Chronique de la quinzaine - 31 mars 1867

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Chronique n° 839
31 mars 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1867.

Les grands débats de notre chambre représentative sur la politique européenne, les rapides progrès du mouvement de concentration qui s’accomplit en Allemagne, l’élaboration des mesures politiques et militaires qui se préparent en France, forment un ensemble où l’intelligence de l’observateur des affaires publiques commence à pouvoir s’orienter avec certitude. D’après les résultats vérifiés, les responsabilités avérées, les nécessités démontrées, on peut dès à présent établir l’unité des vues sur la conduite à suivre et embrasser avec une conviction active les devoirs présens et futurs du patriotisme français.

« Il n’y a plus de fautes à commettre, » a dit M. Thiers en terminant ces discours qui resteront comme un modèle admiré de la discussion des grandes affaires d’état ; « nous n’avons point commis de fautes, » a répondu M. Routier dans son rôle difficile et vigoureusement soutenu d’apologiste officiel. Les contemporains ne souscrivent point à la déclaration de M. le ministre d’état, qui ne recevra pas non plus la sanction de l’histoire ; mais pour le moment toute argumentation qui n’aboutirait qu’à des récriminations serait un passe-temps stérile. — Il n’importe de signaler et de définir les fautes commises que comme une matière d’expérience où nous devons trouver des leçons lumineuses pour notre conduite future.

La faute capitale, l’année dernière, a été de laisser conclure le traité entre la Prusse et l’Italie. La date et la principale condition de ce traité sont connues. Les conventions secrètes ne restent pas longtemps enfouies à notre époque dans les mystères des chancelleries. Le traité entre la Prusse et l’Italie fut signé au mois de mars. C’était une alliance offensive et défensive. La Prusse s’engageait à continuer la guerre jusqu’à ce que l’Italie eût obtenu la Vénétie ; l’Italie contractait une obligation analogue jusqu’à ce que la Prusse eût obtenu en Allemagne un accroissement territorial d’une importance équivalente à celle de la Vénétie. Voilà ce qui fut convenu au mois de mars de l’année dernière. À moins de s’imaginer que l’on parle à des enfans, il ne faut pas dire que le gouvernement français a pu ignorer ni les apprêts ni la conclusion de cet arrangement, qui menaçait le continent européen d’une guerre immédiate, car le traité avait une échéance très courte ; il n’était valable que pour trois mois. Il ne faut pas dire non plus à des gens sérieux qu’il n’était point permis au gouvernement français de faire violence à l’indépendance de l’Italie et de détourner ce pays de l’alliance de la Prusse. L’invraisemblance et l’impossibilité sont au contraire que la cour de Florence ait pris la résolution si grave de s’allier à la Prusse en vue d’une guerre immédiate sans consulter avec la déférence la plus amicale le gouvernement français. Et quand même la cour de Florence eût été animée de la passion la plus vive par la tentation que lui offrait la Prusse, si une alliance pareille et la guerre dont elle menaçait l’Europe eussent paru au gouvernement français inopportunes et contraires à la sécurité et aux intérêts de notre pays, à qui fera-t-on croire que nous eussions méconnu et offensé l’indépendance de l’Italie en conseillant à nos alliés par les représentations les plus amicales de modérer leur impatience et d’attendre des occasions mieux appropriées aux convenances françaises ?

D’aussi justes condescendances, au lieu de coûter des sacrifices à l’indépendance des peuples, ne sont-elles point au contraire l’effet le plus naturel et la condition la plus légitime des alliances honnêtes et sensées ? Non, qu’on en soit sûr, l’Italie n’a point manqué à ses devoirs d’allié envers nous, et ne nous a caché ni le projet ni la conclusion de son association prussienne ; la France n’eût point manqué non plus au respect de l’indépendance italienne en dissuadant un gouvernement ami d’une entreprise qu’elle aurait jugée inopportune ou périlleuse. Il n’y a qu’à parler de ces choses-là avec simplicité pour en faire toucher du doigt la vraie nature. La guerre a donc été voulue, comme nous le disions il y a un an, quand nous ignorions encore l’origine et les conséquences de cette crise. On trouvait alors le mot hardi ; l’événement ne l’a que trop sévèrement confirmé.

Dans ce moment critique où se serrait le nœud du drame, quelles étaient les pensées et les sentimens qui animaient en France l’opinion publique ? On ne saurait les oublier, car le souvenir en restera comme une démonstration de la sagacité et de l’honnêteté de l’opinion française. On était convaincu que la France avait le pouvoir d’empêcher une guerre arbitraire et cruelle. On plaçait son espoir et son orgueil, non dans une paix égoïste, dans une paix odieuse, comme l’a si bien dit M. Thiers, qui tiendrait la France ; spectatrice inerte et volontairement impuissante à l’écart de la lutte, mais dans une paix générale conservée par l’autorité morale de notre pays. Imposer la paix, c’était la seule gloire que recherchât l’opinion publique, et cette ambition humaine et désintéressée, la France se croyait assez forte pour pouvoir la satisfaire. Si là où était la direction de la politique on eût compris cette droiture et cette probité du sentiment national sur la question de paix ou de guerre, on se fût opposé à la conclusion du traité secret entre l’Italie et la Prusse, et la guerre n’aurait point eu lieu.

La démonstration de la faute primitive commise est sortie avec une terrible soudaineté de la journée de Kœniggraëtz. Toutes les surprises provoquées par cette bataille accusent les erreurs de la politique qui l’a rendue possible. Les surprises ont été militaires et politiques. Dans l’ordre des choses militaires, on a été surpris par l’étendue et la précision de la préparation prussienne, par la supériorité de l’armement prussien, par la force effective de l’organisation prussienne : on a eu la révélation d’une puissance militaire qu’on n’avait jamais soupçonnée, et qui, au moment où elle se faisait connaître, acquérait un accroissement irrésistible. La surprise politique n’a pas été moins étourdissante que la surprise militaire. L’union de l’Allemagne, cette œuvre dont on eût contemplé les progrès avec une curiosité sympathique et une entière sécurité, si elle eût été produite par l’assentiment rationnel et pacifique des populations germaniques, s’est accomplie d’un seul coup, par la force, en prenant le caractère, menaçant d’une concentration de puissance militaire Inspirée par les rivalités et les vieilles hostilités internationales. De pareilles surprises se précipitant à la fois étaient bien capables de causer les angoisses avouées par M. Rouher. En abandonnant les affaires européennes aux fatalités et à la violence impérieuse des événemens de guerre, on s’était réservé un rôle d’observation pouvant tourner à l’action, suivant les circonstances, et qu’on avait décoré d’avance du nom de neutralité attentive. Cette neutralité, qui n’avait rien prévu ni rien préparé, a été condamnée à devenir une politique d’effacement. Nous nous sommes trouvés, au lendemain de Kœniggraëtz, sans « plan politique solidement élaboré, sans force militaire capable d’exercer une prépondérance immédiate. On n’a jamais vu dans notre histoire une si subite éclipse d’influence. Nous n’avions préparé nos moyens d’action ni par la diplomatie, ni, dans le cas où il faudrait y recourir, par une organisation militaire disponible. Par d’habiles négociations antérieures, on eût pu se mettre en état de prêter un secours efficace aux tendances allemandes capables de se défendre contre l’absorption prussienne ; par la réunion préalable d’une force militaire disponible, on eût pu prendre un rôle plus décisif dans le règlement des questions que les péripéties de la guerre devaient faire naître. L’impétuosité et la grandeur des événemens nous ont pris au dépourvu et nous ont condamnés à la neutralité passive. Quel enseignement ! Quelle douleur et quel danger que l’effacement d’un pays tel que le nôtre ! Il est des momens tragiques dans le cours des grandes affaires humaines qui décident pour des siècles les destinées historiques des peuples. Quel dommage irréparable, si après avoir prévu des momens pareils, après les avoir en quelque sorte appelés, on commet l’imprudence de n’être point prêt quand la fortune les amène !

Nous ne comprenons point que tout le monde ne soit pas d’accord en France sur les leçons que nous donne cette expérience saisissante. Les dangers auxquels nous sommes exposés viennent de nous être montrés en traits éclatans. Le premier enseignement, c’est l’influence heureuse ou malheureuse que la constitution intérieure d’un peuple peut avoir sur sa sécurité et sa grandeur intérieures. Il est manifeste aujourd’hui que l’opinion publique avait mieux compris que le gouvernement l’intérêt de la France dans la crise germanique. Si le mécanisme des institutions avait permis à l’opinion d’agir plus directement et plus fortement sur les décisions du pouvoir exécutif, il est certain que les fautes eussent été évitées, et les périls détournés. La France eût dissuadé l’Italie de l’alliance offensive avec la Prusse, et la paix eût été maintenue. Il est également impossible de se tromper sur l’origine et la cause profonde de l’unification si rapide de l’Allemagne. Ce ne sont point les idées de progrès pacifique et libéral, c’est l’esprit d’ambition et de guerre qui inspire l’œuvre de l’union germanique dans la forme qu’elle se donne aujourd’hui. Ce que les meneurs de ce mouvement cherchent dans les combinaisons qu’ils improvisent, c’est ayant tout la condensation des forces militaires de l’Allemagne. Les traités d’alliance offensive et défensive conclus entre la Prusse et les états du- sud dès le mois d’août de l’année dernière nous ont appris que cette union militaire embrassant toute l’Allemagne a été fondée dès le lendemain des victoires prussiennes. Toute la théorie professée par le gouvernement français sûr les prétendus avantages de la nouvelle constitution des états germaniques, présentée comme divisant, au lieu de les concentrer, les forces de l’Allemagne, s’écroule devant la franche publication dès traités secrets du Wurtemberg, de la Bavière et de Bade. La circulaire de M. de La Valette et le système de M. Rouher sur l’Allemagne partagée en trois tronçons avaient reçu d’avance une. réfutation péremptoire, que M. de Bismark a trouvé plaisant de nous faire connaître pour mettre fin aux utopies de notre gouvernement. Or la passion de l’Allemagne qui lui fait tout sacrifier aux combinaisons qui lui assurent une formidable puissance de guerre a des causes que nous ne pouvons méconnaître. Ces causes sont dans notre propre histoire et dans la nature de nos institutions. C’est la grande réaction patriotique. de la race allemande contre la domination conquérante de Napoléon qui achève son triomphe dans l’unification actuelle des forces de guerre. L’œuvre de 1866 est le couronnement de l’œuvre de 1813. En face d’une France dont la politique1 est entièrement placée dans l’initiative du pouvoir exécutif, l’Allemagne veut s’assurer la puissance des armes par l’unité. Le rôle que nous avons joué dans les affaires européennes en ces dernières années, les velléités d’agrandissement territorial qu’on nous a attribuées, ont entretenu et excité les aspirations de ce grand peuple à réunir dans une seule main toute sa force défensive et offensive. Le mouvement qui réagit sur nous vient de nous.

