Chronique de la quinzaine - 14 avril 1860

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Chronique n° 672
14 avril 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1860.

Il n’est point vrai que l’oisiveté soit toujours la mère de tous tes vices. Sur ce grand marché public de la politique européenne qui se tient à Westminster, il y a chômage depuis douze jours, et comme l’influence des vacances anglaises de Pâques s’étend à peu près partout où la politique combine des plans, négocie des affaires, agite des hommes, pendant que lords, commoners et ministres de la reine goûtent leur courte villégiature de printemps, on prend quelque repos ailleurs. Dans cette accalmie, qui va trop tôt cesser, je ne sais quelle sève légère de confiance a paru monter au cerveau des observateurs anxieux de la politique.

Nul ne l’ignore, la grande question du jour est la question suisse. L’importance de cette question ne tient point à la vivacité que les Suisses ont apportée dans leurs réclamations contre l’annexion de la Savoie. Nous qui prêchons la charité universelle en matière de politique internationale, nous n’accueillerions pas assurément avec une insouciance dédaigneuse un démêlé qui nous mettrait aux prises avec la Suisse, même isolée. Si pourtant nous n’avions devant nous que la Suisse, un tel démêlé ne s’élèverait point, nous en convenons, aux proportions d’une difficulté de premier ordre ; mais ici la Suisse est moralement appuyée par l’Angleterre, et la Suisse a témoigné la volonté de saisir l’aréopage des grandes puissances européennes d’une question que le gouvernement français avait entendu régler et conclure en tête à tête avec le roi de Sardaigne et avec les populations savoisiennes. De là au premier moment semblait devoir naître sur le terrain fourni par la Suisse une lutte d’influence entre le gouvernement français et le cabinet britannique. Dans les dernières séances de la chambre des communes, dans les dernières dépêches du foreign office livrées à la publicité, lord John Russell laissait clairement voir que, s’il avait pris son parti de la cession de la Savoie à la France, il considérait comme entière la question des réclamations suisses à propos des districts neutralisés de la Savoie. Sur le règlement de cette question, il réservait les droits des puissances signataires des traités de Vienne. Tout présageait donc qu’il comptait faire une campagne diplomatique dans cette direction : c’est là qu’il allait essayer ses forces, là qu’au sortir de l’entente cordiale évanouie, il allait chercher ces combinaisons avec les autres états continentaux dont il avait annoncé le dessein en plein parlement. Voilà comment la question suisse prenait une gravité soudaine et rejetait pour l’instant dans un rang secondaire les autres difficultés de la situation européenne. L’Angleterre allait-elle se mesurer diplomatiquement avec nous ? Allait-elle revendiquer (nous croyons que c’est ici le mot propre) pour la décision de l’Europe une question que nous semblions vouloir terminer directement avec les intéressés ? Allait-elle essayer de gagner à ses vues les trois grandes puissances continentales ? Allait-elle s’efforcer de nous infliger un échec moral qu’il nous eût été difficile de dévorer en silence, ou bien subirait-elle une déconvenue qui augmenterait encore son aigreur et son irritation ? Tel est, si nous ne nous trompons, le grave point d’interrogation sur lequel, se sont ouvertes les vacances de Pâques.

C’est alors, nous le croyons, que la bienfaisante influence du repos s’est fait sentir aux gouvernemens et à l’opinion. Nous ne savons à quel point précis est arrivée la négociation sur la question suisse ; mais nous ne pensons pas nous tromper en supposant qu’elle a eu la qualité que d’excellens esprits ont tant estimée en diplomatie, qu’elle a été paresseuse, c’est-à-dire qu’elle a pris à son aise le temps de la réflexion. Une idée a germé, nous ignorons si c’est dans les régions officielles, mais c’est du moins dans de bons endroits, car elle a été accueillie avec complaisance par l’opinion : c’est que, lors même que le règlement de la question suisse devrait ultérieurement être soumis à l’examen d’une conférence, il ne serait pas impossible et il serait sage à l’Angleterre, à la Suisse et à la France, de le concerter préalablement entre elles. Les bonnes raisons qui conseillent une telle conduite et un esprit de transaction aux trois états sont en effet abondantes et manifestes.

Qu’aurait à gagner l’Angleterre à engager une lutte d’influence avec la France à propos de la question suisse ? Rien évidemment. La France a l’avance et l’avantage du fait accompli : non-seulement la Savoie et le comté de Nice lui sont transférés par traité, mais ces provinces vont dans quelques jours se prononcer elles-mêmes par le suffrage universel, et quoique la pratique de ce suffrage soit fort nouvelle encore en Europe, il faudrait être bien novice pour douter du résultat des plébiscites savoyard et niçard. La France possédera donc les portions neutralisées de la Savoie en vertu de deux droits, le droit de souveraineté résultant d’un traité et le droit populaire résultant de la volonté apparente des populations. L’on ne saurait évidemment espérer qu’elle laisse mettre ces droits en question, et qu’elle puisse les abdiquer, même partiellement, devant une conférence européenne. D’ailleurs le cabinet anglais ne peut se méprendre sur les dispositions qui animent les autres puissances. Il n’ignore pas ; que la Russie serait favorable au gouvernement français, que l’Autriche veut rester à l’écart, et tient jusqu’à l’affectation à ne se mêler de rien, qu’en Prusse le prudent M. de Schleinitz, dont l’existence ministérielle a été tout récemment menacée par des conseillers plus hardis, a fait triompher dans l’esprit du princer-régent sa politique circonspecte, et que la Prusse enfin, placée entre ses affections anglaises et sa vieille intimité russe, cédera toujours plus volontiers aux conseils de la Russie qu’à ceux de l’Angleterre. Ainsi, dans cette question suisse, le cabinet anglais est distancé par les faits ; il est exposé à voir la majorité tourner contre lui dans une conférence, et il ne pourrait poursuivre la réunion d’une telle conférence dans un esprit d’antagonisme contre le gouvernement français sans aller au-devant d’extrémités auxquelles répugne sa politique générale, et qui ne seraient point proportionnées aux intérêts anglais engagés dans une question déflorée d’ailleurs par le fait accompli. Des mouvemens stériles et un échec presque certain, voilà ce que serait pour l’Angleterre une lutte d’influence engagée contre nous à propos de la question suisse : de grands intérêts lui recommandent au contraire une transaction opportune. N’y a-t-il pas à préparer l’exécution du traité de commerce, où les principes seuls de la réciprocité ont été posés ? Ne faut-il pas traiter en bonne intelligence l’organisation du tarif douanier qui doit consacrer l’application de ces principes ? Enfin le vote de la motion de M. Lindsay, à la suite duquel le gouvernement anglais a pris vis-à-vis de la chambre des communes l’engagement de négocier avec la France pour obtenir l’abolition des droits différentiels de navigation que nous appliquons dans nos ports aux navires anglais, ce vote n’impose-t-il pas à l’Angleterre l’obligation de conserver avec nous de bons rapports ? Si la France étendait à la marine marchande le principe de la liberté commerciale, ne serait-ce point pour l’Angleterre, une précieuse compensation aux blessures diplomatiques qu’elle a reçues dans ces derniers mois ?

Des considérations analogues doivent agir sur l’esprit de la Suisse. Nous n’avons, quant à nous, nulle envie de prendre part à la controverse à laquelle les prétentions de la Suisse sur les provinces neutralisées de la Savoie ont donné lieu. L’opinion que nous avons exprimée sur l’annexion de la Savoie nous dispense, croyons-nous, de discuter les dispositions du traité de i56û et du traité de Vienne. Nous comprenons l’ardeur que les Suisses ont montrée dans la défense de leurs intérêts. Nous ne sommes pas de ceux qui ne voudraient pas permettre à un petit peuple d’être fier, à un peuple libre d’être ombrageux. Nous ne pourrions pas garder notre sérieux, si nous Français, qui avons réclamé la Savoie et Nice au nom de notre sécurité stratégique, nous nous avisions de refuser à la confédération helvétique, dont nous n’avons pas toujours respecté l’intégrité et l’indépendance, le droit de s’inquiéter de la sûreté d’une de ses frontières. Enfin la garantie donnée par les cinq puissances à la neutralité de la Suisse est une des conditions essentielles de l’existence de la confédération. Nous trouvons naturel que la Suisse ait déféré aux puissances garantes un fait qui altère partiellement les conditions de sa neutralité ; quels que soient en effet les titres que nous pensions avoir à la sympathie de la Suisse, nous n’allons pas jusqu’à croire que ses devoirs d’amitié envers l’une des nations garantes de sa neutralité puissent l’obliger, dans une circonstance grave, à renoncer à la garantie des quatre autres puissances. Nous ne croyons avoir aucun motif sérieux d’aigreur contre la Suisse, nous reconnaîtrons même que le gouvernement fédéral a montré une louable prudence en résistant aux exhortations du parti nombreux et passionné qui, pour mettre les puissances garantes en demeure et les contraindre à une intervention active, demandait l’occupation militaire des districts neutralisés de la Savoie ; cependant il nous semble que les Suisses ont fait aujourd’hui tous les actes conservatoires de leurs droits et des conditions que les traités ont mises à leur existence, qu’ils peuvent avec honneur arriver maintenant à l’appréciation sérieuse, modérée, pratique de leurs intérêts, et qu’ils doivent songer à un arrangement avec la France, à la condition que cet arrangement soit soumis à l’approbation des puissances garantes de leur neutralité.

Quant à la France, elle est dans une position excellente pour être modérée : elle détient l’objet du litige, et l’on ne peut rien tenter d’efficace contre elle. La première condition de la vraie dignité pour les puissans, c’est de ne point se laisser aller à une susceptibilité exagérée à l’égard des faibles. Ce n’est pas seulement le succès et la puissance qui nous obligent à la modération. Soyons de bonne foi avec nous-mêmes : dans les négociations qui ont précédé l’annexion, nous semblons avoir vacillé, nous n’avons pas toujours tenu le même langage, et, si c’était trop de dire que nous avons fait des promesses qui n’ont pas été tenues, convenons que nous avons autorisé des espérances qui n’ont pas été réalisées. Nous ne cherchons ni à incriminer ni à justifier les tergiversations qui ont été révélées par la publication des documens diplomatiques : il est possible qu’elles aient été imposées par les circonstances ; mais enfin, le but de notre gouvernement étant atteint, il nous semble qu’il peut, sans faire de sacrifices de dignité, adoucir par quelques concessions opportunes les déplaisirs, pour ne pas dire les déceptions, dont on se plaint en Suisse et en Angleterre. On ne pèche pas du moins contre la vraisemblance en attribuant au gouvernement français une telle disposition. Nous croyons en effet, malgré les assertions contraires, qu’il est inexact que le gouvernement français se soit prononcé contre le principe de la réunion d’une conférence. Le dissentiment aurait plutôt porté sur le lieu où la conférence devrait se rassembler. La France, secondée par la Russie, voulait Paris et refusait Londres ; on avait proposé Bruxelles. Nous n’attachons pas, quant à nous, la conférence n’étant point repoussée en principe, une bien grande importance au lieu de la réunion. La question de date domine tout. Il y a un mois, une conférence eût été contraire à la politique française, car elle eût produit un effet suspensif sur l’annexion. Cet inconvénient n’existe plus guère aujourd’hui : dans peu de jours, il aura entièrement disparu. Lorsque l’annexion sera complètement achevée, lorsque les districts neutralisés auront voté comme le reste de la Savoie, si la France a posé des élémens d’entente avec la Suisse et l’Angleterre sur les détails particuliers de l’annexion qui peuvent toucher aux intérêts de la confédération helvétique, non-seulement la réunion d’une conférence admise à exprimer son avis sur ces conséquences partielles de l’annexion, à les revêtir de sa sanction pour la sauvegarde de la Suisse, n’aurait rien de contraire aux intérêts de la France ; mais le choix même du lieu où se réunirait cette assemblée diplomatique ne serait point une difficulté sérieuse. On pourrait même là encore trouver pour les amours-propres compromis une nouvelle base de transaction.

