Mais alors comment ne songez-vous pas à soulever la nation ? — Chimères, répliqua Napoléon, chimères empruntées aux souvenirs de l’Espagne et de la révolution française ! Soulever la nation dans un pays où la révolution a détruit les nobles et les prêtres, et où j’ai moi-même détruit la révolution !… » Ainsi cette nation que Napoléon avait tenue à l’écart de ses conseils pendant tout son règne, cette nation qu’il aurait fait revivre en capitulant devant elle, il ne croyait plus à son existence au moment où il allait la laisser dans l’affreuse nécessité de capituler devant l’étranger. Voilà où les folies de la politique étrangère et le défaut de cette vie intérieure, qui est inséparable de la liberté, avaient, en si peu d’années, conduit un si grand peuple gouverné par un homme si extraordinaire.

M. Thiers, dans sa conclusion, résume à traits rapides les grands momens, les époques décisives de l’empire, celles où, s’il eût été aussi grand politique qu’il était grand général et s’il eût su maîtriser sa furie d’activité, Napoléon aurait pu fixer la fortune. Les regrets de M. Thiers sont assurément fort sages : ils ne sont peut-être pas aussi fondés qu’ils le paraissent. Napoléon, s’ils lui eussent été adressés de son vivant, aurait pu faire à son mentor la réponse d’Alexandre à Parménion ; mais à quoi bon discuter des hypothèses rétrospectives ? Ce sont les vieilles lunes de l’histoire. Nous croyons, quant à nous, que Napoléon a été poussé à sa ruine au moins autant par la fatalité des institutions qu’il avait données au pays que par l’impatience de son ambition et les erreurs de son jugement. Nous croyons qu’il n’eût pu s’arrêter avec sécurité aux glorieuses étapes marquées par M. Thiers qu’à la condition de réformer son gouvernement intérieur et de partager son pouvoir avec la nation. Quand un peuple a occupé dans la civilisation le rang que la France y a tenu, quand un peuple a développé par son industrie les richesses que la France possède, quand un peuple a fait la révolution française, vouloir qu’un homme tienne la place de ce peuple est une entreprise chimérique, et la grandeur du désastre où elle échouera toujours sera mesurée à la taille du mortel audacieux qui l’aura tentée.

Mais malgré la perturbation que nous éprouvons en ce moment dans nos alliances, et qui paraît bien légère quand on sort du récit des témérités et des malheurs du premier empire, la France n’est pas, il s’en faut, grâce à Dieu, à la veille de recommencer une si triste expérience. Elle est plutôt au contraire, comme nous le disions et comme nous le montrions au début de ces pages, dans un de ces momens heureux où M. Thiers aurait conseillé la modération à Napoléon, et où, pour notre part, nous aurions été assez idéologues pour lui recommander la liberté. Ce serait en effet une heure propice pour couronner l’édifice que ce moment où nous semblons vouloir nous dégager des complications italiennes et dire adieu aux préoccupations de la politique étrangère pour nous consacrer aux travaux de la paix ; ce serait même un fait d’un haut intérêt moral, si cette acquisition de la Savoie était choisie comme l’occasion d’imprimer une impulsion importante aux progrès de la liberté politique en France. En Savoie, ne l’oublions pas, l’édifice, bien que modeste, était déjà couronné ; il est couronné aussi dans cette Suisse acariâtre qui réclame deux districts savoyards. Ne serait-il pas sage d’offrir à nos nouveaux concitoyens l’équivalent de ce qu’ils possédaient déjà en matière de libertés publiques ? Enfin nous voulons entrer avec ardeur dans la voie des réformes économiques ; nous allons voter des lois qui dégrèvent nos grandes consommations. Dans le feu d’un si beau zèle, nous commettons même des inconséquences que l’on corrigera à la réflexion, comme dans ce projet d’un prêt de 40 millions à l’industrie qu’il serait difficile de concilier avec le principe d’égalité qui anime notre état social, et qui en tout cas ne peut être avoué par le principe de la liberté commerciale, auquel nous venons de nous convertir. Notre nouvelle politique commerciale réclame l’extension des libertés publiques. Nous ne serions donc que conséquens avec nous-mêmes si, résolus à tromper les mauvaises prédictions de lord John Russell et à déjouer sa mauvaise humeur par notre modération, prêts à soumettre à une conférence des cinq puissances la difficulté que nous suscite la Suisse à propos du Chablais et du Faucigny, en plein succès diplomatique, en plein prestige militaire, nous nous donnions à nous-mêmes et nous offrions indirectement à l’Europe une sécurité nouvelle, et la plus efficace des garanties pacifiques, en consolidant notre prospère puissance par le développement de la liberté dans notre vie publique intérieure.