Il y a un grand et décisif avantage à reconnaître les fautes que l’on a commises ; ce n’est que dans une semblable confession qu’on peut trouver le moyen de les réparer. L’intérêt patriotique suprême est aujourd’hui de rendre à la France tout le ressort moral et politique dont elle, est capable. Ce n’est point en l’amusant et en s’amusant soi-même de fades adulations qu’on l’excitera à d’héroïques efforts. Venir lui dire que tout est profit pour elle dans la nouvelle constitution de l’Allemagne, c’est s’attirer la réplique écrasante de M. Jules Favre, c’est se condamner à se réfuter soi-même lorsqu’au milieu de ces assertions optimistes on présente au pays la nouvelle loi du recrutement. Prenons tous au sérieux et avec une résolution virile la situation de la France. Le premier sentiment que les nécessités de cette situation devraient inspirer au pouvoir et à ses organes est une sympathique tolérance pour ceux mêmes qui se croient obligés de blâmer leur politique passée. L’état où nous sommes ne nous paraît point comporter l’appel aux animosités de partis, l’excitation aux antagonismes passionnés. Pourquoi compliquer de luttes de personnalités les difficultés, qui sont si graves dans les choses ? De regrettables symptômes nous montrent malheureusement que les sentimens de tolérance que nous invoquons ne sont point près de régner dans nos controverses publiques. La belle discussion sur la situation des affaires étrangères s’est terminée par des récriminations violentes et par des allusions à des scènes de notre récente histoire dont on n’avait point intérêt à rappeler le souvenir dans les circonstances présentes. Une portion de la majorité du corps législatif se livre à des exagérations intempestives. Dans les régions élevées du pouvoir, les personnes semblent plus disposées à maintenir les séparations exclusives qu’à favoriser des rapprochemens concilians. Ces tendances sont tout à fait contraires à la nature d’esprit que les circonstances demandent aux hommes capables d’influer sur la direction des affaires publiques. Les circonstances veulent que l’on, étende les moyens d’information et d’action de l’opinion nationale, les garanties de la liberté électorale et l’influence de la représentation du pays sur le pouvoir exécutif. Tous les esprits qui comprennent la gravité des derniers événemens et la nécessité des efforts imposés à la France s’aperçoivent que nos intérêts ont souffert d’une sorte de relâchement général dans les fonctions de la vie publique ; on s’est laissé engourdir par une vague nonchalance, on s’est abandonné paresseusement à des fantaisies imprudentes. Il est visible qu’il faudrait répandre et fortifier le sentiment de la responsabilité, qui est le nerf de la politique, — qu’il est urgent de réveiller partout la passion du bien public. Tout intérêt et tout préjugé égoïste et formaliste qui mettront obstacle à l’entier développement des facultés politiques du pays, qui décourageront la rénovation des esprits et des âmes, qui voudront arrêter ou. ralentir un mouvement régénérateur, porteront atteinte à la cause de la France.

On peut juger par ce qui se passe à propos de la loi du recrutement du mal immense que produit chez nous l’absence de chaleur vivifiante, d’expansion cordiale, de libre sympathie dans notre vie publique. La réforme des institutions militaires est la nécessité la plus positive et la plus pressante que les événemens d’Allemagne ont créée pour nous. Le patriotisme le moins attentif ne saurait élever un doute sur cette conséquence de l’unité militaire et politique de l’Allemagne. Il est incontestable d’un autre côté que le système des institutions militaires touche aux racines mêmes de la constitution sociale et politique des peuples. Il n’est donc pas possible de faire réussir un plan d’organisme de guerre dans un pays, si l’on ne s’empare pas d’abord de l’âme de ce pays pour y faire pénétrer par une sorte de consentement spontané l’esprit de l’institution devenue nécessaire. Il est malheureusement certain que l’état de paralysie où la vie publique est tombée en France par la longue éclipse de la liberté a mis le gouvernement dans l’impuissance d’émouvoir l’âme du pays et d’obtenir une prompte et unanime adhésion nationale à son projet de réorganisation militaire. Le projet gouvernemental a été préparé avec des procédés formalistes antipathiques à l’enthousiasme. On l’a vu sortir avec la sévérité et l’aridité d’un document officiel des délibérations d’un comité dont le public a ignoré les discussions contradictoires ; puis, repassant par une autre élaboration administrative également dérobée à la connaissance du public, il s’est révélé avec ses dispositions définitives. Est-il surprenant que le public ait fait un accueil défiant et alarmé à cette rigoureuse et froide formule qui ne lui était expliquée par aucune controverse animée et vivante ? Quand on doit si profondément remuer les institutions sociales d’un peuple, on ne peut employer avec succès le rigide procédé des édits administratifs ; il faut devancer les innovations politiques de cette importance par une sorte de prédication et d’apostolat qui éclairent la conscience nationale, l’émeuvent et la convertissent aux grandes résolutions proposées. C’est cette œuvre d’apostolat qui s’accomplit chez les peuples libres au moyen des réunions publiques, par l’initiative des hommes d’état et des orateurs. Avant que soient réglées dans la chambre des communes les dispositions d’un bill de réforme parlementaire, dans combien de meetings la question n’a-t-elle point été agitée, par combien d’orateurs n’a-t-elle point été exposée et élucidée ! La discussion publique préalable a fait défaut au projet de loi militaire ; les hommes spéciaux, les généraux et les officiers, qui sont les autorités les plus compétentes en une telle matière, n’étaient point encouragés par nos lois et par nos mœurs à expliquer devant le pays les conditions de l’organisation de notre armée. On a laissé trop longtemps le pays en face d’un texte morne destiné à résoudre un problème dont les conditions lui sont inconnues.

La véritable enquête sur la question militaire ne commencera donc qu’avec la discussion du projet de loi au corps législatif ; cependant un livre remarquable, publié il y a deux jours, nous apporte des informations dont l’étendue, la sûreté, l’intérêt, ne pourront point être dépassés par les révélations et les enseignemens du débat parlementaire. Le premier mérite de ce livre, l’Armée française en 1867, est certes d’être une œuvre inspirée par la passion du bien public ; mais c’est aussi l’ouvrage d’un homme qui aime l’armée française, qui semble s’en être assimilé le génie, et qui en connaît à fond le tempérament, les conditions nécessaires et la valeur. Nous, ne parlons point du mérite littéraire de l’œuvre, de cette forme d’essais simple, familière, d’où s’échappent par momens les accens d’une émotion virile et d’une mâle éloquence. L’enseignement le plus utile qui sortira de cet écrit est sans doute l’indication des réformes qu’il faudrait opérer dans notre armée, lors même qu’il n’y aurait point lieu de l’accroître par un nouveau système de recrutement. L’auteur pense et raisonne avec les idées positives de l’esprit moderne ; s’il connaît et définit avec une complaisance attendrie les qualités des soldats français, il regarde attentivement aux lacunes de notre système militaire, aux causes d’affaiblissement qu’on y a laissé s’introduire, et il n’hésite point à chercher dans l’étude des institutions militaires comparées des autres peuples les exemples et les perfectionnemens qui nous doivent profiter. A vrai dire, la préoccupation dominante de l’auteur de l’Armée française en 1867 est bien plus d’appeler l’attention sur les erreurs de système ou les négligences qui laisseraient s’altérer les qualités natives de nos troupes que d’exposer les conditions d’un système de recrutement. Les questions abordées là ne pourraient être négligées dans les prochaines discussions. Il faut affranchir avant tout notre armée des inconvéniens des vieux règlemens surannés et des routines abandonnées par les armées étrangères que dirige un esprit scientifique et positif. On ne peut manquer d’examiner à la chambre la nature d’influence que les corps d’élite démesurément nombreux exercent sur l’armée et de calculer le surcroît des charges qu’impose au trésor l’entretien d’une garde impériale. On ne saurait éluder la question de la dotation et voir si l’on veut laisser subsister un état de choses qui affaiblit réellement l’armée en y entretenant un trop grand nombre de vieux soldats, en obstruant les cadres des sous-officiers, en mêlant des préoccupations d’intérêt matériel à l’accomplissement du devoir militaire. Avant de songer à augmenter le nombre de nos soldats, il eût été logique de donner aux ressources de guerre de la France la préparation la plus complète, de rendre à notre armée actuelle toute l’homogénéité, la jeunesse et l’ardeur désintéressée qui lui avaient si longtemps assuré la prépondérance dans les combats. Quant au recrutement, il est visible que l’éminent auteur de l’Armée française en 1867 préférerait un système analogue à celui de la Prusse. Il considère comme le plus équitable le système qui étend l’obligation du service militaire personnel à tous les jeunes gens valides qui n’ont pas de motifs légaux d’exemption, obligation compensée par une réduction notable de la durée du service. « Avec le temps, dit-il, quand il est entré profondément dans les mœurs publiques, ce système est le meilleur. » Il crée une armée où le sentiment du devoir est ferme, et dont le caractère est complètement national. Le vaillant écrivain est persuadé que ces principes, si la France avait le temps de les appliquer pendant de longues années de paix certaine, entreraient dans les habitudes de la population. Quant à nous, bien que les hommes du métier trouvent des avantages pratiques à combiner le maintien de l’exonération avec l’accroissement du recrutement et la création de nouvelles réserves, nous croyons qu’un intérêt social et politique bien supérieur à l’intérêt technique conseille aux classes aisées d’accepter, moyennant la réduction de la durée de l’engagement, l’égalité des obligations du service. Les jeunes gens des classes aisées et éclairées élèveraient leur niveau moral en acceptant de bonne grâce l’éducation militaire. Ils ne laisseraient point subsister à leur profit une inégalité injuste, qui ne peut manquer d’être plus douloureusement ressentie par les classes privées de capital à mesure que la charge du recrutement pèsera plus lourdement sur elles. L’observation absolue de l’égalité dans le service militaire serait à nos yeux la garantie la plus digne et la plus efficace que pourraient avoir les classes aisées contre les antagonismes sociaux auxquels elles sont exposées.

Il est regrettable sans doute que l’effet d’une grande imprévoyance politique ait mis la France en demeure d’augmenter ses contingens et ses dépenses de guerre ; cependant le pays, quelle que soit sa mauvaise humeur, ne peut point se résigner à une décadence. Il se résignera aux nouvelles charges ; mais s’il a du bon sens et l’instinct de sa conservation, il se fera rendre en libertés par le pouvoir l’équivalent des sacrifices consentis pour le maintien de la grandeur et de la sécurité nationales. La nécessité de ces sacrifices diminuerait d’ailleurs dans la même proportion où croîtrait la participation du pays au gouvernement. Les grands débats sur la loi de l’armée, sur la presse et sur le droit de réunion devraient être dominés par la pensée d’établir un juste équilibre entre les charges militaires et les franchises politiques. Dans l’attente de ce grand travail de législation, les épisodes de la politique intérieure semblent s’amoindrir et s’effacer. On ne peut cependant affecter de ne point prendre garde à l’incident dont la présidence de la chambre des députés a été l’occasion. M. le comte Walewski s’est démis de ses fonctions, donnant pour motif à sa retraite des dissentimens personnels entre lui et quelques membres du gouvernement. Cette démission reçoit un caractère politique de la part que le public avait attribuée à M. Walewski dans les mesures de tendance libérale adoptées par le gouvernement. M. Walewski avait contre-signé le décret du 24 novembre ; il passait pour avoir préparé par ses avis les mesures du 19 janvier. Peut-être, puisque la présidence de la chambre est vacante et qu’elle est soumise, quand elle a une importance politique trop prononcée, aux orages des dissentimens ministériels, serait-il sage de profiter de l’occasion pour restreindre cette fonction à son objet professionnel, à la bonne direction du débat parlementaire. Pour trouver l’homme de la chose, the right man in ihe right place, le gouvernement n’aurait point à sortir de la chambre ; il lui suffirait de donner de l’avancement à l’honorable M. Schneider, qui, depuis bien des années, a fait ses preuves comme vice-président. Le fauteuil ne pourrait être occupé par une meilleure tête, par une personne plus versée dans les affaires de la chambre, par un arbitre plus avisé et plus conciliant des conflits de tribune. En somme, ce qui résulte de la retraite de M. Walewski, c’est une homogénéité plus grande du gouvernement sous la prépondérance chaque jour plus marquée de M. Rouher. Personne, même parmi ses contradicteurs habituels, n’aura l’idée de contester la légitimité de la place que M. le ministre d’état s’est faite et occupe au pouvoir. Il porte le poids des plus grandes affaires gouvernementales. Il est le seul membre du personnel politique officiel qui ait la puissance et la facilité de travail nécessaires en de pareilles fonctions, Il est vigoureux et infatigable. Nous ne savons s’il serait orthodoxe de voir en lui un premier ministre : il en a du moins toute l’apparence et l’étoffe. La nature et la force des choses se montrent ici supérieures à la lettre des institutions. Il ne nous déplaît point à nous, qui n’aimons point les fictions, qu’un homme politique élève ainsi sa situation à la hauteur de son mérite. Monté à ce degré dans la direction et dans la représentation du pouvoir, M. Rouher, quoi qu’on en dise, commence à réaliser en lui la responsabilité ministérielle. La responsabilité n’est-elle pas mesurée à l’importance ? Il n’est point indifférent d’avoir affaire, dans les compétitions politiques, à un homme que sa réfutation et son influence investissent d’une responsabilité personnelle supérieure à celle de ses fonctions.