Les conjectures que nous venons d’exposer ne sont peut-être qu’un roman optimiste né du far niente des vacances de Pâques. Comme elles résultent d’une analyse sérieuse des situations respectives de l’Angleterre, de la Suisse et de la France, et comme elles se présentent sous une apparence plausible, elles ont pris corps dans l’opinion, et nous avons cru devoir les reproduire avec une entière conviction et une demi-espérance. Nous voudrions ardemment, quant à nous, les voir s’accomplir. Nous l’avons dit, cette question suisse est pour le moment la question la plus grave de la politique extérieure, car elle peut donner lieu à une lutte d’influence en Europe entre la France et l’Angleterre. Une fois cette question assoupie, il n’y a plus au dehors d’affaire périlleuse actuellement engagée. La France, fermant sur elle ses nouvelles portes des Alpes, rentre en elle-même. Elle peut alors, si elle veut laisser s’apaiser ou mûrir les autres difficultés vives ou latentes de l’Europe, recommencer une période d’activité et de vie publique intérieure.

Nous avons en effet le sentiment que la France est dans un ces momens décisifs où le choix entre deux systèmes peut déterminer le caractère de toute une période historique dans l’existence d’un peuple. La France a donné récemment des témoignages de sa force bien suffisans pour assurer à son amour-propre une longue satisfaction et pour inspirer aux états rivaux un juste respect de sa grandeur. Elle n’a même pas pu exercer d’une façon si triomphante l’initiative qu’elle a prise, il y a un an, dans les affaires européennes, sans exciter des jalousies et des craintes. Si nous poussions plus loin nos avantages au dehors, si, alléchés par les entreprises étrangères, nous nous laissions aller à la tentation de faire emploi de notre puissance dans toutes les complications qui peuvent naître de la situation de l’Europe, les occasions d’agir à coup sûr ne nous manqueraient pas. L’état de l’Europe n’ouvre qu’un trop vaste champ aux combinaisons nouvelles. Que de choses dans notre plus prochain voisinage sont mal disposées et fragiles) Sans parler de l’Italie encore incandescente, et qui commence un travail incertain de fusion et de recomposition, n’y a-t-il pas à nos portes une Allemagne, bizarrement découpée en petits états, dont la constitution artificielle se prête à ces remaniemens de territoires et de peuples auxquels s’exerçaient avec tant d’entraînement les grands hommes d’état et les grands hommes de guerre de l’ancienne politique ? N’y a-t-il pas enfin l’Orient et l’empire agonisant des Turcs, offrant comme une mine de compensations territoriales aux réformateurs de la carte de l’Europe ? Sans doute, si la France voulait recommencer un de ces grands romans guerriers qu’elle a plus d’une fois exécutés dans son histoire, elle pourrait longtemps encore remuer victorieusement et tailler l’Europe à sa fantaisie ; mais nous connaissons aussi par notre histoire la fortune inévitable de ces entreprises. C’est le sort de la France, quand elle se livre à ces accès d’activité politique et militaire au dehors, d’inspirer des jalousies universelles, de réunir contre elle toutes les forces de l’Europe et de préparer, par la grandeur et la durée de ses triomphes, la grandeur et la soudaineté de ses revers. Notre siècle nous a enseigné en outre des vérités politiques et sociales : nous avons appris que les droits, l’autonomie, la liberté des peuples ne sont point impunément violés par les caprices oppresseurs d’une autre nation, cette nation fut-elle la nôtre ; nous avons appris que les aventures guerrières où un peuple dépense l’exubérance de sa force ne constituent point sa grandeur, mais au contraire l’épuisent, que les vraies sources de la puissance sont dans la bonne organisation politique intérieure, dans la richesse, dans le travail, dans ces conditions d’existence qui ne se fortifient et ne prospèrent que par la paix. Ces enseignemens crient à la France actuelle que la puissance qu’elle vient de montrer, et dont elle est à bon droit si fière, est la conséquence et le fruit des institutions généreuses et de la paix féconde dont elle a joui pendant quarante ans, et qu’elle en détruirait inévitablement les causes, si elle en prodiguait les effets dans des entreprises extérieures.

C’est donc pour la France, ou plutôt pour son gouvernement, qui a pris sur lui la responsabilité et le pouvoir de la lancer dans l’une ou l’autre voie, le moment de choisir entre les deux systèmes. Nous avons espéré, au commencement de cette année, que le gouvernement avait fait son choix, et avait pris le bon parti de ramener le pays aux travaux féconds de la vie intérieure. La lettre impériale que l’on a nommée le programme de la paix n’avait pas d’autre sens, et annonçait apparemment cette intention. Trois mois se sont pourtant écoulés, et malgré la grandeur de la tâche pacifique assignée au pays par ce programme, malgré l’action presque révolutionnaire que la nouvelle politique semblait appelée à exercer sur les intérêts, malgré l’excitation qu’aurait dû donner aux esprits une tentative si neuve en France, et qui, à l’application, soulève de si nombreux et si intéressans problèmes ; — quoique la transition du système de la prohibition au système de la liberté commerciale doive entraîner de profondes modifications dans les mœurs et les institutions politiques d’un peuple, et y affecter les intérêts et l’équilibre des diverses conditions sociales, — un si grand acte, si gros de conséquences, a remué à peine et agité presque silencieusement quelques intérêts privés, n’a provoqué aucune ardeur de curiosité et d’application dans les intelligences, a laissé l’opinion froide, inattentive et distraite. L’effet moral, l’effet public de la nouvelle politique commerciale a été manqué. Quelle est la cause de cet avortement ? C’est avant tout la diversion persistante des questions extérieures. Certes la première condition du succès d’une réforme économique, c’est la sécurité politique. Grâce aux questions étrangères où nous sommes demeurés enchevêtrés, cette sécurité a fait défaut. Nos vœux ne font donc qu’interpréter logiquement les intentions qui ont animé le gouvernement dans la conception de sa politique commerciale, lorsqu’ils appellent, même au prix de quelques faciles concessions, la fin de ces difficultés diplomatiques qui ont donné à croire au pays, au moment même où on l’appelait à s’occuper de ses affaires intérieures, que nous allions nous enfoncer plus que jamais dans le périlleux fouillis des complications européennes et des entreprises étrangères.

Si la diversion de la politique étrangère devait nuire à l’effet d’opinion de la nouvelle politique commerciale, il faut reconnaître aussi que la réforme rencontre des obstacles et des écueils dans notre organisme politique. Les libertés sont solidaires, on s’en convaincra utilement un jour, nous l’espérons. En attendant, nous faisons l’épreuve de la fâcheuse influence que l’engourdissement de la liberté politique exerce sur les autres libertés, sur celles qui paraissent plus innocentes, et dont on voudrait favoriser le développement. Le succès d’une politique commerciale n’est point accompli parce que l’on en a énoncé les principes ; il ne résulte pas non plus de la simple correction des chiffres dans les colonnes d’un tarif de douane : il dépend surtout des hommes chargés de combiner et de préparer les détails d’application de cette politique et de la façon dont elle sera appliquée. Nous ne craignons pas de le dire, la réforme commerciale subitement entreprise cette année aurait dû provoquer des travaux gigantesques d’enquêtes, d’élaborations législatives, d’études et de discussions de presse. La grandeur de la tâche était encore accrue par la nécessité de tout faire à la fois, pressé que l’on était par le temps. Il y eût eu là de quoi remplir la session la plus laborieuse qui ait jamais absorbé le parlement d’un peuple libre.

Qu’on juge, par un simple fait, de l’importance des questions accessoires qu’il faut résoudre pour équiper en quelque sorte notre industrie avant de la lancer dans le champ de la concurrence. Le gouvernement avait compris que de nombreux industriels seraient surpris par la réforme avec un outillage insuffisant pour lutter avec leurs concurrens anglais, et avec des capitaux insuffisans pour se procurer l’outillage nécessaire : de là la pensée un peu fruste de consacrer 40 millions à des prêts à l’industrie. L’intention était bonne sans doute, mais le moyen inconséquent, dangereux, insuffisant d’ailleurs. L’état devenant banquier commanditaire de l’industrie, c’était une hérésie économique ; l’état prenant ce rôle avec un fonds de 40 millions, c’était peu sérieux, s’il eût voulu respecter le principe de l’égalité dans la distribution de son crédit, car avec 40 millions il lui eût été impossible de venir efficacement au secours de tous les industriels embarrassés et incomplètement outillés. Dans le cas, et c’était la seule hypothèse possible, où il eût choisi entre les demandes d’emprunt qui lui eussent été adressées, c’était enfin la porte ouverte au favoritisme politique et administratif. Ceux qui ont réfléchi au parti que l’on pouvait tirer de cette bonne intention qu’avait l’état de prêter utilement 40 millions à l’industrie n’ont pas eu de peine à trouver un système préférable à la combinaison primitive ; ils sont remontés à un sentiment plus élevé des besoins de l’industrie française. Évidemment les agglomérations de capitaux sont bien plus rares en France qu’en Angleterre, et c’est pour nous une grave cause d’infériorité dans la concurrence. Pour lutter soit contre l’insuffisance des capitaux dans l’industrie française, soit contre la tendance qu’ont chez nous les capitaux à se diviser et à se déplacer, on a donc songé à utiliser les 40 millions du gouvernement dans la création d’une grande banque commanditaire qui se chargerait, au moyen de succursales répandues dans nos départemens industriels, de fournir des capitaux en commandite aux fabricans qui ne disposeraient pas d’un fonds social suffisant. Cette idée a été agencée dans une combinaison ingénieuse dont nous ne pouvons ici reproduire les détails ni discuter le mérite. Voilà, s’il s’agissait de la sanctionner par une loi, une mesure législative d’une haute importance, et qui devrait précéder ou du moins accompagner l’application du traité de commerce ; mais cette loi même soulèverait une question plus fondamentale encore : c’est la nécessité de réformer notre législation sur les sociétés commerciales. L’Angleterre n’a pas seulement l’avantage d’une grande concentration de capitaux aux mains d’un nombre relativement restreint de négocians et d’industriels, elle possède aujourd’hui une législation sur les sociétés commerciales qui permet sous toutes les formes imaginables l’association des capitaux. Pour donner une idée du libéralisme de cette législation, il suffit de dire que la responsabilité limitée aux capitaux engagés dans une société, condition qui rend si enviable en France le privilège de la société anonyme, laquelle possède seule chez nous cette immunité, est maintenant en Angleterre de droit commun. En France, pour obtenir la forme anonyme, désirée uniquement à cause de la limitation de la responsabilité au capital social, l’autorisation du conseil d’état, autorisation entourée de toute sorte de restrictions, est nécessaire. En Angleterre, pour n’être responsable que jusqu’à concurrence des fonds engagés dans une entreprise, une société n’a besoin d’aucune autorisation : elle n’a qu’à faire suivre la raison sociale de deux lettres L. L. (limited liability). La législation des sociétés commerciales est Conçue en France au rebours du bon sens pratique : elle suscite d’artificiels et trop efficaces obstacles à l’association des capitaux, association que la réforme de nos tarifs rend pourtant plus que jamais désirable. Avant donc ou au moment d’entrer dans le nouveau régime, il est indispensable de faire une nouvelle loi sur les sociétés : c’est une autre mesure législative incidente rendue nécessaire par la réforme commerciale. Nous pourrions en signaler plus d’une encore, et il ne nous serait que trop facile de prouver, si nous ne nous interdisions point ici les détails, que d’immenses et beaux travaux législatifs seraient dès cette année imposés à la France, si nous voulions entrer dans la voie de la liberté commerciale avec logique, avec consistance, avec cette prudence savante et laborieuse que demande l’exécution des grands entreprises.