Le nouvel état de choses s’établit en Italie au milieu des obstacles et à travers les périls que l’on avait prévus. Les annexions se sont consommées, et voici que nous sommes à l’heure des protestations des princes dépossédés et même des excommunications, puisque c’est la forme que revêtent les protestations pontificales. Ces représailles morales, attendues depuis quelque temps, n’auront, nous l’espérons, aucun retentissement fâcheux dans l’ordre matériel. Les élections sont maintenant terminées dans le nouveau royaume d’Italie : les chambres vont se rassembler ; les chefs conservateurs et libéraux du mouvement italien y peuvent compter sur l’unanimité des voix, à peu de chose près. Nous ne pensons pas que la session du parlement italien soit longue. Si nous sommes bien informés, il n’aura à discuter qu’un très petit nombre de projets de loi, entre autres, dit-on, une loi électorale dont les bases seraient plus conservatrices encore que la loi actuelle. Les intentions présentes du cabinet de Turin sont véritablement pacifiques. Comme nous l’avions prévu, il n’usera de son influence sur les populations de l’Italie méridionale que pour prévenir des insurrections intempestives.

La grande question dans l’Italie méridionale est toujours la question romaine. La retraite de la garnison française de Rome achèverait notre affranchissement des compromissions italiennes ; mais ne serait-elle pas le signal de nouveaux troubles dans les états de l’église, de malencontreuses mesures de la part de la cour de Naples, et par contre-coup de révolutions dans le royaume des Deux-Siciles ? Malgré l’intérêt manifeste qu’a aujourd’hui le Piémont à prévenir de périlleux accidens dans le midi de la péninsule, pourra-t-il maîtriser les fermens de révolte qui existent dans les États-Romains et dans le royaume de Naples ? Il y a là bien des doutes, mais qui, nous le croyons, seront favorablement résolus par les événemens. Nous serions heureux que la présence d’un des plus illustres généraux de notre armée dans les états pontificaux, le général Lamoricière, pût exercer une influence pacificatrice. Le général Lamoricière, sur l’invitation du pape, est allé examiner le parti militaire qu’il serait permis de tirer des troupes pontificales pour la défense du saint-siège. On dit que si le général croit, après examen, pouvoir accepter le commandement de ces troupes, le pape lui-même demandera au gouvernement français l’autorisation nécessaire au général pour l’accomplissement de cette mission. Nous ignorons encore quelle sera l’issue du voyage du général Lamoricière ; mais l’offre seule que le pape lui a faite révèle déjà dans la cour de Rome des tendances favorables aux concessions libérales que l’on attend d’elle. Le nom du général Lamoricière n’est pas seulement un de nos plus beaux noms militaires, c’est encore un des noms les plus honorables du libéralisme français En s’adressant à un tel homme, le pape remonte heureusement vers les premières années de son règne. Il revient au temps où il prenait un Rossi pour ministre. Le général Lamoricière auprès du pape sera un Rossi portant l’épée.

S’il est vrai que le plus beau moment d’une guerre, même la plus glorieuse, soit l’heure où l’on retrouve la paix, l’Espagne a la satisfaction d’en être arrivée là aujourd’hui. Elle fait sa paix avec le Maroc après avoir connu toutes les mâles émotions d’une lutte dont il était justement difficile de préciser l’objectif politique. Le général O’Donnell, maintenant duc de Tétouan, a résolu le problème par les préliminaires qu’il vient de signer, et qui ont été approuvés à Madrid. Cette guerre, il est vrai, se poursuivait en Afrique, dans un empire barbare où la civilisation ne fleurit guère, et dans des circonstances où de bien autres questions tenaient en suspens l’attention de l’Europe. N’importe, elle avait son intérêt, et elle a eu pour l’Espagne un prix peut-être supérieur aux avantages de la paix actuelle, en lui montrant ce qu’elle peut toujours attendre de ses soldats. Il y a cinq mois que cette armée espagnole d’Afrique débarquait à Ceuta, et depuis ce moment elle n’a cessé de montrer la martiale et virile attitude, des plus vieilles armées. Elle n’a pas eu seulement à combattre chaque jour des ennemis acharnés qui l’attendaient à chaque repli de terrain, qui l’assaillaient en désordre dans ses mouvemens ou dans ses travaux ; elle a été obligée de se frayer un chemin pied à pied, avançant lentement, sous des intempéries exceptionnelles, presque privée quelquefois de communications avec l’Espagne par un mauvais temps obstiné, décimée par les maladies, campant dans la boue et supportant vraiment, quoique sous un climat plus doux, quelques-unes des épreuves de nos soldats de Crimée dans le cruel hiver de Sébastopol. L’ennemi était moins habile et moins terrible sans doute, les épreuves matérielles étaient presque aussi rudes et n’ont pas été moins héroïquement supportées. C’est ainsi que cette armée marchait pas à pas sur Tétouan, qu’elle emportait au dernier moment de haute lutte, et où elle s’est établie. Ce qu’on peut dire de la stratégie de cette campagne du Maroc, nous n’en savons rien ; ce qui est certain, c’est qu’elle a montré des hommes, et que les généraux Prim, Ros de Olano, Echague, Zavala et bien d’autres, sous le vigoureux commandement d’O’Donnell, ont été les dignes chefs de leurs soldats.