Entre les discussions d’où nous attendons un effort de rénovation politique et un accroissement de puissance militaire pour la France et l’œuvre rapide et véhémente que M. de Bismark poursuit au sein du Reichstag fédéral, est-il véritablement permis de placer le petit incident du Luxembourg ? On veut depuis deux semaines que l’acquisition de cette province par la France soit l’objet de négociations entre La Haye et Paris, entre La Haye et Berlin. Il y a dix jours, on donnait l’affaire comme terminée ; maintenant on soutient qu’elle n’est guère avancée, et on prétend qu’elle est sans importance pour la France. M. Rouher peut passer parmi nous pour un ministre occupé ; l’activité qui dévore M. de Bismark paraît être plus énervante. Ce ministre original fait lui-même l’aveu de sa fatigue d’une façon qui pique la curiosité. Il excuse ses mouvemens d’humeur et l’irritation qu’il porte dans les débats de l’assemblée fédérale non-seulement par les luttes qu’il a eu à soutenir pour achever ce qu’il a fait depuis cinq années, mais par les difficultés et les tracasseries dont il serait encore assailli à l’heure présente, La cause des soucis de M. de Bismark, l’objet.des combats secrets qu’il est obligé de livrer, ne sauraient être le petit Luxembourg. En attendant, le vote de la constitution de la confédération du nord avance rapidement. Les députés allemands manifestent assurément des tendances libérales ; mais les nerfs de M. de Bismark font échouer les amendemens par lesquels ils voudraient introduire et consolider le véritable self-government dans la constitution fédérale. Tout le monde cède à l’intérêt le plus pressant, et l’intérêt.le plus pressant est de mettre, comme dit M. de Bismark, l’Allemagne en selle. Elle a dû s’y trouver assez bien plantée quand M. de Bismark a fait connaître ses traités secrets, vieux de plus de six mois, avec les états du sud.

On commence à pouvoir mieux apprécier le résultat des élections générales de l’Italie et le caractère du parlement qui en est sorti. Tout bien considéré, il semble que la nouvelle chambre sera plus gouvernable que la précédente, si elle rencontre un ministère capable de la conduire. La majorité est réellement modérée ; elle s’élève, dit-on, à environ cinquante voix. Ce n’est pas beaucoup dans un pays où les principes politiques ont peu de fixité, où des questions personnelles, des intérêts locaux, introduisent des nuances variées et mobiles dans les groupes politiques. Il y a, par exemple, dans le parti modéré un certain nombre de Piémontais d’un zèle conservateur fort violent, mais qui ne sont pas moins excessifs dans leurs antipathies contre le présent cabinet ; des modérés d’autres parties de l’Italie, sans se séparer de l’opinion conservatrice, tiennent parfois à marquer leur indépendance par des votes anti-ministériels trop déconcertans pour le pouvoir. En somme pourtant les hommes de gouvernement ne sont point mécontens de la nouvelle chambre. Elle parait devoir être moins indisciplinée que la précédente, mieux préparée à s’appliquer aux affaires. C’est le résultat que constatent les élections des membres du bureau de l’assemblée ; la gauche a perdu plusieurs représentant au bureau. On remarque aussi que les députés ne se dispersent point, comme dans la dernière session, en un trop grand nombre de réunions politiques. Il n’est guère possible de faire marcher le gouvernement représentatif sans ces réunions de députés où les opinions se classent et se disciplinent. C’est le caucus des Américains, où la conduite des partis au congrès est déterminée par des délibérations préparatoires. Ce mode d’action est très conforme aux mœurs politiques italiennes : le danger serait que le goût des réunions les multipliât trop, et qu’à force de vouloir se concerter on aboutît à l’anarchie. Ce péril ne paraît point être à redouter cette année. Les anciens groupes se sont fondus en deux réunions, celle de la majorité et celle de l’opposition, la première ayant pour le moment sur la seconde l’avantage positif du nombre. Des deux côtés, on semble pénétré de la nécessité de s’appliquer aux affaires et de fixer enfin la situation et la politique financière de l’Italie. On affirme que tous les hommes qui sont des candidats naturels au pouvoir ajournent leurs prétentions, et sont prêts à travailler par une conduite conciliante au maintien de l’union dans le parti modéré. Il semble que la chambre actuelle soit appelée à être un instrument de gouvernement plus docile et plus maniable que la précédente assemblée ; mais quel est le ministère qui sera capable de conduire cette chambre ? Si le cabinet actuel a de bons élémens, il aurait besoin d’être refondu et fortifié par quelques accessions influentes pour pouvoir se promettre une certaine durée. L’opinion voudrait conserver M. Ricasoli à la tête du cabinet ; mais elle voudrait aussi que M. Rattazzi et plusieurs de ses amis, tels que MM. Sella, Matteucci, etc., vinssent renforcer le cabinet. Le baron Ricasoli a compris cette indication de l’opinion ; il s’est adressé à M. Rattazzi, mais il ne lui a offert que le ministère de la justice. Le portefeuille de l’intérieur est le seul que sa position politique lui permette d’accepter sous la présidence du baron Ricasoli. Les négociations n’ont point encore produit de résultat. Il ne faudrait point que cette indécision se prolongeât ; il importe que le ministère travaille à sa prompte reconstitution dès que le vote des douzièmes provisoires aura été obtenu. Toute l’efficacité du ministère italien et de la chambre qu’il doit diriger dépendra de la compétence du ministre qui aura le portefeuille des finances, et de la résolution avec laquelle le pays et ses représentans s’appliqueront à mettre fin aux embarras du trésor. Le gouvernement et la nation doivent dire adieu aux utopies et aux chimères. L’Italie a certainement dans la liquidation des biens ecclésiastiques les élémens d’une opération financière qui atténuera ses déficits ; mais, pour rapprocher le niveau des dépenses de celui des recettes, le moyen le plus sûr, c’est la réduction des dépenses et l’énergique économie. L’Italie ferait bien d’étonner le monde par une diminution radicale de son armée ; ses généraux crieraient un peu, mais l’Italie n’a plus besoin de généraux et de soldats pour conquérir son indépendance : elle a besoin de ministres économes pour fonder enfin son existence comme nation politique sur l’équilibre exact et régulier de ses besoins et de ses ressources.

La question de la réforme vient de prendre en Angleterre un tour qu’on n’aurait point osé prévoir au début de la session. Il y avait à propos de la réforme parlementaire une opinion générale dans la société anglaise, c’est qu’il importait de résoudre cette question difficile le plus tôt possible et cette année même. Il semblait que la présence au pouvoir du parti tory devait aider à l’arrangement de la question électorale, si le ministère comprenait l’importance du service qu’il rendrait ainsi à la paix publique de l’Angleterre, s’il avait assez d’ascendant sur son parti pour le déterminer à former une majorité pour un système définitif de réforme, en s’unissant aux élémens modérés du parti libéral. On désespéra d’arriver à ce résultat ; on fut saisi d’un découragement profond quand on vit la marche embarrassée du ministère. Au lieu d’un projet de loi intelligible et saisissable, M. Disraeli ne proposa d’abord qu’une vague et compliquée déclaration de principes. La chambre et l’opinion furent prises d’un accès de mauvaise humeur contre ce malheureux cabinet qui allait perdre une occasion unique de terminer l’affaire de la réforme et de mettre fin à une agitation importune. Cependant, tout en blâmant le ministère, on l’invitait à renoncer à sa lourde procédure, on l’engageait à présenter un bill, on souhaitait visiblement qu’il se prêtât à fournir le thème d’une loi que la chambre, renonçant aux calculs de partis, se chargerait d’achever au besoin par des amen démens dans la discussion des articles, et de conduire par les compromis nécessaires au point où elle serait la-résultante approximative des opinions libérales en matière de réforme électorale. Le ministère se décida enfin à donner satisfaction à ce vœu général, inspiré par un très juste sentiment politique. Pour faire un projet de loi acceptable, M. Disraeli et lord Derby durent se résoudre à laisser sortir du cabinet trois de leurs collègues, le général Peel, lord Cranborne et lord Carnarvon. En voyant éclater ce dissentiment, on put pressentir les embarras intérieurs qui avaient condamné les chefs du ministère à une politique tortueuse et lente. Allégé de l’élément rétrograde du cabinet, M. Disraeli a pris tout de suite un élan sain et vigoureux. Il a présenté son bill, et s’est montré prêt à en abandonner les dispositions qui ne réuniraient point la majorité des opinions de la chambre. Rendu à sa liberté d’allures, M. Disraeli a retrouvé la jeunesse de son talent, et il a obtenu un grand succès parlementaire à la seconde lecture du bill. « Faisons la loi par nos efforts réunis, — ce fut son dernier mot, — et après vous renverrez le ministère, si cela vous fait plaisir. » Le public politique a montré une joie aimable de voir le chancelier de l’échiquier retrouver son ancienne verve, et d’avoir, suivant un piquant barbarisme à l’anglaise, out-disraelied Disraeli. e. forcade.




THÉÂTRES.

LES IDÉES DE Mme AUBRAY, comédie en quatre actes, de M. Alexandre DUMAS fils.

Il en est de l’enthousiasme comme des révolutions ; il faut qu’il se justifie par le succès. L’enthousiasme philanthropique de Mme Aubray a-t-il réussi ? Non, puisqu’elle est forcée d’accepter, pour demeurer conséquente à ses idées, un dénoûment qui en est la condamnation absolue et contre lequel sa propre conscience se révolte en s’y prêtant. Le public, gagné par le charme de la mise en œuvré, remué par des situations fortes, où l’auteur montre souvent la puissance et la dextérité d’un maître, entraîné de scène en scène par un dialogue dont l’exquise finesse lui fait traverser doucement et comme à son insu les pas les plus scabreux, songe à peine à discuter la donnée première, et, lorsqu’à la fin on lui impose un dénoûment inacceptable, il applaudit à l’habileté de ce coup d’état dramatique, il se soumet. Que Mme Aubray n’aille pas croire cependant que nos applaudissemens lui donnent gain de cause et prendre notre docilité pour une adhésion.

Le talent de M. Alexandre Dumas fils n’avait pas encore atteint cet art savant et délicat, qui arrive à la simplicité par le calcul, et qui serait le grand art, si la grandeur pouvait se rencontrer dans les sentiers hasardeux du paradoxe. Jamais ses personnages n’avaient possédé, du moins au même degré, cette qualité souveraine, la vie, qui est le sceau des créations originales. Non pas que ceux de la comédie qui nous occupe soient d’une vérité absolue, c’est-à-dire présentent des caractères fort communs dans la réalité ; mais, s’il faut reconnaître qu’ils sont tout au plus des exceptions, on ne peut leur refuser cette logique intérieure, âme de toute existence, qui se traduit en détails innombrables et dont l’expression multiple rend l’individu impossible à définir : l’art à ce point de perfection est un magicien qui simule la nature et qui prête une vie vraisemblable même à ce qui n’a jamais été. Pour dernière séduction, la comédie de M. Dumas a le style, et c’est par là peut-être qu’elle se distingue le plus de ce qu’on nous a depuis longtemps accoutumés à voir au théâtre. En voilà bien assez pour expliquer le succès qu’elle obtient. Elle a pourtant, comme toutes les pièces de M. Dumas, un autre genre d’intérêt qui n’y a pas peu contribué : l’action roule tout entière sur une question irritante, qui commence par éveiller l’esprit et ne tarde pas à le mettre aux abois. Les thèses de cette espèce tiennent une si grande place dans le théâtre de M. Dumas, qu’on ne saurait dire si elles sont un simple artifice dramatique ou bien un témoignage involontaire des préoccupations du penseur. Le fait est qu’à côté d’un artiste consommé on aperçoit partout chez lui un moraliste subtil, aventureux, et qu’on ne découvre pas toujours au premier coup d’œil la ligne qui sépare le premier du second. En touchant ainsi aux questions les plus vives, en jetant au travers d’une comédie les idées les plus téméraires, M. Dumas n’aurait-il à cœur que de troubler la stagnation de l’opinion usuelle ? M. Dumas a le don de provoquer la discussion, et il en use volontiers ; mais on ne le voit guère marcher qu’à côté de la grande voie : tantôt il s’arrête sur des difficultés réelles aux solutions les plus douteuses, tantôt il s’épuise sur des questions de fantaisie à la recherche de solutions introuvables. Dans les Idées de Mme Aubray par exemple, il oppose les rigueurs impitoyables de l’opinion commune au pardon sans réserve exigé par une charité qui n’est à ses yeux que de la justice : il oublie que la sagesse n’est pas une science exacte, qu’elle ne comporte qu’en des circonstances très rares cette option absolue entre les conditions de l’existence sociale et les lois de la conscience, qu’en un mot l’art de vivre est avant tout l’art de transiger.