Si l’on nous demandait pourquoi les esprits s’éveillent si peu au contact de questions à la fois si vastes et si utiles, nous répondrions sans hésiter que la cause de cette triste et passive incurie est dans les restrictions qui ont rétréci le domaine et paralysé les ressorts de la liberté politique. L’acclimatation de la liberté commerciale ne peut se faire dans un grand pays par l’action lente et routinière de la machine administrative. Pour mener à bonne fin cette grande innovation, il faut une nature d’hommes qui ne se forment point, nous le craignons, dans les serres chaudes administratives. Il faut des hommes qui aient la passion de servir en face, sous l’œil, sous le contrôle du public lui-même, les intérêts publics. Il faut des hommes qui aiment et recherchent les lumières qui naissent du choc des controverses, et qui ne connaissent et ne désirent pas d’autre récompense que celle que le public décerne, par ses applaudissemens et par la renommée, au patriotisme et au talent indépendant. Pour produire de tels hommes, les émulations excitées et entretenues par la liberté sont indispensables. Ils ont besoin, pour naître et pour grandir, de respirer à la fois et d’inspirer l’opinion à travers la presse et la tribune libres. Nous n’examinerons pas jusqu’à quel point ils pourraient se développer aujourd’hui, quand le bruit de certaines discussions intéressantes malgré leur caractère rétrospectif arrive bien jusqu’à nous comme un retentissement affaibli de la période de politique extérieure que nous avons traversée l’année dernière, mais sans que nous ayons le droit d’y mêler un jugement ou une appréciation. Au bout de tout examen sérieux des nécessités de la situation intérieure de la France, on rencontre donc toujours la même conclusion : il faut développer la liberté politique.

Nous connaissons à peine les débuts du parlement piémontais, et nous sommes forcés de convenir qu’ils ne laissent rien voir encore de décisif sur la nouvelle vie politique ouverte à l’Italie du nord. Tout l’intérêt de la situation présente, au point de vue italien, s’est concentré depuis quelques jours sur le travail révolutionnaire qui semble se poursuivre ou se préparer dans le royaume des Deux-Siciles, et sur les interpellations adressées par le général Garibaldi à M. de Cavour à propos de l’annexion de Nice. Nous nous refusons à croire ce que l’on raconte à Turin touchant l’organisation, les moyens d’action et les forces de la révolution dans le royaume de Naples et en Sicile. Suivant certaines correspondances, tout serait organisé en Sicile, et il ne resterait plus à nous ne savons quel comité directeur qu’à donner le signal. Les Italiens ont beaucoup fait au moyen des sociétés secrètes ; ils s’adaptent avec une merveilleuse docilité à la discipline de ces associations, plus formidables encore par le mystère que par leurs forces réelles. Il en est qui croient qu’elles auront sur les destinées futures des Deux-Siciles une influence semblable à celle qu’elles ont pu exercer dans l’Italie centrale ; mais les chefs du mouvement italien ne nous ont jamais semblé partager cette illusion : ils ont peu de foi dans l’émancipation libérale de Naples. Nous comprenons même que des Napolitains partisans de l’unité italienne, après avoir perdu l’occasion de l’année dernière, désespèrent de voir s’accomplir désormais l’union de l’Italie du sud à l’Italie du nord. La Sicile possède assurément des élémens plus énergiques de révolte. Il y a eu, en dépit des démentis, un mouvement à Messine aussi bien qu’à Palerme. Ces émeutes comprimées dans les villes ont-elles eu un retentissement dans les campagnes ? On est réduit à l’ignorer par la vigilance avec laquelle le gouvernement napolitain intercepte toutes les informations qui pourraient venir de Sicile. Il est permis de le croire, quand on connaît la haine que les paysans siciliens portent aux Napolitains et la facilité avec laquelle ils prennent part aux insurrections qui viennent donner satisfaction à leur antipathie nationale. Quoi qu’il en soit, à l’heure qu’il est, le roi de Naples, si nous ne nous trompons, est protégé d’une façon plaisante par les défiances que nourrissent l’une contre l’autre les puissances qu’il considère comme ses adversaires naturels. Ni la France, ni l’Angleterre, ni à plus forte raison le Piémont, ne peuvent passer pour de cordiaux amis de la cour de Naples ; mais l’on assure que chacune de ces trois puissances redoute qu’une révolution à Naples ne servît les desseins qu’à tort ou à raison elle attribue à l’une des deux autres. De la sorte il paraîtrait que le roi de Naples serait averti et mis en garde contre toute fausse démarche qu’il serait prêt à commettre, avec une assiduité et une vigilance remarquables, par la diplomatie de chacune des trois puissances. Le jeune roi de Naples serait homme à profiter de l’utile émulation de sollicitude dont il est l’objet, si en effet, contrairement aux projets qu’on lui a souvent attribués d’envoyer des troupes dans les États-Romains, il avait déclaré nettement dès le principe qu’il ne sortirait pas de ses états, et qu’il ne voulait point faire la faute que les Autrichiens ont commise l’année dernière en passant le Tessin et en prenant l’initiative de l’attitude agressive.

À Turin, la première scène parlementaire a été l’interpellation du général Garibaldi. Le général est Niçard. N’y a-t-il point une malice espiègle du sort dans ce coup de politique qui, par le triomphe même de l’indépendance italienne, dénationalise la patrie du héros le plus populaire de cette indépendance ? Le général Garibaldi est mieux placé à la tête d’un corps de volontaires qu’à une tribune. Il a parlé faiblement et maladroitement. Il a reproché au ministère d’avoir violé la constitution par la façon dont il laisse s’accomplir l’annexion, et il a fini par le prier de vouloir bien assurer la liberté de la votation par laquelle Nice va prononcer sur sa destinée. D’autres députés, MM. Roubaudy, Mellana et Sineo, ont soutenu la cause contraire à l’annexion avec une plus éloquente argumentation ; nous n’avons pas à nous arrêter à leurs raisons. Ce débat ne pouvait être agréable au cabinet piémontais. Les réponses des trois ministres, MM. de Cavour, Farini et Mamiani, n’ont pas été sans trahir leur embarras. Ils se sont défendus sur la question constitutionnelle en disant que les droits du parlement étaient saufs, puisque le traité serait soumis à son approbation, et que le plébiscite demandé aux Niçards n’était qu’un préliminaire destiné à sonder les sentimens de la population, et qui n’engageait point la décision ultérieure de la chambre. La question politique eût fourni sans doute à M. de Cavour un meilleur terrain de défense ; mais le ministre piémontais n’a point voulu aborder la discussion des motifs politiques qui l’ont décidé à signer le traité. Il a réservé pour le débat qui s’engagera sur le traité même l’explication de sa politique. — La cession de Nice, a-t-il dit, se rattache à l’ensemble d’un système qu’il ne pouvait faire connaître à propos d’une interpellation accidentelle, mais qu’il exposera franchement dans la discussion du traité. La chambre piémontaise a pu pressentir ce système du ministre lorsqu’il a déclaré que de graves dangers menaçaient le royaume du côté du Mincio et vers la frontière toscane, qu’une politique d’isolement serait funeste au Piémont, et qu’il n’y avait pour lui d’appui efficace que dans l’alliance française.

Tout ce qui vient d’Espagne depuis quelques jours nous arrive enveloppé d’une obscurité qui en fait un véritable logogriphe jeté en pâture à la curiosité universelle. Tandis que le général O’Donnell, au lendemain d’une victoire, signait avec le Maroc une paix qui n’est assurément ni sans honneur ni sans avantage, des bruits de crise ministérielle s’élevaient subitement à Madrid. Tandis que toutes les polémiques prenaient feu à Madrid au sujet de la paix et de l’influence qu’elle allait avoir sur l’existence du ministère, tout d’un coup on apprenait qu’une tentative de soulèvement carliste aux proportions presque menaçantes venait d’éclater sur les côtes de Valence. Quel rapport y a-t-il entre ces étranges événemens ? Ces bruits de crise ministérielle qui se sont élevés il y a quelques jours en Espagne se liaient évidemment à toutes les affaires du Maroc. Il est arrivé ici ce qui arrive souvent en pareille circonstance : ceux qui voyaient la guerre de loin étaient peut-être plus belliqueux que ceux qui étaient chargés de la faire. À Madrid, on rêvait de nouvelles victoires et de grands résultats, surtout depuis le mouvement de l’armée sur Tanger ; on n’était point satisfait d’une paix qui ne laisserait pas même Tétouan au pouvoir de l’Espagne. Sous les tentes de l’armée d’Afrique au contraire, on avait fini par reconnaître qu’en prolongeant la guerre, on s’engageait dans une voie sans issue, et que la conservation même de Tétouan n’offrait que de douteux avantages. Un des symptômes de ce revirement dans l’esprit de tous ceux qui étaient en Afrique, c’est que plusieurs écrivains, d’opinion politique différente, qui ont suivi cette laborieuse campagne revenaient récemment en toute hâte à Madrid pour défendre la cause de la paix et préparer l’opinion. De cette différence d’impression est née cette confusion qui semble avoir mis à l’épreuve le bon accord du ministère au moment où la paix a été signée. Ce qui est certain, c’est que toutes ces divergences se sont effacées en présence de la tentative d’insurrection carliste qui a éclaté sur ces entrefaites.

Cette échauffourée singulière n’a point été une surprise autant qu’on l’a pu croire à la dernière heure. Depuis quelque temps, le mouvement que se donnait le parti carliste avait été remarqué partout. Le comte de Montemolin lui-même avait quitté sa résidence habituelle ; il avait passé en France, puis on avait perdu sa trace. Cabrera et l’infant don Juan, frère du prétendant, avaient quitté l’Angleterre. On soupçonnait même vaguement à Madrid la défection possible de quelque chef de l’armée de la reine Isabelle. Ce chef prêt à se prononcer pour le roi Charles VI existait bien réellement : c’était le maréchal de camp don Jaime Ortega, capitaine-général des îles Baléares, homme jeune encore, tête peu sûre, on le voit bien, qui a toujours eu plus d’ambition que de mérites militaires et de consistance, et qui pensait sans doute se faire aujourd’hui maréchal comme il se faisait autrefois colonel à la suite d’une insurrection. Ortega a donc réuni trois mille soldats placés sous ses ordres, il les a embarqués sur des bateaux à vapeur sans leur dire précisément ce qu’il prétendait faire, et il est allé prendre terre le 1er avril aux bouches de l’Èbre, à San-Carlos de la Rapita. En même temps, à ce qu’il semble, débarquait le comte de Montemolin, venu de son côté. Un autre chef carliste, le général Elio, était aussi de la partie ; mais ici l’entreprise s’est arrêtée subitement. Ortega n’a même pas eu le temps de faire un acte sérieux d’insurrection. Après avoir essayé d’abord de tromper son monde en feignant d’avoir été appelé par le gouvernement, il a fini par laisser éclater son secret. Il a pensé qu’il allait enlever ses soldats en criant : Vive Charles VI et meure la reine ! Les troupes n’ont point répondu ; quelques soldats ont tiré sur lui comme sur un traître, et il a dû se sauver de toute la vitesse de son cheval, tandis que ses complices s’échappaient d’un autre côté. Poursuivi de toutes parts, Ortega n’a point tardé à être pris ; Elio est également prisonnier aujourd’hui, et on ne sait plus ce qu’est devenu le comte de Montemolin. Cette insurrection s’est terminée ainsi avant d’avoir commencé réellement ; elle s’est éteinte sur la rive espagnole, en passant de l’ombre de la conspiration au grand jour.