La gloire de ces vaillans soldats aujourd’hui, c’est d’avoir conquis la paix. C’est aussitôt après la prise de Tétouan que la première pensée d’accommodement est venue aux Marocains ; mais ils n’étaient pas assez battus, à ce qu’il paraît, et les négociations ouvertes à ce moment ne conduisaient à rien. Il a fallu que l’armée espagnole, un peu reposée, se mît en disposition de marcher sur Tanger ; il a fallu qu’elle infligeât une nouvelle et plus sanglante défaite aux Marocains, qui l’attendaient au passage du Fondouck, pour que ceux-ci se résignassent à subir la loi du vainqueur. La paix dictée par le général O’Donnell se résume en quelques articles. L’Espagne agrandit son territoire autour de Ceuta, et elle gagne le poste de Santa-Cruz sur l’Océan. Elle aura le droit de se faire représenter à Fez et d’avoir dans cette ville une maison de missionnaires. Elle sera traitée, au point de vue commercial, dans l’empire du Maroc comme la nation la plus favorisée. La convention signée, il y a un an, au sujet des territoires de Melilla est confirmée. Enfin l’empereur du Maroc doit payer une contribution de guerre de 400 millions de réaux ou 100 millions de francs, et la ville de Tétouan sera occupée par l’Espagne jusqu’à l’entier acquittement de cette contribution. Il ne reste plus maintenant qu’à transformer ces préliminaires en un traité définitif qui doit être immédiatement négocié. Nous ne savons si le patriotisme espagnol, dans son premier élan au début de la guerre, n’avait point rêvé d’autres combinaisons et une autre destinée en Afrique. Une chose est bien claire, c’est que le moment était venu où des difficultés de plus d’une sorte pouvaient se produire à la fois. Au lieu de s’engager plus avant dans une entreprise dont on n’aurait pu désormais déterminer que difficilement les proportions et le terme, le général O’Donnell a préféré signer une paix qui donne à l’Espagne un agrandissement de territoire, des positions sur l’Océan, en même temps qu’elle laisse l’empereur du Maroc dans un état de crainte salutaire par la contribution qui lui a été imposée et par l’occupation de Tétouan. Voilà le résultat qui a été immédiatement ratifié à Madrid, et qui sera ratifié par le pays. L’Espagne s’enorgueillit justement de son armée, dont elle a suivi avec émotion les mâles travaux ; elle sera heureuse de la paix, dont les cortès seront bientôt appelés sans doute à sanctionner les conditions.

Un des phénomènes des guerres actuelles, c’est que partout où une armée paraît désormais, elle appelle à son aide l’industrie, fille de la paix. Le général O’Donnell était à peine arrivé à Tétouan, que, pour assurer la régularité et la promptitude de ses communications, il a senti le besoin d’avoir une route un peu moins sommaire que celle que ses soldats venaient de s’ouvrir. Il s’est adressé à la compagnie du chemin de fer de Séville à Cordoue pour la construction d’une ligne reliant Tétouan à Ceuta, et c’est un de nos jeunes ingénieurs français, déjà attaché à la ligne de Cordoue, M. Valentin de Mazade, qui a été chargé de cette œuvre. Malheureusement le chemin de Tétouan a été un peu contrarié tout d’abord, comme toutes les opérations de l’armée espagnole, par les tempêtes du détroit, qui empêchaient les débarquemens du matériel. Maintenant, la paix faite, ce tronçon de chemin de fer de Tétouan restera comme un premier pas de l’industrie moderne dans cette partie de l’Afrique.

Le Danemark est un des états de l’Europe qui mènent le plus honorablement et le plus laborieusement une vie pleine de difficultés tant intérieures qu’extérieures. Au point de vue intérieur, il a eu depuis quelque temps une série de crises ministérielles, dont la dernière a été provoquée par la mort subite du président du conseil, M. Rotwitt. Au fond, il faut bien le dire, toutes ces crises avaient une cause principale et permanente qui leur donnait un caractère chronique ; elles tenaient à l’influence exorbitante d’un personnage dont la présence à la cour avait fini par rendre impossible l’existence de tout ministère sérieux. Ce personnage important était M. Berling, favori du roi et de la comtesse Danner. L’intervention de M. Berling dans les affaires du pays n’était nullement un mystère ; elle était arrivée à exciter à Copenhague les plus vives animadversions, qui se manifestaient sous toutes les formes, au point que M. Berling lui-même en venait à s’effrayer quelque peu de cette situation, et tout à coup, il y a trois mois, se décidait à s’exiler volontairement, renonçant à toutes ses charges à la cour et à la liste civile. La tâche du dernier président du conseil était dès lors devenue plus facile, et M. Rotwitt se livrait avec ardeur à ses travaux lorsqu’il a été surpris par la mort. Le ministère qu’il dirigeait est tombé avec lui, et le roi s’est adressé, pour la formation d’un cabinet, à M. Monrad, qui se trouvait alors à Paris. M. Monrad est tout aussitôt retourné à Copenhague. De ce concours de circonstances est sorti le cabinet qui s’est formé il y a un mois, et où figurent M. Monrad lui-même comme ministre des cultes, M. Hall comme président du conseil, M. Tenger comme ministre des finances, le général Thestrup, l’amiral Steen-Bille, M. Wolfhagen, ministre du Slesvig, M. Raaslos, ministre du Holstein. Ce cabinet, peu homogène dans sa composition, aura sans doute plus d’un embarras à surmonter ; il a du moins aujourd’hui en sa faveur l’éloignement du personnage dont la présence à la cour troublait la marche de toutes les administrations.