Au surplus, ces observations ont peut-être le tort de tomber à faux. De quel droit rendons-nous l’auteur responsable du parti que prennent ses héros ? Le dénoûment sort des caractères et des situations qu’ils engendrent ; rien ne dit que M. Dumas prétende l’ériger en exemple à suivre. Du moins est-il incontestable qu’il garde soigneusement son secret, et qu’il procède de façon à nous laisser dans le plus grand embarras. Si vous regardez au dénoûment de la pièce, il n’y a pas lieu d’hésiter sur la pensée de l’auteur : à lui l’honneur ou la responsabilité de l’héroïsme de Mme Aubray ; dans le conflit de l’opinion, qui flétrit à jamais la chute, et de l’amour, qui la rachète et l’efface, l’opinion est vaincue et humiliée. Regardez-vous au contraire à la manière dont les personnages se jugent les uns les autres, prêtez-vous l’oreille à tel mot plaisant où l’auteur semble avoir mis sa conclusion finale, loin de se ranger du parti de ses héros, il vous paraîtra le premier à dénoncer leur imprudence et à devancer en les condamnant la justice du sens commun. Qu’est-ce donc ici que M. Dumas ? Peut-être un amasseur de nuages qui s’amuse à obscurcir un instant les lueurs vacillantes de l’opinion, un humoriste dressant avec l’ardeur d’une conviction sérieuse un laborieux échafaudage, et qui, au moment où il nous voit bouche béante admirant son œuvre, la renverse à nos pieds d’un coup d’ironie, ou bien encore un sophiste dans l’honnête et légitime acception du mot, un douteur de la famille de Socrate, qui nous rend le service de troubler la quiétude profonde de nos préjugés, dénouant maille à maille le hamac d’opinions toutes faites où nous nous berçons tous pour y substituer un incommode réseau de difficultés et de scrupules qui tiennent la conscience en éveil. Nous n’avons garde de blâmer l’incertitude que M. Dumas laisse planer sur sa pensée ; l’auteur dramatique n’est pas tenu à formuler ses conclusions comme un avocat. Qu’importe après tout ? Puisque l’auteur a cru devoir envelopper sa pensée dernière d’un voile d’ailleurs assez transparent, respectons-le. La pièce seule est ce qui nous intéresse, et la thèse y tient si directement, les personnages et les théories sont dans une dépendance réciproque tellement étroite, l’action et l’idée s’enchevêtrent si intimement, que l’analyse de l’une et la discussion de l’autre sont inséparables.

Il est un lieu éminemment favorable au roman, où l’on se rencontre des deux bouts de la société, où l’on se lie sans se connaître, où les lois qui président au classement social sont, pour ainsi dire, suspendues d’un commun accord, c’est le casino des villes d’eaux. Mme Aubray est aux bains de mer, sur je ne sais quelle plage de Normandie, avec son fils Camille, jeune homme de vingt-quatre ans, et un vieil ami, M. Barentin, père d’une fille de quinze ans, qu’il paraît chérir médiocrement, et dont il abandonne l’éducation à Mme Aubray. Celle-ci est veuve, et, quoique belle encore, une de ces veuves qui ne se remarient pas ; elle comble le vide laissé trop tôt dans son existence par une charité universelle, Dar la pratique des œuvres de bienfaisance, par son dévouement à toutes les misères. M. Barentin est une de ses bonnes actions. Elle l’a trouvé un jour près de succomber au désespoir, au moment où il venait d’être trahi et abandonné par sa femme ; elle l’a consolé, relevé, rendu au repos par le goût du bien et l’habitude du travail. Elle s’est vouée en même temps à l’éducation de son fils Camille et de Lucienne, la fille de M. Barentin, qui sont fiancés l’un à l’autre ; elle se prépare en eux des héritiers de ses idées et de ses vertus. Ces idées, que sont-elles ? Quelque chose de très élémentaire et de très vague : le devoir inflexible, une soumission sans partage aux lois de la conscience, une charité infatigable et illimitée pour tous ceux qui ont failli, la régénération par l’amour, tout cela porté jusqu’au mépris le plus absolu de l’opinion publique, jusqu’à l’abnégation, nous dirions jusqu’à l’enthousiasme et jusqu’au délire, si Mme Aubray n’était une personne tranquille, raisonnant ses démarches avec un. sang-froid que rien ne déconcerte. Camille et Lucienne, imbus de ces idées, les propagent à l’occasion avec une ferveur à laquelle nous sourions sans pouvoir nous y associer. Voilà ce que nous pourrions appeler le groupe Aubray, la primitive église, où tout le monde pense et agit à l’unisson sous la direction de Mme Aubray et sous l’ascendant de sa foi. Cependant le doute s’y fait jour par éclairs, comme il arrive au sein de l’église la plus croyante ; l’expérience y jette de temps en temps ses avertissemens timides par la voix de M. Barentin, que la sage veuve a pris trop tard, trop endurci déjà par les épreuves de la vie, pour en faire un adepte. Il s’incline, il s’agenouille devant la sainteté de Mme Aubray, mais il n’épouse point ses idées ; au dehors, admirateur sans réserve, il parle à portes closes comme un moniteur circonspect et presque sceptique. Il n’est pas écouté, et il s’en console ; son respect du bon sens ne va pas jusqu’au fanatisme, et il ne fait que des efforts modérés pour arrêter Mme Aubray dans sa poursuite ardente des torts à redresser, des fautes à pardonner, des erreurs à combattre, des expiations à conseiller. Il la suit de l’œil, il applaudit à ses généreux élans, se remettant du soin de la ramener dans les limites du vrai à la salutaire expérience de l’obstacle, qui est la pierre de touche des théories absolues.

A quel personnage avons-nous affaire dans Mme Aubray ? Il faut y regarder de très près pour ne point s’y tromper. Il n’est pas impossible ni même très rare qu’à la vue de ce qu’il y a d’artificiel et d’arbitraire dans les maximes du monde, choqué des iniquités de l’opinion et des contradictions de la pratique sociale, un esprit assez hardi pour rompre en visière avec cette puissance usurpée prenne le parti de ne consulter que la conscience, de proclamer sans souci du scandale et de réaliser selon sa force tout ce qu’il reconnaît pour le bien. Rousseau est peut-être le plus mémorable exemple de cette résolution violente, et, bien qu’il ne l’ait pas soutenue longtemps, le souvenir qu’il en a gardé lui a inspiré la plus belle page des Confessions, une page encore toute pénétrée du feu céleste qui l’avait embrasé un moment : « Jusque-là j’avais été bon ; dès lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur… Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendaient insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écrasais un insecte entre mes doigts. » Avant lui, un autre personnage, armé de l’autorité d’un caractère irréprochable qui manquait à Rousseau, d’une âme aussi intrépide et d’un génie plus droit, Alceste est son nom, avait également déclaré la guerre aux fictions sociales et aux lâchetés du monde. Pour lui comme pour Rousseau, la guerre finit par la retraite, leur victoire à tous deux est de laisser le champ libre à l’ennemi en lui jetant pour adieux une dernière invective : leçon décourageante pour ceux qui seraient tentés de les imiter. Cette vertu batailleuse, dans laquelle il entre toujours un peu de mauvaise humeur, ne peut convenir à une femme ; il est superflu d’en dire les raisons. Aussi n’est-ce point celle de Mme Aubray : elle proclame qu’il y a des aveugles et point de méchans ; elle ne poursuit pas la vaine gloire d’affronter et de confondre les jugemens humains ; elle s’applique à faire éclore partout la vérité, dont le sentiment persiste toujours sous l’erreur, à fomenter le repentir qui est toujours près de la faute et qui appelle nécessairement le pardon, non comme une largesse gratuite, mais comme une dette à laquelle il n’est point permis de se dérober. La douceur, l’indulgence est la loi qu’elle impose à tous, le remède souverain qu’elle apporte : comment attaquerait-elle l’injustice du monde par le défi et l’ironie ?

On trouverait plutôt dans Mme Aubray, malgré sa froideur apparente, les qualités d’un apôtre. Elle a l’ardeur du prosélytisme ; mais un apôtre ne discute pas avec l’opinion, il la terrasse, s’il peut, comme un ennemi, il la brave du moins, proclamant à haute voix la vérité simple dont la vue l’enflamme et ne peut manquer de conquérir tous les cœurs. Il n’a pas besoin de considération, car il n’a point d’intérêt terrestre, et la folie dont on l’accuse est sa puissance et son prestige. Mme Aubray au contraire discute, raisonne, elle a un système,, elle est entourée du respect public, qui rejaillit sur sa famille et prête crédit à sa parole ; le monde l’aime comme le monde sait aimer, — en la raillant, — et elle aime le monde. Assez indiscrète d’ailleurs, et c’est encore là une qualité apostolique, Mme Aubray intervient volontiers dans la vie des autres ; elle sauve les gens d’autorité ; elle somme M. Barentin de reprendre la femme qui l’a abandonné, et il faut tout le bon sens de M. Barentin, heureusement soutenu par une répugnance invincible, pour échapper à cet excès de vertu. Tout à l’heure vous verrez Mme Aubray demander sans sourciller à un homme qu’elle connaît à peine de bien autres sacrifices. Un apôtre peut agir ou parler ainsi, mais il n’a garde de faire valoir les droits contestés de la raison, il invoque une autorité d’un tout autre ordre et qu’on ne récuse point, celle d’une loi divine dont il est l’humble organe. Il y a toujours dans l’apostolat quelque chose de religieux et d’inspiré, et voilà pourquoi il répugne si profondément à une époque comme la nôtre, où toute conscience a sa lumière et où nulle ne peut aspirer à prononcer pour les autres. M. Dumas l’a bien compris : il ne pouvait faire de Mme Aubray une illuminée, il ne pouvait pas non plus en faire une dévote, ce qui l’eût réduite au rôle de prête-nom ridicule de quelque directeur invisible ; il s’est contenté de lui faire dire qu’elle est « chrétienne, » profession de foi convenable en même temps qu’inutile, car ce christianisme se perd dans une religiosité indécise où il n’y aura jamais l’étoffe d’un apostolat. Qu’est-ce donc encore une fois que Mme Aubray ? C’est une bonne femme et une femme vertueuse, mais avant tout c’est une femme. Elle se nourrit d’idées empruntées et vagues, moitié poésie, moitié religion, et l’on voit assez, à la manière dont elle les interprète, qu’il y manque l’indispensable complément de la réflexion personnelle. Ces idées, où l’utopie philosophique se mêle aux souvenirs du catéchisme et aux chastes rêves d’un cœur trop tôt sevré d’amour, l’éblouissent ; faute d’en voir la raison et le contre-poids, elle les porte d’abord à l’extrême, elle les propage et les applique sans discernement. Si noble et si charmante qu’elle soit, elle nous fait trembler pour elle comme pour ceux que gouverne sa faible cervelle, et nous ne tremblons pas sans raison, Elle nous remet malgré nous en mémoire ce mot ironique de je ne sais quel père de l’église.aux sectaires de son temps : « adressez-vous aux femmes ; elles reçoivent promptement, parce qu’elles sont ignorantes ; elles répandent avec facilité, parce qu’elles sont légères ; elles retiennent longtemps, parce qu’elles sont têtues. » Vienne le moment de l’épreuve, et Mme Aubray l’attend sans crainte ou plutôt l’appelle avec impatience, elle pourra faiblir un instant, car la nature a son cri qu’on n’étouffe pas ; mais, plutôt que de se dédire de ses idées, elle restera sourde à ce cri qui la condamne, et elle se noiera vaillamment en entraînant les siens dans son naufrage.