Parce que le mouvement carliste du 1er avril a échoué en naissant, il ne faudrait pas dire absolument qu’il n’ait eu rien de grave, et qu’il soit sans une dangereuse signification. Tout indique que l’affaire avait été fortement nouée et qu’elle n’a été engagée qu’avec des chances sérieuses. Rien ne le prouve mieux que l’intervention d’un des hommes les plus importans du parti carliste, le général Elio, qui n’a pas l’habitude de se lancer à la légère dans les folles aventures, et ce qui le prouve encore mieux, c’est la présence du prétendant lui-même, qui jusqu’ici n’avait jamais paru dans aucune des tentatives faites en son nom. Selon toute apparence, l’insurrection n’a si complètement et si promptement avorté que par une série de circonstances qui l’ont paralysée au dernier moment. D’abord le général Ortega devait débarquer à Valence, où le parti carliste a de sérieuses intelligences, et où il n’y avait point en cet instant de commandant supérieur des troupes ; c’est par une cause inconnue qu’il a été ramené sur un point moins favorable. En outre, il paraît bien avéré que des mouvemens simultanés devaient éclater dans diverses parties de l’Espagne ; mais l’Andalousie n’a point remué, comme on se croyait en droit d’y compter. Cabrera et l’infant don Juan, qui étaient partis de Londres pour rejoindre le comte de Montemolin, ont manqué le prétendant et n’ont point paru en Navarre. Il n’y a eu par le fait que quelques échauffourées en Castille, aux environs de Burgos et dans les provinces du nord, près de Bilbao. Il en est résulté que lorsque Ortega a mis le pied en Espagne, il s’est trouvé seul. N’entendant parler d’aucune autre insurrection, il a été déconcerté, et son cri de rébellion s’est éteint sans trouver un écho. Toujours est-il qu’on s’est ému vivement à Madrid de cet ensemble de faits : une tentative de soulèvement combinée et accomplie avec plus de perspicacité que de patriotisme au moment même où une grande partie de l’armée était en Afrique, la défection d’un général qui se servait des pouvoirs reçus de la reine pour assurer le succès de sa trahison, et qui, avec un peu plus d’habileté ou d’ascendant peut-être, eût réussi à entraîner au moins une partie de ses soldats dans un commencement de guerre civile. Députés et sénateurs présens à Madrid se sont hâtés de se présenter à la reine Isabelle pour lui offrir leur concours ; il n’y a que la fraction exaltée des progressistes qui s’est tenue à l’écart, s’abstenant de se rendre au palais, et on conviendra que cette manifestation par réticence de la part des progressistes était singulière au moment où le drapeau carliste se relevait. Tout est fini aujourd’hui ; le mouvement avorté du 1er avril ne révèle pas moins l’obstination du parti carliste, la confiance tenace, la promptitude qu’il met à profiter de toutes les circonstances, et c’est ce qui devrait rallier toutes les fractions du parti constitutionnel dans une même pensée. e. forcade.


REVUE MUSICALE


La saison musicale tire à sa fin ; les concerts, qui ont été nombreux, auront bientôt cessé, et les théâtres lyriques ne battent plus que d’une aile ; ils ont produit ce qu’ils avaient de plus intéressant et se préparent à traverser avec courage l’été qui s’avance, car pour le printemps il n’en est plus question dans ce bienheureux climat. Londres va hériter de nos dépouilles et possédera cette année deux théâtres italiens où des chanteurs français, allemands, russes, chanteront sur des paroles italiennes les Huguenots, le Pardon de Ploërmel, Fra-Diavolo, les Noces de Jeannette. Tous les artistes du monde, pianistes, violonistes, guitaristes, vont se trouver réunis pendant trois mois dans cette grande cité où l’on a inventé beaucoup de bonnes choses, excepté la musique et le goût nécessaire pour en apprécier les beautés. Cependant l’Opéra attend avec la plus vive impatience les deux sœurs Marchisio, deux cantatrices italiennes qui sont engagées depuis deux ans et qui doivent débuter dans la Semiramide de Rossini, qu’on traduit et qu’on dérange à cet effet. Puis une femme du monde qui ne doute de rien, appuyée du crédit d’un haut fonctionnaire, donnera un ouvrage en deux actes de sa façon, après quoi le Tannhauser de M. Richard Wagner sera traduit en français et joué sur la scène d’où Gluck, Sacchini, Spontini sont exilés !

Le Théâtre-Italien continue à donner des représentations extraordinaires au bénéfice de la direction, qui, sous un prétexte qui ne trompe personne, multiplie les hors-d’œuvre et use avant le temps un répertoire qui commence à fatiguer le public. M. Tamberlick est arrivé de Saint-Pétersbourg et nous est apparu dans Otello avec les qualités et les défauts que nous avons eu lieu de relever déjà. Il est toujours remarquable dans le duo de la jalousie, au second acte, et dans la grande scène finale si pleine de terreur et de passion. Mal secondé par M. Graziani, qui était chargé du rôle de Iago, et par Mme Borghi-Mamo, qui a prêté au rôle de Desdemona des accens affadis que Rossini n’a pas inventés, M. Tamberlick a dû supporter l’inconvénient de débuter dans un ouvrage admirable indignement mutilé, car on a supprimé jusqu’à trois morceaux. Tout cela se passe sous les yeux de je ne sais plus quel commissaire chargé de surveiller les théâtres subventionnés par l’état. Pour dédommager le public d’un répertoire monotone, la direction du Théâtre-Italien a eu la fantaisie d’évoquer un ouvrage que personne ne demandait : je veux parler d’il Crociato de Meyerbeer. Le maître a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher une résurrection qui n’était désirée ni par les chanteurs, ni par les chefs qui président à l’exécution. C’est un caprice qu’a voulu se passer M. Calzado, et la loi est ainsi faite que M. Meyerbeer a dû subir l’affront de voir monter un opéra de sa composition avec un personnel incomplet et une exécution déplorable.

Tout le monde sait que il Crociato in Egitto a été écrit à Venise en 1824 pour Veluti, le dernier des sopranistes célèbres, Crivelli, le beau ténor qui a brillé sous le premier empire au théâtre de l’Odéon, pour Mme Méric-Lalande et Lorenzani. En 1825, on l’a donné au Théâtre-Italien de Paris, alors sous la direction de Rossini, et il fut chanté par Mmes Pasta, Schiassetti, Mombelli, par Donzelli et Levasseur. Cet ouvrage, le dernier que Meyerbeer ait composé en Italie, accuse une forte imitation du style de Rossini, ce qui n’a pas empêché l’auteur de Robert le Diable et des Huguenots de révéler plus tard sa véritable originalité. Les génies méditatifs et lents à se développer, comme les Fabius, les Léonard de Vinci et les Poussin, ne procèdent pas comme les natures spontanées, qui tressaillent et répandent leurs parfums au premier baiser de l’Aurore. Si des hommes comme Rossini ou Cimarosa semblent éclore tout à coup, comme dans un rayon de soleil, d’une poussière féconde, mais invisible, des musiciens comme Weber ou Meyerbeer soulèvent avec plus d’efforts la terre généreuse qui les a nourris et longtemps préservés. Ce qui importe, c’est le résultat. Quoi qu’il en soit, il y a dans il Crociato in Egitto des choses suffisamment intéressantes pour justifier le succès qu’il a obtenu dans toute l’Europe. Nous pouvons citer la cavatine du premier acte : Ah ! come rapida fuggi la speme ! la romance et le terzetto du second acte : Giovinetto cavalier, et le beau chœur pour voix d’hommes, devenu populaire : Nel silenzio e fra l’orrore. Bien d’autres morceaux mériteraient d’être signalés dans cet ouvrage distingué, où, sous une forte impression de la manière et du brio de Rossini, le génie de Meyerbeer s’annonce déjà par une phrase courte, colorée, et des chœurs dialogues qui visent au sentiment dramatique. Il Crociato in Egitto a été donné trois fois pour l’agrément de M. Calzado, à qui ce caprice a coûté, assure-t-on, 25,000 francs.

Un événement qui ne manque pas d’importance s’est produit au Théâtre-Lyrique. M. Carvalho a cédé son privilège ; il quitte la direction avec les honneurs de la guerre, à ce que l’on nous a affirmé. Si cela était, la fortune aurait été bien inspirée. D est à souhaiter que le successeur de M. Carvalho montre la même activité intelligente et qu’il soit aussi favorable aux œuvres fortes et impérissables, sans nuire toutefois aux hommes de bonne volonté qui se présentent dans la carrière. En attendant, il faut savoir gré à M. Carvalho d’avoir mis sous les yeux du public, et fait apprécier par les Parisiens trop malins, des œuvres comme Oberon, Euryanthe et Preciosa de Weber, les Noces de Figaro et l’Enlèvement au Sérail de Mozart, Orphée de Gluck. Aussi espérons-nous qu’il sera beaucoup pardonné à M. Carvalho, car il a beaucoup aimé ce qui est éternellement aimable.