La grande difficulté pour tout ministère existant en Danemark, c’est, à vrai dire, cette éternelle querelle avec l’Allemagne au sujet des duchés, querelle qui ne peut ni se dénouer ni s’apaiser. Telle est cette terrible question qu’elle se déplace à chaque instant. Tantôt elle est à Francfort, tantôt dans les duchés eux-mêmes, et le plus souvent elle est partout à la fois. À Francfort, si l’on en juge d’après des délibérations encore récentes, la diète semble moins que jamais disposée à faire la part des nécessités qui pèsent sur le Danemark. Dans les duchés, les manifestations les plus caractéristiques viennent de se produire. Quoi qu’il fasse, le Danemark est toujours poursuivi, harcelé par le parti allemand-holsteinois, qui ne lui laisse ni paix ni trêve. Ce parti ne domine pas seulement dans le Holstein, il cherche aussi à envahir le Slesvig lui-même, à y établir sa prépondérance. Or le Slesvig, on le sait, n’est nullement dans la situation du Holstein, qui est tout allemand et qui appartient à la confédération germanique. Le Slesvig ne relève que de la couronne du Danemark ; il est danois par la grande majorité de la population, par la langue et par les mœurs. L’élément allemand, malgré tous ses efforts envahissans, n’a de l’importance que dans la portion méridionale du duché ; mais le parti holsteinois supplée au nombre par l’activité, la hardiesse et tous les moyens que donne la fortune. Il est même arrivé à dominer dans les états provinciaux du duché, où la majorité lui est acquise.

Comment, dira-t-on, si la population du Slesvig est danoise et veut rester danoise, comment se fait-il que les Holsteinois aient la majorité dans les états provinciaux formés par l’élection ? Cette anomalie n’a rien de surprenant ; elle tient à ce que les élections se font non dans la proportion de la population, mais, par district : or, dans la partie méridionale du duché, qui est la plus allemande, les districts sont à la fois moins importans et plus nombreux que dans le nord. De plus, la constitution provinciale de 1854 accorde aux classes privilégiées un nombre disproportionné de représentans, et les membres de l’ordre équestre, les grands propriétaires appartiennent tous au sud du pays, à cette bande limitrophe du Holstein où prévalent la langue et l’influence allemandes. C’est ainsi que le parti holsteinois est parvenu à s’introduire en majorité au sein des états provinciaux du Slesvig, et, se sentant maître dans la dernière session ouverte à Flensburg, il a levé le masque.

Cette majorité agitatrice a pris en effet l’initiative d’une série de remontrances au roi, suivies d’une protestation formelle contre la constitution commune, contre la patente royale qui règle le ressort des états provinciaux du Slesvig, contre toute mesure adoptée sans que les états provinciaux aient été consultés, et enfin contre tout ce qui pourrait affaiblir les liens unissant le Slesvig et le Holstein. Vainement le commissaire royal s’est employé à faire comprendre l’illégalité évidente de cette manifestation et à ramener l’assemblée à des travaux d’un ordre plus pratique, plus utile au pays. L’adresse au roi a été votée par une majorité décidée d’avance à faire acte d’hostilité. La minorité, de son côté, a voulu opposer protestation à protestation, et a présenté, elle aussi, une adresse au roi. Cette adresse, on le pense, a été repoussée par le parti allemand des états provinciaux, et c’est ainsi que se poursuit cette interminable question, dont l’Allemagne se fait une arme contre le Danemark, et qui, sans avoir une importance de premier ordre aujourd’hui, peut prendre un singulier intérêt dans bien des événemens européens. e. forcade.


THEATRE.

La Tentation, par M. Octave Feuillet.