L’épreuve est déjà près d’elle, sans qu’elle s’en doute, sous la figure d’une jeune femme qu’on voit se promener sur la plage avec un enfant. L’isolement et la beauté d’une femme suffisent pour la faire remarquer par les désœuvrés d’une ville de bains ; sa réserve obstinée, le secret évident dont elle s’entoure, sont un appât plus irrésistible encore pour les indiscrets. Au reste elle est bien gardée. Plus indiscret que les autres, un jeune fat en chasse d’aventures s’est adressé à la femme de chambre, qui s’est moquée de lui ; il a interrogé l’enfant, qui s’est souvenu de sa leçon et a répondu : Je suis le Prince Bleu, ma mère est la princesse Blanche, et mon père le Prince Noir. Parmi ceux qui l’ont remarquée, figure le fils de Mme Aubray, cœur ardent et vierge, qui dès l’année précédente a conçu pour elle une vive passion, le seul secret qu’il ait pour sa mère. Un hasard de la vie des bains de mer, une rencontre au casino, un morceau de musique prêté, met bientôt en rapport Mme Aubray et l’inconnue ; il est aisé de comprendre que la première, du caractère qu’on lui connaît, ait la curiosité de pénétrer un mystère dont le bonheur ne se couvre pas d’ordinaire. Elle invite la jeune femme, avant même de savoir son nom, à venir passer la soirée chez elle. Celle-ci, touchée de ses avances, cherche d’abord. à éluder l’invitation et ne se laisse qu’avec peine arracher la promesse de s’y rendre ; mais elle n’ira pas. Pourquoi ? Vous le soupçonnez déjà, c’est qu’elle est de ces femmes pour lesquelles il n’y a pas de place dans le monde régulier, comme vous allez l’apprendre de sa propre bouche.

Elle vient en effet s’excuser auprès de Mme Aubray et prendre congé d’elle en la remerciant avec une reconnaissance pleine d’effusion des témoignages d’intérêt et. de sympathie qu’elle a reçus. Ces explications incomplètes, ce brusque départ, cet excès de reconnaissance, étonnent Mme Aubray. Elle devine là quelque douleur secrète à consoler, et, forte de ses intentions, docile à ce qu’elle prend pour l’appel du devoir, elle attire à elle cette âme ombrageuse, elle frappe à coups redoublés sur ce cœur trop chargé, qui s’ouvre à la fin et s’épanche en une longue confession, Jeannine, c’est le nom de la jeune femme, apprend à Mme Aubray ce qu’elle est, mère sans avoir eu d’époux, vivant dans un luxe qui est le prix de sa faute, tranquille néanmoins, si elle ne ressentait depuis peu de temps un trouble inconnu. Elle n’ajoute pas qu’elle aime, et que celui qu’elle aime est le fils de Mme Aubray. Voilà pourquoi elle n’est pas venue.

Cette confession est le morceau capital de la pièce. Il fallait qu’elle réussît, ou tout était perdu ; tout est sauvé magnifiquement. Dans une pièce où l’art est porté si loin, cette scène est elle-même un chef-d’œuvre d’art, de naturel savant, de délicatesse et d’émotion. M. Dumas a eu la fortune de rencontrer pour la rendre l’actrice du talent le plus fin et le plus accompli : Mlle Delaporte a trouvé pour jouer ce personnage les inflexions de voix, les regards, l’attitude d’une véritable et puissante artiste. Il importerait de dire exactement ce que c’est que Jeannine, afin qu’on sache à quelle mesure d’intérêt et à quel genre de justice elle a droit ; mais le moyen d’abréger en quelques lignes ce que M. Dumas a dépensé tant d’art à faire entendre ? Toutes les circonstances qui peuvent l’excuser et lui concilier notre sympathie, M. Dumas les a réunies autour d’elle, au point d’en faire un être aussi rare que Mme Aubray elle-même, et composé de traits contradictoires, si les contradictions ne se fondaient dans l’harmonie d’une des plus touchantes figures qu’on ait mises au théâtre. Jeannine est une victime de la misère, une martyre de la famille. Elle est née dans un milieu ou l’idée du bien n’a jamais pénétré, et sa naissance, redoutée des pauvres gens qui lui ont donné le jour, a pourtant introduit chez eux la première lueur d’aisance. Lorsque la grande dame qui la leur a prise pour quelque argent et qui lui a donné un commencement d’éducation l’abandonne, elle retrouve la misère au logis, sa vieille mère malade et délaissée ; elle la nourrit de son travail jusqu’au jour ou, trahie par ses forces et vaincue par le besoin, elle cède aux prières d’un jeune homme riche, ne voyant dans le choix qu’il fait d’elle que le bienfait, et dans sa propre défaite que la nécessité dont elle est accoutumée à subir les coups. Depuis qu’elle est devenue mère, elle a continué à recevoir sans scrupule et sans honte les secours de cet homme, et ne s’est appliquée qu’à se cultiver elle-même afin de pouvoir cultiver son enfant. Sauf les douceurs de la maternité, elle n’a connu que des joies tristes ; elle ignore l’amour aussi bien que le plaisir, et le jour où l’amour s’éveillera en elle, la révélation sera aussi complète, la lumière aussi nouvelle et aussi pure que celle qui éclate dans le sein immaculé d’une jeune fille. La singularité, le mystère étrange de cette figure, c’est que, dans une situation où elle se sait marquée du stigmate de l’infamie, elle a conservé l’intégrité de l’âme. La dégradation a laissé subsister en elle la pudeur ; elle est souillée, mais elle n’est pas flétrie, et, puisque le mal n’existe pas encore pour elle, elle peut être appelée, dans la stricte acception du mot, innocente. La jeune fille qui se défend de la séduction par une connaissance précoce du danger, qui arrive au mariage par le manège d’une diplomatie grossière, mérite-t-elle mieux ce nom que la fille déchue sans le savoir, qui va se relever tout à l’heure par le ressort, inaltéré d’une nature généreuse et noble ? Quand Mme Aubray entreprend de l’arracher à cette situation, elle n’a donc point une âme à racheter, une conversion morale à faire ; sa tâche ne peut être que d’ouvrir des yeux encore fermés et d’inspirer à sa protégée une ambition nouvelle, celle d’aspirer au respect des honnêtes gens et d’entrer dans une autre vie dont elle lui fait entrevoir les perspectives. A quelles conditions pourra-t-elle atteindre à l’honneur de cette existence inespérée ? Elle va renoncer aux bienfaits du séducteur, purger la honte de sa jeunesse par l’épreuve de la pauvreté volontaire, du travail et de la solitude ; elle va forcer notre admiration par son courage, comme elle a déjà conquis notre intérêt et notre pitié par son infortune. Obtiendra-t-elle ainsi dans la société la place qu’on ambitionne pour elle ? Qu’après cette confession, qui clôt à jamais le passé, Mme Aubray lui tende la main, lui ouvre son cœur et sa maison, nous sommes avec elle. Si dans cet accueil public, qui n’est peut-être permis qu’à une vertu aussi notoire que la sienne, il-y a quelque courage, nous y voyons encore plus de justice, et lorsque le séducteur de Jeannine, qui se trouve être l’ami de Mme Aubray, vient sans raison lui dénoncer sa maîtresse, ce personnage, le rôle vraiment malheureux de la pièce, dont la conduite est partout celle d’un homme à jeter par les fenêtres, nous indigne, et nous savons bon gré à Mme Aubray de lui montrer la porte. Pour être révolté de tant de lâcheté, pour défendre contre lui celle qu’il a perdue et la couvrir de sa protection, il n’est pas besoin d’un enthousiasme d’apôtre, il suffit d’une âme délicate et fière. Y a-t-il moyen d’aller beaucoup plus loin sans se heurter à des impossibilités qui vont faire bientôt reculer Mme Aubray elle-même ?

La logique des disciples est l’impitoyable arrêt des utopistes. Le fils de Mme Aubray, Camille, a toutes les idées de sa mère. De plus il a gardé jusqu’à vingt-quatre ans son cœur tout entier, et le voilà dans Page où l’âme, embrasée de tous les feux de la vie, a soif d’amour et de dévouement. Épris d’une seule femme, il n’en aime que davantage toutes les autres ; plus encore que les femmes, il aime l’amour, et dans l’amour ses épines et ses larmes, aussi bien que ses plaisirs ; il lui faut des périls à braver, des difficultés à vaincre pour donner de l’exercice à des forces surabondantes ; la fièvre des sens et de la jeunesse, le besoin confus de se déployer et d’agir, la recherche de l’inconnu, la pitiés c’est de quoi se compose la ferveur de son apostolat. Dans cette effervescence, il rencontre Valmoreau, un jeune fou d’une tout autre espèce, toujours en quête de l’amour libertin et facile, et qui a suivi Jeannine jusqu’aux bains de mer. Avec quelle promptitude Camille lui communique un peu de l’ardeur qui le dévore ! De quel ton il lui peint les voluptés du dévouement, la grandeur et les joies sacrées de ce qui est à ses yeux la tâche de tous les hommes, relever et défendre la femme ! Valmoreau est bientôt à moitié converti. Si M. Dumas avait voulu faire toucher du doigt le péril d’une éducation mal équilibrée, il n’aurait pu choisir de meilleur exemple que Camille. Dans la société actuelle, comme dans toute autre, l’éducation virile a pour objet sans doute d’inculquer la foi aux principes et l’amour du bien, mais elle est faite aussi pour suppléer à l’expérience, pour armer l’homme contre les embûches du monde et de sa propre nature ; elle doit allumer l’âme, mais elle doit en même temps tremper la volonté et déployer la prévoyance. Ce n’est pas là seulement une condition du bonheur, c’est une condition du succès même dans le bien, qui réclame aujourd’hui, pour être pratiqué utilement, le choix, la discrétion, l’intelligence, encore plus que l’enthousiasme. Camille et sa mère se sont donné un rôle qui demanderait, pour être efficace, la plus profonde politique ; ils le remplissent avec une Imprudence qui va frapper leurs intentions de stérilité et les vouer bientôt au supplice de sentir leur bonne volonté impuissante.