Le 24 mars, on a donné au Théâtre-Lyrique la première représentation d’un nouvel opéra en cinq actes sous le titre appétissant de Gil Blas. Quel sujet pour un opéra-comique ! me disais-je avant d’avoir vu le scénario informe de MM. Michel Carré et Jules Barbier. C’est toute une épopée de la vie que cet admirable roman de Le Sage qui renferme les situations les plus vraies, les plus variées, les plus tendres et les plus comiques du monde. Les caractères originaux y abondent, et il ne faut qu’une main un peu intelligente pour extraire d’une mine aussi riche les élémens d’une pièce intéressante propre à évoquer la fantaisie d’un musicien. MM. Michel Carré et Jules Barbier en ont jugé autrement, et au lieu de combiner une action quelconque avec une ou deux des situations les plus intéressantes du livre, ils ont trouvé plus commode de verser sur la scène tout le roman de Gil Blas, moins l’esprit, la gaieté et le style de Le Sage. Les cinq actes du Théâtre-Lyrique résument donc toute la vie de Gil Blas, qu’on voit passer, comme dans une lanterne magique, depuis la caverne où règne le capitaine Rolando jusqu’à l’antichambre du premier ministre de toutes les Espagnes. De plus, MM. Michel Carré et Jules Barbier ont imaginé de confier ce personnage multiple et divers à une femme, et c’est Mme Ugalde qui est chargée de traduire la verve, la gaieté, les émotions tendres et quelquefois profondes du héros de Le Sage. Décidément il est encore plus difficile de faire une bonne pièce de théâtre, à ce qu’il semble, que de rencontrer un compositeur qui ait des idées et du savoir. La musique qu’a inspirée le fastidieux canevas de MM. Michel Carré et Jules Barbier est l’œuvre de M. T. Semet, qui a déjà produit au Théâtre-Lyrique les Nuits d’Espagne et la Demoiselle d’Honneur, deux ouvrages qui, sans obtenir un véritable succès, ont été remarqués. Nous dirons fort peu de chose de l’ouverture, qui est une imitation affaiblie de la manière de M. Auber, ainsi que de l’inévitable chœur à boire, précédé des couplets que chante Gil Blas pour mieux endormir les brigands dont il est le prisonnier. La consultation du docteur Sangrado, au second acte, n’a pas été bien comprise par M. Semet ; il lui a manqué une bonne idée et le savoir nécessaire pour tirer de cette situation assez comique un de ces morceaux de facture que savent écrire les maîtres. Les couplets que chante encore Gil Blas, et il en chante beaucoup, ne valent pas à mon avis la romance de Gil Blas à Aurore :

Et si c’est un rêve,
Laissez-moi rêver,


où il y a de la grâce. De nouveaux couplets, au troisième acte, chantés très spirituellement par Mlle Girard, qui représente la soubrette Laure, ont été fort applaudis, bien qu’on n’y trouve de remarquable qu’une de ces piperies de rhythme dont l’effet est assuré. Nous estimons ces choses-là ce qu’elles valent, et nous préférons le duo qui termine le troisième acte entre Gil Blas et Laure la camériste, duo en style syllabique dont l’auteur abuse, comme il abuse aussi des mouvemens rapides qui règnent dans toute la partition. C’est au quatrième acte que se trouve à notre avis le meilleur morceau de tout l’ouvrage : nous voulons parler de la sérénade que chante Gil Blas à la porte d’une auberge en s’accompagnant de la mandoline. Le refrain surtout a une morbidesse et une couleur vraiment espagnoles dans la bouche de Mme Ugalde. Nous pourrions encore citer au cinquième acte un chœur pour voix d’hommes en mouvement syllabique et la romance, d’un accent attendri, que chante Gil Blas, qui ne cesse de chanter et d’abuser de la permission.

À vrai dire, l’opéra de Gil Blas est plutôt une collection de couplets, d’ariettes plus ou moins piquantes, destinés à servir à l’exhibition du principal personnage qu’une œuvre dramatique qui puisse rester longtemps au théâtre. La partition de M. Semet n’est pas moins décousue et composée de pièces et de morceaux que le libretto informe qui lui a servi de thème. Il manque évidemment à M. Semet, qui rencontre parfois d’assez jolis motifs, l’art de les développer et de les compléter par des accessoires bien choisis. On sent que, dans les morceaux d’ensemble surtout, l’auteur de Gil Blas est embarrassé des personnages qui posent devant lui, et qu’il ne sait trop comment les grouper dans une idée mère qui n’étouffe pas l’individualité des caractères. En un mot, M. Semet ne sait point encore suffisamment écrire pour remplir le cadre d’un opéra en cinq actes. Toutefois le nouvel ouvrage de M. Semet le recommande de plus en plus à l’attention de la critique.

Il est évident que c’est pour les beaux yeux de Mme Ugalde que l’opéra de Gil Blas a été créé et mis au monde. Nous ne pensons pas que les auteurs aient été bien inspirés de faire un aussi grand sacrifice à une artiste de talent sans doute, mais dont la verve un peu commune et l’esprit ne compensent pas le goût et la voix qui lui manquent. Mlle Girard est piquante dans le rôle de la camériste Laure. Les chœurs et l’orchestre marchent avec ensemble.

Quelques livres utiles qui intéressent l’art musical ont été récemment publiés tant en France qu’en Allemagne. Nous avons déjà annoncé aux lecteurs de la Revue que le quatrième et dernier volume de la Vie de Mozart par M. le professeur Otto Jahn, avait paru[1]. C’est l’ouvrage le plus complet qui existe aujourd’hui sur l’auteur sublime de Don Juan. Nous aurons occasion d’examiner avec plus de loisir l’œuvre patiente de M. Jahn, qui ne laisse à désirer, ce nous semble tout d’abord, qu’un peu plus de concision dans les détails accessoires où se complaît un peu trop l’ingénieux et savant biographe. Louis Spohr, qui est mort l’année dernière à Cassel, a laissé une autobiographie qui promet d’être intéressante, et dont il n’a paru encore qu’une livraison[2]. L’ami, l’élève et le commensal de Beethoven, M. Antoine Schindler, a donné une seconde édition de la vie du grand symphoniste qu’il a publiée pour la première fois à Munster en 1845. Des détails nouveaux et plus précis sur la jeunesse du grand musicien, une meilleure classification de ses œuvres juvéniles, une appréciation plus juste de ses mœurs, de ses habitudes et des influences diverses qu’a subies son génie, distinguent cette seconde édition de la première. Ceux qui tiennent à se convaincre que Beethoven n’a jamais été méconnu par la partie éclairée de la nation allemande, comme on ne cesse de le dire dans les fables qu’impriment les journaux, n’ont qu’à parcourir les deux petits volumes de la nouvelle biographie de M. Schindler, qui pourraient être écrits dans un meilleur style.

L’Italie, qui se régénère, ne peut manquer, lorsqu’elle sera complètement maîtresse de ses destinées, de porter son attention sur l’art musical, qui est une des gloires de son beau et fécond génie. Nous avons pour garant de cette résurrection du goût musical de l’Italie un petit volume qui a été publié à Florence sur l’œuvre entier de M. Verdi, par M. A. Basevi. Si nous ne nous trompons pas, M. Basevi est un amateur assez bien renseigné sur les travaux importans qu’a produits la critique musicale dans les différens pays de l’Europe. On voit que M. Basevi connaît les œuvres importantes de l’école allemande, car il parle de Meyerbeer, de Weber, de Mozart, d’Haydn, et parfois aussi de Beethoven, en juge éclairé. M. Verdi n’est point pour M. Basevi, comme pour la plupart des Italiens, l’alpha et l’oméga de la musique dramatique de tous les temps et de tous les pays. Il apprécie les différentes partitions du compositeur lombard avec mesure et sans fol engouement, et, bien que nous ne partagions pas toujours les vives admirations de M. Basevi pour les qualités incontestables de l’auteur d’Ernani et d’il Trovatore, nous avons lu avec plaisir et profit son livre sur Giuseppe Verdi, qui est écrit avec clarté et parfois avec élégance.

Un chercheur intelligent de livres curieux sur le théâtre et l’art dramatique, M. Lassabathie, a eu la bonne pensée de recueillir et de publier en un volume très compacte tous les documens qui se rapportent à la fondation et à l’administration du Conservatoire de musique et de déclamation. Créé d’après une loi promulguée par la convention nationale le 3 août 1795 (16 thermidor an III), le Conservatoire de musique, qui n’était pas la première institution de ce genre qui existât en France, a traversé les différens régimes politiques avec plus ou moins de prospérité. Il y aurait sur l’existence et la direction actuelle du Conservatoire de musique beaucoup de choses à dire, qu’on ne trouvera pas dans ce livre, d’ailleurs fort utile. Pour nous, qui sommes libre de dire tout haut ce que M. Lassabathie et tous les hommes instruits en ces matières délicates disent sans doute tout bas, nous n’avons pas attendu ce moment pour déclarer que le Conservatoire de musique a besoin d’être réformé dans son chef et dans un grand nombre de ses membres.

En fait de jugemens, et de jugemens très nouveaux, sur beaucoup de choses parmi lesquelles la musique tient une assez grande place, nous devons signaler en passant un volume que vient de publier M. Xavier Aubryet, jeune écrivain qui entre un peu dans la vie littéraire la cravache à la main et le poing sur la hanche. M. Aubryet est un fantaisiste d’esprit, de trop d’esprit pour notre goût timoré, qui recherche avant tout dans les écrits des idées, et des idées solidement émises. M. Aubryet aime la musique : son instinct en pressent les beautés, son style en reflète parfois les modulations fugitives ; mais il ne peut pénétrer dans l’essence de l’œuvre admirée, parce que la langue de l’art lui fait défaut. Tout l’esprit du monde et même le génie, d’illustres écrivains l’ont bien prouvé, ne sauraient tenir lieu de la connaissance intime de la chose dont on parle, surtout lorsqu’il s’agit d’apprécier les compositions musicales d’un ordre supérieur. C’est à la fois la force et la faiblesse de la musique d’être un tout indivisible composé d’inspiration et de science, d’amour, et de méditation, et de réunir la langue de Platon à celle de Pythagore. Que M. Aubryet y prenne garde : sous les magiques accords du Freyschütz, de Guillaume Tell et de Zampa, qu’il admire avec tant de raison et qui semblent un écho direct de l’âme inspirée du compositeur, il existe une charpente logique qui est à l’œuvre du musicien ce que la structure admirable et prodigieuse du corps humain est à la Vénus de Milo, qu’on dirait éclose d’un souffle divin. Il y a d’heureuses rencontres dans les pages que M. Aubryet a consacrées à Rossini, à Hérold, à Weber, à Mozart ; mais ce ne sont là que les impressions d’un esprit aventureux, qui, au lieu d’aller droit à l’objet qu’il aime, lui adresse des complimens qui ne valent pas une bonne étreinte. Bien que nous soyons loin de partager toutes les opinions littéraires de M. Aubryet, dont le livre contient des admirations fort étranges, inacceptables, nous lui souhaitons ici cordialement la bienvenue, au nom de Mozart, de Weber, de Rossini, d’Hérold, qui sont aussi nos dieux domestiques.

Dans le nombre des dernières publications relatives à la musique, citons encore la seconde édition de la Biographie universelle des Musiciens, par M. Fétis. Le premier volume, qui vient de paraître, contient un grand nombre d’articles nouveaux qui ne se trouvent pas dans la première édition, qui remonté à l’année 1835. Le savant directeur du conservatoire de Bruxelles a refondu et presque doublé l’œuvre qui résume tous les travaux de sa vie.

La mère de l’illustre compositeur Hérold, l’auteur de Zampa et du Pré aux Clercs, s’est éteinte le 12 mars dernier, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Née à Paris en 1770, cette femme, d’une trempe de caractère peu commune, avait conservé jusqu’aux derniers jours l’intégrité de ses facultés, la gaieté, l’entrain et la tournure d’esprit du siècle de Voltaire. Elle est morte sans crainte et sans pressentimens douloureux, fière d’avoir donné à la France l’un de ses meilleurs musiciens.

P. SCUDO.
ESSAIS ET NOTICES
TRADITIONS POPULAIRES DE L'ISLANDE.


Isländische Volkssagen der Gegenwart, vorwiegend nach mündlicher Ueberlieferung gesammelt und verdeutscht, von Dr Konrad Maurer, Leipzig, 1860.


On sait avec quelle ardeur, dans son active enquête des élémens d’une histoire philosophique de l’esprit humain, l’Allemagne recherche et publie en d’innombrables volumes les légendes, les traditions, les chants et usages de tous les peuples. Il n’est pas en ce moment de province ni de vallée allemande, si petite qu’elle soit, qui n’ait été l’objet d’une pareille étude, et parmi les nations voisines de l’Allemagne proprement dite sur qui semblable examen a été fait, celles que lui désignait une communauté d’origine ont d’abord attiré et retenu son attention. C’est ainsi que, dans les derniers temps, les publications germaniques sur les chants et légendes des Slaves et des Scandinaves se sont multipliées, soit que des interprètes comme les Grimm, comme MM. Kuhn, Mannhardt et Simrock, rendissent compte de quelque mythe commun à toute une race, soit que des recueils comme la Revue mythologique, fondée par M. J.-W. Wolf, s’appliquassent à fixer enfin par l’imprimerie ce que la tradition orale avait seule transmis jusqu’à nous.