Le drame de la Tentation, qui vient d’être représenté au théâtre du Vaudeville, ne nous a pas montré le talent de M. Octave Feuillet sous un aspect imprévu. L’auteur de la Crise, du Cheveu blanc, de la Clé d’or, est resté fidèle à lui-même ; il n’a pas renié son passé et n’a pas cherché à faire peau neuve. Appelé au théâtre par le succès inespéré d’une œuvre qui n’avait pas été écrite pour la scène, engagé pour ainsi dire par hasard dans la carrière dramatique, M. Feuillet n’a pas voulu compromettre une renommée déjà glorieuse, une comfortable position littéraire ingénieusement conquise, en rompant brusquement avec son passé par quelque tentative audacieuse. Un autre, plus hardi, plus ambitieux et moins sage, en se voyant lancé par la fortune dans une nouvelle carrière, aurait sans doute voulu couper les derniers câbles qui retenaient sa barque au rivage. Il aurait cherché témérairement quelque chose de nouveau, au risque de trouver le naufrage comme récompense de sa témérité. M. Feuillet, plus prudent, n’a pas songé à renouveler son talent, mais à l’approprier aux conditions de la scène. Il a très bien senti que pour lui, dans les conditions nouvelles qu’un hasard non cherché lui avait faites, inventer serait dangereux, et qu’il fallait se contenter de combiner. Il semble qu’il se soit dit, en paraphrasant un peu le mot d’Alfred de Musset : « J’ai un verre qui m’appartient, si le public veut y boire, je le lui tendrai avec plaisir ; mais si par hasard il le trouvait petit, je ne le briserai point, par dépit de ne pas en avoir un plus grand, et surtout je n’irai pas emprunter le verre de mon voisin. La grande affaire après tout n’est pas d’oser, mais de réussir. Je ne sais si je suis né pour la comédie et le drame, mais à coup sûr je suis né pour la poésie et pour l’art. Cependant le théâtre me réclame : si les inventions qui me sont propres peuvent lui convenir, je ne demande pas mieux que de répondre à ses exigences ; sinon, je n’abandonnerai certainement pas une fortune déjà faite pour une fortune à venir. Prudent comme Ulysse, je n’écouterai pas les promesses fallacieuses de la sirène dramatique. » En abordant le théâtre, la grande question pour M. Feuillet n’était pas de commencer une nouvelle carrière, mais de continuer sur une nouvelle scène celle qu’il avait déjà parcourue. Le seul moyen de résoudre cette difficulté était d’approprier au théâtre son talent et son originalité. Il a donc combiné, combiné la Clé d’or avec le Cheveu blanc, la Crise avec le Pour et le Contre, et de cet ingénieux travail est sorti le drame qu’on vient de représenter.

En agissant ainsi, il a été bien inspiré, car il n’a compromis ni sa carrière passée ni sa carrière à venir. Il peut, à son choix, borner à son dernier drame ses entreprises dramatiques ou les continuer. Après comme avant la Tentation, il est maître absolu de sa situation ; c’est un pas en avant qui n’engage à rien. Il est trop prudent pour qu’il soit besoin de lui prodiguer les conseils ; cependant je ne puis m’empêcher de lui dire : Prenez garde ! Ce n’est pas votre libre choix qui vous a poussé vers le théâtre, c’est un hasard heureux, dû à l’étoile favorable qui vous protège. Vous êtes un poète de naissance ; mais au théâtre vous êtes un parvenu, et la situation des parvenus est toujours pleine de périls. Ne prenez pas ce mot en mauvaise part. On est un parvenu toutes les fois qu’on change avec succès de sphère d’action et qu’on réussit dans un monde pour lequel la fortune ne semblait pas vous avoir fait. Les patriciens de Gênes étaient des parvenus le jour où, après une action d’éclat, reçus fraternellement dans les rangs des fiers plébéiens de leur république, ils s’entendaient dire : « Pour cette action, il mérite d’être des nôtres. » Dilettante de race, M. Feuillet est donc un parvenu pour la société des auteurs dramatiques. Parvenu, il est fort bien de l’être, à deux conditions pourtant : la première, c’est qu’on ne gardera ce nom qu’un instant, qu’on sera dans le nouveau milieu où l’on est entré comme si on était né pour lui, qu’on ne se sentira pas embarrassé de sa nouvelle fortune ; la seconde, c’est qu’on n’oubliera pas son origine et qu’on n’aura fait, en changeant de sphère, qu’agrandir ses moyens d’action et de pensée, le seul avantage de la situation d’un parvenu étant d’être de deux mondes au lieu de n’être que d’un seul, et de pouvoir combiner ainsi les moyens d’action de deux races d’hommes différentes. M. Feuillet se sent-il capable de remplir ces conditions ? S’il me répond oui, qu’il persévère dans sa carrière dramatique ; s’il me répond non, ou si même il hésite, qu’il y renonce, et qu’il rentre dans ses domaines privilégiés.