Déjà la conduite bizarre de Mme Aubray nous a fait éprouver plus d’une fois un singulier malaise. Nous nous sommes sentis avec elle dans le chimérique et dans le faux. Au moment où, toujours préoccupée de sauver Jeannine et trompée par je ne sais quels indices d’un commencement d’amourette entre Jeannine et Valmoreau, elle vient proposer à ce brave garçon d’épouser une fille-mère qu’elle ne prend même pas la peine de lui nommer, et cela pour réparer ses torts envers le sexe, rien ne peut égaler notre juste étonnement, si ce n’est peut-être celui de Valmoreau lui-même ; puis, lorsque Camille, mis en demeure par Valmoreau de dire s’il accepterait, lui, un tel mariage, répond qu’il n’hésiterait pas à le contracter sur la parole de sa mère, cette foi filiale nous touche beaucoup moins qu’elle ne nous inquiète. Il faut, nous le voyons bien, que Mme Aubray s’enferre elle-même pour être forcée de céder tout à l’heure quand elle devra prononcer dans sa propre cause, et cela suffit peut-être pour expliquer que M. Dumas lui fasse hasarder une telle proposition. N’importe ; l’art prodigieux avec lequel tout cela est conduit ? ce talent de ménager les gradations, de pallier ou d’esquiver les difficultés, dont nous sommes émerveillés, ne peut prévaloir contre la raison qui proteste, et nous ne saurions nous empêcher de souscrire à l’aparté de Valmoreau : « ces gens-là sont fous. »

Jeannine ne sait pas encore que Camille l’aime, et elle devrait ne le savoir jamais. Telle qu’on nous la présente, délicate et chaste, initiée désormais à la conscience et au sentiment de sa chute, comment pourra-t-elle prêter l’oreille à l’amour d’un honnête homme, surtout quand cet honnête homme s’appelle Camille Aubray ? Elle ne saurait, sans se montrer ingrate et vile, écouter un tel aveu ; il faut qu’une circonstance fortuite le lui fasse entendre malgré elle. C’est à la suite d’une scène odieuse, où l’ancien amant essaie de renouer avec elle, et veut triompher de sa résistance en lui enlevant son fils ; elle le lui arrache avec un cri de lionne irritée. Camille entre alors, et la trouve en pleurs sur le corps de son enfant évanoui, qui, en rouvrant les yeux et en voyant Camille penché sur lui, balbutie le nom de père. Ému jusqu’aux larmes, exalté, Camille confesse son amour à Jeannine, qu’il croit veuve, et prend à témoin Valmoreau de sa volonté de l’épouser. Jeannine, anéantie, laissant voir dans ses regards son désespoir et son amour, ne peut que murmurer ces mots : « Demandez à votre mère, je ferai ce qu’elle décidera. »

Que devient sous ce coup de vent imprévu l’édifice de Mme Aubray, ce fantastiques édifice de théories absolues, de maximes irréfléchies, de réparations indifférentes aux préjugés et supérieures au respect humain ? Au premier mot de Camille, à la première idée du mariage de son fils avec Jeannine, l’utopiste s’évanouit dans Mme Aubray, — la mère éperdue se montre. « Jamais ! s’écrie-t-elle, c’est impossible ! » Et, passant en un clin d’œil de l’excès de l’indulgence à l’excès de la rigueur, presque à l’injustice, oubliant qu’elle voulait tout à l’heure faire épouser Jeannine à un autre homme, elle explique à son fils ce que c’est que cette femme. La situation est dramatique à coup sûr ; elle ne serait pas moins comique que celle d’Alceste, s’il ne s’agissait que d’un conflit entre les idées de Mme Aubray et sa passion ; elle est poignante au contraire, parce que, derrière ce conflit, et quelle qu’en soit l’issue, nous entrevoyons pour deux personnages dont le sort en dépend un avenir redoutable. Cet avenir n’épouvante point Camille. Ébranlé un instant, il se raffermit aussitôt : la passion est vaillante, et c’est une terrible logicienne. Armé de la double éloquence de l’amour et des convictions qu’il a reçues de sa mère, il tourne contre elle tout ce qu’elle lui a enseigné, tout ce qu’elle a fait. Mme Aubray jette en vain le cri de Marie-Antoinette : « J’en appelle à toutes les mères ! » Elle pourrait aussi bien en appeler au bon sens de tous les hommes, qui se joindrait sans hésiter à l’amour maternel pour protester contre la démence de la passion ; mais cet appel ne serait pas moins inutile. Sortie de la vérité, elle n’aurait qu’une ressource pour vaincre, ce serait d’y rentrer et de se décider à dire : « Mon fils, je t’ai mal instruit, et je me suis trompée moi-même. Je le vois maintenant, il y a dans le monde des ruines irréparables, des infortunes pour lesquelles souffrir en silence est le seul refuge. Aime Jeannine, elle n’est pas indigne de ton amour, je l’aimerai avec toi ; mais elle ne peut t’épouser. Ce sera son premier sacrifice, ce sera ta première épreuve. C’est à ce prix que, lavée par l’expiation, elle pourra un jour marcher tête levée, et que tu pourras toi-même parler au monde en homme, te montrer compatissant où il est. sans entrailles, miséricordieux où il ne pardonne pas, indépendant et fier où il est servile et lâche. Si tu ne veux pas renoncer à ta tâche, et si tu entends y associer ta femme, il faut que vous soyez tous les deux irréprochables. » Mme Aubray n’est pas de force à se démentir ainsi. Sa conscience troublée erre en tâtonnant dans les ténèbres ; pour la première fois qu’elle est aux prises avec le destin, elle fléchit et lâche pied. Il faut, pour lui enlever une résolution qu’elle ne prendrait jamais un procédé factice et banal. Jeannine entreprend de les sauver tous en s’immolant ; elle revient dans cette maison où elle devrait trouver une auxiliaire et un guide, et où elle ne rencontre qu’une mère irritée ; elle y revient pour s’accuser d’amours imaginaires et de calculs odieux, pour se couvrir d’opprobre à plaisir et décourager par l’excès de sa honte l’amour de Camille, jusqu’à ce que ce dévouement qui confond Mme Aubray lui arrache ce cri : « Elle ment, mon fils, épouse-la. »

Nous sommes touchés, mais nous ne sommes pas convaincus, et M. Dumas s’en doute bien. La victoire de Mme Aubray est de celles qui coûtent plus cher qu’une défaite, et que le vainqueur est bientôt réduit à déplorer. Qu’on ne s’y trompe point d’ailleurs, ce qui nous trouble, ce n’est pas cette révolte contre l’opinion vulgaire. On sait assez ce que valent les jugemens qu’elle porte. Si elle attache injustement une marque indélébile à certains malheurs, on a bien le droit, nous ne le nions pas, de n’en tenir aucun compte et d’introduire à ses risques et périls dans une famille honnête une femme dont la chute paraît suffisamment rachetée par le repentir et la douleur. Il est permis, quoique périlleux, de chercher le bonheur et la vérité en dehors de l’opinion, et il n’est pas impossible qu’on les trouve ; la solitude et l’oubli qu’elle ne refuse à personne seront du moins un rempart contre ses injustices. Seulement il faudra, si l’on prétend à l’indépendance, renoncer du même coup à l’autorité, et nous ne songerions pas à faire un crime à Mme Aubray de cette abdication ; mais il est un joug plus difficile à secouer que celui de l’opinion, des lois plus inflexibles encore que les lois du monde, ce sont celles du cœur humain. Il a sa voix qu’on ne peut éteindre et ses réclamations auxquelles on ne donne point le change. L’infortunée qui a failli comme Jeannine et qui, pendant de longues années, a vécu dans la faute, tranquille et sans remords, peut-elle, aussi purifiée qu’on le voudra, devenir la femme d’un homme d’honneur ? Maintenant que la lumière s’est faite dans sa conscience et qu’elle peut mesurer l’abîme d’où elle vient de sortir, acceptera-t-elle la situation qu’il lui offre et se chargera-t-elle de son bonheur ? Il y a ici, prenez-y garde, un de ces nœuds qu’on ne tranche point par un coup d’audace. S’il ne s’agit que de natures vulgaires, rien de plus simple ; tout entières à la passion qui les domine, elles se précipiteront tête baissée dans le malheur, dans la honte peut-être ; que leur importe, pourvu qu’elles passent par le plaisir ? Cette résolution qu’on nous donne pour un dévouement est tous les jours sous nos yeux le dernier acte de la dégradation. S’il s’agit de deux caractères comme ceux qu’on peint ici, leur délicatesse et leur fierté même les privent de cette ressource et les condamnent à souffrir. Ils pourront fuir le monde et ne chercher le bonheur qu’en eux-mêmes, peut-être même leur amour fatiguera-t-il à la longue les sévérités de l’opinion et finira-t-il par triompher. du blâme et de l’ironie publique ; mais leur cœur parlera, et ils n’échapperont pas à l’implacable obsession du souvenir. Ils ne se déroberont pas, elle au sentiment du pardon éternel dont elle a besoin, lui à l’amertume de ses vains efforts pour faire oublier à celle qu’il aime une irrémédiable infériorité. S’ils pouvaient jamais recouvrer une pleine sécurité et jouir en paix d’un bonheur acheté d’un tel prix, ils n’auraient pas la délicatesse qu’il vous a plu de leur prêter, ou ils ne seraient pas faits de chair et de sang comme nous. Dans une situation analogue, Didier, tout amoureux qu’il est de Marion Delorme, a raison de se féliciter de mourir :

Tous les jours, peux-tu bien y songer sans effroi ?
Je te ferais pleurer, j’aurais mille pensées,
Que je ne dirais pas, sur les choses passées ;
J’aurais l’air d’épier, de douter, de souffrir,
Tu serais malheureuse ! — Oh ! laisse-moi mourir !

La mort ou la séparation, dans tous les cas un déchirement cruel, on ne conçoit pas qu’il y ait d’autre dénoûment possible. La terre n’a point de solution pour ces problèmes qui mettent l’homme face à face avec sa misère, qui le plient sans pitié sous le joug solennel du destin, ou ne lui laissent pour asile que la mélancolique région des rêves.

On ne résiste pas à l’enchantement du talent. Le public, obsédé d’objections, froissé quelquefois, mais souvent ému, ne cesse d’être captivé par un dialogue étincelant, par l’expression juste et nuancée des idées les plus ânes et des sentimens les plus subtils, rendus d’ailleurs par des acteurs hors ligne. Nous avons touché un mot de la manière dont Mlle Delaporte s’acquitte de son rôle ; il faudrait dire ce qu’elle y apporte d’éloquence humble, de dignité, d’attendrissement. Sous les traits de Barentin, Arnal est un incomparable avocat de la prudence terre à terre au milieu d’un monde qui perd pied à chaque instant ; son sourire et ses bons mots détendent joyeusement l’héroïsme de cette morale sublime, dont il suit le vol avec une admiration tempérée d’ironie. Le rôle le plus difficile, parce qu’il n’est pas d’un caractère suffisamment tranché, celui de Mme Aubray, a été pour Mme Pasca l’objet d’une étude attentive ; elle le joue bien, quoique parfois la netteté de ses traits si fermes et l’accent de sa voix donnent aux contours flottans de cette figure quelque chose de trop arrêté, et voilent d’une apparence de dureté ce qu’on soupçonne en elle de bonté et de rêverie. La pièce doit beaucoup aux acteurs ; elle ne leur doit pas le succès qu’elle obtient, succès définitif et que la lecture confirmera malgré de notables défaillances et malgré les discussions que le sujet soulève. S’il nous appartenait de soumettre un conseil à M. Alexandre Dumas, nous lui demanderions de faire une nouvelle comédie, dont celle qu’on applaudit à cette heure ne serait que la préface. Qu’il ose suivre dans leur destinée ultérieure ses personnages d’aujourd’hui, observer Jeannine et Camille dans le tête-à-tête et devant le monde, mettre Mme Aubray, vieillie de dix ans et devenue grand’mère, en face de cette famille qui est son œuvre. Nous estimons qu’une telle entreprise n’est pas indigne de son talent, ni supérieure à son audace. Qu’il la tente, s’il tient à dissiper nos doutes ; les Idées de Mme Aubray ont besoin de cette confirmation.


P. CHALLEMEL-LACOUR

REVUE MUSICALE.
DON CARLOS, opéra en cinq actes, musique de VERDI.