L’Islande ne pouvait échapper à cette recherche, elle qui joue un si grand rôle dans l’histoire générale de la race Scandinave. L’Islande, république florissante de 874 à 1264, a été pendant ces quatre siècles l’asile des institutions, des idées, des traditions et des mœurs Scandinaves. Sa langue, dans laquelle on a voulu, par des conjectures téméraires, retrouver le vieil idiome celtique, semble avoir été la langue primitive de tous les peuples de l’extrême Nord, qui l’ont parlée certainement jusqu’au XIVe siècle. Elle est restée ensuite langue savante, et après avoir servi à écrire les monumens législatifs, historiques et poétiques de ces peuples, elle s’est pliée à la traduction de nos poèmes français du XIIe et du XIIIe siècle, qu’on retrouvera sous cette étrange enveloppe comme on retrouve Aristote sous la poussière des manuscrits arabes. Elle vit encore aujourd’hui, si bien qu’un paysan islandais comprend sans étude le style des anciennes sagas, difficilement intelligibles à tout le reste du Nord. On peut dire sans paradoxe que l’Islande a été l’un des berceaux de la civilisation moderne : nous espérons le démontrer prochainement ; il ne s’agit aujourd’hui que d’une récente publication de M. Konrad Maurer qui se rapporte à ce sujet d’étude et qui nous paraît très digne d’une attention particulière.

M. K. Maurer, professeur de droit germanique à la haute école de Munich, est un des plus zélés parmi les savans allemands qui étudient avec ardeur l’ancien nord Scandinave. Son Histoire de la Conversion de la race norvégienne au Christianisme est un beau monument, et on attend avec impatience la suite de ses études sur les sagas et sur l’histoire du droit islandais. Son livre sur les Traditions populaires de l’Islande du présent est le résultat d’un séjour de six mois dans cette île, pendant lesquels il a écouté tous les récits, noté les chants populaires, recueilli les traditions. On a bien rassemblé en trois gros volumes les souvenirs du Groenland, qui est aujourd’hui, peu s’en faut, un glacier ; à plus forte raison pouvait-on faire un tel travail sur l’Islande, qui n’a pas subi de si dures destinées. Le gulf-stream, en se rapprochant d’elle, répand sur ses côtes une certaine chaleur qui corrige les effets de sa latitude ; pendant les mois d’été, un brillant soleil inonde encore la plaine célèbre de Tingvellir, où se tenaient les assemblées nationales de la république islandaise. Il y a eu là des orages populaires, des sentimens et des passions, un développement d’idées politiques, morales, religieuses, dont les échos subsistent aujourd’hui.

C’est en 874 que les principaux chefs de famille de Danemark, de Suède et de Norvège, fuyant l’autorité monarchique, dont l’unité s’établissait alors dans chacun des trois pays et menaçait leur indépendance, vinrent se fixer en Islande avec leurs femmes, leurs enfans, leurs serviteurs et leurs esclaves. L’émigration se composait en grande partie des représentans des hautes classes de la nation Scandinave, de ceux qui aimaient la liberté et qui se dévouaient généreusement pour une idée. On ne trouve pas cependant qu’elle ait apporté dans sa nouvelle patrie un ensemble de dogmes religieux acceptés avec une foi entière et vivante dans les cœurs. L’ancienne religion Scandinave, sans aucun doute issue de l’Orient, après avoir fleuri pendant quelques siècles dans la péninsule septentrionale, semble avoir subi, à l’époque où s’est faite la colonisation islandaise, une transformation qui devait amener sa décadence. C’est Thor, dieu de la force, et non plus Odin, ni Balder, ni Frey, que les nouveaux Islandais préfèrent, et le livre de M. K. Maurer témoigne que les traditions léguées par l’ancienne religion à l’Islande actuelle sont beaucoup moins nombreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui même dans les autres états Scandinaves.

En tête des annales du singulier pays qui nous occupe se présente un épisode mémorable : la rencontre du génie celtique et du génie Scandinave ; celui-ci jeune et inaugurant ses futures destinées, celui-là vieux et caduc, et dont la décrépitude s’était ranimée en se pliant aux nouvelles ardeurs du christianisme. Les premiers livres du Nord, comme les Schedae d’Arius Polyhistor et le Landnama-Bok, racontent en effet que les premiers colons en Islande trouvèrent dans cette île une petite population d’Irlandais chrétiens qui s’enfuit à leur approche et disparut aussitôt, en laissant pour seules traces de son passage quelques objets relatifs à son culte, des anneaux et des crosses et des livres de liturgie. Bien que la rencontre eût été courte et rapide, le souvenir s’en est transmis pendant tout le moyen âge, et jusqu’à nos jours, avec un visible sentiment de répugnance et d’horreur. Le Landnama-Bok raconte déjà mainte histoire de colons qui trouvèrent la mort pour s’être établis dans les mêmes lieux où avaient habité ces Irlandais. On les avait surnommés papar ou prêtres, et une petite île voisine de la côte orientale avait pris d’eux le nom de Papey. On voit pendant tout le moyen âge cette île passer tantôt pour un séjour de bienheureux où la mort ne pénètre pas, tantôt, et plus souvent, comme si un sentiment de jalousie venait s’ajouter à celui d’une haine instinctive, pour une terre à jamais redoutable et protégée par les malins génies. On dit encore aujourd’hui proverbialement en Islande de celui qui d’une manière inexplicable a de l’argent dans sa poche qu’il porte des chausses de Papey, et les recettes abondent pour fabriquer un si précieux vêtement. Il y faut d’ordinaire la peau d’un mort et une pièce d’or qu’on aura volée, et si un autre avare n’en dépouille pas volontairement le premier possesseur avant sa mort, celui-ci y perdra son âme.

Aux premières explorations de l’île succéda le landnam, c’est-à-dire la prise de possession du sol, qui est racontée dans le Landnama-Bok, récit important et mémorable parce qu’il reproduit indubitablement le tableau de l’établissement primitif des peuples du Nord dans la péninsule Scandinave. Il est intéressant de constater que le souvenir des premiers chefs de l’émigration islandaise, loin d’être effacé aujourd’hui, s’est augmenté de traditions et de légendes. — Hrafna-Floki, c’est-à-dire Floki-aux-Corbeaux, est le troisième Norvégien qui visita l’île, et dont le Landnama raconte que, n’ayant ni boussole ni compas, il se servit, pour diriger sa navigation et trouver la terre, du vol des corbeaux qu’il avait dressés par des moyens magiques. La légende en fait aujourd’hui un immense géant dont une seule enjambée franchit un fiord large d’une lieue ; deux localités qui portent son nom attestent ce fameux pas de Floki. — Ingolf Arnarson est le premier qui établit sa demeure en Islande ; un énorme rocher porte aujourd’hui son nom, et sur ce rocher, situé au point même où l’on rapporte qu’il aborda jadis, on voit un tertre en pierres et en gravier sous lequel le premier landnamer s’est fait ensevelir ; il a choisi ce haut lieu pour surveiller de là perpétuellement l’île qu’il a jadis peuplée. Tous les principaux héros du Landnama et des sagas ont de la sorte encore aujourd’hui leur histoire.

Il était juste que Saemund le Sage eût une large place dans les souvenirs populaires de la postérité islandaise. Né en 1056 et mort en 1133, Saemund fut un des plus savans hommes du moyen âge Scandinave, et c’est à lui qu’on attribue le recueil de l’Ancienne Edda et la belle saga de Nial. Il avait étudié à l’université de Paris. Aussi le renom de magicien lui fut-il acquis de son vivant. La saga de l’évêque Jean, écrite au commencement du XIIIe siècle, suivant M. Maurer, raconte que Saemund s’était mis dans l’école d’un maître célèbre, y avait appris toutes les sciences, puis avait tout oublié, jusqu’à son propre nom. L’évêque, qui voulait le sauver, le détermina à fuir, à quitter les pays du midi et à revenir en Islande. Ils choisirent pour réaliser leur projet une nuit obscure, pendant laquelle ils marchèrent sans être poursuivis ; mais au milieu de la seconde nuit, le ciel étant sans nuage, le maître put lire dans les étoiles où ils en étaient de leur course, et il se mit à leur poursuite. Saemund lut lui-même le danger dans les astres : « Mon maître est en chemin, dit-il à l’évêque, et voit où nous sommes. Prends mon soulier, remplis-le d’eau, et mets-le-moi sur la tête. » Au même instant, le maître s’arrêta dans sa route et dit à ses compagnons, en regardant les astres : « Mauvaise nouvelle, mes amis ! Celui que nous poursuivons vient de se noyer ; je vois le signe de l’eau sur son étoile, et nous pouvons maintenant retourner au logis. » Délivrés de ce péril, les deux fuyards continuent à marcher en avant. La nuit suivante, le maître regarde encore le ciel, et il est tout étonné de retrouver l’étoile de son élève nette et brillante, comme s’il ne lui était rien arrivé. Il remonte à cheval avec tous ses gens et part en grande hâte ; mais Saemund aperçoit ce nouveau péril : « Voilà derechef l’astrologue en route, dit-il à l’évêque ; vite, prends mon soulier, tire ton couteau et blesse-moi à la cuisse ; mets-moi ensuite sur le haut de la tête mon soulier plein de sang. » L’évêque fit ainsi, et aussitôt l’astrologue, qui, tout en chevauchant, ne cessait d’observer les cieux, s’arrêta et dit à ses hommes : « Cette fois je vois du sang sur l’étoile de celui que nous cherchons ; assurément il vient d’être tué par celui qui l’entraînait dans sa fuite, et le voilà puni de m’avoir abandonné. » Cela dit, il tourna bride, lui et les siens, et ils rentrèrent au logis. L’astrologue cependant, inquiet de sa première méprise, monta à sa tour : quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant que l’étoile de Saemund avait recouvré tout son éclat ! Il en conclut, mais un peu tard, que son élève en savait autant et plus que lui, qu’il avait eu tort de vouloir le retenir et qu’il fallait désormais lui laisser faire son chemin dans le monde sans maître ni leçon : sage raisonnement qui rendit le repos à l’astrologue, et permit à l’évêque et à Saemund de retourner sans encombre en Islande et d’y aborder heureusement.

Voilà l’ancienne légende sur Saemund le Sage, celle du XIIIe siècle ; voyons la légende moderne, celle d’aujourd’hui : la comparaison nous fera mesurer les progrès et le travail de l’imagination populaire.