Le drame de M. Feuillet, je commence par le dire, est ingénieux, bien combiné, parfois émouvant. L’auteur a mis évidemment tous ses soins à bien faire, il s’est interrogé longtemps, il a souvent recommencé ses calculs et repris ses mesures. Ces premiers hommages une fois payés à l’auteur, nous pouvons engager librement la conversation. M. Feuillet veut-il connaître l’impression générale que sa pièce a faite sur moi ? Je vais m’expliquer par images. En sa qualité de poète, il doit comprendre le langage des fleurs, il saura donc interpréter la signification du selam que je lui envoie. La Tentation est, ainsi que je l’ai dit, une combinaison de la Crise, du Cheveu blanc et du Pour et le Contre, en sorte que la donnée de cette pièce n’est autre que la donnée favorite de ses anciens proverbes, agrandie et augmentée de manière à répondre aux exigences de l’optique et de l’acoustique théâtrales. M. Feuillet, portant sur la scène son Spectacle dans un fauteuil, me fait l’effet du propriétaire d’un parc charmant qui aurait eu l’obligeante fantaisie d’en ouvrir les portes au public. Longtemps ce parc avait été fermé, et avait gardé toute sa poésie, tout son mystère. Nul visiteur banal n’en troublait la solitude, et le propriétaire lui-même, comme pour mieux jouir de son silence, évitait d’y errer pendant les heures brûlantes de la journée, et ne s’y promenait qu’aux heures qui portent à la rêverie ou qui font savourer le bonheur, aux fraîches heures de la matinée et aux heures du crépuscule. Ce parc ne s’ouvrait que pour quelques amis privilégiés, tous aptes à comprendre le charme de la nature redressée avec art, la science des jardins, à sentir la poésie spéciale d’un groupe d’arbres, d’une allée s’ouvrant à propos, tous connaisseurs capables d’apprécier les détails de la nature, à peu près comme certains gourmets sont capables de commenter les parfums des différens sorbets glacés. S’il se rencontrait dans ce parc quelque bizarrerie due à la fantaisie du maître, quelque statuette placée hors de propos dans un endroit où elle n’avait que faire, quelques ifs tondus de trop près ou affectant des formes trop artificielles, ces amis étaient trop parfaits dilettanti et trop hommes d’esprit pour ne pas comprendre et ne pas excuser tous ces caprices. C’est ce parc, qui n’a jamais connu d’autres visiteurs que les initiés, d’autre bruit que le bruit discret des fêtes que vous donniez de nuit, sous ses ombrages, à la lueur fantasque des lanternes chinoises, c’est ce parc réservé aux visites mondaines que vous invitez la foule à contempler. Savez-vous à quoi vous vous exposez ? Après une première promenade, rien ne sera trop endommagé sans doute ; mais après la seconde et la troisième, que de réparations à faire ! Il faudra ratisser, balayer, sabler, effacer l’empreinte poudreuse des pas. Les commères qui se promèneront dans vos allées se répandront en louanges banales sur la beauté de vos plates-bandes, et leurs affreux marmots étendront la main pour en arracher les fleurs. Les horticulteurs et les hommes pratiques calomnieront votre gazon, et ne craindront pas de préférer à votre parterre le plus vulgaire jardin potager. De ridicules rêveurs troubleront de leurs mauvais vers le silence de vos bosquets, et sur vos arbres à la tendre écorce des amans facétieux graveront au couteau le nom de leur bien-aimée. Voilà les périls auxquels vous vous exposez en ouvrant votre parc à la foule. Il sera dévasté, ravagé, bouleversé, piétiné, et il n’est pas certain qu’en compensation, la beauté qui lui est particulière soit admirée et comprise. Les parcs aristocratiques ne sont pas une promenade faite pour la multitude ; les promenades qui lui conviennent sont de deux sortes : les jardins zoologiques avec leur ménagerie de bêtes fauves de tout poil, d’oiseaux de tout plumage, leur palais des singes et leurs échantillons de plantes bizarres, ou bien les jardins royaux aux grandes allées droites, aux massifs épais et sombres, Versailles ou Windsor. La foule en effet comprend difficilement les délicatesses de la nature cultivée, les nuances des sentimens raffinés, les réticences et les froideurs que la contrainte sociale impose aux passions, et j’en ai eu plus d’une fois la preuve à la représentation de la nouvelle pièce de M. Feuillet.

M. Feuillet nous entend-il ? Nous lui présentons ces observations parce que nous ne savons vraiment pas au juste si le succès récompensera sa tentative, et si la foule comprendra très bien les sentimens qu’il a voulu exprimer. Si par hasard le succès ne répondait pas à ses espérances, il ne faudrait pas en conclure que la pièce manque de vie, mais tout simplement que le sujet qu’il a choisi n’est pas de nature à être compris par la foule. Laissons la foule se prononcer, et voyons si elle entrera dans la pensée de l’auteur. C’est une expérience à faire.