La poésie exerce dans le monde un double privilège. Elle a le droit de transfiguration et aussi celui de châtiment. Elle embellit, éclaire, illustre ; prend un héros dans le passé et nous le montre sous le rayon de feu de l’idéal, ou par contre, au-devant de la réalité grossière et brutale, elle va, comme un bouclier de Méduse, faire miroiter l’idéal. À ce compte, Schiller romantisant l’histoire, appelant sur la tête du fils de Philippe II cet intérêt tragique qui s’attache à certaines destinées princières, commettait-il la bévue énorme que lui reprochent tant aujourd’hui les érudits de circonstance, tout heureux de saisir au passage des documens recommandables, mais point encore assez décisifs pour poser au génie la question historique ? A mes yeux, même après l’admirable livre de Prescott, les travaux si méritoires de M. Gachard, même après le récent ouvrage publié en Allemagne par M. Warnkönig, le doute reste permis. La vérité sur don Carlos, c’est qu’il fut l’héritier naturel et légitime d’une race où, depuis Jeanne la Folle, l’hypocondrie se transmettait avec le sang. Bizarre par momens, excentrique, fantasque, je le concède ; mais nul témoignage certain, irrésistible, ne me le donne pour cet avorton et cet aliéné furieux dont le type aujourd’hui bat la campagne. Don Carlos eut l’état mental de sa famille, ni plus ni moins. Quel effroyable maniaque, ce Philippe II, son père, honnête homme au demeurant, comme Robespierre le fut, mais que l’hystérie d’une idée enfièvre et consume : lex ma sub uno ! Charles-Quint eut bien à ce sujet aussi quelques peccadilles sur la conscience, de là ces idées noires dont toute son horlogerie du couvent de Saint-Just ne parvenait pas à le distraire, et ses préoccupations funèbres renouvelées du chevaleresque aïeul. Maximilien mourant règle l’ordre de ses obsèques et demande à n’être mis en sépulture qu’après qu’on lui aura très soigneusement arraché toutes ses dents jusqu’à la dernière ! Boutade assez inexplicable, que mille joyeusetés et facéties non moins bizarres avaient précédée dans sa vie ! Cerveau féru déjà, timbré sans nul doute ! chez le petit-fils la transmission réapparaît, vous saisissez le grain. Et cependant je n’en persiste pas moins à soutenir qu’il y avait en don Carlos l’étoffe d’un prince de tragédie, et que Schiller a bien fait de le choisir pour héros, d’abord parce qu’un poète a toujours raison d’écrire un chef-d’œuvre, ensuite parce que des renseignemens, quels qu’ils soient, ne sauraient enlever à ce sujet le pathétique qu’il comporte, et toutes les dépêches du monde ne m’empêcheront pas d’être ému par le contraste de cette royale destinée, à laquelle semblait réservé le plus beau trône de la terre, et qui s’éteint en pleine jeunesse, en plein amour, dans l’ombre impénétrable et le secret d’une prison d’état D’ailleurs, je le répète, à tous ces documens le doute survit et survivra. Ce qu’on sait de don Carlos, c’est qu’il était indisciplinable, ambitieux, d’un naturel plein d’incohérences, fanatique avec des retours humains, avare avec des travers de magnificence. Il fréquentait toutes les cérémonies de l’église, et dans l’occasion ne se privait point de l’édifiant et pittoresque spectacle d’un auto-da-fé. Ce qu’on ne sait pas, c’est pourquoi il fut subitement enfermé et de quel genre de mort il périt après s’être vu refuser par son père le gouvernement et la vice-royauté des Pays-Bas. Sa haine pour le duc d’Albe et l’exécrable pouvoir qu’il exerçait dans ces provinces restera sa meilleure note aux yeux des honnêtes gens. Ce qu’on ignore, c’est ce que l’Espagne fût devenue, si don Carlos eût vécu, bien qu’à tout prendre il semble difficile d’imaginer quelque chose de pire que le régime qui prévalut sous les successeurs de Philippe II. Ce qu’on sait à n’en pouvoir guère douter, c’est que sa mort fut un bienfait et pour ses peuples et pour lui-même, car elle a permis à l’un des plus grands poètes modernes d’enguirlander sa mémoire d’un nimbe lumineux sur lequel la critique historique,peut désormais souffler sans l’éteindre.

Maintenant, de ce que le Don Carlos de Schiller est une admirable tragédie, s’ensuit-il qu’on y doive trouver les conditions d’un opéra ? Le cas est au moins discutable, et nous avions ici même, dès l’an passé, posé discrètement des objections dont l’événement n’aura que trop fait ressortir la justesse. S’il existe un écrivain qui prenne au théâtre toutes ses aises lorsqu’il s’agit de développer un caractère, c’est assurément Schiller. Dans Don Carlos, la situation, on peut le dire, naît de l’ampleur du discours ; les beaux esprits qui accusent le marquis de Posa de paraphraser à la cour d’Espagne, au XVIe siècle, les idées de 89 sont gens qui n’ont point lu là scène entre lui et Philippe H. Or cette scène, un des chefs-d’œuvre du génie humain, ce qui en constitue la vérité, l’intérêt, c’est le mouvement naturel, l’entrain chaleureux de la conversation. Les mots d’indépendance des peuples, de liberté de la pensée, n’arrivent au roi que fondus en quelque sorte et noyés dans le torrent d’une éloquence qui déborde du cœur, et c’est pourquoi Philippe est captivé et se dit : Voilà un homme ! Que Posa soit bref et pressé, qu’au lieu de tendre au but par la dialectique la plus habile, la plus insidieusement pathétique, il expose son affaire en quatre mots, et le soupçonneux monarque verra en lui non plus un. homme, mais un charlatan, et il cessera d’être le marquis de Posa pour devenir Cagliostro. Or la musique a horreur de la dialectique ; il lui faut dire les choses justement en quatre mots, si compliquées d’ailleurs qu’elles soient.

Donnez à vos sujets, sire, la liberté !

Franchement, aborder de cet air péremptoire l’hôte sinistre de l’Escurial, c’est aussi par trop vouloir prendre le taureau par les cornes. Et quand don Philippe se retourne vers son capitaine des gardes pour donner l’ordre qu’on laisse le marquis pénétrer à toute heure dans le palais, j’ai cru un moment qu’il allait tout au contraire le faire jeter dehors à cause de l’inconcevable irrévérence. La chose est en effet si incongrue, si monstrueuse, qu’elle offense le spectateur, qui, n’ayant point présent à l’esprit la scène de Schiller, croit avoir mal entendu. Ainsi tronqué, réduit à sa moindre expression, le marquis de Posa n’est plus qu’un simple confident de tragédie, le Théramène d’un autre Hippolyte. Ajoutons à cet inconvénient, déjà bien grave, la monotonie implacable d’un sujet qu’il faut à chaque instant violenter pour l’enrichir d’une mise en scène splendide sans aucun doute, mais qui manque pourtant d’originalité, venant après la Juive, les Huguenots, la Favorite et le Prophète. Des moines et toujours des moines ! Il y aurait de quoi finir par vous les faire prendre en dégoût, si on les aimait ! On a depuis vingt-cinq ans tant couronné d’empereurs, sacré de rois, brûlé d’hérétiques à l’Opéra, que le moment semblerait opportun pour passer à d’autres divertissemens, sans compter qu’avec le réalisme qu’aujourd’hui nous mettons partout l’illusion devient si complète qu’on assiste non plus à la représentation d’un auto-da-fé, mais à l’exécution même. Vous avez vu passer, la mitre en tête et l’ignominieux san-benito jaune sur le dos, une procession de pauvres diables qu’on mène au bûcher, et voici maintenant que de la place où l’affreux cortège s’est arrêté s’élève une fumée sinistre. Au besoin, il ne tiendrait qu’à vous de sentir dans la salle je ne sais quelle odeur nauséabonde de roussi, a L’horrible est le beau, le beau est l’horrible, » hurlent les sorcières de Macbeth. Quant à moi, j’avoue que cette cuisine de saint-office me paraît simplement horrible, horrible surtout cette psalmodie d’un orchestre où nasillent et grondent toutes les voix sépulcrales de la liturgie, et qui dépasse en expression lugubre la fameuse marche du cinquième acte de la Juive, ce qui n’est certes pas peu dire.

Puisque nous avons touché au finale du troisième acte de Don Carlos, pénétrons par là dans l’œuvre du musicien, dont c’est à tout prendre la page la plus considérable. — Nous sommes à Valladolid, sur la place de la Cathédrale, envahie par une foule immense que les hallebardiers ne contiennent plus, et bientôt le défilé commence au bruit d’une fanfare triomphale empruntant ses effets de sonorité et quelque chose aussi de son motif tantôt à la marche de Tannhäuser, tantôt à celle du Prophète. Tout à coup les trompettes cessent de retentir, un glas funèbre roule sourdement dans les profondeurs de l’orchestre ; à genoux, chrétiens ! trêve aux chants d’allégresse, laissez passer la justice de Dieu ! Des moines patibulaires et des familiers du saint-office traversent la scène escortant un groupe d’hérétiques promis aux fagots d’un solennel auto-da-fé qui mijote dans le voisinage pour la plus grande édification du monarque solennellement consacré. Cependant les portes du temple s’ouvrent, et le roi paraît, la couronne au front, le manteau d’hermine et d’or sur les épaules, figure sombrer sinistre, impénétrable, dont cette explosion de bruit et de lumière augmente encore la fauve et tragique grandeur. Sa lèvre blême s’entr’ouvre pour proscrire au nom de la foi, sa main exsangue brandit le glaive, il marche, et l’épouvante le précède. Arrivé au bas du saint parvis, il rencontre les députés flamands que lui présente don Carlos. A leurs prières, à leurs supplications, il répond d’une voix inflexible ; les envoyés deviennent plus pressans, don Carlos s’exalte jusqu’à la menace : « Désarmez l’infant ! » s’écrie le roi. Nul ne l’ose. Livide, convulsif, l’écume à la bouche, il tire son épée et répète l’ordre, que Posa enfin exécute résolument. — Décrire la marche d’un tel morceau, c’est indiquer la source où M. Verdi s’est inspiré. L’inventeur de ces finales à grands conflits de passions, de voix et d’orchestre fut Meyerbeer, un Michel-Ange dans le quatrième acte du Prophète. Nous n’avons cette fois qu’une belle toile du Caravage. C’est bien brossé ? bien enlevé. Vu à distance, le spectacle de cette musique vous donne l’illusion d’un chef-d’œuvre ; mais n’y regardez point de trop près, car le dessin manque, les hautes combinaisons font défaut. J’entends des phrases qui vont et viennent. Il y en a pour tout le monde, pour les courtisans, les hérauts d’armes et les ambassadeurs qui défilent, et pour les confréries, pour les députés flamands ; mais où est l’art, la science pour coordonner ces élémens divers, la poigne qui rassemble dans un moment suprême tous ces motifs sous la même harmonie, comme a fait Meyerbeer dans ce finale-type de l’Étoile du Nord ? Amalgame étrange et curieux que cette dernière scène du troisième acte de Don Carlos, où figurent, au milieu des réminiscences du Prophète, l’entrée des invités à la Wartbourg dans le Tannhäuser et la fameuse procession de Lohengrin !

J’ai parlé de la supplication des députés flamands. Rien de plus pathétique, de mieux senti ou plutôt de mieux ressenti. Cela respire l’accent vrai du patriotisme ; Valladolid, Philippe II, vains simulacres ! Quand Verdi a écrit cette admirable plainte, c’était, je suppose, non point à des Flamands qu’il pensait, mais aux cari fratelli di Venezia. L’action, en son esprit, devait se passer sur la Piazza del Duomo à Milan, et c’était Victor-Emmanuel, roi d’Italie (V. E. R. D. I.), qu’imploraient une demi-douzaine de poitrines vénètes poussant le grido di dolore de l’année 1859. On n’échappe pas à sa destinée, et c’est déjà un très grand bonheur, quand chez un homme le citoyen ne nuit pas à l’artiste. J’estime l’esthétique une chose excellente, mais surtout pour les morts ; car lorsqu’elle s’adresse aux vivans, je crains bien qu’elle n’ait certains dangers. Un artiste dont vous avez brillamment analysé, caractérisé, loué les tendances, s’il prend l’éloge au sérieux, va tout de suite pousser au système. Ces pages écrites sur son tableau, son poème ou sa partition, sont comme un miroir qu’on lui présente. Vue à ce point, à ce jour, sa physionomie le ravit d’aise, et c’est assez pour que désormais il ne veuille plus en avoir d’autre, tant il se trouve original et beau sous cet aspect. Vous avez indiqué une attitude, un geste, et tout de suite voici la pose. Combien ont ainsi introduit le théâtre dans la vie humaine, lorsque c’est au contraire la vie humaine qui devrait remplir le théâtre. Quand un Stendhal raisonne ou déraisonne de la sorte sur Corrège, Haydn, Mozart, Cimarosa, l’inconvénient n’est point grand, attendu que la conversation ne franchit guère les bornes d’un cercle de beaux esprits, qui savent ce qu’il en faut prendre et laisser ; mais, par le temps qui court, grâce à l’universelle influence de la publicité, chaque trait, chaque boutade porte, et c’est du commentaire (la plupart du temps ; oiseux et fantaisiste) de l’œuvre d’aujourd’hui que l’œuvre de demain sortira, car il s’agit d’emboiter le pas de la critique, d’être le peintre et. Le musicien de son époque, de répondre aux conditions du type. Plusieurs ont voulu voir dans Rossini le musicien du congrès de Vérone ; on a dit également que Bellini fut le chantre élégiaque et languissant de l’Italie enchaînée, dont à cette heure Verdi a pour mission de célébrer le réveil et la délivrance. Historiquement il y a du vrai dans tout cela, seulement c’est un vrai relatif et pas le moins du monde absolu. Si Rossini a écrit Tancrède, il a fait aussi Guillaume Tell, et l’auteur des Lombards, du Trovatore, a composé la Traviata : anomalie singulière d’ailleurs, et qui prouverait une fois de plus combien, dans cet art musical, l’inspiration est tout, et qu’il suffit d’y avoir du génie pour que le reste vous soit donné par surcroît. Rossini n’a certes, que je sache, jamais passé pour un foudre de patriotisme ; d’aucuns même, sans qu’il se fâche, le traitent de codino fieffé, et pourtant quel hymne cette partition de Guillaume Tell ! Le seul mot de liberté, chaque fois qu’il y apparaît, frappe un coup, fait événement ; c’est un relief infini, une puissance surprenante d’accentuation, vous diriez l’éclair dans la tempête. Tout le contraire dans Don Carlos, œuvre, d’un musicien à idées politiques ; nulle vibration particulière, nulle commotion : c’est effacé, banal, officiel. On pourrait, la plupart du temps, tout aussi bien remplacer liberté par félicité ; ce mot d’airain, qui chez Rossini pèse un monde, semble ici de coton et sonne creux. Serait-ce que l’auteur d’Ernani et de Rigoletto connaîtrait mal notre langue et sa prosodie ? On le croirait presque après cette double mésaventure des Vêpres siciliennes et de Don Carlos encourue à l’Opéra.