On raconte aujourd’hui, quand on parle de Saemund, qu’il y avait autrefois à Paris une école de magie noire ; les leçons s’y donnaient dans une chambre souterraine où nul rayon de lumière ne pénétrait. Les écoliers restaient enfermés dans cette salle pendant tout le temps de leur éducation, de trois à sept ans, sans voir le jour et sans monter une seule fois à la surface de la terre. Une main noire et velue leur présentait chaque jour leur nourriture. Ils n’apprenaient que dans des livres écrits avec des caractères de feu qui brillaient dans les ténèbres ; il n’y avait qu’un maître, qui restait invisible et secret : c’était le diable en personne. Pour seul profit de ses leçons, le diable revendiquait corps et âme, quand à la fin de chaque année une promotion quittait l’école, celui des disciples qui sortait le dernier ; chacun espérait bien être alerte ce jour-là et laisser quelqu’un de ses camarades en arrière. Le jour où Saemund dut sortir, ses études étant achevées, deux autres Islandais se trouvaient avec lui. Craignant pour ses compatriotes un sort funeste et comptant sur sa propre habileté, il s’engagea à sortir le dernier. Il jeta sur ses épaules un grand manteau blanc sans l’attacher ni le nouer d’aucune façon : quand ses deux amis eurent passé, il se glissa rapidement, laissant entre les griffes du démon qui s’abaissaient sur lui le manteau seul ; mais la porte de fer de la salle souterraine se ferma cependant si vite par derrière qu’elle lui écorcha un talon. La mésaventure s’appliqua proverbialement depuis à quiconque ne sortait pas assez promptement pour son honneur de quelque louche entreprise. Selon un autre récit, quand Saemund quitta la prison, il avait le soleil en face, et le diable ne prit que son ombre, qu’il retint ; on reconnaît la légende germanique dont s’est inspiré Chamisso.

Suivent cent histoires des bons tours joués au diable par Saemund, qui s’est mis en possession de la meilleure cure d’Islande, à Oddi. — Une fois Saemund a pris le malin à gages comme valet d’écurie. Le service va bien jusqu’au printemps ; mais le jour de Pâques, pendant que le curé est en chaire, voilà que l’insolent valet apporte tout le fumier à la porte de l’église, de sorte qu’après le sermon la procession ne peut sortir. Saemund, à qui reste toujours la victoire, force le démon à venir incontinent réparer son insulte en effaçant avec sa langue jusqu’aux dernières traces du fumier, et le démon vaincu, se résignant avec rage, enlève de sa langue une partie de la pierre qui sert de seuil à la petite église d’Oddi, comme chacun le peut voir encore de nos jours. — Voici un des moyens par lesquels Saemund obtenait un si grand ascendant sur les puissances des ténèbres : il demanda un jour au diable s’il pouvait se faire très petit, et il le défia de se changer en un moucheron capable de passer à travers un trou fort étroit qu’il pratiqua dans un mur avec une vrille. Le diable aussitôt de se transformer comme on le demandait et d’entrer en bourdonnant dans le mince corridor. Saemund l’y attendait ; il bouche les deux extrémités, et voilà le diable en sa puissance : il ne le délivra, comme on pense, que sous bonnes conditions, mais non pas telles et si complètes que Saemund renonçât à payer de sa personne, car Saemund était homme d’esprit. Il défie un jour le démon de lui citer un vers en latin ou en islandais, sans obtenir immédiatement, dans les mêmes langues, une réponse avec la rime correspondante. À quelque temps de là, le diable, à cheval sur le toit de l’église, crie à Saemund : Haec domus est alta ! A quoi Saemund répond sans se déconcerter : Si vis descendere, salta / Le lendemain, le diable voit le curé prendre en main une corne à boire ; il lui crie aussitôt : Nunc bibis ex cornu !… La rime était difficile à trouver ; mais Saemund, sans s’émouvoir, lui répond : Vidisti quomodo for nu, mêlant fort à propos l’islandais au latin. — De pareils dialogues se présentent plus d’une fois dans le livre de M. Maurer, et souvent ils montrent à découvert l’intention de tourner en ridicule le mauvais langage dont se servait le clergé du moyen âge.

Il ne faut pas croire d’ailleurs que l’Islande se soit montrée, à l’endroit des magiciens et des sorciers, beaucoup plus superstitieuse que certains autres pays de l’Europe civilisée. Si l’Islandais Svein Soelvason, auteur d’un jus criminale imprimé à Copenhague en 1776, traite encore au sérieux le crime de sorcellerie, il a soin de rappeler que depuis la fin du XVIIe siècle il n’y avait eu en Islande aucune poursuite judiciaire à ce sujet. En effet, on avait encore brûlé un sorcier en 1685, un autre, condamné en 1690, avait été gracié ; seulement de tels scandales judiciaires ne s’étaient pas renouvelés. C’est de quoi faire honneur à l’Islande, surtout si l’on juge par comparaison. Les Islandais à la vérité n’ont pu croire que leur île fût condamnée à subir de si nombreux et de si cruels fléaux sans l’intervention spéciale de quelques funestes puissances. On a dressé pour deux ou trois siècles la liste effrayante des éruptions de volcans, des froids extrêmes et des famines de ce malheureux pays, et, comme si ce n’était pas assez des maux de la nature, il a fallu ajouter à ce martyrologe les désastres causés par les hommes : ici viennent se ranger les excursions meurtrières par lesquelles les pirates des nations mêmes du midi venaient désoler au XVIIe siècle les côtes de l’Islande. La principale de ces expéditions doit être celle qui amena en 1627, sous la conduite d’un chef nommé Abdul, des pirates algériens. Je regrette à ce propos de n’avoir pas trouvé dans le livre de M. Maurer la plus petite explication du mot singulier que je rencontre dans le Dictionnaire islandais-latin de Bicern Haldorsen : Gassgonslaeti, avec cette explication : « insolence et brutalité des Gascons ou Biscaïens, qui, en l’année 1616, dans la partie occidentale de notre île, expièrent par la mort leurs rapines et leurs méfaits de toute sorte. » Évidemment le mot et la tradition font allusion à quelque expédition de nos courageux Basques, et il serait curieux de retrouver cet épisode de leur histoire en si lointain pays.

M. Maurer a enregistré un grand nombre de légendes sur les fléaux naturels de l’Islande et sur les excursions maritimes qui ont désolé ses rivages. De même qu’on invoquait en France au moyen âge Dieu contre les Normands : libera nos a malo et a furore Normannorum, prière qui se récitait il y a trois ou quatre ans, qui se récite peut-être encore aujourd’hui (curieux exemple de la perpétuité des traditions) dans un couvent voisin de Paris qu’on pourrait nommer, de même, jusque vers la fin du XVIIIe siècle, l’Islande faisait célébrer un certain jour chaque année un office « contre les Turcs. » En divers endroits de l’île, on montre des champs de bataille avec de grands tertres sous lesquels ont été ensevelis ces ennemis extérieurs vaincus : ici le Spanskanof, nom qui rappelle l’incursion et la défaite de pirates espagnols, là le Danski holl ou tombe des Danois, etc.

Aux pirates et corsaires qui pillaient les habitations le long des côtes répondent les brigands de l’intérieur ; l’un des plus curieux chapitres du livre que nous étudions est assurément celui qui contient les récits populaires et les légendes traditionnelles concernant les utilegumenn. On reconnaît la composition du mot ; il s’agit des outlaw, des hommes hors la loi. On appelait ainsi en Islande les hommes que l’althing avait condamnés à l’exil, et qui, plutôt que d’aller à travers les mers chercher une nouvelle patrie, aimaient mieux s’enfoncer dans le centre du pays, à peu près inhabité, pour y vivre, affamés et misérables, des seules ressources que bien souvent le vol et le crime, mais quelquefois aussi des industries habiles à exploiter le merveilleux, leur pouvaient procurer. Le centre de l’île était devenu aux yeux des Islandais une redoutable contrée de laquelle ils répétaient aux veillées mille étranges récits ; le suivant porte l’empreinte d’une certaine finesse de sentiment et exprime assez bien la terreur qu’inspiraient aux familles de paysans islandais les mystères de ce nouveau et immense border.

Il y avait une fois un paysan nommé Sigurd, homme honnête et respecté. Il avait une fille appelée Helga, belle et vertueuse. Helga était fiancée à un serviteur de Sigurd nommé Olaf, un brave et courageux jeune homme. Un jour elle sort de chez son père pour aller surveiller les femmes au lavoir, et elle ne revient pas. On la cherche, le lendemain et les jours suivans dans tout le voisinage sans la retrouver. Sigurd pleurait, mais Olaf était en proie à une douleur plus vive encore ; la vie lui devenait insupportable. Une nuit cependant, comme il avait succombé au sommeil, il eut un songe, et crut entendre une voix qui lui disait, après lui avoir reproché son désespoir : « Lève-toi, prends des souliers neufs, mets des vivres dans ton sac, et va-t’en vers le midi jusqu’à ce que tu rencontres un tertre entouré de pierres ; un ruisseau coule au pied, tu le franchiras ; tu verras ensuite un sentier que tu suivras ; confie-toi en Dieu seul, et ne te laisse arrêter ni détourner par aucun obstacle ni par aucun conseil. » A peine éveillé, Olaf se rappela son rêve : il fit aussitôt ses préparatifs, et malgré les larmes de Sigurd, qui l’appelait son fils et son dernier espoir, il partit. Après avoir longtemps marché, toujours dans la direction du midi, il aperçut le tertre désigné, puis le ruisseau, puis le sentier. Cela lui donna du courage. Bientôt il aperçut un jeune homme de haute taille qui gardait un troupeau de brebis ; cet homme, bizarrement vêtu, avait une hache sur l’épaule. « Je te connais, dit-il à Olaf, tu viens chercher Helga, qu’on t’a enlevée ; elle est près d’ici, mais elle ne te sera pas rendue. Retourne chez Sigurd au plus vite, ou je serai forcé de te fendre la tête avec cette hache. » A peine Olaf a-t-il entendu ces paroles qu’il saisit adroitement son adversaire, le force à jeter loin de lui son arme et le terrasse ; toutefois il lui laisse la vie à la condition qu’il deviendra son serviteur dévoué ; l’inconnu s’y engage par un serment, puis lui raconte que son père et sa mère, qui sont des outlaw, habitent près de là avec ses deux frères et ses sœurs ; c’est son père qui a enlevé Helga. Un de ses frères veut l’épouser, mais elle s’y refuse ; elle passe les jours et les nuits dans les larmes, elle est pâle et amaigrie : Olaf sera reçu comme un ennemi, mais son nouveau serviteur, Kari, lui sera dévoué jusqu’à la mort. Tous deux se mettent en marche. On arrive le soir, par une petite et étroite vallée, à la cabane des outlaw. Le père, la mère et les deux fils sont d’un aspect hideux et repoussant, tandis que les deux filles semblent au contraire douces et jolies. Olaf cherche en vain du regard Helga, sa fiancée ; il voudrait parler, mais l’accueil sinistre qu’il reçoit arrête sa parole : Kari le fait asseoir, se place à côté de lui, et lui apprête un frugal repas, tandis que le père et les frères s’entretiennent à part et à voix basse. Bientôt le père déclare qu’il est temps qu’on s’aille coucher. Kari prend Olaf par la main et le conduit à la chambre qui lui est destinée. À peine y est-il entré qu’une jeune fille vient, suivant l’ancienne coutume islandaise, pour lui ôter ses habits. Il la voit à peine, tant la chambre est obscure. Elle ne dit pas un mot ; seulement, pendant qu’elle lui essuie les pieds, il sent tomber ses larmes, et quand elle va sortir, elle lui dit à l’oreille, de sa voix la plus basse, de prendre garde à lui. Kari lui-même vient ensuite ; il veut passer la nuit auprès d’Olaf, qui se contente de lui emprunter sa hache, et attend l’événement. Le vieil outlaw ne tarde pas en effet à entrer, il est suivi des deux frères ; mais Olaf ne se laisse pas surprendre : il fend la tête au vieillard, il blesse mortellement un des fils, et, de concert avec Kari, il force l’autre à se rendre et à lui jurer fidélité. Pendant ce tumulte, Helga est plongée dans les larmes et la prière ; Kari l’amène en toute hâte et la remet aux bras de son fiancé. C’était elle qu’on avait envoyée le soir pour le servir, mais on veillait aux portes et on épiait sa parole ou son regard. — Dès le lendemain, après avoir enseveli les morts, Olaf mit le feu à la cabane des outlaw ; tous le suivirent chez le vieux Sigurd, excepté celui des deux fils qui survivait ; celui-là préféra encore au commerce des hommes la sauvage et inquiète liberté du désert.