Sous les ombrages d’un parc, — un parc non métaphorique, — erre mélancoliquement une ombre gracieuse, une robe de mousseline légère et un large chapeau de paille. Celui qui l’observerait, caché derrière une allée, la verrait avec étonnement porter son mouchoir à ses yeux pour essuyer des larmes furtives, ou interrompre sa promenade pour pousser un profond soupir. Pauvre femme ! s’écrierait-il comme son cousin Achille de Kérouare, elle souffre sans doute de quelque grande douleur inconnue ! — Eh bien ! vous vous trompez, cette ombre mélancolique, qui a nom Camille de Vardes, n’a aucun chagrin secret, mais elle est malade d’une maladie connue des lectrices de M. Feuillet, qui s’appelle la crise. Elle est maintenant sur le penchant de la jeunesse, et pleure la perte de ses illusions, ce qui équivaut à dire qu’elle regrette de ne pouvoir recommencer la vie. A-t-elle donc été malheureuse ? Nullement, mais autour d’elle personne ne la comprend. Elle a pour mère une vieille femme édentée, frivole et coquette, qui n’a pour toutes consolations à lui offrir que le conseil de se lancer tête baissée dans les distractions mondaines ; sa belle-mère est une vieille pharisienne, aussi désagréable que respectable. Son mari ne l’aime plus que par habitude. Il est vrai de dire qu’elle lui rend bien son indifférence, et lorsqu’elle se plaint et se lamente il lui répond qu’il ne peut pas passer sa vie à ses pieds avec une guitare, et qu’au bout de dix-huit ans de mariage il a cru pouvoir déposer la guitare. En cela, M. Gontran de Vardes ne semble pas dépourvu de raison, car notez bien que, dans l’état moral où est sa femme, elle serait la première à lui faire honte de sa guitare, s’il s’avisait de la prendre, et lui rappellerait avec une mélancolie dédaigneuse que ce rôle de troubadour ne sied plus à son âge. L’indifférence de son mari n’est qu’un prétexte dont elle s’arme pour l’accuser du mal qui la consume ; son empressement deviendrait tout aussi bien un grief. Elle a une jeune fille rieuse, insouciante, et qui ne peut parvenir à comprendre les douleurs de sa mère. Elles ont souvent ensemble la très amusante et doublement caractéristique, conversation qu’Henri Heine surprit un jour en se promenant sous les Tilleuls à Berlin. — Ah ! la verdure des arbres ! s’écrie en soupirant Mme Camille de Vardes. — Maman, que vous fait donc la verdure des arbres ? — répond innocemment Mlle Hélène. Donc personne ne pense à elle, voilà qui est dit ; il est vrai qu’elle y pense tant et si souvent elle-même, que cela doit lui être une compensation. Pendant tout le premier acte, cette ombre cherche un corps. Le mystère de l’incarnation va s’accomplir. Voici qu’arrive l’invincible Galaor, l’Amadis désiré, l’inconnu qu’elle demande à aimer, sous la forme d’un jeune diplomate qui a beaucoup couru le monde. Ce personnage a vraiment l’esprit de son rôle ; il vient de Lima tout exprès pour délivrer la princesse captive. En se promenant dans la campagne, ce beau ténébreux est entré dans le parc, et tout de suite il a reconnu à une certaine tapisserie et à certaines aiguilles la présence d’une jeune et jolie femme, comme Sbrigani reconnaissait un gentilhomme à la manière dont il mangeait son pain. Cet inconnu, qui s’appelle M. George de Trevelyan, et qui prend au sérieux sa profession de séducteur, entre immédiatement en fonctions. Sans perdre de temps, en homme laborieux qu’il est, il écrit en assez mauvais vers une déclaration qu’il cache dans le panier à ouvrage. Je l’aime en vérité, ce M. de Trevelyan. À la bonne heure ! on a une profession ou on n’en a pas, et quand on en a une, il faut en remplir exactement les devoirs. Il se retire sans avoir aperçu la châtelaine de ces lieux, qui bientôt revient et découvre le billet poétique de l’inconnu. « J’aimerai l’inconnu ! » s’écrie la pauvre femme, et la toile tombe.

Ces deux atomes tourbillonnant dans le vide se rencontreront-ils ? N’en doutez pas, car ils ont tout ce qu’il faut pour s’accrocher : elle possède du vague à l’âme, lui est un débitant de sentimentalité. Ils se rencontrent en effet. Protégé par cet astre ironique qui, selon les romanciers, guide la destinée des maris, c’est M. de Vardes qui a présenté lui-même à sa femme M. de Trevelyan. Il est bien imprudent ! direz-vous. Oui, imprudent comme tous les indifférens, comme tous ceux qui n’aiment plus. Ceux qui aiment connaissent seuls la défiance : la jalousie les prévient, la pensée égoïste du bonheur qu’ils peuvent perdre les tient en éveil ; mais la vanité et le respect humain ne rendent pas les mêmes services que l’amour. L’idée d’une certaine mésaventure ne vient pas à l’esprit de M. de Vardes. Aussi voyons-nous M. de Trevelyan assis aux pieds de sa femme et lui débitant avec sécurité ses déclarations amoureuses. Mme de Vardes résiste mollement, faiblement, mais elle résiste : elle sait trop à quelle extrémité cette aventure peut l’emporter. Son cousin Achille de Kérouare, le seul qui eût deviné son mal, parce qu’il était le seul observateur désintéressé parmi les gens qui l’entouraient, lui a dit : Prenez garde, vous ne vous arrêterez pas en route ; vous irez jusqu’à Lima. N’écoutez pas le sentiment mesquin de la vengeance, et consentez, s’il le faut, à être trompée par votre mari pour cette jeune femme hypocrite qui rougit si vertueusement, et qui sait si bien déposer sur votre cheminée les bouquets, signal des rendez-vous adultères. Donc voilà qui est dit : Mme de Vardes résistera, elle quittera Paris et se retirera dans ses terres avec son mari, qui ne demandera pas mieux, ne désirant rien tant depuis bien des années que de mener la vie de chasseur et de centaure. Aussi, pour faire ses adieux au monde, elle donne dans son hôtel un grand bal, où elle signifie à M. de Trevelyan sa résolution irrévocable ; mais, hélas ! la vertu est rarement récompensée. Au moment même où elle éloignait M. de Trevelyan, elle acquérait la preuve de l’infidélité de son mari. La révolte s’empare de son âme. Pourquoi n’a-t-elle pas osé ? Si M. de Trevelyan revenait, à l’instant même elle oserait tout. Et il revient ; c’est au tour du mari, tout à l’heure confus et humilié, de prendre sa revanche. Il a entendu la conversation de Trevelyan, ses protestations de dévouement, ses projets de fuite ; il a compris ce que le silence de sa femme contenait d’éloquence. La fin de cet acte est vraiment dramatique. Le caractère de M. de Vardes, dissimulé et sacrifié jusqu’alors, se révèle et se relève tout à coup. Nous ne connaissions qu’un personnage banal, passablement comique dans son indifférence, légèrement odieux ; mais sous le coup de cette émotion profonde et à ce moment décisif, le gentilhomme et l’homme se redressent, et secouent en un instant toutes ces défroques mondaines, tous ces costumes du club et du sport sous lesquels ils étaient enfouis. Après avoir forcé sa femme à rentrer dans le bal, M. de Vardes fait taire en lui les émotions de l’homme outragé pour engager avec M. de Trevelyan une querelle futile et justifier ainsi aux yeux du monde le duel qui aura lieu le lendemain. M. de Vardes, qui avait été le personnage sacrifié de la pièce, en devient le véritable héros ; M. de Trevelyan, qui devait en être le héros, n’en est plus que la grande utilité. Toute la poésie du monde ne suffirait pas à le rendre intéressant dans un pareil moment. C’est ainsi qu’un art ingénieux sait venger la morale sans faire de sermons, et tout simplement en rendant avec force la vérité des situations.