Je m’applaudis d’avoir ouvert la partition nouvelle de M. Verdi à cette grande page du finale du troisième acte, car en me lançant ainsi tout de suite in medias res, je ne rencontre pour un moment qu’à louer. La romance de Philippe II, qui sert d’introduction à l’acte suivant, est une inspiration de poète. Nous étions tout à l’heure en pleine histoire contemporaine, nous voilà revenus au romantisme du passé. Écoutez, dès avant que le rideau se lève, ce chant des violoncelles, ce mystérieux susurrement des violons avec sourdines ; le roi s’est endormi dans son fauteuil, et, tandis que l’aube argenté les vitraux, deux bougies mourantes éclairent sa table de travail. Philippe rêve, il souffre, et ses lèvres soupirent les angoisses de son âme. Légère conférera plus tard avec l’inquisiteur au sujet de son fils rebelle ; en attendant, c’est l’époux qui gémit. « elle ne m’aime pas ! elle ne m’a jamais aimé ! » Que de mélancolie et de déchirement en cette plainte à peine murmurée dans le secret de la nuit et du songe ! A mesure qu’il s’éveille et que la conscience lui revient, sa voix indécise et flottante s’accentue ; aux chagrins du père, aux désespérances du mari, succèdent les troubles et les remords du souverain, tout cela merveilleusement exprimé par le maître et rendu par l’interprète avec un art qui touche à la perfection. M. Obin est là du reste ce qu’il est du commencement à la fin dans ce rôle de Philippe II, dont il a fait par son talent, je ne dirai pas la principale figure de l’ouvrage, cela va de soi, mais celle sur qui se concentre tout l’intérêt. Ce n’est pas, comme on l’a écrit un peu naïvement, « un portrait descendu de son cadre ; » c’est le résumé vivant d’une lecture d’Antonio Perez. Il me rappelle Rouvière dans Charles IX, avec plus de sérieux, de contenu. Jamais l’art de la composition ne fut poussé plus loin. L’histoire revit sous vos yeux au physique comme au moral. Comment en arrive-t-on à pénétrer si avant dans le caractère et dans la peau d’un homme, mort depuis des siècles ? Il se peut que M. Obin ait tout lu, tout étudié, il se peut aussi que la simple vue d’un portrait ait suffi pour l’instruire et l’amener à ce degré d’exactitude où nous le voyons, et encore ce portrait, l’a-t-il seulement jamais vu, ce portrait qui faisait dire à Titien parlant à son royal modèle : « Sire, votre majesté est elle-même une cérémonie ? »

N’importe, l’évocation est complète ; pas une nuance ne manque, physionomie et caractère, vous avez l’homme devant vous. Plus d’hésitation que de méchanceté, de crainte que de cruauté originelle. Nature atroce, dont la faiblesse et la terreur forment la base ! Dans cette scène du quatrième acte, M. Obin réussit presque à vous apitoyer sur l’horrible personnage, tant il le montre mélancolique et désolé au fond de son palais-prison. Sa voix, son geste, son regard, expriment un découragement, une lassitude, une langueur inéluctables. Impossible de mieux faire voir le néant où tant d’Iniquités mènent un homme, et l’art dramatique élevé à cette hauteur devient un véritable enseignement moral. Je constate la même supériorité d’interprétation dans le dialogue avec l’inquisiteur, morceau bruyant et lourd, tirade de tragédie classique déclamée sur des harmonies incohérentes. Plusieurs, croyant louer ce faux sublime, se sont écriés dans le ravissement : « C’est du Wagner ! » ne soupçonnant sans doute point quelle épigramme ce bel éloge de la copie contenait à l’adresse de l’original. M. Obin a par instans des échappées d’impatience d’une vérité parfaite ; son « tais-toi, prêtre ! » il le dit à merveille. J’admire ce mélange de ruse et d’irritation, de soumission et de révolte, puis partout une calme et altière dignité, les plus grandes façons !

Je ne veux point, croire qu’en traçant cette sombre figure de moine M. Verdi ait songé aux couvens de Borne ; personne à coup sûr moins que le cardinal Antonelli ne ressemble à cet inquisiteur fanatique et aveugle d’esprit comme de corps. Et cependant ce sujet de Don Carlos, c’est M. Verdi qui l’a choisi, voulu. « Pourquoi, parmi tant d’autres pères que je pouvais avoir, le ciel m’a-t-il donné justement celui-là ? » s’écrie le héros de Schiller ; pourquoi, dirons-nous à notre tour, parmi tant de sujets qui s’offraient au compositeur, aller prendre don Carlos, si ce n’est à cause de la politique ? M. Verdi a vu là une occasion démettre en musique ses aspirations politiques ; c’est évidemment la partition d’un musicien qui se réserve pour des destinées ultérieures, musique d’homme d’état, et qui, par son caractère cosmopolite, indiquerait chez l’auteur, déjà grand-croix des Saints-Maurice et Lazare, des tendances à la diplomatie. Tous les styles, disons mieux, tous les compositeurs contemporains sont représentés dans cette partition, qui produit sur vous l’effet de la chapelle de Saint-George à Windsor, où figurent les bannières des divers chevaliers de la Jarretière. Il y a la stalle de Meyerbeer, la stalle de M. Richard Wagner, les stalles de M. Gounod et de Donizetti. J’ai noté au second acte un morceau charmant d’ailleurs et dit avec une distinction rare par M. Faure, Mmes Gueymard et Marie Sass. Le marquis de Posa vient de remettre à la reine un billet de l’infant, et, pour distraire l’attention de la princesse Éboli, s’amuse à lui parler de la cour de France. Cette conversation finement touchée, évoluant au-dessus d’un orchestre plein de traits d’esprit et de gracieux badinages, a le ton de certains passages de la Favorite. Cela pourrait être tout aussi bien du Donizetti et du meilleur. Un jour, à Milan, un brave homme de docteur italien s’évertuait à me démontrer la supériorité de sa langue sur la nôtre, et, tout en gesticulant beaucoup, me citait naturellement les nombreux dérivatifs qu’un bon radical qui sait son métier doit pouvoir fournir. « Tenez, ajoutait-il avec une emphase comique, prenons pour exemple le mot povero, qui en français veut dire pauvre, et vous allez voir à l’instant tout ce dont il est capable d’accoucher : poverino, poveretto, povereccio, poverone, etc., etc. Che richezza ! » Hélas ! je crains bien que cette prétendue richesse ne soit aussi celle du nouvel ouvrage de M. Verdi, une richesse qui en bon français signifie pauvreté !

Ce ne sera certes pas l’Opéra qui cette fois aura manqué à l’auteur de Don Carlos. Tout ce que chante M. Faure n’a de valeur que parce que c’est lui qui le chante. Je n’en excepte pas même la romancé du quatrième acte, à laquelle l’irrésistible séduction de sa voix et de son talent prête un pathétique absent de l’inspiration musicale. J’ai parlé d’irrésistible séduction, là désormais est le vrai danger pour M. Faure. Le chanteur chez lui est presque sans reproche. Il le sait, et le sait si bien qu’il le sait trop. Bacon a dit peu de science mène au doute, beaucoup de science conduit à la foi. Or M. Faure possède beaucoup de science, et sa foi en lui-même se manifeste par momens sur la scène plus qu’il ne sied. Il caresse sa voix, dorlote ses intonations, se complaît au modelé de sa phrase à ce point qu’il en oublie son personnage. Vous interrogez le marquis de Posa, et c’est le virtuose qui vous répond en arrondissant, le sourire aux lèvres, une délicieuse période à l’italienne. Il se peut aussi que ce laisser-aller n’ait cette fois d’autre cause que la médiocre importance d’un rôle philosophique absolument déplacé dans un opéra. Ainsi réduit, amendé, travesti, le marquis de Posa n’est plus, je le répète, qu’un simple confident de tragédie, moitié Arcas, moitié Burrhus, qu’un jeune prince déplorable accueille à bras ouverts en s’écriant avec trois dièzes à la clé :

Ah ! puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle,

et qui, se retournant ensuite vers le père, lui demande carrément en ut mineur ou en mi bémol le couronnement de l’édifice, question fort intempestive même aujourd’hui, à laquelle je conçois très bien qu’un Philippe II ait répondu : « Qu’est-ce donc que vous venez me chanter là ? »

Mme Gueymard joue avec son intelligence et sa flamme ordinaires la princesse Éboli, un caractère de la trempe de l’Églantine l’Euryanthe. Malheureusement Weber n’était point là pour étudier et pour rendre cette passion férocement exaltée dont le musicien n’a pas seulement entrevu le côté démoniaque. L’Éboli de ce Don Carlos est une princesse d’opéra italien qui chante des boléros emperlés de trilles et de roulades à ses momens perdus, et déclame des airs de bravoure à se rompre la voix quand la haine et la jalousie la mordent au cœur. L’union des registres chez Mme Gueymard laisse à désirer mais en revanche quelle splendeur dans les notes élevées du second registre ! Tout au contraire chez Mme Sass, le medium est merveilleux, d’une égalité presque incomparable, les notes les plus hautes également sortent bien ; je lui conseille cependant de n’en point abuser passé le la bémol, elle arriverait vite à l’éraillement et aux cris. Avec de telles voix, de tels talens, la grande école de l’Opéra peu à peu se reforme. Sans doute le ténor manque, mais on a M. Faure, et quel baryton au temps des Nourrit, des Duprez, fut comparable à celui-là ? D’ailleurs où trouver aujourd’hui en Europe un théâtre qui possède à demeure une troupe capable d’un pareil ensemble ? En nommant plus haut les auteurs dont les divers styles se sont rencontrés sous la plume de M. Verdi, il en est un que je n’ai pas cité : M. Auber. Lui seul en effet brille par son absence, et quel dommage, lorsque les jolis airs de danse eussent été si bien venus ! l’intermède y prêtait. Le ballet de la royne, où les perles reçoivent des ambassadeurs qui les somment officiellement de livrer leurs trésors au roi d’Espagne, offrait à la musique un thème des plus galans ; mais la musique a passé à côté, ou plutôt n’est point venue : il a donc fallu se résoudre et danser sans le secours du maître, un peu comme Henri IV combattait à Arques. Pends-toi, Crillon !


F. DE LAOENEVAIS.


L. BULOZ.