Ce n’est pas le moindre charme de ces légendes islandaises que d’y retrouver, grâce à l’identité constante du cœur humain, quelques fleurs de cette poésie qui s’épanouit plus librement sans doute sous de moins rudes climats. La nature particulière de l’Islande n’exclut pas d’ailleurs la poésie ; tout au moins doit-elle ébranler et exciter l’imagination. Qu’on lise non pas seulement la spirituelle relation du trop court voyage de lord Dufferin en Islande, mais par exemple le journal d’Olafsen et Paulsen pendant leur longue et savante visite de cinq années dans cette Ile à la fin du XVIIIe siècle, et on admirera les singuliers phénomènes de cette terre et de ces cieux : ici les sources intermittentes, les eaux minérales de toute sorte, celles qui endorment et celles qui enivrent ; là des aurores boréales ou des éclats de foudre de toutes les nuits (comme pendant tout l’été de 1718), des lacs comblés en une heure par la lave des volcans, les feux souterrains, les jets de sources chaudes, les météores, les nuages colorés et aux formes diverses qui s’élèvent sur la surface des eaux, les mers de sang, les mirages, les apparitions célestes. Quelles imaginations humaines seraient restées insensibles à ces magnifiques spectacles ? Même à côté des explications que donne la science, il y aura toujours en présence de ces manifestations étonnantes de la nature d’autres commentaires qu’inventera l’esprit humain. Tout un chapitre du livre de M. Maurer contient les nombreuses légendes islandaises qui cherchent à expliquer chacun de ces phénomènes.

L’imagination islandaise connaît aussi, cela se comprend, toute une faune et une flore symboliques et mystiques dont la connaissance fournirait sans nul doute d’utiles sujets de comparaison et peut-être des explications uniques aux commentateurs de certains ouvrages du moyen âge[3]. C’est encore aujourd’hui une croyance populaire en Islande que les corbeaux forment conseil au milieu de l’automne, et qu’on voit, au jour marqué, chaque couple se diriger vers la place convenue. En Islande comme partout ailleurs, le corbeau est de mauvais augure, et s’il vole avec persistance autour d’un toit, ceux que ce toit abrite sont menacés de mort. Les vaches parlent pendant la première nuit de chaque année, ou, suivant d’autres, pendant la nuit de la Saint-Jean. Un fermier qui n’en voulait rien croire s’alla coucher pendant cette nuit-là dans son étable. Au premier coup de minuit, il entendit une de ses vaches qui disait : « Il est temps de parler. » Sa voisine répondit : « Il y a un homme dans l’étable. » Une troisième ajouta : « Nous le rendrons fou avant le lever du soleil. » Le pauvre homme y perdit en effet la raison. — Nous ne nous arrêterons pas aux légendes qui concernent les monstres de la mer ; elles sont innombrables. Sans parler des hommes ou des femmes-poissons, les chiens de mer sont pour la tradition populaire les anciens soldats de Pharaon ; ils ont été engloutis avec leur maître et vivent misérablement au fond des eaux. Pendant la nuit de la Saint-Jean, ils reprennent pour quelques heures la forme humaine, et viennent sur les rivages jouer, chanter et danser comme les autres hommes. Si par hasard un d’entre eux ne retrouve pas son enveloppe aquatique qu’il a déposée sur le sable, il faut qu’il reste au milieu des hommes jusqu’à ce qu’il la recouvre. Une fois, par une telle nuit, un Islandais eut l’audace de dérober ainsi la dépouille d’un de ces êtres marins ; quand leur troupe se replongea dans les eaux, il en vit un rester errant sur la côte : c’était une femme ; il l’épousa, vécut heureux avec elle et en eut deux enfans. Il avait toujours sur lui la clé du coffre où il avait enfermé son enveloppe marine. Un jour cependant il l’oublia dans un de ses vêtemens, et à son retour il vit que la cassette était vide et sa femme partie pour jamais. Seulement, lorsque les deux petits enfans de l’Islandais s’allaient promener sur le bord de la mer, on voyait un de ces animaux marins élever fréquemment sa tête au-dessus des eaux, suivre leurs jeux et leur jeter sur la rive de beaux poissons dorés et de brillans coquillages.

Le livre de M. Maurer se termine par un certain nombre de contes populaires qu’il a recueillis en Islande. Je les ai lus avidement, curieux de savoir si j’y trouverais quelques souvenirs de l’ancienne littérature islandaise, dont une bonne partie, nous l’avons déjà indiqué, consistait en traductions ou imitations de nos poèmes et romans du moyen âge. Malheureusement ce dernier point de vue ne paraît pas avoir préoccupé M. Maurer, et il est permis de le regretter. Son conte de Linus ne se distingue pas précisément de la généralité des contes inventés à plaisir. Dans celui de Maertholl, on peut bien reconnaître en effet, comme il le dit, quelques échos des anciennes croyances mythologiques du Nord, et par là le récit ne laisse pas d’être intéressant ; mais le plus curieux sans contredit est de retrouver dans l’histoire de l’insensé Brjan quelques-uns des traits que Saxo Grammaticus et Shakspeare ont empruntés à des traditions évidemment anciennes, lorsqu’ils ont écrit leur Hamlet. On va en juger.

Il y avait une fois un roi riche et puissant. Près de son château habitait, dans une pauvre cabane, un vieux paysan avec sa femme, trois enfans et une seule vache pour nourrir toute cette famille. Le roi, étant un jour à la chasse, aperçut la vache du pauvre homme et s’écria : « Oh ! comme ma vache est belle ! » On lui fit remarquer que la bête n’était pas à lui ; il ordonna donc de l’acheter. Aussitôt les gens du roi vont trouver le vieillard, et comme il refuse de vendre sa seule vache, on le tue. Cependant les meurtriers sont effrayés de leur action, et ils se demandent si, de ces trois enfans qui viennent d’assister au meurtre de leur père, il y aura un vengeur. Ils prennent l’aîné et lui demandent s’il a ressenti quelque part la mort de son père. L’enfant montre son cœur, et ils le tuent ; même réponse du second fils, qui a le même sort ; le plus jeune montre grossièrement une autre partie de sa personne, et il est sauvé. On comprend que celui-là sera le vengeur ; mais il faut qu’il grandisse sans danger, et qu’il attende l’occasion. Brjan, c’est son nom, reste chétif et pauvre auprès de sa vieille mère, et simple d’esprit aux yeux de tous. Quelques-unes de ses réponses offrent une ressemblance frappante avec celles de Jean l’Avisé dans les contes de Grimm. Sa mère l’envoie un jour faire une commission au château du roi ; il rencontre des ouvriers qui apportent du pur or pour dorer la chambre de la fille du roi, et il leur dit : « Je souhaite que la charge vous soit moins lourde, mes amis ! » Et, la parole de cet enfant méprisé faisant des prodiges, à quelques pas de là les ouvriers perdent les trois quarts de leur riche fardeau. De retour à la maison, sa mère lui demande ce qu’il a vu et ce qu’il a dit ; elle le gronde. « Ce n’est pas là ce que tu devais dire, mais plutôt : Je vous souhaite, mes amis, une charge trois fois plus lourde ! — Je dirai ainsi la prochaine fois, ma mère. » Le lendemain, il rencontre un enterrement, et, s’adressant aux porteurs : « Je vous souhaite une plus lourde charge, mes amis ! » Et voilà que le corps devient si pesant que les porteurs ne peuvent plus continuer leur marche. De retour à la maison, Brjan est grondé. « Il fallait dire : Que Dieu ait en paix l’âme du défunt ! » Le lendemain, Brjan voit le bourreau qui pend un voleur, etc.

Personne ne s’inquiétait des réponses de Brjan ; on riait seulement de sa simplicité. Bien connu au château du roi, il entrait librement dans les cours et les salles ; on le vit s’établir un jour dans un coin de la salle du festin ; il avait un grand morceau de bois blanc et un couteau, et il taillait avec acharnement de petites chevilles, qu’il mettait ensuite dans ses poches. Quand on lui demandait à quoi il s’occupait, il répondait : « Je venge papa ! » Et comme il n’inspirait nulle défiance, comme on avait oublié d’ailleurs la mort du vieux paysan, nul n’y prit garde. Cependant c’était un jour de grande fête ; les gens du roi buvaient à l’envi. Ils s’enivrèrent à la fin, et tombèrent jusqu’au dernier dans le sommeil de l’ivresse. Brjan se leva alors, et, à l’aide de ses chevilles, il attacha les uns aux autres par leurs vêtemens tous les assistans engourdis. Les meurtriers de son père s’y trouvaient, et le roi lui-même. Bientôt quelques-uns d’entre eux se réveillèrent à moitié, voulurent se dégager, s’irritèrent, tirèrent leurs épées pour se débarrasser de leurs voisins, réveillèrent par leurs cris et leurs malédictions tous les convives ; ils se prirent d’une querelle générale, et finalement se massacrèrent les uns les autres, le roi compris. Ainsi fut vengée la mort du pauvre paysan père de Brjan. — On sait que, dans le récit de Saxo Grammaticus, ce sont des chevilles de bois ainsi taillées pendant sa folie qu’Hamlet emploie pour ensevelir les convives et le roi meurtriers de son père sous les tapisseries du palais, auquel il met ensuite le feu ; dans Shakspeare se retrouve, admirablement traitée, cette même donnée d’une folie moitié involontaire et moitié feinte. M. Maurer remarque au reste que le nom de Brjan est irlandais, qu’il se retrouve aujourd’hui sur la carte géographique de l’Irlande, aux traditions de laquelle cette légende pourrait bien avoir été empruntée soit par les Islandais et les Danois, soit par les Anglais du XVIe siècle.

Invariablement ainsi l’étude des légendes et des traditions populaires conduit à la même conclusion : c’est que le fonds d’idées nécessaire pour défrayer l’imagination des peuples n’a pas été bien considérable ni bien fécond. Ce n’est pas cette production spontanée, mais paresseuse des plus humbles esprits qui enfante des pensées neuves et originales augmentant la richesse commune du genre humain ; cet honneur est réservé au génie et à la méditation. À la tradition populaire et à la légende le privilège, — c’est bien assez, — de refléter naïvement et sûrement, avec les principaux traits des sentimens et des passions de l’humanité, celles des idées particulières au nom desquelles chacune des grandes races est appelée à faire son chemin dans l’histoire. À ce titre, elles méritent les laborieuses enquêtes de l’érudit et l’examen du philosophe. À ce titre seul et par les lumières infaillibles qu’elles recèlent, soit sur la nature et les procédés de l’esprit humain, soit sur les aptitudes intellectuelles et morales de chacune des nationalités, elles offrent, en retour des recherches ardues, des lectures souvent pénibles qu’elles imposent, une ample et riche récompense.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. Leipzig, chez Breitkopf et Haertel.
  2. Goettingue, chez George Wigand.
  3. Voyez le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival (Aubry, 1860), que M. Hippeau, après avoir déjà donné le Bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, vient de publier avec beaucoup de soin et de netteté.