La scène qui se passe dans la chambre à coucher de Camille de Vardes deux heures avant le duel est aussi fort belle, et même est à mon avis la plus originale de l’ouvrage. M. de Vardes est entré pour avoir avec sa femme une suprême entrevue. Les deux époux, coupables tous les deux, sont en face l’un de l’autre. Tous deux devraient, se demander pardon avec des larmes ; mais la douleur et la colère qui les animent ne leur permettent pas de reconnaître leurs torts. M. Feuillet a rendu avec bonheur ces sophismes par lesquels la colère et la passion justifient leurs emportemens. La scène du duel me plaît moins. M. Feuillet a sacrifié aux exigences dramatiques nouvelles, comme M. Emile Augier l’avait déjà fait avant lui, mais d’une manière moins heureuse. Il est sans doute intéressant pour le public contemporain de voir représenter devant lui les scènes de la vie moderne dans toute leur matérialité, à la condition cependant que ces scènes ne seront pas celles qu’il a vues déjà, et il y a longtemps que le mélodrame nous a blasés sur les émotions dramatiques du duel, et que les théâtres populaires ont exploité ce spectacle. Je n’ai que des éloges à donner au cinquième acte, que couronne la réconciliation des époux à la veille du mariage de Mlle Hélène de Vardes avec son cousin Achille de Kérouare, un de ces braves garçons qui semblent venus dans le monde pour confirmer la vérité du conte intitulé la Belle et la Bête. Ce dernier caractère est vrai, curieux, finement observé, et fait honneur à M. Feuillet, qui a trouvé le moyen de rajeunir d’une manière poétique et charmante ce personnage obligé de la comédie sentimentale, l’homme sensible et chargé d’exprimer les bons instincts du cœur. Il n’a aucune prétention, ce bon Achille, et cependant il souffre cruellement, car il vous le dit lui-même, il a un cœur et un esprit de poète sous une enveloppe de notaire. Aussi les femmes le traitent-elles avec un sans-façon vraiment barbare, comme un être sans conséquence. Sa cousine rompt le sortilège qui l’enchaînait et le rend à l’amour, qu’il n’osait espérer, et au bonheur, pour lequel il était fait.

Les qualités qui distinguent M. Feuillet, la finesse de l’analyse, la subtilité, l’adresse ingénieuse, recommandent cette nouvelle œuvre, et lui prêtent leur grâce et leur charme. Ces qualités sont de celles qui perdent à se vulgariser, et qui gagnent au contraire à ne rien sacrifier d’elles-mêmes. Et cependant il faut qu’elles sacrifient quelque chose d’elles-mêmes, si M. Feuillet veut continuer à écrire pour le théâtre ; il faut que cette finesse s’épaississe, que cette subtilité devienne plus saisissable, que cette adresse se fasse une main plus forte et plus virile. Il faut retrancher aussi quelques-unes des fleurs de ce beau langage auquel se complaît M. Feuillet, s’il veut satisfaire complètement aux lois d’acoustique du théâtre. Il le faut absolument, et cependant nous n’osons engager M. Feuillet à y consentir. L’heure est solennelle pour lui ; qu’il y réfléchisse longtemps avant de renouveler l’épreuve dont il vient de sortir si heureusement !


E. MONTEGUT.


V. DE MARS.

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